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24.11.2025 à 17:12

La nouvelle architecture judiciaire, symbole d'une justice néolibérale ?

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Texte intégral (6654 mots)

Depuis plusieurs décennies, un renouvellement architectural est à l'œuvre : exit les imposants palais de justice inspirés par le classicisme antique avec leurs gigantesques colonnes et apparats républicains, désormais justice est rendue au sein de tribunaux semblables à de banals immeubles de bureaux.

Schématiquement, l'architecture des tribunaux s'ordonne selon deux grands types qui s'opposent l'un à l'autre, tant par leur aspect esthétique que symbolique : d'un côté la monumentalité républicaine et le modèle d'une justice de « majesté » ; de l'autre celui d'une justice de proximité et d'une approche « citoyenne ». [1] De fait, loin d'être simplement « fonctionnelle », l'architecture judiciaire permet d'analyser la représentation que le pouvoir politique souhaite donner de la justice et de la fonction de cette dernière selon un ordre politique et social, et porte donc en soi une intentionnalité.

Parallèlement à cette évolution architecturale, les discours d'alerte des professionnels de justice se sont multipliés ces dernières années, dénonçant un manque criant de moyens et une justice devenue « d'abattage », illustrée par la généralisation de la procédure de comparution immédiate conduisant à la perte de sens des professionnels. Ce constat est à rapprocher de critiques similaires que l'on retrouve partout dans les administrations publiques qui, contaminées par le sabir managérial, sont sommées d'être toujours plus efficaces, efficientes, résilientes, etc. En somme : faire plus avec moins.

Partant de ce double constat, nous nous sommes demandé ce que pouvait nous enseigner l'évolution de l'architecture des tribunaux sur la justice, et, plus généralement, sur le « pouvoir » aujourd'hui ? Par ses espaces, ses matériaux ou sa symbolique, l'architecture judiciaire se contente-elle de traduire les transformations néolibérales de la justice, ou contribue-t-elle dans le même temps à les mettre en forme ?

Pour nourrir notre propos, nous prendrons appui sur le tribunal judiciaire de Lyon. Troisième plus grand tribunal de France, le bâtiment accueille également le tribunal de police, de commerce et la Maison des avocats, tandis que le tribunal administratif, situé à proximité, participe d'une même logique architecturale. Chaque jour, ce sont plus de 2000 personnes qui y circulent, et une décision qui y est rendue toutes les 3 minutes. [2] Construit en 1995, l'édifice, bien loin des palais de justice du XIXe siècle, à l'image du « palais des 24 colonnes » (où continuent de demeurer la cour d'assises et la cour d'appel), témoigne de la volonté des pouvoirs publics d'une justice qui soit au plus proche des citoyens, à « hauteur d'homme ».

Le tribunal de Lyon : renouvellement de l'image de la justice par un État devenu bâtisseur

La loi de décentralisation de 1983 transfère la responsabilité du patrimoine des juridictions du premier degré des collectivités territoriales vers l'État, et vient s'inscrire dans la continuité d'un processus de rationalisation et d'unification de la gestion de la justice initiée aux débuts de la Ve République. L'accroissement spectaculaire des procédures judiciaires, auquel s'ajoute le constat de la vieillesse sinon la vétusté des bâtiments judiciaires (les trois quarts des constructions datent d'avant 1914), conduisent l'État français à lancer une grande réflexion sur l'agrandissement et la modernisation de son parc immobilier de juridictions. Il s'agit là d'une occasion pour celui-ci de renouveler l'image de la justice, et de rompre avec l'ère des « palais de justice » jugée répressive et insensible au progrès humain, dont la cité judiciaire constituera l'émanation.

La portée programmatique de ce nouvel édifice judiciaire est double : d'une part regrouper un ensemble de juridictions (TGI, prud'hommes, tribunal de commerce, etc.) au sein d'un même lieu afin de rationaliser le fonctionnement judiciaire, mais aussi pallier le manque d'espace dans les centres urbains ; d'autre part insérer le pouvoir judiciaire dans la cité et le quotidien de ses habitants afin de donner l'image d'une justice démocratique. D'entrée de jeu, les architectes en charge de ce grand chantier de modernisation sont confrontés à un savant jeu d'équilibriste, devant jongler entre la monumentalité du pouvoir judiciaire et son intégration urbaine, contraints de préserver la solennité du rituel judiciaire tout en atténuant l'affirmation de l'autorité de la loi.

Le tribunal de Lyon s'inscrit dans ce grand chantier de rénovation. En 1976, l'État décide de construire un nouveau tribunal, celui-ci se devra d'être au plus proche des habitants du quartier et ne pas écraser les justiciables. En somme, l'antithèse du palais des 24 colonnes, merveille d'architecture néo-classique, mais qui commence à dépérir et n'est plus en phase avec cette image d'une justice de proximité que les autorités souhaitent renvoyer. Un concours d'architecte est lancé en 1981 qui voit le projet d'Y.Lion l'emporter. Mais, faute de moyens, et aussi en raison de désaccords opposants la ville à l'État, le projet est mis en sommeil jusqu'en 1989, pour finalement être repris deux années plus tard. Le feuilleton s'achève en 1995, date à laquelle ce « serpent de mer » auquel plus personne ne croyait est finalement inauguré, Libération parlant à l'époque de « réalisation judiciaire la plus importante du siècle ». [3]

Pour autant le tribunal flambant neuf ne suscite pas l'enthousiasme : « Ça fait HLM » résume un avocat, quand un magistrat regrette quant à lui un « manque de solennité », d'autres encore seront « choqués par le manque de hauteur de plafond des salles d'audience. » [4] Dès le début, le projet architectural est pensé par Lion comme devant s'adapter à l'évolution de l'institution judiciaire, et faire primer la notion d'efficacité. Il déclare que ce tribunal doit être « Un lieu où la justice va vite [...] Un bâtiment qui permet aux magistrats de travailler avec efficacité. » [5] D'autre part, afin de s'insérer au mieux dans le paysage, la construction se doit d'être dépourvue de signes extérieurs rappelant l'institution judiciaire : « Il y a du dessin, de la proportion, de la modénature, mais rien de réellement innovant, rien de vraiment détonnant ». [6]

Une justice néolibérale ?

On l'a vu, l'architecture judiciaire est en constante évolution et symbolise l'image que l'État souhaite donner de la justice à ses citoyens, une justice tantôt imposante (comme le palais des 24 colonnes), tantôt proche des habitants (comme le tribunal de Lyon), et comme le déclarait l'ancien ministre de la Justice, E.Dupond-Moretti : « rapprocher la Justice des citoyens, de leurs préoccupations et de leurs aspirations, passe également par un message architectural ». [7]

Si l'architecture judiciaire traduisait autrefois l'idée d'une justice « comme institution [...] inspirée par la nature hors du commun des fonctions accomplies avec une référence implicitement entretenue à l'idée de transcendance » [8], et que l'institution elle-même se souciait peu de son impact social et traitait les affaires avec une « majestueuse lenteur » [9], les dernières décennies ont mis à mal cette exceptionnalité et vues nombre de réformes se succéder pour imposer des facteurs extérieurs à la rationalité juridique, révélant une opposition entre « un ministère des Finances soucieux de rationalisation dans l'usage des moyens et un ministère de la Justice attaché à préserver sa position hors du monde commun et de la bureaucratie ». [10] Pour autant, force est de constater que l'institution judiciaire s'est transformée ces dernières décennies sous le coup du New public management [11], et que l'efficacité constitue désormais l'une des valeurs essentielles à l'aune de laquelle elle est évaluée.

Cette refonte de l'institution a été justifiée par l'explosion du nombre de dossiers à traiter, mais aussi des délais de traitement des affaires n'ayant de cesse de s'allonger, qui obligeraient « la justice à mettre en œuvre une approche managériale axée sur la gestion comptable ». [12] De fait, c'est désormais un calcul coût/bénéfice qui prévaut au sein de l'institution, et son efficacité est évaluée au regard de trois critères : l'effectivité du résultat, des coûts et de la durée.

Comme l'explique G.Kozlowski, management et néolibéralisme ne se confondent pas mais sont inextricablement liés. Le management produit des images simples – des schémas – qui fonctionnent « comme modèle pour des actions possibles » [13], et supposent que toute pratique peut être abstraite de son contexte. Le néolibéralisme, entendu comme « une extension du paradigme économique à tous les domaines de la société et de la vie individuelle » [14], considère quant à lui que la société n'existe pas et se résume en une collection d'individus libres et rationnels qui arbitrent entre des options proposées par le marché. Management et néolibéralisme s'entretiennent mutuellement : le premier façonne des dispositifs et des procédures ; le second les problématise et leur donne cohérence. L'architecture des cités judiciaires, plus sobre et épurée, matérialise cette recherche d'efficacité à travers l'optimisation des circulations et l'organisation rationnelle des espaces.

Le tournant managérial de l'institution judiciaire conduit naturellement à s'interroger sur la néolibéralisation de celle-ci. C'est la thèse que défend A.Garapon qui parle d'une « justice néolibérale » désormais soumise aux impératifs du marché : traitement en temps réel, barèmes, peines planchers, rémunération à la performance (avec l'instauration de primes de rendement des magistrats français des cours d'appel et de la Cour de cassation) ou guide de bonnes pratiques sont autant d'instruments déployés au sein de l'institution afin de rationaliser cette dernière, l'on tend alors à passer du droit à la gestion, de la loi à la norme chiffrée, de la procédure au process. L'autre inflexion majeure concerne le point de vue à partir duquel est envisagé le droit : « Alors qu'il était précédemment aperçu d'en haut, depuis le pouvoir ou l'intérêt général, c'est désormais à partir du sujet qu'il est considéré. L'arbitre de la qualité n'est plus le souverain mais le consommateur, la référence n'est plus l'émetteur de droit mais son destinataire. » [15] La primauté d'une conception de l'individu appréhendé comme un acteur économique rationnel et doté d'un libre arbitre explique pourquoi la transaction constitue la forme la plus appropriée du règlement de litiges aux yeux de l'idéologie néolibérale, ce que Garapon nomme la justice dealatoire, c'est-à-dire faire un « deal » pour éviter un procès. [16]

La comparution immédiate ou la gestion des effets du néolibéralisme par le droit

Un autre point caractérisant ce tournant néolibéral est l'apparition de la procédure de comparution immédiate qui vient s'inscrire dans le tournant punitif d'abord initié aux États-Unis avec l'émergence de la notion de « zéro tolérance », dont L.Wacquant a montré dans un livre [17] qu'elle permettait au néolibéralisme de gérer les flux de personnes précaires que ses politiques économiques et sociales produisaient en augmentant toujours plus les inégalités.

Le spectateur qui assiste à une audience en comparution immédiate ne peut être que frappé par l'homogénéité sociale qui règne sur le banc des accusés : on y retrouve quasi exclusivement des hommes racisés et/ou étrangers. Dans la salle, le public est à l'image de ces derniers. D'autre part, ce qui interroge, c'est qu'à aucun moment de la procédure il n'est question de réfléchir aux conditions sociales qui ont conduit l'individu à se retrouver là où il est. La rapidité de la procédure (30 minutes en moyenne) empêche en effet de pousser plus loin la réflexion, et professionnels de justice comme prévenus répètent inlassablement le même procès dont l'issue est bien souvent connue à l'avance. En effet, la peine prononcée épouse fréquemment celle requise par le parquet, et pose la question de l'évolution d'une justice de plus en plus dépendante de l'appareil policier, le manque de temps de préparation conduisant l'essentiel de la procédure à reposer sur la seule parole des forces de l'ordre. [18] Comme le rappelait récemment un collectif d'avocats et de magistrats dans une tribune : « cette procédure est devenue une usine à condamner et à enfermer [et a] pour conséquence des décisions de plus en plus sévères. » [19]

La comparution immédiate illustre l'évolution d'une justice devenue gestionnaire et tenue à des objectifs de performance, où l'acte de juger tend à se confondre avec la nécessité d'écouler les dossiers. Dans cette nouvelle raison judiciaire, l'institution est moins évaluée à la qualité de ses décisions qu'à sa capacité à absorber et résorber le volume d'affaires. Aux débats politiques sur la justice se substituent des débats techniques sur l'optimisation organisationnelle des pratiques judiciaires. [20]

L'architecture judiciaire, au même titre que l'institution judiciaire, est pensée en termes de flux qui devient sa propre loi. Cela s'exprime de différentes manières : d'une part les usagers (public, justiciables mais aussi avocats) gravitent dans des espaces communs (salle des pas perdus, salle d'audience, service d'accueil), leur accès au reste de l'édifice étant restreint ; les personnes détenues sont prises en charge dans des espaces sécurisés et circulent via des itinéraires dédiés ; le personnel judiciaire occupe l'espace « tertiaire » (bureaux individuels et collectifs, espaces communs de service, etc.) dont il a l'usage exclusif – à l'exception des usagers ayant rendez-vous. Si cette structuration de l'espace répond à un principe sécuritaire, elle a également une vocation « productiviste », l'étanchéité des circuits visant « à restreindre l'accès aux espaces de travail des greffiers et magistrats pour assurer leur « sérénité » et améliorer leur « efficience ». » [21]

Au-delà de leur seul aspect « technique », les flux ont une dimension économique mais aussi politique, en donnant l'accès ou pas à certains usagers. Cette justice pensée comme gestionnaire de flux a une incidence sur le fonctionnement même de l'institution : grève des greffiers ou manque de sens des professionnels sont autant de manifestations du profond mal être des acteurs qui voient leur conception de l'institution mise à mal par son adaptation à une rationalité autre que juridique.

