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15.12.2025 à 15:32

De la bêtise artificielle

dev

Entretien avec Anne Alombert

- 15 décembre / , ,
Texte intégral (8927 mots)

Lorsque le thème de l'intelligence artificielle est abordé dans lundimatin, c'est soit pour en réfuter les croyances sous-jacentes, soit pour y déceler les prémices d'un appauvrissement et d'une fascisation du monde, soit pour en appeler au sens commun : la combattre et/ou la déserter [1]. La philosophe Anne Alombert vient de publier De la bêtise artificielle (Allia) qui défend une approche héritée de Bernard Stiegler et que l'on pourrait qualifier de beaucoup plus nuancée. Non pas en ce qui concerne l'expansion d'une bêtise artificielle en cours mais des bricolages qui pourraient être inventés pour la limiter, voire la rendre démocratique et contributive. Qui sait, une plateforme collaborative correctement algorithmée délibèrera peut-être un jour en faveur d'un programme résolument luddiste ?

I. La bêtise artificielle : prolétarisation noétique et entropisation culturelle

La critique politique de l' « intelligence artificielle générative » développée dans De la bêtise artificielle : pour une politique des technologies numériques s'inscrit dans la continuité des analyses de Bernard Stiegler, sur lesquelles tu as beaucoup travaillé par ailleurs, notamment dans un autre livre paru la même année, intitulé Penser avec Bernard Stiegler : de la philosophie des techniques à l'écologie politique. Les deux dimensions qui semblent fondamentales dans tes réflexions sont la conception pharmacologique de la technologie et la « nouvelle critique de l'économie politique » développée par Stiegler. La conception pharmacologique est issue de la lecture du Phèdre de Platon, dans lequel Platon affirme que l'écriture, qui permet aussi de sauvegarder la mémoire et de transmettre les savoirs, risque aussi de figer la pensée et d'externaliser la mémoire, asséchant la vitalité du dialogue. C'est la figure du pharmakon : à la fois poison et remède. Par ailleurs, dans Pour une nouvelle critique de l'économie politique (2009), Stiegler remarquait notamment que le développement technologique et industriel pouvait conduire à une « bêtise systémique », qui provenait d'une dépossession des savoirs. Selon lui, cette dépossession concernait tant les personnes en bas de l'échelle sociale, qui aurait un savoir faire, que les élites, qui aurait un savoir théorique. Les « prolétaires du système nerveux sont tout autant prolétarisés que les prolétaires du système musculaire », disait-il. En quoi ces analyses peuvent-elles nous aider à comprendre les enjeux des « intelligences artificielles génératives » que tu étudies dans le livre ?
L'originalité de la « nouvelle critique de l'économie politique » de Stiegler consiste à articuler les réflexions de Platon à celle de Marx, ce qui constitue évidemment un geste très provocateur du point de vue de l'histoire de la philosophie – sans même évoquer les siècles qui les séparent, Platon est considéré comme le penseur idéaliste par excellence alors que Marx est considéré comme le fondateur du matérialisme historique. Mais le geste de Stiegler consiste précisément à dépasser cette alternative, notamment à travers les notions de pharmakon et de prolétarisation. Stiegler explique que la question du pharmakon posée par Platon est déjà-la question de la prolétarisation, c'est-à-dire la question de l'extériorisation d'un savoir vivant (la mémoire, l'esprit) dans un support technique (l'écriture, la matière) : de même que le citoyen extériorise sa mémoire dans l'écriture, cesse de la pratiquer et s'en voit ainsi dépossédé (Platon), de même, l'artisan extériorise ses savoirs-faire dans la machine-outil, cesse de les pratiquer et s'en voit ainsi dépossédé, devenant du même coup un ouvrier prolétarisé (Marx).

Pour Stiegler, ce phénomène de prolétarisation ne concerne pas seulement les savoir-faire, mais aussi les savoir-vivre et les savoir-penser : aujourd'hui, force est de constater que ce ne sont plus seulement les savoir-faire qui sont extériorisés dans les machines outils, mais aussi les savoir-penser qui sont extériorisés dans les systèmes algorithmiques. Par exemple, lorsque l'algorithme de recommandation d'une plateforme me recommande un contenu, je délègue ma capacité de décision à un système de calcul automatisé. Il s'agit d'une nouvelle phase dans le processus d'extériorisation, d'automatisation et de prolétarisation des savoirs.

Aujourd'hui, avec l'IA générative, ce phénomène de prolétarisation des savoir-penser se poursuit et c'est cette nouvelle étape que j'essaie de décrire dans le livre : il me semble que l'on assiste aujourd'hui à la délégation de nos capacités expressives aux systèmes algorithmiques, qui génèrent des textes (des sons ou des images) à notre place. Des calculs probabilistes sur des quantités massives de données se substituent ainsi à l'exercice des facultés noétiques de mémoire, de synthèse et d'imagination qui sont à l'oeuvre dans les activités d'expression et qui sont éminemment singulières. À l'inverse, les calculs probabilistes effectués sur des quantités massives de données par les grands modèles de langage (LLM) renforcent les moyennes et les biais majoritaires, en éliminant les singularités idiomatiques (les écarts, les exceptions, les improbabilités). Cela risque de conduire à un langage très stéréotypés et uniformisé, qui sera aussi formaté en fonction de la manière dont les systèmes ont été entraînés, le plus souvent par des entreprises privées issues de la Silicon Valley, qui ont des agendas politiques et économiques bien déterminés.

Mais pourquoi il n'y aurait pas dans ce cas un effet rebond : Chat-GPT ne va peut-être pas remplacer le langage et le discours, mais simplement les démultiplier, de même que les visioconférences et l'image en général n'ont pas remplacé la communication écrite. Tout s'empile plutôt que de se remplacer : peut-on vraiment tabler sur un essoufflement ?
Selon moi, la question est moins celle du remplacement que celle du contrôle sur les symboles circulant dans les milieux médiatiques numériques et donc dans les esprits. Je crois que c'est la question des industries culturelles et du conditionnement des esprits qu'il faut poser ici et non seulement celle du remplacement des humains par les machines (qui n'est pas une question très pertinente à mon avis, comme je l'explique à la fin du livre). Par exemple, le cinéma hollywoodien n'a pas remplacé l'imagination : il a conditionné les imaginaires, et une fois associé à l'industrie du tabac, il a incité à la consommation de cigarettes. Avec l'IA générative, il me semble que nous sommes confrontés à un un nouveau type de psychopouvoir ou de neuropouvoir, c'est-à-dire, à une nouvelle forme de conditionnement de notre langage et de nos symboles, donc de nos esprits.

Dans le livre, je cite une étude qui montre que des scientifiques utilisant ChatGPT pour écrire leurs papiers ont ensuite mobilisé de manière amplifiée certaines des expressions générées par le service numérique : nous risquons d'adopter les catégories de langage et les stéréotypes symboliques véhiculés par ces dispositifs et de conformer nos esprits aux idéologies des entreprises (souvent californiennes ou chinoises) qui les développent, selon des biais (linguistiques, politiques, statistiques) qui sont pourtant très problématiques. Nous risquons ainsi d'intérioriser très vite certaines catégories ou certains symboles, certaines manières de parler ou d'écrire qui sont aussi des manières de penser et de réfléchir… Aussi, nous critiquons les idéologies politiques des géants du numérique, mais nous utilisons quotidiennement et par millions les technologies qui implémentent ces idéologies, comme si ces technologies n'avaient aucun effet sur nous, or ces technologies ne sont pas neutres ! Aucune technologie n'est neutre, et encore moins des machines à écrire automatisées chargées de biais.

Il existe aussi des risques d'uniformisation et de standardisation importants, sous l'effet de l'exploitation probabiliste de la mémoire collective numérisée, qui se voit ainsi réduite à un stock ou un capital informationnel dont il s'agit d'extraire de la plus-value, en prédisant les séquences de signes les plus probables et les plus adaptées. Pour comprendre ce phénomène, il peut être utile de se référer aux travaux de Frédéric Kaplan sur le capitalisme linguistique [2] : Kaplan a montré comment les logiciels d'auto-complétion intégrés aux moteurs de recherche contribuaient à uniformiser les pratiques linguistiques en incitant les utilisateurs à se conformer aux expressions les plus probables. Les logiciels de génération fonctionnent sur la même base technologique que les logiciels d'auto-complétion : la prédiction algorithmique de séquence de signes probables, qui écrase les expressions originales, alors même que c'est à partir de ces expressions originales et idiomatiques que les langues peuvent se diversifier et évoluer. Et il en va de même pour les pratiques artistiques, scientifiques, philosophiques, qui ne se diversifient et ne se renouvellent qu'à partir des écarts, des exceptions, des improbabilités – et non à travers la répétitions des idées reçues, des opinions majoritaires ou des clichés.