Pour autant, ces discours et tribunes témoignent de la prégnance de l'illusio [22] des professionnels qui persistent à croire en la grandeur et la légitimité de l'institution judiciaire. Au travers de la rationalité néolibérale, c'est le sens même de la mission de l'institution judiciaire qui change, et, finalement, par-delà le tournant tant architectural que procédural qui traduit cette évolution, le seul élément persistant est celui du rituel judiciaire. La robe de l'avocat ou du magistrat, tout comme la « ritualité » de la procédure symbolisent cette survivance de l'institution, et finalement la mission première de cette dernière persiste davantage sur la forme que le fond.

Le verre, symbole de l'invisibilisation du pouvoir

S'il est un matériau que l'on retrouve dans tous les tribunaux inaugurés depuis les années 60, c'est sans conteste le verre. Le tribunal de Lyon ne fait pas exception, et sa façade témoigne d'une volonté de transparence de la part d'une justice désormais devenue de « proximité » ; la cage en verre dans laquelle est confiné le prévenu des comparutions immédiates dénote quant à elle une double intention : d'abord un impératif sécuritaire, mais aussi la volonté de montrer que le procès sera équitable, que l'accusé sera visible de tous et se devra, lui aussi, d'être transparent. Pour autant, comme l'explique A.Garapon, la transparence n'a jamais constitué une vertu judiciaire à la différence de la publicité (au sens de « rendre public »), cependant les palais de justice modernes, qui frappent surtout par « leur silence symbolique [et] ne disent plus rien du pouvoir » [23], n'ont finalement plus d'autre « vertu » sur laquelle s'appuyer.

Pour autant, prévient-il, il faut se garder de « confondre cette « invisibilisation » du pouvoir avec la disparition du pouvoir. » [24] Ici surgit la figure de M.Foucault qui, étudiant l'évolution du pouvoir du XVIIe au XIXe siècle, mettait en lumière le passage d'une ère des supplices, marque de l'absolutisme royal, à l'ère carcérale de la société d'enfermement. Cette transformation du supplice témoigne d'une transformation du pouvoir lui-même, et, progressivement, celui-ci va se faire invisible, caché ; la population se substituant au Roi en tant que figure centrale, visible de tous. Ainsi, après avoir été façonnée par les supplices comme marque de la souveraineté, puis par la discipline avec la naissance de la prison, la justice est désormais « modelée par le marché et devient donc, tout à la fois, rituelle, disciplinaire et managériale ». [25]

L'utilisation du verre pourrait être rapprochée d'une reconfiguration du pouvoir de l'État : si celui-ci cherchait auparavant à intimider la population, il souhaite désormais renvoyer l'image d'une justice plus proche de ses citoyens et apparaît sous des formes plus subtiles. En effet, nulle trace du drapeau national ou de la devise française dans les cités judiciaires, et, paradoxalement, les deux manifestations les plus évidentes de cet État néolibéral sont aussi les moins visibles. D'abord, à travers les instruments utilisés (évaluation, reporting, « bonnes pratiques », etc.) qui, sous l'apparence d'une objectivité fonctionnelle (un instrument en soi est neutre et dépend de la façon dont on s'en sert), insufflent une logique managériale au fonctionnement de l'institution judiciaire, ce que Foucault nomme « l'enforcement », à savoir une « série d'instruments réels qu'on est obligé de mettre en œuvre pour appliquer la loi ». [26] En effet, en intégrant dans la prise de décision la nécessité d'apporter une réponse prompte à chaque délit tout en maîtrisant les frais de justice, juges et procureurs sont incités à devenir de véritables managers. D'autre part, le justiciable/consommateur devient la cible du droit, et, en tant que sujet néolibéral, est appréhendé comme un individu libre et rationnel, pesant chacune de ses décisions selon une analyse coûts-bénéfices (l'homo oeconomicus), arbitrant entre les différentes options proposées par le marché et garanties par l'État, de telle sorte que « l'État conduit et contrôle les sujets sans en être responsable ». [27] En somme, une limitation de la liberté par excès de liberté qui, dans la société néolibérale, se résume pour l'individu à l'acte de choisir (par exemple le port du bracelet électronique ou la détention). On peut affirmer avec A.Garapon qu'il s'agit sans doute là de la « dissimulation suprême du pouvoir que de se cacher derrière le choix des intéressés eux-mêmes » [28], la liberté devenant un instrument de domination – les sujets devant assumer les conséquences de leurs décisions.

Ces évolutions entrent toutefois en opposition avec l'ethos des professionnels et créent un « malaise » institutionnel qui a notamment pu s'exprimer récemment dans des mouvements de grève. Cela révèle une tension plus profonde : la justice continue de se penser à travers des rituels et des signes hérités d'un ordre symbolique ancien, tout en fonctionnant selon une rationalité gestionnaire. La robe, la solennité de l'audience, le cérémonial du jugement maintiennent vivante une image d'unité et d'autorité, mais ces formes masquent la fragmentation et la perte de sens que produit la logique des flux et de la performance. Autrement dit, la justice conserve ses rituels, mais elle en a changé la raison d'être — ils ne garantissent plus la transcendance du pouvoir, mais seulement son apparence.

Épilogue : vers une « revisibilisation » du pouvoir ?

Si le modèle de la cité judiciaire ne constitue pas à proprement parler un tribunal « néolibéral », il s'inscrit pourtant dans une évolution de l'administration française de plus en plus soumise aux impératifs managériaux qui se sont imposés à l'institution judiciaire, ce qui se traduit dans l'architecture et l'agencement des tribunaux. Loin de simplement « refléter » les évolutions néolibérales, l'architecture judiciaire matérialise tant spatialement que matériellement la rationalité néolibérale en produisant des espaces selon une logique gestionnaire (circulation séparée des flux, transparence des façades, effacement de la monumentalité, etc.). Les valeurs promues par le management (efficacité, évaluation, simplification, etc.) sont en adéquation avec l'idéologie néolibérale, et contribuent à transformer l'image de la justice désormais pensée comme un « service public », mais aussi les procédures judiciaires elles-mêmes (comparutions immédiates, plea bargaining [29]...) qui envisagent le justiciable comme un consommateur libre et rationnel, et permettent de réguler les « externalités négatives » produites par les politiques économiques et sociales du néolibéralisme.

Le recours au verre, bien plus que de symboliser une justice devenue transparente et de proximité, semble davantage exprimer une invisibilisation du pouvoir. Celui-ci se manifeste également au sein de l'institution judiciaire, et ce de trois manières différentes et complémentaires : d'abord ce sont les instruments (reporting, etc.) qui guident l'action des professionnels de justice, les magistrats se transformant en managers ; ensuite le droit est désormais centré sur l'individu, qui, dans la logique de l'homo oeconomicus néolibéral supposé libre, rationnel, et arbitrant chacune de ses décisions à l'aune d'une analyse coûts/bénéfices, est seul responsable de ses actes ; pour finir ce sont les flux d'affaires qui imposent leur propre loi à l'institution, l'efficacité de cette dernière étant évaluée à l'aune de sa capacité à évacuer ceux-ci.

Près de trois décennies se sont écoulées depuis la mise en service du tribunal lyonnais, et les réflexions sur l'architecture judiciaire ont poursuivi leur évolution. Les notions d'horizontalité et de transparence promues par cette nouvelle architecture apparaissent en décalage avec les rituels judiciaires, par ailleurs de nombreuses critiques ont été formulées à l'encontre de ces tribunaux souffrant d'un déficit de solennité, qui sont désormais au centre d'un grand programme de réflexion lancé par le ministère de la justice (« Ministère de la justice bâtisseur ») sur ce que devrait être l'architecture des tribunaux du XXIe siècle. La tendance est à la réaffirmation de la place du pouvoir judiciaire dans la cité, et les mots « autorité », « rigueur » ou « monumentalité » sont à nouveau prononcés. Le tribunal de Lyon n'échappe pas à cette tendance de réaffirmation symbolique du pouvoir judiciaire : un important chantier de rénovation s'est achevé en 2025 avec pour ambition de revisibiliser le tribunal, comme l'expliquait son Président de l'époque : « Lorsqu'on passe devant le bâtiment, on ne se rend pas forcément compte qu'il s'agit du tribunal judiciaire. Il faut renforcer la symbolique judiciaire. » [30] Cette évolution doit nous interroger : s'agit-il d'une volonté de « revisibiliser » le pouvoir, qui viendrait contredire la thèse de Foucault d'un pouvoir sans cesse plus diffus ? Au regard du résultat final il semble toutefois que, derrière ces intentions, la rénovation du tribunal s'inscrit dans la continuité d'une invisibilisation plus que dans sa remise en cause, l'édifice se fondant toujours plus dans la masse des immeubles alentour. Loin d'être aboli, le pouvoir ne s'exhibe plus : il se dissimule d'autant mieux qu'il se confond avec l'ordinaire du paysage urbain.

Julien Champigny


[1] Commaille, J. (2011). L'architecture judiciaire comme analyseur du statut politique de la justice dans la cité. Histoire de la justice, 21, 227-235. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/rhj.021.0227

[2] Tribunal judiciaire de Lyon. (2023, 6 février). L'année 2022 au tribunal judiciaire de Lyon [Vidéo]. YouTube. https://youtu.be/ty7ejon1C1U?si=x_PBDmh3UrUXfJ93

[3] Debard, M. (1995, mars). Le nouveau palais de justice de Lyon. Libération.

[4] Ibid.

[5] Sabbah, C. (1995, novembre). Palais de justice de Lyon : le refus de la monumentalité. Les échos.

[6] Ibid.

[7] Ministère de la Justice. (2023). Bâtiments de Justice : les principes architecturaux évoluent.

[8] Commaille, J. (2011). L'architecture judiciaire comme analyseur du statut politique de la justice dans la cité, art. cit.

[9] Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale. Dans : A. Garapon, La Raison du moindre État : Le néolibéralisme et la justice (pp. 45-82). Paris : Odile Jacob.

[10] Ibid.

[11] Le New public management est un mouvement international de réformes des administrations publiques qui voit le jour au début des années 1980, et a pour but d'accroître leur efficacité organisationnelle en leur faisant adopter les principes de gestion du secteur privé.

[12] Laniel, R.-A. & Silverman, M. (2016). Justice néolibérale : quand la logique du marché intègre les institutions judiciaires. Nouveaux Cahiers du socialisme, (16), 43–50.

[13] Kozlowski, G. (2017). Le fonds de l'air est managérial. La Revue Nouvelle, 2, 42-49. https://doi.org/10.3917/rn.172.0042

[14] Garapon, A. (2008). Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité. Esprit, 98-122. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/espri.811.0098

[15] Ibid.

[16] Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale, op. cit.

[17] Wacquant, L. (1999). Les prisons de la misère. Raisons d'agir.

[18] Christin, A. (2008). 1. Du côté du public. Trois audiences de comparutions immédiates. Dans : , A. Christin, Comparutions immédiates : Enquête sur une pratique judiciaire (pp. 25-46). Paris : La Découverte.