Bien sûr, la génération automatique va démultiplier les contenus, mais démultiplier les contenus de mauvaise qualité peut être très dangereux car cela risque d'invisibiliser les contenus pertinents : le fait d'inonder la toile de contenus sensationnels et insignifiants est une stratégie politique dans le contexte de la post-vérité, qui permet de créer de la confusion et de la diversion.

Effectivement, dans le livre, tu identifies plusieurs limites inhérentes aux IA génératives sur le plan symbolique : d'une part la machine sape les capacités cognitives ou noétiques qui ont rendu son émergence possible et d'autre part, la machine ne peut pas éternellement carburer avec des contenus eux-mêmes automatiques, qu'elle a elle-même produit. C'est l'horizon d'un effondrement des grands modèles d'IA, peux-tu nous l'expliquer ?
Oui, j'essaie d'envisager les conséquences des IA génératives à la fois en termes d'écologie environnementale (épuisement des ressources naturelles/énergétiques) et d'écologie mentale et sociale (épuisement des ressources culturelles ou symboliques). De mon point de vue, la démultiplication des contenus automatisés pourrait se révéler problématique pour deux raisons au moins. La première est le risque de la défiance généralisée : serons-nous encore capables de croire en ce que nous lisons, voyons ou entendons lorsque la majorité des contenus seront générés automatiquement, et que nous saurons que chacun des contenu auquel nous sommes confrontés a sans doute été trafiqué ? La seconde est le problème de l'entropisation culturelle : les modèles entraînés sur des contenus déjà automatisés seront-ils encore capables de générer des contenus signifiants ou bien les contenus deviendront-ils de plus en plus appauvris et de moins en moins pertinents, à l'image de ce que l'on constate déjà aujourd'hui avec le phénomène de l'« IA slop » ? Cet appauvrissement des milieux symboliques numériques et cette défiance à leur égard me semble très dangereuse politiquement.

Un article paru dans la revue Nature l'année dernière évoquait l'effondrement des modèles [3], lié au fait que lorsque ceux-ci effectuent leurs calculs à partir de contenus déjà automatiquement générés, la qualité de leurs résultats est dégradée. Cela me semble assez logique, puisque comme je l'expliquais, les calculs de probabilités renforcent les biais et les majorités : ils ne peuvent simuler des contenus humains qualitatifs que s'ils sont nourris par des contenus humains de bonne qualité, mais si les algorithmes sont entraînés sur des contenus de mauvaise qualité, alors ils générerons des contenus de mauvaises qualité également, à partir d'une recombinaison statistique de leurs éléments. Faire des calculs de probabilités sur des contenus déjà issus de calculs probabilistes, c'est un peu comme faire la photocopie d'une photocopie d'une photocopie : au bout d'un moment, la qualité est dégradée car le contenu original n'est jamais renouvelé.

Or dans le cas des IA génératives, qui sont en fait des « IA extractives [4] », comme l'expliquent Jean Cattan et Célia Zolynski, les contenus humains ont été exploités sans autorisation et sans rémunération de ceux qui les avaient produits (auteurs et créateurs d'œuvres numérisées, mais aussi contributeurs à une encyclopédie collaborative comme Wikipédia ou encore utilisateurs des réseaux sociaux). De plus, aucun mécanisme de redistribution des richesses n'est envisagé pour valoriser la production de contenus originaux. Dès lors, les contenus automatiques auront vite fait d'envahir la toile et les systèmes de s'entraîner sur leurs propres productions automatisées...

Tu soutiens aussi, dans le livre, que cette automatisation et cette uniformisation du langage se révèlent d'autant plus problématiques dans le contexte de développement des « agents conversationnels » et de « compagnons virtuels », qui pourrait conduire à ce que tu décris comme une automatisation de l'altérité. Tu expliques que ces services numériques risquent de devenir des doudous régressifs car ils impliquent une relation de dépendance émotionnelle : le chatbot nous fait des éloges, nous rassure, nous renforce dans nos opinions. D'ailleurs, tu expliques que ces dispositifs se fondent sur la théorie psychologique du « regard positif inconditionnel » et se présentent comme des prétendus remèdes à la solitude de leurs clients.

Cela fait écho à la double dimension de la notion de fétichisme : d'un côté, la dimension clinique et psychanalytique, à savoir la compensation de la peur de la rupture ou de la castration, le fétiche qui est un intermédiaire mais qui se met à être adoré comme tel ; et d'un autre côté, le fétichisme de la marchandise, moins affectif que social, en lien avec le marché. Le fétichisme est la forme marchande de la médiation : les gens entrent en contact avec des choses au lieu d'entrer en contact entre eux, les rapports entre des gens sont médiés par des rapports entre ordinateurs. Mais alors, ne pourrait-on pas considérer que c'est la solitude qui est le véritable problème, plutôt que les outils pour y remédier ?

Bien sûr, la solitude est un problème : d'où la nécessité d'envisager des « remèdes » sociaux et politiques à la solitude, et d'éviter le technosolutionnisme qui nous fait considérer toute innovation comme un remède sans voir les risques d'intoxication… La perspective pharmacologique est essentielle ici : à force de nous entretenir avec nos chatbots, présent 24h/24, toujours d'accord avec nous, toujours de notre côté, ne risquons-nous pas d'abandonner nos savoir-sociaux les plus fondamentaux ? Se confronter à l'autre, n'est-ce pas d'abord endurer l'expérience d'une non-coïncidence et d'une séparation, à partir desquelles seulement une relation peut se tisser ? Aimer l'autre, n'est-ce pas aussi aimer sa manière de nous résister et de ne pas nous ressembler ?

Il me semble que ces dispositifs qui prétendent répondre au problème de la solitude ne peuvent que l'aggraver, en provoquant une automatisation de l'altérité, c'est-à-dire, en court-circuitant les liens collectifs à travers des miroirs numériques, qui engendrent une confusion entre reflet algorithmique de soi et rapport social à l'autre : c'est le mythe de Narcisse qui est implémenté dans ces technologies ! Comme Narcisse, qui prend son reflet pour une autre personne et qui en tombe amoureux, certains individus tombent aujourd'hui amoureux de leurs chatbots qui ne sont que de reflets algorithmiques d'eux-mêmes. Je ne crois pas que ces robots conversationnels constituent des remèdes à la solitude, mais plutôt des industries faisant de la solitude un nouveau marché : les entreprises de compagnons IA ont tout à gagner dans le fait que les utilisateurs tombent amoureux de leurs produits. N'est-ce pas le rêve de toute entreprise qui se plie à la loi du capitalisme consumériste ?

L' idée du fétichisme de la marchandise me semble très pertinente ici, effectivement : ce qui est peut-être nouveau dans la configuration actuelle est que non seulement les rapports avec des choses remplacent les rapports sociaux, mais les rapports avec des choses sont confondus avec des rapports sociaux – il me semble qu'une nouvelle forme de « fétichisme » voit le jour ainsi.