[19] Le Monde. (2023, septembre). « Les comparutions immédiates, exception procédurale française, représentent une justice de deuxième classe inacceptable ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/09/les-comparutions-immediates-exception-procedurale-francaise-representent-une-justice-de-deuxieme-classe-inacceptable_6188624_3232.html

[20] d'Hervé, N. (2015). La magistrature face au management judiciaire. Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 49-66. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/rsc.1501.0049

[21] Delaporte, F. (2018). Vers une architecture judiciaire managériale : l'exemple du futur palais de justice de Lille. Délibérée, 3, 55-59. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/delib.003.0055

[22] Concept forgé par Bourdieu, l'illusio désigne l'adhésion d'un individu aux normes et valeurs du champ auquel il appartient (politique, artistique, journalistique...), la croyance que le « jeu en vaut la chandelle » et qu'il faut donc jouer selon les règles en vigueur dans le champ sans jamais remettre celles-ci en question.

[23] Garapon, A. (2013, juin). Imaginer le palais de justice du XXIe siècle. Notes de l'IHEJ, Institut des hautes études sur la justice, n° 5, juin 2013.

[24] Ibid.

[25] d'Hervé, N. (2015). La magistrature face au management judiciaire, art. cit.

[26] Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale, op. cit.

[27] Brown, W. (2004). Néo-libéralisme et fin de la démocratie. Vacarme, 29, 86-93. https://doi.org/10.3917/vaca.029.0086

[28] Garapon, A. (2008). Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité, art. cit.

[29] Procédure consistant à « plaider coupable ».

[30] Thibert, J. (2022, mai). Lyon : le tribunal judiciaire débute sa rénovation-extension. Le journal du bâtiment et des TP. https://mesinfos.fr/auvergne-rhone-alpes/lyon-le-tribunal-judiciaire-debute-sa-renovation-extension-107781.html

24.11.2025 à 16:58

Pour une écologie du quotidien

dev

La Folie Océan de Vincent Message

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (897 mots)

Avec La Folie Océan (Seuil, 2025), Vincent Message continue un travail de longue date - que l'on pourrait faire débuter à la Défaite des maîtres et possesseurs (Seuil, 2016) - sur la question du vivant. L'auteur nous invite cette fois à partager le quotidien des travailleurs de la mer sur les Côtes d'Armor, et notamment à faire la connaissance de Quentin, plongeur pour le Réserve naturelle des Sept-Îles. Avec lui, mais aussi Maya ou encore Bruno, le livre fait de la préservation des océans et de la biodiversité marine l'enjeu central du récit.

La Folie Océan, entre thriller écologique et récit documentaire

Un fou de Bassan cloué à la porte de Quentin en guise de menace de mort. D'emblée, Vincent Message reprend les codes du thriller - voire du polar - et plonge le lecteur dans la réalité de ce que peuvent être les rapports de force politiques. Autour de l'océan, ce sont bien des camps différents qui s'opposent : pêcheurs industriels, militants, scientifiques. Autant d'acteurs dont les intérêts divergent, et dont le roman rend compte de la complexité.
Une fois la tension posée, le récit se déroule en prenant soin de varier les regards. Quentin vit une relation avec Maya, une biologiste, par les yeux de laquelle la question environnementale se traite encore différemment. C'est cette capacité à varier les échelles et les représentations, grâce aux personnages, qui permet de construire un tableau complet du contexte écologique.
Parallèlement au récit, l'auteur apporte à son lecteur des éléments factuels, l'instruit par exemple des différentes espèces marines et des mécanismes à l'œuvre dans l'océan. Cet apport, souvent intégré aux dialogues, nous fait découvrir l'existence des coccolithophores, entre autres, algues unicellulaires microscopiques dont les squelettes fossilisés sont les composants majoritaires de la craie.
Vincent Message parvient ici à établir un équilibre fin entre narration et science pour nous offrir un récit documentaire riche et précis à l'intérieur duquel les protagonistes évoluent.

Littérature et politique : le roman au service du débat

En dépit des nombreuses alertes en provenance des mondes scientifiques et militants, la cause écologique apparaît aujourd'hui quelque peu has been dans les discours de nos représentants. On lui préfère volontiers la question du pouvoir d'achat ou, plus récemment, de la dette.
Or en optant pour l'écologie, le roman nous rappelle à l'urgence d'agir. Il réinvestit ses codes au service de cette problématique. La quête en particulier, élément central du genre romanesque, est ici tendue en direction de la préservation de l'océan. Elle incite également à dépasser la tendance des autofictions et des trajectoires personnelles pour affirmer la primauté des enjeux collectifs. Il s'agit donc bien ici de renouer avec une littérature universelle. En ce sens, le roman, comme l'océan, déborde l'existence des personnages, les détermine.
Politique, le livre accorde une place à la diversité des voix : pêcheurs, scientifiques, militants.
Politique, le livre l'est aussi à l'intérieur des interactions entre les personnages. Au sein de leur intimité. On peut ainsi renverser l'adage : si l'intime est politique, le politique est à son tour intimité.
Plus important encore, le roman, loin d'être moralisateur, laisse une place au lecteur, qui au terme d'une phase d'apprentissage, aura acquis toutes les informations nécessaires à un positionnement éclairé.
C'est de cette manière que La Folie Océan parvient avec brio à faire de l'écologie un terrain littéraire.

Le travail de l'auteur

En ayant passé cinq années à son livre, Vincent Message rappelle à la nécessité d'un travail de fond, préalable à l'écriture romanesque, loin de la course à la publication. Il porte par ailleurs une réflexion sur le rôle de l'auteur dans un contexte socio-politique conflictuel, et dans une époque où les perspectives d'avenir se font rares.

Au terme d'années d'observations, d'interviews, d'immersion, l'auteur a fait de son travail une expérience de vie avant d'en faire une expérience littéraire. La démarche qui consiste à être à l'écoute des travailleurs de la mer rappelle celle de certains sociologues américains du XXe siècle, lorsque ces derniers se livraient à des observations participantes. Il n'y a sans doute que de cette manière, que l'auteur a pu rendre visible l'invisible, ce qui se cache sous l'océan - les organismes planctoniques, les virus, les bactéries - et leur impact décisif sur l'environnement.

Cette méthodologie inspire. Elle a porté ses fruits puisqu'elle a permis à l'auteur d'accoucher d'un roman solide dont la portée, espérons-le, aura des conséquences sur le débat écologique contemporain.

Rémi Letourneur

24.11.2025 à 16:53

Israël-Palestine : du « génocide » à la « bénédiction »

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A propos de Gaza, génocide annoncé de Gilbert Achcar et Terres enchaînées de Catherine Hass
Ivan Segré

- 24 novembre / , ,
Texte intégral (12801 mots)

« Pour nous, le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. »
Karl Marx, L'idéologie allemande

Deux livres récents sur la situation israélo-palestinienne ont retenu mon attention. J'en propose un compte-rendu critique qui, vraisemblablement, rebutera les lecteurs pressés, mais intéressera les autres.

Gilbert Achcar, Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale (La Dispute, 2025)

Gilbert Achcar réunit dans cet ouvrage des articles parus dans différentes revues ainsi que des textes inédits. Aux analyses empiriques de la situation politique en Israël-Palestine, il adjoint une interprétation plus générale du « génocide » perpétré selon lui par l'armée israélienne à Gaza, l'enjeu étant de le réinscrire dans l'histoire du sionisme et d'en sonder les effets non seulement pour les Palestiniens, mais également pour l'ordre politique international. La thèse de l'auteur, ainsi que l'énonce la quatrième de couverture, est la suivante : « C'est le premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 avec la participation des Etats-Unis et le soutien de l'Occident, France incluse », et il constitue un « tournant dans l'histoire mondiale » ; or ce « génocide » n'est pas un évènement survenu de manière contingente, il « était inscrit dans la trajectoire de l'Etat sioniste depuis sa fondation ». Examinons la consistance de ces trois affirmations : « premier génocide […] depuis 1945 » ; « tournant dans l'histoire mondiale » ; « inscrit » en germe dès la « fondation » de l'Etat d'Israël.

Achcar ne se contente pas de reprendre le terme « génocide » à la manière d'un slogan, il en précise d'emblée la signification et documente son adéquation à la réalité en cause. L'article II de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948 stipule que « le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupes ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » (cité p. 16). Après avoir brièvement documenté la destruction massive de Gaza, notamment « la multiplicité des moyens de meurtre de masse : une combinaison de bombardements extrêmement intensifs et d'autres utilisations d'une puissance de feu mortelle contre des zones urbaines densément peuplées, avec l'affamement d'une population entière par la privation de nourriture et l'achèvement de ses malades et blessés par la privation des moyens de santé nécessaire » (ibid.), l'auteur est en mesure de conclure : « Aucune personne intellectuellement honnête et intègre ne saurait nier la réalité du génocide dans le cas de Gaza » (p. 17).

S'il s'agit de s'en tenir à une appréciation juridique de la question, la politique de destruction massive de la bande de Gaza poursuivie durant deux années comprend assurément les trois dimensions qui définissent le « crime de génocide » selon l'Assemblée générale des Nations unies : « a) Meurtre… ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale… ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Aucune personne intellectuellement honnête et intègre, en effet, ne saurait contester que la destruction massive de Gaza ait visé à anéantir les conditions d'existence de plus de deux millions de Palestiniens, manifestement afin de contraindre la majorité d'entre eux à l'exil. La difficulté que pose néanmoins cette définition du « crime de génocide » est que la notion de destruction « partielle » d'une population définie permet une interprétation très large, si bien que de nombreuses configurations historiques plus ou moins récentes sont susceptibles d'en relever. Une telle liberté d'interprétation autorise dès lors les usages les plus idéologiques du « crime de génocide », ou les plus structurés par un rapport de force géopolitique plutôt que par une analyse juridique.

Ainsi, le « crime de génocide » a été invoqué par le Tribunal Pénal International dans le cas des massacres commis par les forces nationalistes serbes à l'encontre de musulmans bosniaques, tandis que les deux guerres du Golfe et l'embargo imposé au peuple irakien n'a suscité aucune procédure juridique. Bien au contraire, la première guerre du Golfe et l'embargo qui l'a suivie ont été dûment légalisés par l'ordre politique et juridique international. Rappelons, à cet égard, que le 12 mai 1996, Madeleine Albright, alors secrétaire d'Etat sous l'administration Clinton, interrogée par une journaliste américaine (Leslie Stahl) qui lui signalait qu'une étude (de la FAO) avait conclu que près de 500 000 enfants irakiens avaient déjà péri des suites de l'embargo imposé à l'Irak, répondit que, certes, « c'est un choix très difficile », mais qu'au vu des bénéfices qu'en tirait le « nouvel ordre mondial », « cela en vaut la peine » (« the price is worth it », CBS News, « 60 minutes » [1]). Depuis quelques années, d'autres d'études ont contesté l'exactitude de ces chiffres, minimisant les conséquences humaines de l'embargo dont a souffert la population irakienne [2]. Il reviendra aux historiens de démêler, à ce sujet, le vrai du faux. Ce qui est en revanche assurément établi, c'est que la secrétaire d'Etat nord-américaine, le 12 mai 1996, n'a donc pas contesté les effets morbides de cet embargo pour des centaines de milliers d'enfants irakiens, elle s'est contentée de les justifier. Il est également assuré qu'en novembre 1998, un député RPR de l'île de La Réunion adressait une question au gouvernement français, consignée dans le Journal Officiel (05/11/1998, « question écrite n°11832 », p. 3501) :

« M. Edmond Lauret attire l'attention de M. le ministre des affaires étrangères sur la situation dramatique dans laquelle se trouvent les jeunes enfants irakiens. 600 000 enfants irakiens décédés depuis 1991 et actuellement, on enregistre 6 000 décès par mois, en raison de l'embargo qui pèse sur le pays. L'état de malnutrition, l'espérance de vie limitée, les séquelles irréversibles constatées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'UNICEF sur une population fragilisée par le manque du minimum vital démontrent que l'embargo décrété et imposé par les Etats-Unis, via le Conseil de sécurité des Nations unies, a un effet de génocide […] [3] ».