II. Le capitalisme computationnel : automatisation numérique et travail humain

Dans la perspective marxiste dont hérite Stiegler, la technique n'apparaît jamais de nulle part, mais toujours depuis des évolutions internes à la société. Pourtant, dans le mythe de Prométhée, que Stiegler évoque également et que tu rappelles dans le livre, la technique apparaît comme venue des dieux (Prométhée la vole pour la donner aux mortels) donc comme exogène, extérieure à la réalité sociale. N'y a-t-il pas une contradiction ici ?
Je pense qu'il n'y a pas de contradiction mais que ces discours se situent sur des plans différents. La mythologie n'est pas une description d'un phénomène réel/historique : je ne crois pas du tout que d'un point de vue historique, la technique soit tombée du ciel, apportée par un titan qui l'aurait volée aux dieux… Si je devais parler de l'origine historique ou sociale de la technique, je me référerais plutôt aux travaux de paléoanthropologie de André Leroi-Gourhan qu'aux mythes… Mais je crois que le mythe de Prométhée nous dit tout de même quelque chose, non pas sur l'origine historique de la technique, mais sur la signification des liens entre humanité et technicité : il n'y a jamais eu d'humain sans technique, les techniques sont des organes artificiels dont nous ne pouvons pas nous passer, un humain pré-technique n'a jamais existé. En ce sens, le mythe grec rejoint les acquis de la paléolanthropologie, et même les thèses de Marx, qui, bien avant Leroi-Gourhan, avait défini l'humain comme un vivant technique lui aussi, invitant même à faire l'histoire de l'évolution des organes artificiels comme Darwin avait fait l'histoire de l'évolution des organes naturels…
Dans la théorie des machines de Marx, celles-ci ne naissent pas du cerveau d'un inventeur génial mais sont un produit de la division du travail. On peut mécaniser les tâches parce qu'elles ont été simplifiées et divisées auparavant. L'idée importante ici est que la prolétarisation était déjà-là et que la machine va la renforcer. Dans L'Oeil du Maître, Matteo Pasquinelli reprend cette thèse pour parler de la naissance de la mécanisation du calcul : c'est via la division du travail que Babbage a l'idée de la machine à différence, ancêtre de l'ordinateur. Qu'en penses-tu ?
Je suis tout à fait d'accord avec la thèse de Pasquinelli, que Stiegler posait déjà avant lui d'une manière un peu différente, me semble-t-il, en ce qui concerne les technologies numériques : toute technologie procède d'un processus de grammatisation, c'est-à-dire, de la discrétisation d'un flux temporel en sections/éléments discrets. Il faut donc une division préalable du travail vivant ou du flux temporel pour pouvoir mécaniser une tâche dans un système technique, qu'elle soit manuelle ou intellectuelle (ou même perceptive, pour reprendre le cas étudié par Pasquinelli). C'est la raison pour laquelle je préfère parler d'automatisation ou de grammatisation computationnelle et non d' « intelligence artificielle » : de même, je parlerais plutôt d'automatisation ou de grammatisation de la perception que de perception artificielle. En revanche, si la division du travail était déjà-là en principe, elle n'est pas forcément toujours déjà-là en fait, et surtout, même quand elle est là de fait, cela n'exclut pas que les technologies rétro-agissent en retour sur les pratiques.

Par exemple, dans le cas de la machine-outil qui procède de la division industrielle du travail manuel, il me semblerait problématique de ne pas reconnaître que le travail à la chaîne a également des effets en retour sur le corps et les savoirs des ouvriers. De même, dans le cas des algorithmes de recommandation ou de génération, il me semble assez évident que ces technologies procèdent d'une grammatisation des facultés psychiques de décisions ou d'expression (donc d'une division du travail intellectuel), mais il me semble tout aussi évident que ces technologies rétroagissent également sur nous et ont des effets sur nos esprits. En fait, quand bien même on ne pourrait mécaniser des tâches qu'à condition de leur division ou de leur discrétisation préalable, cette mécanisation a des effets en retour également : la prolétarisation se situe à la fois en amont et en aval.

Cette notion d'automatisation rejoint aussi les analyses de Juan Carbonel, dans Un taylorisme augmenté : il soutient que le travail de traduction n'est pas menacé en tant que tel, mais plutôt dégradé. Il exige au traducteur d'être un relecteur de textes générés par IA, c'est-à-dire que c'est sa créativité et son autonomie qui sont remis en cause d'avantage que le travail lui-même. Ces réflexions rejoignent de nombreuses analyses matérialistes qui remettent en partie en cause la lecture sur « la fin du travail », très courante à la fin des années 90 et à la mode à nouveau avec l'IA générative, en montrant qu'il y a plutôt un déplacement du travail vers du « micro-travail précaire », une parcellisation radicale du travail, une « taylorisation », qui rendent seule l'IA opérante. Avec l'IA générative, ce serait donc moins à une « disparition du travail » que nous aurions affaire, qu'à une « dégradation du travail ». Que penses-tu de ce genre de lecture ?
Je suis tout à fait d'accord sur ce point, c'est ce que j'explique au début du livre : nous allons nous retrouver en position de relecteurs à corriger les fautes de ces systèmes comme nous corrigeons les fautes des logiciels de traduction automatiques. Dans le livre, je compare cette situation avec ce que disait Marx de l'artisan devenu ouvrier prolétarisé, qui devient « accessoire de la machine » et voit son travail réduit à une tâche monotone sans intérêt. À ceci près que pour pouvoir corriger une traduction ou un texte, encore faut-il posséder un certain savoir de la langue en question, or à force de déléguer ces savoirs à des systèmes algorithmiques, nous risquons de ne plus les pratiquer et de ne plus les transmettre… D'où la nécessité de ne pas renoncer à la transmission des savoirs fondamentaux, sans quoi nous nous retrouverons vite dans une situation de dépendance à la fois cognitive et technologique à l'égard de ces nouvelles machines d'écriture automatiques et des entreprises qui les produisent.

Plus généralement, je pense que la question du remplacement n'est pas nécessairement la bonne question, même si je crois que cette nouvelle phase d'automatisation pourrait avoir des conséquences très problématiques sur l'emploi et qu'elle requiert sans doute de repenser nos modèles économiques, comme le proposait Stiegler à travers le projet d'économie contributive, sur lequel je pourrais revenir ensuite. Mais dans le livre, j'essaie d'expliquer qu'on assiste moins à un remplacement à proprement parler qu'à une substitution : à un travail vivant ou à une activité interprétative se substitue un capital fixe ou un calcul automatisé. Et bien sûr, cela entraîne une dégradation du travail ou de l'activité, et des effets de prolétarisation, que nous avons déjà évoqués.

Mais le fait de poser les choses ainsi ouvre aussi une autre question : peut-on tout automatiser ? Peut-on substituer du calcul automatisé à toutes les activités ? Je ne crois pas que ce soit le cas : qu'il s'agisse des activités dites manuelles ou techniques ou des activités dites intellectuelles ou théoriques, il y a toujours une part irréductible d'interprétation liée à la singularité des personnes qui pratiquent les savoirs et à la singularité des situations, que ce soit dans le cas de la réparation d'une voiture ou d'un cours de mathématique. C'est cette diversité des savoirs vivants qui constitue la véritable richesse des sociétés et qui est au principe de leurs évolutions. Une société intégralement automatisée ne pourrait même plus évoluer.

Par ailleurs, l'autre hypothèse sous-jacente à cette « disparition du travail » est l'idée que les technologies seraient capables d'augmenter les gains de productivité. L'idée selon laquelle l'IA pourrait sauver une économie en stagnation est assez partagée, car l'IA permettrait justement de réduire le recours au travail, grâce à l'automatisation, tout en augmentant parallèlement la production. Cependant, pour le moment, rien ne permet d'assurer et de prévoir absolument que l'IA permette un gain réel de productivité. Il est probable que ce soit d'avantage dans les parts du capital qui ont à voir avec le « secteur de la redistribution » au sens de Marx (le secteur qui redistribue la valeur, par exemple les services juridiques ou financiers, la publicité, etc.) que les transformations réelles du travail soient visibles, et pas dans le secteur de la production (comme par exemple l'industrie automobile, qui n'investit pas immédiatement dans des technologies qui peuvent être coûteuses et peu sûres). Ce qui faisait dire à Robert Solow il y a quelques décennies qu'« on voit des ordinateurs partout, sauf dans les chiffres de la productivité ». Est-ce que ce serait la même chose avec l'IA ?
Je ne suis pas économiste, et le débat est loin d'être réglé au sein de l'économie elle-même, puisque deux récents prix Nobel soutiennent des positions très divergentes en la matière [5]. Pour l'instant, l'IA générative fait certainement l'objet d'une bulle spéculative et les capitalisations boursières des entreprises qui développent ces produits logiciels semblent augmenter bien plus vite sur les marchés financiers que la production de richesse au sein des économies réelles et des sociétés. Tous les discours autour de l'intelligence artificielle générale me semblent symptomatiques d'une économie de la promesse où il s'agit d'attirer des capitaux avec des stratégies de marketing tout en ignorant la question des répercussions économiques et sociales de ces dispositifs dans les sociétés.