Si l'effectivité du droit international est donc bien évidemment déterminée par un rapport de force géopolitique, de même que la justice nationale est déterminée par un rapport de force social, il n'en demeure pas moins qu'il faut souhaiter que les dirigeants de l'Etat d'Israël soient jugés pour les crimes commis à Gaza, afin de limiter, autant que faire se peut, l'impunité des chefs d'Etat et d'armée. Cela dit, quelle est la cohérence historique et politique de la thèse que soutient l'auteur en assurant que « C'est le premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 » ? S'il choisit de s'en tenir à ce que les instances du droit international qualifient de « génocide », cela n'a pas été – pour l'heure - juridiquement établi dans le cas palestinien, alors que cela l'a été dans le cas bosniaque, or il semble bien que la Serbie soit un « Etat industriel avancé ». Toutefois son analyse ne paraît pas déterminée par la légalité internationale. En effet, si d'un côté Achcar mobilise le droit tel qu'il est énoncé par l'Assemblée générale des Nations Unies, d'un autre côté, lorsque cette même Assemblée légalise la création de l'Etat d'Israël, puis qu'une résolution de 1949 stipule que le nouvel Etat, sorti victorieux de sa guerre d'indépendance, est « épris de paix » et « accepte les obligations de la Charte », il observe : « Rarement résolution adoptée par les Nations unies ne se sera avérée avec le temps constituer aussi nettement l'exact contraire de la vérité » (p. 37). Surtout, il qualifie d'emblée l'Etat d'Israël de « colonial » en évoquant « ‘‘l'Etat des juifs'', Etat colonial que Theodor Herzl, le fondateur du sionisme étatique, appelait de ses vœux » (p. 13), ce qui ne semble pas indiquer qu'il le considère légitime et donc qu'il s'en tient, en termes d'analyse historique et politique, à ce qu'énonce le droit international.

Sa thèse au sujet du « premier génocide perpétré par un Etat industriel avancé depuis 1945 » fait donc difficulté, d'abord parce que d'autres configurations génocidaires ont marqué l'histoire mondiale entre-temps ; certes, le texte précise : « par un Etat industriel avancé » et en outre « avec la participation des Etats-Unis et le soutien de l'Occident, France incluse ». Les autres « génocides » (Cambodge, Timor oriental, Biafra, Darfour, Rwanda, etc.) s'en trouveraient dès lors exclus, parce que l'acteur principal n'était pas un « Etat industriel avancé » ou que les Etats-Unis n'y ont pas participé, de même qu'ils n'ont pas participé au « génocide » perpétré par les forces nationalistes serbes en Bosnie, ayant au contraire bombardé, via l'OTAN, la Serbie. Reste qu'en comparaison du « génocide » perpétré à Gaza, la politique menée par l'Occident industriel et libéral à l'encontre du peuple irakien de 1991 à 2003 n'était vraisemblablement pas d'une autre nature (bien qu'elle ait eu d'autres ressorts et d'autres finalités politiques). Dès lors, si la qualification de « génocide » convient à Gaza, pourquoi ne conviendrait-elle pas pour qualifier la politique poursuivie en Irak à partir de 1991 ? Est-ce à dire que l'auteur, à ce sujet, partage les analyses de ceux qui tendent aujourd'hui à minimiser les conséquences de l'embargo qui fut imposé à la population irakienne ? Ce n'est apparemment pas le cas, car il se trouve qu'Achcar lui-même, lors d'une intervention publique en mai 2022 (Conférence « Paix et guerre entre les civilisations », organisée par les Rencontres Averroès), évoquant la première guerre du Golfe et l'embargo qui l'a suivie, a assuré que leurs effets sur la mortalité ont été avérées : « selon les chiffres de l'Unicef, durant les 12 années de cet embargo, [il y a eu] 90 000 morts par an, dont 55 000 enfants de moins de cinq ans, à cause de l'embargo qui se combine à une destruction des infrastructures [4] ». Or, au sujet du « génocide » à Gaza, il cite une étude du Lancet qui s'efforce de mesurer « les conséquences sanitaires indirectes » des guerres, à la suite notamment de la destruction des infrastructures, et Achcar de conclure qu'il convient de prendre en compte, dans le dénombrement des victimes palestiniennes de la destruction massive de Gaza, « une estimation modérée de quatre morts indirectes pour une mort directe » (p. 15). Si, contrairement au « génocide » à Gaza, nous ne disposons guère de bilan précis sur le nombre de victimes directes des bombardements effectués par la coalition internationale lors de la première guerre du Golfe, il est toutefois acquis qu'à suivre Achcar, il convient donc de prendre en compte les victimes indirectes d'une politique belliqueuse étendue sur une douzaine d'années (1991-2003), voire davantage si l'on inclut la seconde guerre du Golfe et l'occupation américaine qui a suivi. Il ne semble donc pas qu'Achcar soit prêt à contester, dans le cas de la guerre du Golfe, cet « effet de génocide » dénoncé en son temps par un député français de l'île de La Réunion.

Dès lors, c'est le « tournant mondial » qu'il croit déceler qui, du même coup, se fissure. A le suivre, il s'agirait d'identifier « le contexte de montée de l'extrême droite à l'échelle mondiale et de décadence du libéralisme occidental, au regard duquel le génocide de Gaza constitue un tournant dans l'histoire du monde » (p. 9). Mais à prendre pour étalon de mesure ce qu'il décrit dans le cas du génocide perpétré par l'Etat d'Israël, à savoir « une combinaison de bombardements extrêmement intensifs et d'autres utilisations d'une puissance de feu mortelle contre des zones urbaines densément peuplées, avec l'affamement d'une population entière par la privation de nourriture et l'achèvement de ses malades et blessés par la privation des moyens de santé nécessaire », plutôt qu'à un « tournant dans l'histoire du monde », c'est à l'inscription de la politique israélienne dans l'histoire du « libéralisme occidental » qu'il conviendrait de conclure. Cela ne signifie pas que, par ailleurs, la montée en puissance de ce qu'Achcar appelle un « néofascisme » ne soit pas une réalité israélienne et, au-delà, internationale, appréhendable en termes de « tournant ». En revanche, en conclure que la destruction massive de Gaza marque une rupture dans l'histoire du « libéralisme occidental » est une thèse qui nous semble peu consistante.

Il y a lieu, par ailleurs, de se demander en quoi un « Etat industriel avancé » mériterait une attention particulière, au point d'éclipser, dans l'histoire des génocides, ceux qui ont été commis par des Etats non industrialisés ou moins industrialisés ? L'argument d'Achcar est apparemment le suivant : le « génocide » perpétré à Gaza engage la responsabilité de l'Occident, c'est-à-dire du monde dit « développé », d'autant plus qu'est en cause à Gaza non seulement l'Etat d'Israël mais son soutien nord-américain et, au-delà, l'Europe libérale, « France incluse ». Est-ce à dire que l'Occident industriel et libéral, « France incluse », n'est pas en cause, par exemple, dans le génocide rwandais de 1994 ? Pourtant Achcar, au sujet du « génocide » perpétré à Gaza, ne se contente pas d'en repérer les prémisses dès la création effective de l'Etat d'Israël en 1948, il remonte plus en amont, dans la prose de Theodor Herzl (1896), du fait « du contexte même dans lequel le fondateur du sionisme étatique envisageait d'insérer son projet, c'est-à-dire l'entreprise coloniale et sa tendance intrinsèquement génocidaire – commune à toutes les entreprises coloniales – à déshumaniser les ‘‘barbares'' des terres desquels elle s'empare » (p. 35). Le « génocide » perpétré à Gaza relèverait donc, selon lui, de la matrice coloniale dans laquelle s'est inscrit, dès l'origine, le projet sioniste. Or, il se trouve que l'assassinat de près de 700 000 hommes, femmes et enfants tutsis relève d'un schème racial qui est, pour l'essentiel, une création politique et sociale coloniale. Car le clivage ethnique entre Hutus et Tutsis, s'il a précédé la colonisation, n'a pu prendre la forme d'une logique génocidaire qu'après avoir été instrumentalisé et reconfiguré par les puissances coloniales puis néocoloniales. C'est ce que souligne par exemple le géographe Renaud Duterme : « Instrumentalisation des ethnies par le pouvoir colonial, soutien à la dictature d'Habyarimana, politiques néolibérales et antisociales, commerce des armes, complicité dans le génocide, ponctions dans le budget national par le biais de la dette sont quelques-unes des responsabilités de puissances étrangères dans l'effondrement de la société rwandaise de 1994 [5] ». Et quant à la « complicité dans le génocide » de certaines « puissances étrangères », on se reportera par exemple à l'enquête de François Graner, lequel observe, au sujet de la présence militaire française au Rwanda en 1994 : « L'opération turquoise vise à s'interposer face à l'avancée du Front Patriotique (ce qui viole le mandat de l'ONU), à protéger les génocidaires alliés de la France, et à reprendre Kigali [6] ». Au-delà du cas rwandais, particulièrement dramatique, ce sont de semblables logiques néocoloniales qui ont continument ravagé l'Afrique depuis l'époque coloniale et qui, à ce titre, impliquent donc des Etats industriels avancés.

Bref, la thèse de l'ouvrage n'est guère convaincante, et la raison en est que sa valeur, à l'évidence, est essentiellement rhétorique, en ce sens que ce qui importe immédiatement à l'auteur est d'accoler l'Etat « colonial » d'Israël au « premier génocide » qui fut perpétré après celui des nazis, puis de situer les prémisses d'un tel « génocide » dès les origines du sionisme, de manière à ce que la création même de l'Etat d'Israël acquiert la signification d'une sorte de « génocide annoncé » auquel conférer, en outre, la dimension d' « un tournant dans l'histoire du monde ». Autrement dit, la création de l'Etat d'Israël est une catastrophe planétaire. C'est une ritournelle bien connue, caractéristique de ce que j'ai appelé « l'égarement antisioniste [7] ». Il est donc malheureux que Gilbert Achcar, dont il faut lire les livres, parce qu'ils sont précis et documentés et qu'en termes politiques ils témoignent, en général, d'un héritage marxiste aussi tenace que fécond, se soit ainsi égaré. C'est notamment flagrant lorsque, après avoir résumé les grandes lignes de la politique israélienne à Gaza depuis le 8 octobre 2023, il conclut : « La même combinaison de meurtre, d'affamement et de privation de soins était à l'œuvre dans les camps d'extermination nazis, à un degré certes encore plus atroce et meurtrier » (p. 16). Et l'auteur, plus loin, d'enfoncer le clou, d'abord en proposant de décrire les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 comme une « contre-offensive » qui, selon lui, « évoque l'audace du David biblique dans son combat contre le géant Goliath » (p. 153), puis, plus audacieux encore, en recourant à une référence cette fois non pas biblique mais historique : « La dernière contre-offensive de Gaza fait plutôt penser au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 » (p. 154). L'enjeu de tels renvois à des événements marquants de l'histoire juive n'est pas alors conceptuel : Achcar n'est pas soucieux de penser Auschwitz, l'épisode biblique de David et Goliath ou le soulèvement du ghetto de Varsovie ; l'enjeu est rhétorique : il s'agit de se réapproprier des marqueurs de l'histoire juive afin de les retourner contre l'Etat d'Israël. Nous sommes donc au cœur d'une bataille rhétorique : la propagande de l'Etat d'Israël mobilisant sans cesse, pour son propre compte, la Shoah et la Bible, Achcar, suivant une veine éculée, retourne ces « images » à l'envoyeur, de sorte que l'arroseur devienne l'arrosé. C'est peut-être « de bonne guerre », mais pour un lecteur qui aspire à s'affranchir des « images » afin d'accéder à une pensée de l'histoire et de la politique, c'est navrant, sinon franchement pathétique. Car ce faisant, Achcar s'abaisse au niveau de la propagande d'un appareil d'Etat. De fait, « Aucune personne intellectuellement honnête et intègre ne saurait nier » qu'entre le « génocide » perpétré par les nazis contre les juifs d'Europe et le « génocide » perpétré par l'Etat d'Israël contre les Gazaouis, il n'y a pas seulement une différence de « degré » mais bien de nature. Je renvoie Achcar sur ce point, si besoin est, à Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ? (Lignes, 2009).

Mais gageons qu'il ne le sait que trop bien. Son argumentaire, à ce sujet, est en effet purement rhétorique : affirmer qu'il n'y a nulle différence de nature entre la politique nazie d'extermination des juifs et le « génocide » perpétré à Gaza par l'Etat d'Israël, « génocide » qui, selon lui, était donc « inscrit dans la trajectoire de l'Etat sioniste depuis sa fondation », permet d'anéantir la légitimité d'un Etat qui, dans la conscience de l'Occident industriel et libéral, s'est tacitement fondée sur le sentiment de « réparer » ainsi la destruction des juifs d'Europe. C'est ce type d'argumentaire qui a vraisemblablement inspiré Frédéric Lordon lorsqu'il s'est égaré jusqu'à écrire, dans un article intitulé « Le sionisme et son destin », qu'avec la création de l'Etat d'Israël, « la faillite de l' “Occident“ européen s'est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé'' par un aménagement politique impossible : Israël [8] ». A l'imagerie de Spielberg qui, dans le final de sa Liste de Schindler, érige la création de l'Etat d'Israël en retournement du mal absolu que fut Auschwitz, Achcar et Lordon opposent ainsi une vision rigoureusement antithétique, celle d'une création de l'Etat d'Israël qui est le duplicata d'Auschwitz (sinon son élévation au carré…). Mais de cette bataille des « images », la seule force politique à sortir victorieuse, en dernière analyse, c'est donc l'esthétique hollywoodienne, sorte de décervelage industriel dont Jean Marie Straub pouvait dire, à l'occasion d'une prise de parole dans un cinéma du Quartier latin, qu'à bien y réfléchir, « Goebbels a gagné la guerre » [9].

*

Fort heureusement, le propos d'Achcar ne se réduit pas à une rhétorique antisioniste convenue, c'en est plutôt l'enrobage. Résumons ce qui constitue le noyau de son analyse et en assure la consistance : la « contre-offensive » militaire du Hamas est un désastre stratégique, car ce sont les soulèvements populaires pacifiques qui sont en mesure de vaincre la puissance militaire de l'Etat d'Israël ; citons l'auteur à la lettre sur ce point crucial :

« En effet, contre un ennemi doté d'une supériorité militaire aussi insurmontable, la seule stratégie rationnelle est de mener la lutte sur le terrain où il ne détient aucune supériorité, et où il est même plutôt en position d'infériorité morale. Il s'agit principalement de la lutte de masse non violente contre l'occupant, dont la meilleure illustration fut la première Intifada […] » (p. 26).

« La lutte palestinienne doit s'appuyer principalement sur une action politique de masse contre l'oppression, l'occupation et l'expansion coloniale d'Israël. La nouvelle résistance armée clandestine organisée par les jeunes Palestiniens à Jénine ou à Naplouse peut être un adjuvant efficace au mouvement populaire de masse, à condition qu'elle soit fondée sur la priorité de ce dernier conçue de manière à l'encourager. Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs. C'est là que réside potentiellement la véritable perspective de libération palestinienne, qui doit être combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme, qui a inexorablement produit la dérive incessante de son système politique vers la droite extrême » (p. 156).

Tel est le noyau de son analyse qui, une fois isolé, permet d'entrer dans le vif du sujet, celui d'une « libération palestinienne » qui soit « combinée avec l'émancipation de la société israélienne ». Autrement dit, il s'agit d'esquisser les grandes lignes d'une stratégie victorieuse des forces politiques d'émancipation, en Israël-Palestine et au-delà au Moyen-Orient. Si nous souscrivons pour l'essentiel à la vision d'Achcar, il nous semble toutefois qu'il omet d'ajouter que la « libération palestinienne », conçue en ces termes, doit également être combinée avec l'émancipation de la société palestinienne elle-même de la logique du Hamas. Car remettre en cause la stratégie militaire du Hamas est une chose, s'émanciper de sa logique politique et sociale en est une autre, logique qui n'a pas moins inexorablement produit la dérive incessante de la résistance palestinienne vers la droite extrême.

En outre, il conviendrait, a minima, d'analyser précisément les ressorts de cette stratégie militaire désastreuse du Hamas. A suivre Achcar, c'est une « vision mystique » qui aurait « présidé au lancement de l'attaque du Hamas le 7 octobre » (p. 32), autrement dit une « pensée magique qui caractérise un mouvement intégriste comme le Hamas » (p. 33). Peut-on se satisfaire d'une telle analyse ? La stratégie du Hamas, le 7 octobre, se résumait-elle à un acte de foi en la puissance surnaturel de l'Islam ? Il y a lieu d'en douter. Achcar juge « méprisables » les tentatives d'associer l'attaque du 7 octobre à un « complot iranien visant à faire dérailler le rapprochement en cours, parrainée par les Etats-Unis, entre le royaume saoudien et l'Etat israélien » (p. 154). Mais il a par ailleurs souligné un fait méconnu, à savoir que cette attaque a été précédée, à l'été 2023, d'« un début de soulèvement de masse » de la population gazaouie (p. 20) et que « C'est dans ce contexte de colère croissante contre le régime du Hamas à Gaza qu'a eu lieu l'attaque du 7 octobre » (p. 22). Il ajoute toutefois aussitôt : « Le constater n'insinue pas qu'elle ait été lancée pour détourner l'attention de la colère populaire et étouffer le soulèvement dans l'œuf avant qu'il ne prenne de l'ampleur. Il est évident, en effet, que le Hamas préparait son opération depuis bien avant l'été 2023 » (ibid.). Certes, le Hamas préparait indubitablement une telle « opération » depuis des mois, mais Achcar a fait observer, en citant un article d'Al-Monitor, que les soulèvements populaires contre le Hamas sont eux-mêmes bien antérieurs à l'été 2023 : « En mars 2019, des manifestations similaires sous le même slogan, ‘‘Nous voulons vivre'', avaient duré quatre jours » (p. 21). Il conviendrait donc, non seulement d'insinuer, mais d'émettre l'hypothèse que l'attaque du 7 octobre ne relevait pas exclusivement d'une « vision mystique » : elle avait également pour enjeu – machiavélique - de réduire au silence les nombreux opposants au Hamas qui, prenant la rue, scandaient dès le printemps 2019 : « Nous voulons vivre ».

Abordant, et réfutant les « innombrables arguments [qui] ont été avancés afin de justifier l'opération du 7 octobre et d'en démontrer la rationalité », Achcar écrit aussi : « L'un d'entre eux était qu'elle avait été lancée judicieusement à un moment où la société israélienne était profondément divisée, avec des manifestations hebdomadaires contre Benyamin Netanyahou. Le problème est que l'opération n'a réussi qu'à surmonter cette division et à unifier les Israéliens derrière un soutien total à la guerre génocidaire lancée par leur gouvernement » (p. 33). Mais le résultat obtenu n'est peut-être précisément pas un « problème » au regard de la logique identitaire et « intégriste » du Hamas, soucieuse d'opposer frontalement, et irréversiblement, le signifiant « arabe », voire « musulman », au signifiant « sioniste », « voire « juif ». En outre, Achcar ne devrait pas se contenter de décrire la société israélienne, à l'aube du 7 octobre, comme « divisée », il devrait souligner que les termes de la division tendaient à se radicaliser, notamment parce que l'opposition à la réforme du système judiciaire intégrait lentement, mais sûrement, le signifiant « palestinien », c'est-à-dire la question de « l'occupation » et de « l'apartheid », ainsi que le signalait notamment une pétition, « The Elephant in the room », ayant recueilli la signature de nombreux intellectuels israéliens qui, aussitôt après le 7 octobre, ont rallié l'union sacrée. C'est donc bien la « perspective de libération palestinienne » fondée sur un soulèvement pacifique de masse, « combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique » gouvernementale dominante qui a été réduite au silence par la « contre-offensive » du 7 octobre 2023 et ses conséquences au moins en partie prévisibles. Dès lors, n'y reconnaître qu'une insurrection désespérée portée par une « vision mystique », cela revient à prêter au Hamas un irrationalisme intégriste bien innocent. Quant à juger « méprisables » les analyses de ceux qui envisagent un « complot iranien » à l'origine de la « contre-offensive » du 7 octobre, s'il convient en effet de prêter au Hamas une indépendance stratégique relative, reste qu'il serait pour le coup sinon méprisable, du moins exagérément naïf de s'imaginer que l'Etat iranien n'a pas été préalablement informé de l'attaque et qu'il ne l'aurait pas, sinon encouragée, du moins avalisée. Or, le régime iranien était lui-même en proie à des soulèvements de masse qui, de fait, ont été réduits au silence par les conséquences du 7 octobre.

Pour toutes ces raisons, notre analyse, à l'inverse de celle d'Achcar, est plutôt la suivante : une fois posé que « La lutte palestinienne doit s'appuyer principalement sur une action politique de masse contre l'oppression » et que « Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs », qu'enfin cette « action politique de masse » doit être « combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique » gouvernementale dominante, il est aisé d'apercevoir que la « contre-offensive » du Hamas, plutôt qu'elle ne renvoie au « soulèvement du ghetto de Varsovie » et ne s'inspire d'une « vision mystique », s'inscrit très précisément dans la logique contre-insurrectionnelle des régimes « intégristes » et/ou « néofascistes » de la région. Achcar était du reste, mieux qu'un autre, en mesure de l'identifier. Analysant dans un précédent ouvrage la manière dont certains de ces régimes se sont évertués à vassaliser les « printemps arabes » afin d'en désamorcer la portée révolutionnaire, il observait notamment, au sujet de la mise sous tutelle des insurgés syriens : « D'autres régimes du Golfe se sont joints au Qatar et au royaume saoudien dans cette frénésie de financement, avec le même objectif : exorciser le potentiel démocratique du soulèvement régional et le transformer en affrontement confessionnel [10] ». C'est précisément la « vision », rien moins que « mystique », qui paraît avoir été à la manœuvre le 7 octobre, raison pour laquelle le Hamas, au-delà de l'antagonisme apparent, est un allié objectif du « néofascisme » israélien, alliance que résume la formule dont j'ai usé dans un précédent article : « bonnet blanc, blanc bonnet » [11]. Dès lors, à suivre Achcar, on pourrait tout aussi bien identifier le « néofascisme » de l'extrême droite israélienne, et ses pulsions pogromistes en Cisjordanie, à une « vision mystique ». Mais ce serait décidément un peu court : le pseudo-mysticisme des colons en armes qui terrorisent les paysans palestiniens de Cisjordanie est l'un des rouages de la vision stratégique de la droite nationaliste israélienne plus encore qu'une « pensée magique qui caractérise un mouvement intégriste ».

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Du noyau de l'analyse d'Achcar, reste à discuter un dernier point, tout aussi déterminant : la « logique » dont la société israélienne doit s'émanciper, est-ce la « logique du sionisme », ainsi qu'il l'assure ? Si par « logique du sionisme », on entend le projet d'un Etat « juif » du Jourdain à la mer, ce qui suppose d'expulser une partie de la population arabe et d'en soumettre une autre, alors certes, indiscutablement, l'insurrection de masse de la société palestinienne « doit être combinée avec l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme, qui a inexorablement produit la dérive incessante de son système politique vers la droite extrême ». Mais d'une part il n'est pas certain qu'il soit historiquement et stratégiquement judicieux de circonscrire ainsi le sens du mot « sionisme », d'autre part une question s'ensuit : quel type d'existence collective israélo-palestinienne Achcar envisage-t-il à l'horizon de la « libération palestinienne » ?