Je me trompe peut-être, mais je ne suis pas convaincue par l'augmentation de la productivité au moyen de l'IA générative : non seulement l'intégration de solutions IA dans les entreprises pose des problèmes en terme de cybersécurité, mais on parle également aujourd'hui de « workslop » pour désigner la perte de temps et de confiance au travail, lié à l'usage des IA génératives (par exemple, des employés ou collègues qui s'envoient des documents automatiquement générés que les autres sont obligés de vérifier et de corriger). Cela se traduit par une perte d'efficacité et de productivité – sans même parler de la perte de sens que cela implique aussi. Ce type de phénomène me fait plutôt penser à ce qui s'était produit avec les réseaux sociaux commerciaux et la dégradation des facultés attentionnelles qu'ils impliquent, qui avait engendré des problèmes en terme de productivité, comme l'a souligné une étude récemment publiée [6]. J'ai le sentiment que le développement de plus petits modèles d'IA spécialisés dans des fonctions déterminées et conçus pour automatiser des tâches collectivement conçues comme automatisables dans tel ou tel secteur, seraient en fait plus efficace en terme de productivité.

À la fin de ton livre, on trouve le motif d'une contradiction ou d'un effondrement possible du système du capitalisme computationnel, qui serait inhérente à son propre développement : tu expliques que ce système détruit les conditions naturelles et culturelles dont il a pourtant besoin pour subsister. Quelle politique tirer de cette prévision ? Certains accélérationistes de gauche ont cru voir là un effondrement inéluctable du capitalisme, d'autres pensent y voir une fatalité du stagnationnisme, selon laquelle l'innovation atteint vite ses limites.
Cela dépend ce qu'on appelle accélération et innovation, deux mots assez généraux qui peuvent avoir des sens très différents… Wikipédia est une « innovation » qui permet le renouvellement des savoirs et la constitution d'un commun mais ChatGPT est une « innovation » qui se fonde sur l'extractivisme et la moyennisation : ces deux « innovations » n'ont pas du tout les mêmes modèles économiques ni les mêmes effets psychiques, sociaux, culturels, politiques… Cela dit, si l'on considère le capitalisme computationnel, plutôt que l'innovation en tant que telle, en effet, je pense que l'on peut évoquer une auto-destruction du système, à travers l'épuisement des ressources naturelles et culturelles et la dégradation du travail et des savoirs humains. D'où la nécessité d'envisager des modèles technologiques et économiques alternatifs, qui ne se fondent pas sur l'extractivisme, l'automatisation et la prolétarisation - comme je le soutiens dans la dernière partie du livre.

III. Les alternatives : régulation, contribution, technodiversité

Mais de telles plateformes ou technologies sont-elles viables dans les sociétés actuelles ? Concernant les systèmes de recommandation collaboratif comme Tournesol que tu évoques, on imagine mal que dans un monde où règne la recherche de profit, ces dispositifs ne soient pas détournés et trafiqués pour payer des gens une misère afin qu'ils recommandent des contenus…
Dans le livre, je soutiens en effet la nécessité de concevoir et de développer des technologies herméneutiques et contributives, c'est-à-dire des technologies qui n'ont pas pour fonction de remplacer les capacités psychiques et d'automatiser les comportements sociaux, mais qui, à l'inverse, supportent des activités de réflexion, de jugement, d'interprétation, de partage et de contribution. Je donne plusieurs exemples. Tout d'abord, le plus connu, l'encyclopédie collaborative Wikipédia, qui permet la co-constrution collective de savoirs et le libre accès à ces savoirs de manière tout à fait inédite : une telle encyclopédie collaborative aurait été technologiquement impossible du temps du livre ou de la télévision, elle représente donc une innovation numérique importante, qui implique l'exercice des capacités d'expression, de jugement, de délibération, de certification, et la constitution d'un commun [7]. De même, la plateforme Pol.is [8] permet la délibération collective et la recherche de consensus à grande échelle en ligne, grâce à un algorithme permettant de faire remonter les propositions susceptibles de faire l'objet d'un accord au sein de groupes idéologiquement opposés : sans une telle plateforme, il est très difficile de faire émerger ce type de propositions, en raison de la culture du clash à la télévision ou de la polarisation des opinions sur les réseaux sociaux commerciaux. Enfin, la plateforme de recommandation collaborative Tournesol [9] permet à des citoyens de voter pour les contenus qu'ils jugent d'utilité publique afin de décider des informations qui doivent être valorisées dans la sphère médiatique : là encore, une telle participation citoyenne à l'environnement informationnel demeurait impossible du temps de la presse ou de l'audiovisuel.

Bien sûr, il est toujours possible d'imaginer que de telles plateformes soient trafiquées (plus vraisemblablement par des bots, car en général ce ne sont pas des humains qui sont directement payés pour détourner ces systèmes, ce sont plutôt des bots qui sont mobilisés) : c'est la raison pour laquelle il faut les soutenir économiquement et politiquement, afin de leur donner les moyens de se protéger au mieux grâce à des systèmes sécurisés. On peut remarquer que Wikipédia a très bien fonctionné pendant de nombreuses années, sur la base du bénévolat et des dons essentiellement, sans être nullement trafiqué – mais elle est aujourd'hui en danger et requiert donc un soutien plus important. De même, Tournesol est une plateforme sécurisée, elle ne peut donc normalement pas être détournée par des bots ou des fausses recommandations (contrairement aux algorithmes des réseaux sociaux commerciaux, très vulnérables à l'égard des techniques d'astroturfing), mais elle requiert elle aussi d'être soutenue pour pouvoir se protéger contre d'éventuelles cyberattaques et pour pouvoir être développée à plus grande échelle et affinée dans ses fonctionnalités.

Enfin, j'insiste surtout sur la technodiversité, c'est-à-dire la nécessité de diversifier nos systèmes et de permettre aux utilisateurs de choisir les dispositifs qu'ils jugent les plus appropriés à leurs besoins. La diversité des systèmes est la meilleure parade contre les menaces que vous évoquez : s'il y avait plusieurs algorithmes de recommandation parmi lesquels vous pourriez choisir (comme il y a de nombreux médias), quand bien même un système serait trafiqué, cela n'implique pas que tous le soient (de même, si un journal est infiltré, cela n'implique pas que tous le soient). C'est la raison pour laquelle dans le cadre du précédent Conseil National du Numérique, nous avions insisté sur la nécessité de mettre en œuvre un « pluralisme algorithmique [10] », proposition qui a été reprise depuis dans le rapport des États Généraux de l'Information [11] et dans le rapport de la commission d'enquête sur TikTok [12]. Une telle proposition me semble très importante aujourd'hui, dans un contexte où les algorithmes de recommandations quasi-hégémoniques des réseaux sociaux commerciaux représentent un danger pour les santés psychiques comme pour les régimes démocratiques : ce quasi-monopole sur la recommandation algorithmique est une aberration dans l'histoire des médias et fait des réseaux sociaux commerciaux des espaces privatisés et verticalisés, qui contreviennent structurellement à l'exercice de la démocratie.

Outre le pluralisme algorithmique, tu évoques également la recherche contributive comme une perspective politique. Tu rappelles le projet de clinique contributive qui avait été expérimenté par Stiegler en Seine-Saint-Denis et auquel tu avais participé : il s'agissait de mettre en place des groupes de paroles et de travail dans une PMI pour inventer de nouvelles thérapeutiques face aux pathologies engendrées par la surexposition aux écrans des jeunes enfants, souvent liée aux conditions socio-économiques des parents. Tu expliques que l'objectif aurait aussi été de travailler avec des ingénieurs, développeurs ou informaticiens pour concevoir et développer un réseau social numérique alternatif avec et pour les habitants. Ici, est-ce que la fonction « remède » des technologies numériques ne constitue pas en fait l'idiot utile du capital, la pommade qui sert à alléger les peines causées par le capital ?
Je ne soutiens pas que la technologie constitue un remède au capitalisme, elle en est bien souvent plutôt le produit, et une technologie a elle seule ne pourra jamais selon moi constituer un remède répondant aux peines causées par le capital. En revanche, il me semble important de différencier entre technologies extractivistes, prolétarisantes et autoritaires et technologies contributives, capacitantes et démocratiques – car de ce point de vue, toutes les technologies ne se valent pas. J'essaie d'éviter une sorte de nihilisme technologique qui assimile toutes les technologies sans voir que certaines d'entre elles ne sont précisément pas les produits d'un système capitaliste, mais les œuvres d'activités contributives (c'est le cas des technologies précédemment mentionnées). Je crois que les technologies, qui ne peuvent jamais constituer des remèdes à des problèmes sociaux ou politiques en tant que telles, doivent néanmoins faire l'objet de délibérations politiques et de débats citoyens et non être imposées de manière hégémonique. C'est précisément la fonction de la recherche contributive de faire en sorte que ce soient les habitants (au sens très large, y compris les professionnels concernés dans certains secteurs) qui décident des dispositifs numériques dont ils ont besoin localement, et non des entreprises quasi-monopolistiques qui imposent leurs systèmes standardisés à travers le marketing et la publicité.