Si, à s'en tenir à l'ouvrage en question, il est difficile de s'en faire une idée précise, il est cependant manifeste que l'auteur tend volontiers à inscrire la « libération palestinienne » dans une dynamique nationaliste panarabe, d'abord lorsqu'il écrit que « la lutte palestinienne ne peut remporter la victoire en étant isolée de l'arrière-pays arabe et qu'elle n'a aucune perspective à moins d'agir comme fer de lance de toute lutte de libération arabe » (p. 28), puis lorsqu'analysant le processus d'Oslo, il conclut que son enjeu véritable n'était pas tant la création d'un Etat palestinien qu'une reconfiguration des lignes de clivage politique au Moyen-Orient : « Israël et les Etats-Unis auront cependant réussi à déplacer la tension de la confrontation entre l'Etat sioniste et ses voisins arabes à la confrontation interne aux pays arabes entre Etats et mouvements populaires de contestation » (p. 123-124). De ces deux énoncés, le lecteur pourrait être amené à conclure qu'Achcar reprend à son compte l'idée selon laquelle l'antagonisme principal, au Moyen-Orient, n'est pas « interne aux pays arabes », mais externe, soit « la confrontation entre l'Etat sioniste et ses voisins arabes ». Ce serait toutefois contradictoire, apparemment, avec cet autre propos de l'auteur : « Le soutien régional sur lequel le peuple palestinien doit compter n'est pas celui de gouvernements tyranniques comme celui de l'Iran, mais celui des peuples qui luttent contre ces régimes oppressifs ». Il semble donc que l'analyse d'Achcar soit traversée par une sorte de tension contradictoire : d'un côté, il conçoit la « lutte palestinienne » comme « le fer de lance de toute lutte de libération arabe » et invoque, à cet égard, « l'arrière-pays arabe », si bien que c'est l'antagonisme avec la « logique du sionisme » qui semble principal, d'un autre côté il semble prêt à reconnaître que « la confrontation interne aux pays arabes entre Etats et mouvement populaire » n'est pas secondaire, mais principale. A cet égard, son analyse de la position du Hamas paraît symptomatique : est-ce, pour l'essentiel, un mouvement de résistance à la « logique du sionisme » ou l'un des rouages de la tyrannie exercée contre le monde arabe ? L'imagerie bienveillante qu'il mobilise pour décrire la « contre-offensive » du 7 octobre témoigne donc de la tension contradictoire qui parcourt son analyse et contribue, selon nous, à en obscurcir le noyau. En effet, la clarté commanderait de trancher : le Hamas est, pour l'essentiel, un rouage de la gouvernementalité « néofasciste » de la région, non une force de résistance à l'oppression. Par conséquent, ce n'est pas seulement sa stratégie qui est en cause, mais bien sa logique politique et sociale « intégriste ». C'est donc la forme « intégriste », qu'elle soit palestinienne ou israélienne, qu'il faut vaincre politiquement et socialement. Or, se contenter de mobiliser le signifiant « arabe » en lui conférant une acception nationaliste panarabe, et entre outre invoquer « l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme », cela ne répond pas aux exigences de la situation, car il serait parfaitement vain de prétendre rallier les forces progressistes israéliennes à une libération politique et sociale associant l'abolition de la « logique du sionisme » à un nationalisme « arabe ». Comment ne pas pressentir que « l'émancipation » en question, pour la société israélienne, équivaudrait à un assujettissement s'il s'agit de rallier un nationalisme « arabe » victorieux de « la logique du sionisme » ? Autrement dit, l'impasse à laquelle nous semble conduire la vision stratégique de l'auteur, c'est qu'elle laisse inexorablement entendre qu'à l'horizon de la « libération palestinienne », l'objectif est un Etat démocratique, certes, mais néanmoins arabe, si bien qu'en lieu et place d'un Etat « juif et démocratique », Achcar paraît se faire le stratège avisé d'un Etat « arabe et démocratique ». En témoigne sa réflexion au sujet du partage entre Cisjordanie et Jordanie, et du risque que ferait courir à la monarchie jordanienne une réunification des deux rives :

« Une nouvelle fusion de la Cisjordanie avec la Jordanie serait certainement dans l'intérêt des Palestiniens, car le soi-disant Etat indépendant en Cisjordanie et à Gaza n'a pas de sens. Sur cette question, je suis entièrement d'accord avec ceux qui critiquent la solution des deux Etats : un soi-disant Etat indépendant n'a pas de sens en Cisjordanie s'il devait être pris en otage entre Israël et la Jordanie comme entre l'enclume et le marteau. Le peuple palestinien a donc besoin pour respirer du débouché constitué par la Jordanie, sans parler des continuités humaines et familiales qui existent entre les deux rives du Jourdain. Il y a une unité historique naturelle de la communauté humaine vivant sur les deux rives de ce fleuve, et pour que cette communauté puisse exercer son autodétermination, il faut un autre type de gouvernement en Jordanie, un gouvernement qui soit réellement démocratique, et non une situation où la majorité de la population est opprimée par un régime qui attise des divisions ethniques de nature tribale, comme c'est le cas maintenant » (p. 145).

Une fois posé qu'il s'agit de qualifier l'Etat d'Israël d'intrinsèquement « colonial », quel que soit le territoire qu'il occupe, d'en appeler en outre, au nom d'« une unité historique naturelle de la communauté humaine », à la « fusion de la Cisjordanie avec la Jordanie » d'une part, d'autre part à « l'émancipation de la société israélienne elle-même de la logique du sionisme », qu'enfin « la lutte palestinienne ne peut remporter la victoire en étant isolée de l'arrière-pays arabe », il devient patent que l'auteur est le théoricien d'un nationalisme arabe de facture démocratique plutôt que le stratège d'une résolution égalitaire de la question israélo-palestinienne. Aussi, au lieu d'en appeler à ce que la société israélienne s'émancipe de « la logique du sionisme », tout en invoquant le nationalisme panarabe, il nous semble qu'une vision stratégique inspirée devrait en appeler à une association égalitaire entre ces deux logiques, celle du sionisme et celle du nationalisme palestinien. Certes, le sionisme est aujourd'hui massivement un nationalisme soucieux d'écraser et de soumettre son alter ego palestinien, et quant au nationalisme palestinien, l'état des lieux, à suivre Achcar, n'est guère plus réjouissant ; évoquant une alternative au Fatah et au Hamas, il écrit : « je souhaite vivement qu'une force de gauche puisse émerger et devenir un acteur majeur sur la scène palestinienne. Mais pour être franc, pour le moment, en dehors de l'espoir ou du souhait, ce n'est pas une perspective réaliste – nous n'en voyons pas les prémisses » (p. 147). Reste que les « prémisses » d'une telle « force de gauche », qu'elle soit israélienne ou palestinienne, ne peut procéder que d'une alliance égalitaire entre ces deux signifiants, « israélien » et « palestinien », et donc être précisément israélo-palestinienne.

C'est pourquoi, dans le livre d'Achcar, ce qui paraît faire défaut, c'est le mot « binational » : le lecteur le cherche en vain, jusqu'à ce que, in extremis, il le découvre dans une « Annexe » où est reproduite une « Déclaration sur l'antisémitisme et la question de Palestine » initiée et rédigée par Raef Zreik et Gilbert Achcar lui-même, et signée par 122 intellectuels arabes. En réponse à l'affirmation de l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (AIMH), selon qui l'antisionisme est un antisémitisme, les auteurs et signataires de la « Déclaration » en question écrivent notamment que « la définition de l'AIMH est de nature à disqualifier en tant qu'antisémite toute vision non-sioniste de l'avenir de l'Etat israélien à l'instar des plaidoyers pour un Etat binational ou pour un Etat laïc et démocratique fondé sur l'égalité de tous ses citoyens et citoyennes » (p. 243-244). La formulation qui faisait défaut survient donc enfin : « Etat binational ». Mais outre sa fonction anecdotique dans l'économie de l'ouvrage, son occurrence est équivoque, en ce sens qu'un plaidoyer pour un « Etat binational » n'est précisément pas, en termes logiques et politiques, un plaidoyer antisioniste. Ils précisent donc : « non-sioniste ». Or, tout dépend comment on entend le mot en question : « sioniste ». Ainsi que l'a rappelé Achcar, Theodor Herzl a été « le fondateur du sionisme étatique » (p. 13). Est-ce à dire qu'un « Etat binational » serait « non-sioniste », et qu'il serait à ce point « non-sioniste » qu'un plaidoyer en sa faveur relèverait de l'antisionisme ? Il n'est pas question de chercher à valider « la définition de l'AIMH » : l'antisionisme n'est évidemment pas aussitôt analysable en termes de racisme, non plus qu'en termes d'antijudaïsme, de même que contester le droit des Palestiniens à un Etat « arabe et démocratique » n'est pas aussitôt analysable en termes de racisme ou d'islamophobie. Cela dépend, à chaque fois, de l'argumentaire déployé, qu'on le juge légitime ou non. Mais il est néanmoins problématique que tant d'intellectuels arabes (la « liste des 122 signataires » figure en Annexe) aient pu valider une telle « Déclaration » sans relever ce problème symboliquement crucial, et logiquement élémentaire, à savoir qu'un plaidoyer pour un « Etat binational » n'est pas plus « non-sioniste » (ou antisioniste) que « non-palestinien » (ou antipalestinien), puisqu'il traite de manière rigoureusement égale les deux aspirations, juive et palestinienne, à un Etat. Et c'est là précisément ce sur quoi il ne faut pas céder : un « Etat binational » israélo-palestinien n'est pas hétérogène à la « logique du sionisme », pas plus qu'il n'est hétérogène à la logique nationaliste palestinienne, puisqu'il les consacre également toutes les deux. C'est pourquoi le problème que pose cette « Déclaration », c'est qu'elle paraît entériner l'argumentaire selon lequel l'aspiration binationale est en effet, en dernière analyse, antisioniste, alors qu'il s'agit précisément de soutenir qu'elle n'est pas davantage « non-sioniste » que « non-palestinienne », étant précisément l'égale légitimation des deux nationalismes, juif et palestinien, du Jourdain à la mer. Et le problème que pose cette « Déclaration » est d'autant plus sensible qu'au syntagme « Etat binational » est donc conjoint une formulation alternative : « Etat laïc et démocratique ». Or, tout au long de l'ouvrage, c'est manifestement un « Etat laïc et démocratique » fondé sur le signifiant « arabe » et l'abolition corrélative de la « logique du sionisme » que l'auteur, qui se trouve être également l'un des deux rédacteurs de la « Déclaration », a paru privilégier. Et c'est donc là le cœur de notre désaccord. Car il nous semble que, s'il est en effet malhonnête d'identifier purement et simplement le nationalisme palestinien ou arabe à un « antisémitisme », il n'est pas moins malhonnête d'identifier purement et simplement le nationalisme juif à un racisme colonial (sinon nazi).

A suivre Achcar, le « sionisme » serait essentiellement le rejeton d'une idéologie coloniale dont les structurations politiques et anthropologiques seraient foncièrement racistes ; à tout le moins, il pose la question en ces termes : « Comment la logique du racisme européen a-t-elle imprégné la vision sioniste du monde « ? (P. 85). Mais qu'il s'agisse là d'un poncif de la littérature antisioniste depuis des décennies ne lui confère aucune sorte d'autorité intellectuelle. De fait, le « racisme » de la société israélienne, du moins cette sorte de déshumanisation de l'altérité palestinienne qui a permis à une majorité de sondés israéliens d'affirmer sans vergogne, après le 7 octobre, qu' « il n'y a pas d'innocents à Gaza », n'est pas d'une autre nature, par exemple, que l'affect national et religieux qui a permis aux milices bouddhistes, soutenues par l'Etat, d'expulser de Birmanie plus de 700 000 musulmans Rohingyas depuis 2017 ; il n'est pas d'une autre nature que l'affect national qui a permis à l'armée d'Azerbaïdjan d'expulser plus de 100 000 Arméniens du Haut Karabakh (2023) ; il n'est pas d'une autre nature que l'affect national qui, en Inde, a porté au pouvoir le « néofascisme » du parti nationaliste hindou (BJP) ; etc. De même, le « racisme » qui permet à l'Etat d'Israël, « démocratique » pour ses citoyens juifs, mais « juif » pour ses citoyens arabes, de malmener les principes égalitaires constitutifs de son ordre juridique, voire de les abolir en instituant sans cesse davantage sa dimension « juive » et en destituant sans cesse davantage sa dimension « démocratique », n'est pas d'une autre nature que le « racisme » des Etats arabes qui, dans leur écrasante majorité, sont constitutionnellement fondés sur un affect national (arabe) et religieux (islamique) et qui, historiquement, n'ont durant des siècles jamais accordé à leurs citoyens juifs plus de droits que l'Etat d'Israël n'en a accordé à ses citoyens arabes – et c'est le moins qu'on puisse dire.

La stratégie égalitaire qu'il convient de promouvoir en Israël-Palestine ne saurait donc consister à légitimer un signifiant national plus qu'un autre (israélien ou palestinien, juif ou arabe), raison pour laquelle, selon nous, il s'agit plutôt de défendre une vision égalitairement sioniste et palestinienne de la coexistence politique. Il ne peut pas en aller autrement, à moins de creuser l'impasse, telle une taupe n'anticipant d'autre avenir que nocturne : un Etat « arabe » ou « juif » sur l'intégralité de la Palestine mandataire. Si, à l'horizon, c'est de la logique étatique elle-même qu'il convient certes de s'émanciper, reste que, pour l'heure, la meilleure manière d'affaiblir le potentiel destructeur de la machine étatique, c'est donc de travailler à sa bi-nationalisation. Quant à « l'arrière-pays » d'un tel Etat binational, il ne serait pas plus arabe qu'occidental ou africain ou asiatique. Du reste, qu'est-ce qu'un « arrière-pays arabe » sous la plume d'Achcar, sachant qu'il a précisément documenté, par le passé, le verrouillage réactionnaire de cet « arrière-pays » ? Il y fait brièvement allusion dans Gaza, génocide annoncé, au sujet de la trajectoire historique du Fatah : « […] le mouvement connut une bureaucratisation très rapide, stimulée par une injection impressionnante de pétrodollars. Il atteint ainsi des niveaux de corruption sans équivalent dans l'histoire des mouvements de libération nationale » (p. 126). L'arrière-pays d'un tel Etat binational israélo-palestinien, ce ne serait donc ni la clique d'Etats réactionnaires, « intégristes » ou « néofascistes », qui oppriment le monde arabe, ni l'évangélisme d'extrême-droite nord-américain, ce serait en revanche aussi bien les « printemps arabes » qu'un judaïsme nord-américain qui, d'après un sondage réalisé par le Washington Post en octobre 2025, juge à 60% que l'armée israélienne s'est rendue coupable de « crimes de guerre » à Gaza, et à 40% de « crime de génocide » [12]. J'en viens maintenant au second livre dont il m'importe de rendre compte.

Catherine Hass, Terres enchaînées. Israël-Palestine aujourd'hui (Nous, 2025)

Le livre de Catherine Hass est également un recueil de textes, composé d'articles écrits après le 7 octobre 2023, dont deux parus dans Lundimatin, ainsi que d'entretiens avec des habitants d'Israël-Palestine, résultats d'une enquête également menée après le 7 octobre. Disons-le d'emblée : la force singulière du livre de Hass tient à son ossature théorique et pratique, à l'évidence inspirée de ce que Sylvain Lazarus a conçu sous la forme d'une Anthropologie du nom (Seuil, 1996). Pour résumer brièvement, le propos de Hass consiste d'abord à se défaire des catégories idéologiques qui enrégimentent la pensée et écrasent les gens, puis à s'efforcer de concevoir la politique depuis un « réel » et un « présent » qui sont celui des habitants du pays. L'éclaircissement que produit son approche, liant une analyse théorique (notamment un compte-rendu critique de l'opuscule d'Eva Elouz, « Le 8-Octobre. Généalogie d'une haine vertueuse ») à des entretiens, est limpide et puissant : « Au centre de cette enquête, la proposition suivante : ne plus penser la Palestine à partir de sa seule Cause mais de son réel et de son présent, ne plus penser la politique israélienne à partir du seul signifiant juif mais de l'Etat ‘‘tout court'' » (p. 20). Dès lors, la contradiction principale n'est plus appréhendable dans les termes d'un antagonisme entre Israéliens et Palestiniens ou, pire, entre Juifs et Arabes, mais dans les termes d'un antagonisme entre les gens, les habitants, et « l'Etat ». Cela ne signifie pas qu'Israéliens et Palestiniens ne sont pas des signifiants nationaux qui, empiriquement, déterminent la situation, mais cela permet de les disposer à leur juste place, c'est-à-dire de les affranchir de la logique guerrière dans laquelle les saisissent, et les enferment, les forces politiques hégémoniques :

Il ne s'agit pas uniquement de sortir d'une guerre, mais de la politique qui l'organise, organise sa possibilité, ses répétitions : ne plus donner de raisons aux uns de commettre un 7 octobre, rendre impossible aux autres la possibilité de coloniser, bombarder ou tirer à vue sur les Palestiniens. Au cœur de cette politique, la reconnaissance de l'intériorité des Palestiniens à Israël et celle de l'intériorité des Israéliens à la Palestine, car tous deux partagent depuis 1948 un même pays aux noms différents, une même histoire aux récits opposés puisque faits de spoliations et de prédations, de vainqueurs et de vaincus. […] Le destin politique de ces deux pays doit appartenir à ceux qui y vivent et être traité comme une question intérieure, une question nationale nouvelle, multiple, mais pas internationale » (p. 39).

La ligne politique de Hass entre ainsi en résonance avec celle d'Alain Badiou lorsque, dans Portées du mot « juif », il écrit par exemple « que si nous considérons la situation du point de vue d'une subjectivité réelle, dont le regard est fait de loyauté et de simplicité, nous sommes en état de savoir que les gens qui disent leur désir de vivre enfin en Palestine sont les mêmes que ceux qui vivent et désirent vivre en Israël. En un sens, deux noms différents et même opposés désignent ‘‘le même'' [13] ». Elle s'inscrit aussi explicitement dans le sillage des historiens israéliens qui, observe-t-elle, « dans leurs interventions, défendent des figures nationales rénovées de ce pays qui est le leur – Etat binational, confédération – et ce, dans la perspective d'une politique d'égalité à même d'enrayer sa logique criminelle et guerrière » (p. 99). Il n'est donc pas surprenant que Hass consacre à Omer Bartov un long entretien (pp. 53-95). L'historien israélien y évoque notamment le basculement qu'a provoqué l'attaque du 7 octobre, et la manière dont elle a pétrifié un mouvement de contestation qui, dans les mois précédents, prenait un tournant politique d'une radicalité nouvelle, exprimée notamment par la déclaration – « The Elephant in the room » - dont il était l'un des auteurs :

« Depuis le 7 octobre, une bonne partie des voix critiques de la politique israélienne, des chercheurs, des intellectuels a, en quelque sorte, fait volte-face et adopté une position défensive à l'égard de toute remise en question. […] The Elephant in the room parlait de l'apartheid, de l'occupation, du racisme et de l'épuration ethnique attendue en Cisjordanie. Le moment était également très intéressant car cette pétition avait été signée par des personnes qui, un an auparavant, ne l'auraient jamais signée. Il ne s'agissait pas des personnes habituelles, celles que l'on retrouve toujours dans ce type de mobilisations. Il y avait par exemple Saul Friedländer et Benny Morris, dont on ne s'attendait pas à ce qu'ils la signent. Ils l'ont signée parce qu'ils comprenaient que le mouvement de protestation avait en quelque sorte tort, que les manifestations ne portaient pas sur la bonne chose ou, du moins, sur la racine du problème. Quand le 7 octobre a eu lieu, les gens ont de nouveau basculé dans la position par défaut voulant que nous soyons face à une menace existentielle, elle-même lue au filtre de la Shoah. En effet, une fois que vous dites que l'attaque du Hamas est le plus grand massacre de Juifs depuis la shoah, que ce soit vrai ou non, ce qui compte, c'est que vous mentionnez la Shoah. Tous s'y jettent, y compris des gens rationnels ou des gens de gauche » (p. 57-59).

A cet égard, l'attaque du 7 octobre a consisté à écraser la pensée politique qui était en voie d'émerger en Israël, et qui faisait pendant aux soulèvements populaires contre le Hamas à Gaza. Autrement dit, elle a permis aux forces fascisantes de réintroduire, de manière spectaculaire, l'implacable régime des « images », idolâtre et meurtrier, voire génocidaire. Citons de nouveau Bartov au sujet du « mouvement qui commence en 2023 contre le coup d'Etat judiciaire voulu par le gouvernement Netanyahou », puis est interrompu par le 7 octobre :

« La menace la plus terrible pour le gouvernement à ce moment-là fut lorsque des pilotes de réserve dirent qu'ils ne se porteraient plus volontaires pour voler – ces pilotes étant volontaires, on ne peut les y contraindre. Tout le monde s'est exclamé : ‘‘Whaaaaou, c'est terrible !'' Le régime a présenté ça comme un acte de mutinerie, ce qui n'était pas le cas. Mais, à la minute où le 7 octobre a commencé, ces pilotes ont sauté dans leurs avions et bombardé Gaza sans le moindre problème » (p. 55-56).

Il ne s'agit évidemment pas de tenir le Hamas pour responsable des bombardements en question : ce sont les pilotes israéliens qui, sous les ordres des chefs d'armée, eux-mêmes obéissant à un gouvernement d'union nationale, se sont donc portés volontaires pour détruire Gaza ; d'où la conclusion que tire Hass : « Il ne s'agit pas uniquement de sortir d'une guerre, mais de la politique qui l'organise, organise sa possibilité, ses répétitions » et, ajouterions nous, glorifie les abdications subjectives les plus radicales.

*

Quelle pensée et pratique de la politique est donc à même de « sortir » Israéliens et Palestiniens d'un régime de l'Etat-Nation qui, en l'occurrence, n'a d'autre horizon que celui d'une violence à la fois organisée et aveugle ? Bartov paraît répondre en ces termes : « Je ne pense pas qu'Israël puisse se réformer sans conclure que le sionisme, en tant qu'idéologie d'Etat, doive être abandonné afin que l'Etat puisse devenir un Etat normal doté de droits normaux pour tous ses citoyens » (p. 63). C'est un énoncé auquel Rami F. Salameh, anthropologue palestinien à l'Université de Birzeit, également interrogé par Hass, paraît faire écho : « La seule solution viendra quand, dans un futur lointain, Israël cessera d'être un Etat colonial, quand il déconstruira l'idéologie sioniste et suprémaciste. Il y aura alors peut-être une possibilité de vivre tous ensemble » (p. 150). Il serait toutefois partiel de s'arrêter à ces énoncés et, en outre, de les lire trop rapidement, de manière à entériner une doxa antisioniste qui, plutôt que de concevoir une autre politique, érige le signifiant « Palestine » en une « Cause » dont la structuration antijuive, en Occident et dans le monde arabe, est prégnante, du moins dès lors qu'il s'agit de retourner le sionisme étatique en son contraire : une domination, sur l'ensemble de la Palestine mandataire, du signifiant « arabe » sur le signifiant « juif ».

A lire attentivement, l'Israélien Bartov invoque l'abandon du « sionisme, en tant qu'idéologie d'Etat », c'est-à-dire en tant qu'idéologie qui structure un Etat qualifié de « juif », à savoir l'Etat-Nation du peuple juif. En ce sens, c'est bel et bien l'idéologie qui doit être dépassée, mais de manière à ce que le sionisme, plutôt qu'il ne soit aboli en tant que tel, au risque d'entériner un autre suprématisme, cette fois arabe, soit associé égalitairement au nationalisme palestinien. De la nécessité de ne pas abolir le signifiant « sionisme », mais de l'articuler autrement, témoigne notamment cet énoncé de l'israélien Chen Alon, l'un des fondateurs, avec le Palestinien Sulaiman Khatib, de Combatants for peace : « Mes grands-parents ont quitté l'Europe pour la Palestine dans les années 1930 parce qu'ils étaient sionistes. Ils ont été les seuls de leur famille à survivre à la Shoah. Voilà pour la grande histoire : le sionisme les a sauvés » (p. 154). C'est donc le sionisme en tant qu'il conteste l'égale légitimité des habitants arabes d'Eretz Israël qui doit être combattu, mais pas le sionisme en tant qu'il affirme l'égale légitimité des habitants juifs de la Palestine. C'est, me semble-t-il, la ligne que tient Hass lorsqu'elle évoque une autre politique qui aurait « pour assise le présent et pour perspective l'avenir », et dont elle pose comme suit la structuration égalitaire : « Les termes fondateurs de cette entente sont cependant invariables : la coexistence réelle que seule permettra une reconnaissance mutuelle » (p. 116). Que l'avenir égalitaire passe nécessairement par une « reconnaissance mutuelle », c'est à mes yeux ce qui oblige à ne pas céder sur le signifiant « sionisme », de même qu'il ne s'agit pas de céder sur le signifiant « palestinien ». Il s'agit d'allier l'un à l'autre les deux signifiants, dès lors que, de fait, ils sont « enchaînés » sur une terre exiguë.

Je reviens maintenant au propos du Palestinien Salameh qui, loin d'être assimilable à la doxa antisioniste, ou à la « Cause », s'inscrit dans une réflexion extraordinairement hétérogène à la structure idéologique dominante. En effet, dans la suite de l'entretien qu'il accorde à Hass, il explique :

« Les Palestiniens sont politiquement fragmentés, ce qui est un désastre. Mais ce qui rend la société palestinienne unique, c'est que ce n'est pas vraiment un Etat qui l'a créée. Les sociétés sont généralement créées par un Etat, des lois et règlements qui définissent le ‘‘nous'' et les ‘‘autres''. Or, la société palestinienne ne s'est pas constituée à partir d'un Etat mais plutôt à partir du fait de ne pas en avoir (state of statelessness). Si les Palestiniens relèvent bien d'une société traditionnelle fondée sur des valeurs, des traditions, elle s'est surtout créée à partir d'une question fondamentale qui est celle de la justice pour les Palestiniens » (p. 151-152).