En l'occurrence, le projet de clinique contributive [13] que j'évoque dans le livre (dirigé par Stiegler de 2018 à 2020) s'inscrivait dans un programme d'expérimentation de la recherche et de l'économie contributives, à travers lequel il s'agissait de faire travailler des chercheurs (en philosophie, psychologie, biologie, design) avec des citoyens, des professionnels (médecins, psychologues, puéricultrices) et des représentants politiques pour mettre en œuvre de nouvelles organisations sociales de soin, adaptées aux psychopathologies liées à la surexposition aux écrans des enfants. Le but était aussi, à plus long terme, de développer un réseau social à la fois physique et numérique permettant d'organiser collectivement les gardes partagées des enfants par différents parents du quartier et de leurs permettre échanger leurs pratiques éducatives.

Mais derrière ces activités, il y avait un projet politique : l'idée était d'expérimenter un revenu contributif rémunérant ces activités thérapeutiques, déprolétarisantes et contributives, à travers lesquelles les habitants partagent des savoirs et prennent soin les uns des autres. Même si ce revenu n'a pas pu être expérimenté, l'objectif, pour Stiegler, était de faire bifurquer le capitalisme numérique (fondé sur l'automatisation, l'emploi, la prolétarisation) vers ce qu'il décrivait comme une économie contributive (fondée sur la contribution, le revenu, la capacitation). En ce sens, le projet d'économie contributive ouvert par Stiegler a vocation à répondre aux enjeux du capitalisme computationnel et de l'automatisation numérique, mais pas à travers une simple solution technologique – il s'agit plutôt d'expérimenter un nouveau modèle économique, industriel, politique et social tout à la fois.

Stiegler mentionnait aussi L'éthique hacker (Pekka Himanen), qui serait une « lutte pour l'abstraction », en tant que le hacker serait celui qui chercherait à ne pas être dépossédé de l'outil numérique et de son savoir théorique. Est-ce que l'IA remet en cause, ou rend impossible, cette éthique hacker selon toi ? La modifie-t-elle ? L'utopie du libre ne s'est-elle pas cassé la figure ?
Je ne sais pas très bien comment répondre à cette question : j'aurais tendance à dire que le développement fulgurant et massif de l'IA générative implique sans doute de renouveler l' « éthique hacker [14] », peut-être à travers le développement de petits modèles d'IA plus spécifiques, plus spécialisés, plus fiables et plus sécurisés, qui soient conçus selon des objectifs auto-déterminés par des collectifs et qui puissent fonctionner sur des serveurs locaux. Cela change tout d'un point de vue écologique, car ce qui consomme énergie, eau et électricité, ce sont surtout les data centers, c'est-à-dire, la collecte massive de donnée donc l'économie des données et de la publicité ciblée. Dans un scénario d'accélération vers des grands modèles quasi-hégémoniques, l'un des rôles des hackers est peut-être de développer des systèmes qui ne se fondent pas sur un modèle d'affaire publicitaire et qui ne vise pas une hégémonie planétaire, mais qui soient appropriables et fonctionnels par des collectifs singuliers.

Cela dit, les technologies contributives que j'ai cités précédemment sont aussi de très bons exemples de l' « éthique hacker » : elles se fondent sur le logiciel libre et surtout sur l'engagement, la coopération, le partage. Contrairement aux services de génération algorithmique ou de recommandation algorithmique dominants, leur modèle économique n'est pas celui de la publicité et le but n'est pas l'accumulation de profit et de données : il ne s'agit pas de produire de la dépendance technologique mais plutôt de l'intelligence collective. Peut-être que l'utopie du libre s'est cassé la figure, mais je crois que les technologies herméneutiques et contributives (qui ne sont pas réductibles au logiciel libre), quant à elles, ne sont pas utopiques, car elles existent, mais sont complètement invisibilisés. Pourtant, elles me semblent vraiment nécessaires dans le contexte actuel : alors que la toxicité psychopolitique de la recommandation algorithmique et la génération algorithmique de contenus apparaît clairement, il n'a jamais été aussi urgent de promouvoir des alternatives numériques démocratiques, et de s'inspirer de celles qui fonctionnent déjà.

Par ailleurs, la perspective de l'économie contributive est elle aussi d'une grande actualité dans le contexte de l'IA générative : face à des industries extractives et entropiques qui pillent notre mémoire collective numérisée au point de l'épuiser, il semble nécessaire d'envisager des mécanismes de redistribution des richesses qui permettent de rétribuer les activités de contribution créatrice de valeur culturelle ou sociale. Dans le livre Le capital que je ne suis pas [15], co-écrit avec Gaël Giraud, nous avions envisagé la possibilité d'un « fonds pour un numérique contributif » auquel les entreprises d'IA générative qui tirent parti de nos contenus et de nos données devraient participer et qui servirait à financer la création de contenus originaux et le développement de plateformes contributives soutenables, qui permettent de les produire ou de les sélectionner - puisque de toutes façons, les IA génératives auront besoin de contenus de qualités pour fonctionner, à moins de dé-générer.

Même si Stiegler s'était beaucoup inspiré du logiciel libre pour penser l'économie contributive, l'un ne recoupe pas l'autre : dans un cas, il s'agit d'ouvrir l'accès aux logiciels et aux algorithmes, dans l'autre cas, d'envisager un nouveau modèle de redistribution des richesses – ce sont deux choses différentes, même si elles sont toutes deux complémentaires et nécessaires. Aujourd'hui, dans le contexte des IA de recommandation et de génération, la transparence des algorithmes, la diversification des fonctionnalités numériques et la transformation des modèles économiques sont trois enjeux fondamentaux, pour ouvrir un nouvel avenir à la fois technologique et politique.


[1] Ce n'est ici qu'un petit échantillon du très grand nombre d'article que nous avons publié sur le sujet.

[2] Pour une version résumée, voir Frédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l'or », Le Monde Diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925

[3] « AI models collapse when trained on recursively generated data », Ilia Shumailov, Zakhar Shumaylov, Yiren Zhao, Nicolas Papernot, Ross Anderson & Yarin Gal, Nature : https://www.nature.com/articles/s41586-024-07566-y

[4] Jean Cattan et Célia Zolynski, « Le défi d'une régulation de l'intelligence artificielle », AOC, 2023, https://aoc.media/analyse/2023/12/13/le-defi-dune-regulation-de-lintelligence-artificielle/

[5] Sur ce point, voire les divergences entre les analyses de Daron Acemoglu (prix Nobel d'économie 2024) et les analyses de Philippe Aghion (prix Nobel d'économie 2025) sur les rapports entre IA, croissance économique et productivité : alors que le premier estime que l'IA ne pourrait augmenter le PIB mondial que de 1 ou 2 % au grand maximum (tout en creusant les inégalités et en menaçant les démocraties), le second se montre beaucoup plus « optimiste » en la matière, soutenant que l'IA pourrait permettre d'automatiser les tâches de production et la « génération d'idées nouvelles » (perspective qui semble tout ignorer des enjeux liés à ce que Stiegler décrivait sous le nom de « prolétarisation noétique » et qu'une récente étude du MIT décrit sous le nom de « dette cognitive », à savoir la dégradation de nos capacités psychiques et cérébrales à travers l'usage de ces systèmes). Sur ce dernier point, voir l'étude du MIT intitulée « Your brain on ChatGPT : accumulation on cognitive debt when using AI assistant for essay writing task » : https://www.media.mit.edu/publications/your-brain-on-chatgpt/.

[6] S. Vhardon-Boucaud, « L'économie de l'attention à l'ère du numérique » , site du Ministère de l'Economie : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/09/04/l-economie-de-l-attention-a-l-ere-du-numerique

[10] « Pour un pluralisme algorithmique », Tribune, Le Monde, 25 septembre 2024 :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/25/pour-le-pluralisme-algorithmique_6332830_3232.html

[11] Rapport des Etats Généraux de l'Information 2025 :

https://etats-generaux-information.fr/

[12] Rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur TiTok : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/tiktok

[13] Archives du projet de clinique contributive et du programme « Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif » (2015-2020) : https://organoesis.org/projets-contributifs/plaine-commune-territoire-apprenant-contributif

[15] A. Alombert et G. Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l'économie et le numérique au service de l'avenir, Paris, Fayard, 2024.

15.12.2025 à 12:45

À nouveau, l'anarchisme

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Texte intégral (4167 mots)

Tout le monde s'y accorde, l'horizon politique actuel en France est franchement déprimant. D'un côté, une fascisation évidente de la bêtise, de l'autre le revival kitch d'une gauche léniniste. On en arriverait presque à oublier que pendant presque 15 ans, disons du mouvement anti-CPE en 2005 au mouvement des Gilets jaunes en 2019, se sont déployées une pensée et une pratique anarchistes et destituantes autrement plus joyeuses et vivaces. La défaite (passagère) des uns fait toujours les choux gras des autres. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a d'heureux dans l'Histoire c'est que tout est toujours à re-penser et à recommencer, c'est ce que propose une nouvelle revue en ligne À bas bruits, des paysages anarchiques dont nous publions ici l'un des premiers articles signé Josep Rafanell i Orra que les lectrices et lecteurs de lundimatin connaissent bien. Une soirée de lancement est prévue le 24 janvier prochain à Paris.

L'anarchisme s'est toujours affirmé comme la ligne de fuite de la communauté contre la cage de fer sociale. Plus que jamais il vient troubler notre actualité et le temps vectorisé du désastre.

Commençons par le début, c'est-à-dire par le milieu. Par exemple dans un quartier d'exils, de migrations et de passages : tôt le matin au Jardin d'Éole dans le 18e arrondissement de Paris, un terrain clôturé par la mairie pour empêcher l'installation de migrants harassés, condamnés à errer dans la rue, un espace longé par une ferme urbaine avec quelques moutons pour donner une touche écolo à ce quartier où zonent des exilés, mais aussi des crackeurs tels des zombies, les uns et les autres harcelés par des dispersions policières. Il y a aussi le bâtiment d'une annexe du théâtre de la Villette barricadé derrière des murs grillagés où sont placardés des portraits voulant représenter « la diversité du quartier », manière d'exprimer gauchement l'intégration de l'équipement culturel dans cette géographie populaire. C'est dans ce lieu, à l'intérieur d'autres grillages, que des migrants se retrouvent pour prendre un petit déjeuner. Là trône un lourd module Algeco dont la laideur est dissimulée tant bien que mal par une couche de peinture. Dedans, des étagères où sont rangés des denrées alimentaires, des produits d'hygiène, un évier et un plan de travail avec une plaque de cuisson électrique. Et puis Latifa, la cinquantaine, devant une grande marmite, maitresse d'œuvre de la préparation du repas entourée d'autres personnes confectionnant les petits déjeuners qui vont être proposés ce matin. Dehors, dans le froid glacial de février, sous une bruine de pluie insistante, un groupe d'Afghans s'affaire pour monter des barnums sous lesquels aura lieu la distribution. De jeunes hommes et de jeunes femmes du quartier, des membres de collectifs disparates, parfois venant de loin, s'attellent à disposer la nourriture, les fruits, les thermos de café et de thé sur les tables, des dons proposés par les magasins des alentours. La collation a lieu, des conversations s'engagent au sein de cette petite foule composite de migrants, de crackeurs, de bénévoles. Quelqu'un active le haut-parleur de son téléphone portable et des musiques venues d'autres mondes entrainent quelques danses impromptues. Cela dure depuis bientôt dix ans. Toute une constellation de liens s'est instaurée reposant sur le palimpseste de l'histoire du quartier, ses luttes et solidarités, sa tradition d'entraide. Mais reste l'asymétrie troublante, le risque terrible d'instituer l'abjection d'un système de charité.

La vie d'un quartier qui demeure vivant se compose de « trafics d'influences », disait Isaac Joseph avec drôlerie dans la préface à Explorer la ville de Ulf Hannerz. Elle est la composition de déterminations qui déjouent les répertoires sociaux déjà donnés. Des formes de communauté que la figure de l'étranger rend respirables, inscrites dans les interstices des géographies existentielles. Des devenirs ingouvernables surgissent dans ce tissage obstiné composant un patchwork de relations, d'affections, de liens, de lieux, de pratiques, de formes de survie, de conflits, d'entraides, d'attentions où émergent les régimes mouvants de sensibilité qui font la texture d'une ville habitée. Il y a toujours des contre-cartographies potentielles qui résistent sourdement à l'asphyxie d'un espace administré et quadrillé par ses polices. Et il y a là de nouvelles formes de connaissance que des enquêtes peuvent faire surgir si l'on traverse les seuils entre des mondes disparates. Des connaissances portant non pas sur des identités et leurs représentations, mais sur des modes d'existence de l'expérience où se nouent des attachements et des interdépendances malgré l'adversité. Et où, parfois, soudainement, surgit avec éclat le soulèvement.

S'il faut ici parler de connaissance, c'est d'une connaissance migratoire dont il s'agit (David Lapoujade, Fictions du pragmatisme). Celle qui surgit dans des frontières sans cesse repoussées : « Mosaïque de petits mondes » où les passages d'un monde à un autre défont la totalité sociale. Société des sociétés, disait Landauer, ou la résurgence de la communauté qui sommeille dans les enclosures du corps social avec ses assignations et ses sujets. C'est la pornographie de la représentation qui est alors conjurée. C'est l'imagination qui est alors revitalisée. Car qu'est-ce que l'imagination si ce n'est l'expérience d'un devenir-autre, celle des métamorphoses, défaisant l'identité à soi et pour soi, lorsque nous rencontrons celles et ceux qui nous rendent étrangers à nous-mêmes ? Inestimable avantage que de pouvoir devenir étrangers dans un monde envahi par la démente prolifération de connexions entre des moi atomisés, où la surexposition des images repose sur la négation de la présence, anéantissant l'expérience du partage qui fait exister les lieux de la communauté, les éthopoïétiques des mondes animés.

Dans ces mondes en train de se faire, si nous nous y engageons, il est toujours question d'animation, là où nous pouvons nous faire une âme lors des rencontres avec d'autres âmes. Mais pour cela il faut sortir de la détestable familiarité qu'impose la représentation, entravant les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore.

Sortir des taules de l'identité pour ne pas perdre le monde au profit des sujets représentés. La désidentification, devient la condition de la communauté où nous pouvons devenir un peuple ambulant de relayeurs (Gilles Deleuze et Felix Guattari, Traité de nomadologie : la machine de guerre).

*

Deleuze et Guattari nous disent encore : lorsque la pensée emprunte sa forme au modèle de l'État, elle est captive des deux pôles de la fondation de sa souveraineté – en tension mais complémentaires. Le muthos, la fondation archaïque qui opère par capture magique. Et le pacte ou le contrat entre « des gens raisonnables », c'est-à-dire soumis à la rationalité de l'État (« obéissez toujours, car plus vous obéirez, plus vous serez maîtres... »). Voici le fascisme qui sommeille. Or l'une et l'autre ne peuvent exister sans un « dehors » parcouru par des pensées nomades qui conjurent les deux universaux, celui de la totalisation comme horizon de l'être et celui du Sujet comme condition de l'assujettissement (ou de « l'être pour-nous » du contrat social.)

Mais on peut trouver d'autres commencements, le surgissement d'autres temps qui partent à la dérive. Ainsi avec le soulèvement des Gilets jaunes, lors des centaines de blocages dans tout l'Hexagone. Ces moments où d'innombrables ronds points occupés devinrent des assemblées sauvages où les gens se retrouvèrent, partagèrent des histoires, construisirent des récits et des cabanes, s'entraidèrent et ourdirent des conspirations.