Et Salameh de distinguer aussitôt après entre la « Palestine », en tant que signifiant d'une « Cause » qui suscite les sympathies de par le monde, et les « Palestiniens », en chair et en os, puis de conclure l'entretien sur ces mots : « Les Israéliens se battent pour un Etat, pour l'Etat d'Israël. Nous ne voulons pas d'un Etat pour opprimer les autres. Donc peut-être que les Palestiniens devraient, d'une manière ou d'une autre, réfléchir autrement sur les questions liées à l'identité, la société, la culture, l'Etat, la violence » (p. 154). C'est précisément dans l'espace de ce « réfléchir autrement », ainsi décrit par Salameh, que Palestiniens et Israéliens peuvent frayer la voie d'une coexistence binationale pacifique et égalitaire, susceptible de révolutionner la trajectoire politique de ces deux nationalismes et, bien au-delà, de féconder les « printemps arabes ». Une telle coexistence, fondée sur la « reconnaissance mutuelle », est déjà ce dont témoignent Chen Alon et Sulaiman Khatib, les fondateurs de Combatants for peace, dont Alon, l'Israélien, résume la trajectoire commune en ces termes :

« Quand nous avons fondé Combatants for peace, nous avons rédigé notre propre constitution : solution à deux Etats, Jérusalem divisée, accord sur la question des réfugiés, et ainsi de suite. Nous avons en réalité écrit les Accords d'Oslo entre nous ! Or, ironiquement, ni Souli ni moi n'y croyons plus. Nous avons commencé notre parcours ensemble dans le but de séparer, de créer deux Etats mais, ce que nous avons découvert, c'est que nous ne voulons pas être séparés. Nous ne voulons pas vivre séparément. Je veux vivre séparé de Ben Gvir et de l'extrême droite de ma propre société. Mais je veux vivre avec les Palestiniens. Donc la voie n'était pas de se séparer, de créer une solution à deux Etats. Pour le dire simplement, je n'ai plus besoin d'un Etat juif et je veux vivre dans le même espace démocratique que l'autre, avec mes amis, mes collègues, mes partenaires, le peuple palestinien. Et je sais qu'il existe une manière de démocratiser cet espace » (p. 162).

De nouveau, l'analyse du propos d'Alon ne doit pas être précipitée. Sans doute, nombre de lecteurs, irréversiblement attachés à la « Cause », en concluront que la condition d'une coexistence pacifique et égalitaire entre Israéliens et Palestiniens, c'est en effet le renoncement à un « Etat juif » au profit d'un Etat, certes démocratique pour tous ces citoyens, mais néanmoins palestinien et arabe. Or, il me semble que ce serait replonger dans l'impasse plutôt que frayer une alternative politique à ce qui tient lieu de norme étatique au Moyen-Orient. A suivre les suggestions de Salameh, une « manière » vraiment radicale « de démocratiser » l'espace de la coexistence pacifique et égalitaire serait de ne plus avoir besoin non seulement « d'un Etat juif », mais de ce que Hass appelle donc « l'Etat tout court ». A défaut de cette perspective de libération radicale, est-ce à dire que, ne plus avoir « besoin d'un Etat juif », en abolir la normativité politique et sociale, c'est embrasser la « Cause » antisioniste, et conséquemment aspirer à la création d'un Etat palestinien « arabe et démocratique » ? C'est à Sulaiman Khatib, le compagnon d'armes de Chen Alon, qu'il revient de clarifier ce point crucial, et sa position est la suivante : « Je ne vois pas de réel problème à ce que, sur cette terre à laquelle nous appartenons tous et sur laquelle nous nous battons, nos aspirations, nos idées de libération puissent se réaliser : l'aspiration palestinienne à une patrie, l'aspiration juive à une patrie, la sécurité » (p. 162). Une telle « patrie », d'un point de vue authentiquement révolutionnaire, ne peut qu'être affranchie de « l'Etat tout court », cela va de soi, sans quoi cela reste, bien entendu, un exil essentiel. Mais tous les exils ne sont pas pour autant similaires. Et il est manifeste que le chemin vers la « patrie », en Israël-Palestine, du moins aux yeux des fondateurs de Combatants for peace, doit prendre la forme d'une organisation politique binationale, répondant égalitairement à l'aspiration juive à une patrie, l'aspiration palestinienne à une patrie, et assurant l'égale sécurité des uns et des autres.

*

Ayant « rejoint la lutte à quatorze ans » en intégrant les « jeunesses du Fatah », puis bientôt arrêté, passant toute sa jeunesse (une dizaine d'années) dans les geôles israéliennes (p. 157-158), les propos de Sulaiman Khatib ne sont pas seulement d'une limpidité exemplaire, ils sont aussi d'un rayonnement singulier. C'est pourquoi la force du livre de Hass est finalement de produire un espace de pensée qui soit comme un écrin recueillant et abritant les énoncés de ces habitants du pays, Israéliens et Palestiniens, et comme parfois déjà israélo-palestiniens. En écho aux paroles d'Alon, affirmant qu'il veut « vivre dans le même espace démocratique que l'autre », Khatib dit : « Je crois également que l'avenir de notre liberté est profondément lié. Je ne pense pas que les Juifs n'auront jamais de légitimité durable dans cette région sans que les Palestiniens soient présents et, d'une certaine manière, donnent leur bénédiction » (p. 163). Ce sont en effet les termes de l'ultime alternative : le « génocide » ou la « bénédiction ».

Les néofascistes israéliens et palestiniens ont tranché et dorénavant, ou encore une fois, les masses israéliennes et palestiniennes sont requises de se soumettre à l'injonction idolâtre par excellence, celle de l'union sacrée. Reste que le « réel » antifasciste, aussi apparemment démuni soit-il face au géant Goliath, est sûr de son fait, qui est son « présent » : la bénédiction mutuelle israélo-palestinienne. Ou pour le dire avec les auteurs du Manifeste du Parti Communiste : « Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste c'est le présent qui domine le passé ».

Ivan Segré


[2] Voir par exemple le compte-rendu dans l'hebdomadaire Le Point d'une étude parue en 2017, menée par des chercheurs de la très libérale London School of Economics, dénonçant une « supercherie magistrale » fomentée par l'Etat irakien afin de berner l'Unicef et d'autres organismes internationaux : https://www.lepoint.fr/monde/500-000-enfants-morts-a-cause-de-l-embargo-saddam-hussein-avait-menti-07-08-2017-2148603_24.php

[4] Conférence accessible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=W0plkvFTrD4

[5] Rwanda, une histoire volée. Dette et génocide, Mons, Tribord, 2013I, p. 5-6. Duterme explique notamment, au sujet du clivage ethnique entre Hutu et Tutsi : « Traditionnellement, la société rwandaise comprend trois ‘‘ethnies'' : les hutu, majoritaires, habituellement cultivateurs ; les Tutsi, éleveurs de tradition et les Twa, 1 % de la population, vivant essentiellement de la chasse et de la cueillette. Ces groupes sociaux, bien qu'ayant des niveaux de prestige différents – les Tutsi étant en haut de la hiérarchie sociale – ne sont pas des castes figées pour autant. Les mariages mixtes étaient acceptés et il était possible que des Hutu deviennent Tutsi et que des Tutsi soient ‘‘rétrogradés'' au rang de Hutu. Malgré ces éléments, et conformément à la vision évolutionniste de l'époque, les Européens vont ‘‘racialiser'' ces catégories sociales, en leur attachant des caractéristiques génétiques et physiques, notamment en s'inspirant des méthodes ‘‘scientifiques'' de Gobineau – mesure des crânes, longueur du nez, des membres, etc. –. ‘‘Les concepts biosociologiques du sang et de la race qui dominaient en Occident sont alors introduits dans une société en voie d'acculturation qui les intégrera progressivement''. Ainsi, les colons vont faire des Tutsi une ‘‘race de seigneur'', ‘‘assimilés à des Européens à peau noire''. On peut voir une illustration de cela dans un numéro de la Revue Nationale belge de 1950. Selon ce document, les Tutsi sont ‘‘élancés, possèdent le nez droit, le front haut, les lèvres minces […], sont réservés, polis, fins'' alors que les Hutu sont ‘‘des nègres qui en possèdent toutes les caractéristiques : nez épaté, lèvres épaisses, front bas, crâne brachycéphale, qui conservent un caractère d'enfant, à la fois timide et paresseux, et le plus souvent sont d'une saleté invétérée''. À travers ce racisme abject, le colonisateur va considérer les Tutsi comme une élite sur laquelle il s'appuiera pour gouverner. On peut présager de cette manière de faire une des premières causes de la haine des Hutu vis-à-vis des Tutsi. Comme le souligne Colette Braeckman : ‘‘les Allemands, puis les Belges réussissent à faire porter par les autorités locales le poids du mécontentement que provoquent les contraintes de la colonisation''. A noter que cette façon de procéder n'est pas inédite dans l'histoire coloniale globale. Au contraire, l'économiste marxiste Ernest Mandel écrivait déjà ceci en 1974 : ‘‘le capital étranger va généralement s'allier aux classes dominantes indigènes, les traiter comme intermédiaires pour l'exploitation des paysans et des travailleurs indigènes, et consolider leurs rapports exploiteurs avec leurs propres peuples''. C'est probablement au Rwanda que cette stratégie aura les conséquences les plus dramatiques puisqu'elle est à l'origine d'une rupture sociale entre Hutu et Tutsi » (ibid. p. 10-11).

[6] Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, Mons, Tribord, 2014, p. 107.

[7] Voir « L'égarement antisioniste : le cas d'Andreas Malm » LM# 469.

[8] https://blog.mondediplo.net/le-sionisme-et-son-destin. Voir, à ce sujet, « Les écrits antisionistes de Frédéric Lordon », LM#493.

[9] Dans The Fabelmans (2022), sorte de récit autobiographique d'une vocation, Spielberg n'est pas loin, consciemment ou inconsciemment, de rejoindre Straub. En effet, le jeune héros, cinéaste en herbe, malingre et juif, dominé dans les rapports raciaux, mais maître dans la fabrique des images, trouve dans l'exercice de son art une manière de déjouer la haine et le mépris que lui vouent certains camarades californiens. Durant une fête d'école, il filme une compétition sportive à laquelle ses persécuteurs participent ; c'est l'occasion pour lui de répondre à leur haine par un chant d'amour, mais d'une ambiguïté redoutable : il filme les corps des athlètes, puissants et blonds, comme s'il s'agissait de héros grecs, mais l'esthétique cinématographique qu'il adopte, délibérément caricaturale, ne peut pas alors ne pas faire songer à l'esthétique nazie. Spielberg entend-il insinuer que son succès cinématographique est fondé sur une alliance de cette nature scellée avec la société nord-américaine ? On sait l'exigence de la méchante reine dans le conte de la Belle au bois dormant : « Miroir, dis-moi que je suis la plus belle ». Spielberg aurait assumé de remplir la fonction du miroir. C'était apparemment sa porte d'entrée dans la société blanche américaine. Et une manière de prosternation ?

[10] Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, trad. J. Salingue, Actes Sud, 2017, p. 69

[11] Voir « Le salut viendra d'Iran », LM#419. En guise de cerise sur le gâteau, signalons que le scandale du « Qatargate », en Israël, semble indiquer que le régime qatari n'a pas seulement financé le Hamas avec la bénédiction du gouvernement israélien, il aurait aussi arrosé certains des plus proches collaborateurs de Netanyahou.

[12] Un article du Washington Post, daté du 6 octobre 2025, rend compte de ce sondage réalisé par le journal américain : « Many American Jews sharply disapprove of Israel's conduct of the war in Gaza, with 61 percent saying Israel has committed war crimes and about 4 in 10 saying the country is guilty of genocide against the Palestinians, according to a Washington Postpoll »(https://www.washingtonpost.com/politics/2025/10/06/jewish-americans-israel-poll-gaza/).

[13] Circonstances, 3. Portées du mot « juif », Lignes, 2005, p. 82.

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