1er décembre 2018, comme les semaines précédentes et celles qui suivirent, des dizaines de milliers de personnes débarquent dans les beaux quartiers de la capitale. Dès le matin, une myriade de rassemblements se forme. Il en est de même dans des dizaines d'autres villes, sans qu'aucune organisation n'ait donné des consignes si ce n'est un surgissement d'appels désordonnés qui se propagent comme une trainée de poudre. Les Champs-Elysées attirent des foules en liesse. Des magasins de luxe sont pillés, des barricades en feu scandent les déambulations imprévues. Tantôt on flâne, tantôt on s'engage dans des courses effrénées affrontant ou fuyant les charges policières, au milieu de l'air saturé de gaz lacrymogènes et des explosions assourdissantes des grenades de désencerclement et des tirs de flash-ball. Ça discute, ça raconte des histoires, ça chante, ça hurle, des blagues fusent, des milliers de tags laissent la trace de cette déferlante. L'Arc de Triomphe est saccagé. Ailleurs, partout, des bâtiments sont attaqués, incendiés, pillés : des préfectures, des péages, des gendarmeries, des magasins et des supermarchés… Lors de ce mouvement insurrectionnel qui dure plusieurs mois, des dizaines de milliers de munitions sont utilisées contre les manifestants et les émeutiers. La cohorte de mutilés par les armes de la police se multiplie. A Marseille, Zineb Redouane, une femme de 80 ans, est tuée par des CRS à la suite de l'impact d'un tir de grenade sur son visage. Depuis, nous le savons, les braises ne se sont pas éteintes, l'émeute sommeille. Elle peut à tout moment se réveiller, comme lors de l'été 2023 à la suite de l'assassinat de Nahel Merzouk par la police. Ou en Nouvelle Calédonie, où le récent soulèvement s'est soldé par l'assassinat d'au moins dix kanaks.

*

Néo-fascisme. Libéral-fascisme. Capitalo-fascisme. Techno-féodalisme. Cyberfascisme... Le champ sémantique s'accroît pour tenter de répondre à l'incrédulité face au basculement qui précipite le monde dans une monstrueuse cacophonie, avec les coups d'éclat et l'excentricité brutale des têtes de gondole qui trônent dans les scènes du pouvoir. Il y a bien sûr des atavismes nationaux qui donnent leur coloration singulière à ces nouveaux fascismes, mais il n'en reste pas moins que les logiques de destruction, sur toutes les latitudes, charrient avec elles des formes d'homogénéisation, un nouveau contrat que le mot « occupation » pourrait bien résumer. Occupation absolue de la Terre par la marchandise dévastant les manières singulières de l'habiter, mais aussi occupation des âmes, en en faisant des êtres atomisés préoccupés par eux-mêmes, captifs d'une folle intranquillité.

À n'en pas douter, notre époque sait faire durer son stade terminal. Dans la planète libérale, le contrat social s'est fait hacker par les machineries socio-techniques avec des nazillons aux manettes qui remobilisent une arkhè fantasmée. L'ordre juridique international est devenu la serpillière avec laquelle on ne nettoie même plus le plancher où gisent les massacrés. Les anciennes coordonnées de l'énonciation politique, les conventions policées du régime de communication publique sont en train de s'effondrer. N'a-t-on pas pu entendre que la bande de Gaza, transformée en champ de ruines par des psychopathes surarmés, après les dizaines de milliers de massacrés, après la déportation à venir de ses habitants, pourrait être transformée en un parc d'attractions, en un nouveau plan d'investissement pour une bourgeoisie planétaire disjonctée ?

Des masses d'atomisés sont les proies de fusions identitaires dans toutes les géographies mondialisées. Même le Parti socialiste français, jamais en retard d'une ignominie, proposait il n'y a pas si longtemps de débattre sur l'identité des français. Les anciens antagonismes portés par un sujet de classe, instituant la division, se sont volatilisés ; n'en déplaise aux émancipateurs auto-proclamés qui s'agitent dans leur bocal médiatique, s'obstinant à imposer dans un paysage social dévasté leurs sujets fantasmés pour ainsi tenter d'exister. Mais dans le jeu de la propagande, le fascisme cybernétique aura désormais toujours le dessus. Avis aux néo-gauchistes : c'est peine perdue que de vouloir concurrencer Elon Musk et ses affidés dans le domaine tapageur de la représentation, via des plateformes numériques, nouvelle polis démente où se jouent les processus de reconnaissance absorbés par les logiques prédatrices d'un marché de la réputation.

Mais il se peut que la scène du politique porte en elle depuis toujours les germes de sa propre décomposition. Que la polis grecque ait été dès ses origines hantée par des prédateurs, ces « citoyens programmés, nous disait Marcel Detienne dans Les dieux d'Orphée, dressés à s'entretuer autour de leurs autels ensanglantés ». Aujourd'hui le démos avec ses autels sacrificiels, se déploie derrière un écran tactile envoûtant, dans la course folle aux followers, dans des pratiques de séduction qui perforent des fragments de l'espace publique, qui se veulent politiques mais qui ne font en fin de compte que contribuer à un esseulement universel. Royaume absolutiste d'une politique de la communication, métapolitique qui assassine le langage et la présence avec ses zones d'opacité. Dans leur obsession pour la communication mimétique les nouveaux gauchistes se condamnent alors à quitter les régions où se déploient les langues du peuple, celles de la communauté, « toute cette part d'ombre, d'indéterminé et de nuance, cette sorte de frisson qui ne peut s'exprimer que dans la langue du peuple et la langue du cœur » (Landauer). N'en déplaise aux apparatchiks néo-bolchéviques, la communauté ne peut être que si elle est pluralisée.

*

Sortir du présentisme imposé par la gouvernementalité avec ses projections vers un futur qui est déjà présent. Projections en faillite des vieilles institutions en ruines de l'État, faillite de la planification, auxquelles se substituent celles des machineries algorithmiques qui dépeuplent le monde, qui font du monde un monstrueux amoncellement de poubelles où s'entassent des clichés. Sortir des prisons de ce qui est pour retrouver ce qui diffère. Et pour cela s'aventurer dans « la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l'indique dans son altérité », là où naissent les devenirs inactuels qui dissipent l'identité « où nous aimons nous regarder nous-mêmes » (Michel Foucault, L'Archéologie du savoir).

Les formes de vie deviennent des modes d'existence anarchiques lorsqu'elles cessent de réclamer leur fondation, refusent l'enchaînement déterministe des causes et des effets, lorsqu'elles ne se complaisent plus dans la circularité morbide d'un statut de dominés, lorsqu'elles sont en mesure d'affronter la dépossession et se risquent alors à rejoindre des zones transitives de l'expérience entre les êtres, là où surgit ce qui en propre les propriétés relationnelles – devient singulier, et où des régions de sensibilité s'instaurent lors des rencontres qui permettent de tisser à nouveau une multiplicité de temps.

Il nous faut faire archive des formes communales où s'enchevêtrent des manières d'exister, des interdépendances qui seules nous permettront d'échapper au temps du désastre vectorisé. Comment rendre possible leur héritage ? Comment recueillir des traces de ce qui n'a pas pu avoir lieu, ce qui aurait pu être, parfois dans le prolongement de ce qui fut pour en retrouver ses virtualité ? Rester éveillés malgré l'aveuglement d'un trop plein de lumière projeté sur le monde qui nous fait fermer les yeux. Jean-Christophe Bailly évoque ces cartographies singulières, en partie effacées, en partie à venir, qui surgissent lorsque nous regardons un regard. C'est alors que la communauté s'instaure : « communauté des regardants » dont les regards rendent présents des fragments du monde, nous invitent aux franchissement des frontières – à commencer par les frontières du moi – et nous engagent dans les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore. Vieille comme la pensée révolutionnaire, voici que l'intempestive et radicale pluralité du monde peut ressurgir si nous y prêtons attention, si nous en prenons soin. Mais ces lignes des temps pluriels, leurs bifurcations qui rendent présents des milieux de vie singuliers, ne nous sont pas données : elles sont à faire. C'est cette œuvre à jamais inachevée que nous appelons (à nouveau) anarchisme. Rapport au monde, entre les êtres, sans origine ni le commandement d'une raison qui nous précède. L'actualisation des virtualités révolutionnaires sont aujourd'hui, comme elles le furent jadis, des gestes de désertion de ce à quoi les machineries de gouvernement veulent nous assigner : à l'identité de notre statut de sujets.

Des résurgences et des insurgences peuvent à nouveau se nouer. Telle fut l'histoire des anarchismes qui avec leurs éclats interrompirent le cours du temps pour instaurer de nouveaux commencements. Mais c'est aussi l'histoire de la lenteur des formes communales, de la transmission, des liens créés parcimonieusement contre l'impitoyable brutalité socialisée qui conduit à l'atomisation et à l'obéissance. Il nous faut mettre à l'épreuve les manières d'en hériter dans une ère où c'est l'habitabilité de la Terre qui est mise en danger. Nous affirmons que les formes de vie anarchiques ne seront plus sociales. Elles seront cosmologiques. Peuplées d'une infinie variété d'êtres et de milieux. Habitées par des étrangers, les émigrants qui transportant une pluralité de mondes habités par des êtres-autres qui empêchent la reproduction du même. C'est dans les pénombres, loin de la clarté à laquelle prétendent les représentants avec leurs catéchismes et leurs clichés, que naissent de nouvelles manières de nous lier, de nouvelles sensibilités.

« J'ai l'impression que les vraies luttes, c'est toujours des luttes avec l'ombre. Il n'y a pas d'autres luttes que la lutte avec l'ombre. Les clichés sont déjà là, ils sont dans ma tête, ils sont en moi. » (Deleuze, Sur la peinture)

En 1919, année où Landauer fut sauvagement assassiné, Martin Buber dans un essai sur la communauté rappelait les mots de Ferdinand Tönnies avec lesquels il prenait acte de la mort de la culture, celle qui avait sombré sous les effets conjugués de l'entreprise marchande et des appareils d'État qui avaient conduit aux massacres industrialisés. Mais il disait aussi l'espoir de l'épanouissement discret d'une nouvelle culture à partir des germes dispersés, ensevelis mais toujours vivants, de la communauté. Nous en sommes là, à nouveau. À cultiver cette discrétion. C'en est fini du bavardage autour des monumentales théories sociales. Nous fuyons les scènes tapageuses des avant-gardes que des entrepreneurs politiques veulent ressusciter. Nous voulons cultiver l'attention vers l'expérience vulnérable de la communauté qui se loge dans des mondes ordinaires, mouvants, qui ne se laissent pas représenter. Et c'est ainsi, dans la présence, le partage, l'entraide, dans la mutualisation, que nous ferons vivre des lieux qu'il est bon d'habiter.

La communauté n'est pas exceptionnalité, elle est enchevêtrement des liens pleinement vécus dans des mondes ordinaires. Mais elle est aussi hospitalité : l'accueil de l'anomalie, de l'irrégularité, de ce qui lui est étranger, de ce qui la fait différer. Comment pourrions-nous ne pas prêter attention à l'engagement partagé qui fait tenir une équipe médicale exténuée après une nuit passée dans les urgences d'un hôpital de la Seine-Saint-Denis ? Ou à cette auxiliaire de vie qui ayant fui un Haïti ensanglanté, après dix ans de peines pour obtenir ses papiers, prend soin des vieux en fin de vie dans un Ehpad géré par une mafia qui cotise au CAC 40 ? Ou à cette enfant fracassée par des violences familiales qui mobilise une petite foule de travailleurs sociaux perplexes face à ses étranges crises de transe ? Ou à ces fous excentriques qui errent dans la ville, ayant échappé aux filets de la psychiatrie ? Où à ce bar kabyle dans l'angle d'une rue de mon quartier, où un vieillard mutique, avec ses longs cheveux blancs et ses airs de prophète, y a trouvé un lieu de vie se substituant à une institution psychiatrique qui l'aurait assigné à son statut de schizophrène, l'abrutissant avec des neuroleptiques ?

*

Il nous faut témoigner des mondes dans lesquels on peut partir à « la reconquête de nos relations » (Landauer) pour « nous emparer de quelque chose d'extérieur et d'étranger » (W. James). Prêter attention à ce qui diverge dans les quotidiennetés incertaines : c'est là que se trouvent les potentielles migrations qui sont l'arrière paysage des insurrections.

Il ne s'agit pas de convoquer une mystique de la communauté, mais la puissance des liens génératifs en lieu et place de la reproduction sociale de sujets atomisés. Il s'agit de convoquer des communautés hospitalières, prenant soin de la vulnérabilité, attentives à ce qui les fait différer – qui fuient et conjurent les cages sociales où l'on veut nous assigner. Dans des paysages anarchiques, des alliances peuvent avoir lieu sans condition d'identité. Les différences communiquent avec les autres par des différences de différences, disait Deleuze. « Les anarchies couronnées se substituent aux hiérarchies de la représentation ; les distributions nomades, aux distributions sédentaires de la représentation ». Cultiver des rapports à l'altérité c'est apprendre que les autres ont toujours leurs autres. Que notre ici aura toujours des ailleurs avec leurs propres ailleurs. Et ainsi de suite...

C'est ainsi que naissent des communautés ouvertes qui rendent le monde habitable.

L'anarchie n'a pourtant rien de cette évidence, de cette froideur, de cette clarté que les anarchistes ont cru pouvoir y trouver ; quand l'anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d'être un monde accessible au concept, alors leur ethos et leur pratique seront d'une seule et même espèce.
Gustav Landauer, « Pensées anarchistes sur l'anarchisme », in Gustav Landauer, une pensée à l'envers, p. 166.

Josep Rafanell i Orra

Lancement de la revue A bas bruit

Contre le gigantisme d'une destruction planétaire, face aux nouveaux fascismes mondialisés, au sein de l'anéantissement de ce que fut sous certaines latitudes l'État social, ne restent que nos expériences et les nouveaux liens qu'elles permettent de créer. Cela serait dérisoire, mais nous disons au contraire que c'est l'attention portée aux mondes ordinaires invisibilisés, qui nous permettra de combattre la dépossession. La lutte contre l'écrasement de la sensibilité en est le point cardinal.

Nous voulons mener des enquêtes qui témoignent des formes d'entraide, d'attention à la vulnérabilité, du soin porté aux milieux de vie, des luttes et des résistances contre l'atomisation et ses fusions identitaires. Nous le savons, l'arme la plus redoutable contre le fascisme qui vient et qui est déjà là, c'est l'hospitalité, l'accueil de ce qui nous est étranger pour ne pas rester asphyxiés dans les cages de fer de l'identité.

L'émancipation n'a jamais été un enchaînement de causes et d'effets se déployant dans une seule ligne du temps qui attendrait ses interprètes autorisés. Elle naît de l'enchevêtrement anarchique d'une pluralité de lignes de vie qui se déploient dans des lieux singuliers.

Nous disons que la pensée est avant tout un acte de sympathie. Et que la sympathie est toujours une migration, le passage entre des mondes.

Avec À bas bruit nous voulons susciter des rencontres. La première aura lieu le 24 janvier prochain à la MJC des Hauts de Belleville. Par la suite, des rendez-vous réguliers seront proposés.

Après la présentation de la revue et un moment d'échanges, nous vous proposons de nous retrouver autour d'un verre.

La rencontre aura lieu le 24 janvier à partir de 19 h,
à la MJC des Hauts de Belleville
43 rue du Borrégo, 75020 Paris

15.12.2025 à 12:19

« Allô chérie, tout va bien à la ferme ? »

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Récit d'une journée de blocage contre l'abattage d'un troupeau de 207 bovins en Ariège

- 15 décembre / , ,
Texte intégral (4852 mots)

Face au risque d'épidémie de dermatose nodulaire contagieuse parmi les bovins français, le gouvernement assume une politique d'abattage des troupeaux. Depuis une semaine, les éleveurs se mobilisent à l'appel de la Coordination Rurale (proche de l'extrême droite) et de la Confédération Paysanne (de gauche). Premier symbole de la lutte, le 12 décembre dernier des centaines de paysans se sont regroupé autour d'une ferme de Mouriscou dans l'Ariège pour s'opposer à l'intervention des forces de l'ordre. Deux amies éleveuses nous ont transmis ce reportage embarqué. Elles racontent l'ambiance, les bottes de pailles enflammées, les lacrymos et les drapeaux français. Un petit air de Gilets jaunes, un étincelle à rejoindre.

[Nous publions à la suite de ce reportage le récent appel des éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre à rejoindre le mouvement.]
On s'en était parlé plusieurs fois, de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC), des abattages de troupeaux qui avaient lieu, des mesures absurdes mises en place par l'État pour continuer à exporter les bovins français coûte que coûte tout en essayant d'éradiquer la maladie. On s'en était parlé plusieurs fois dans nos solitudes et nos montagnes respectives, puis tout d'un coup, on y est allées.

Le pick-up roule à toute vitesse en direction de Bordes-sur-Arize. Il est 5h du mat', les vétos sont censés abattre le troupeau à 9h. Dans le pick-up il y a ce qui deviendra notre équipe : un maraîcher, un éleveur bovin, un éleveur-berger ovin, et nous, amies et ouvrières agricole. Aucun d'eux ne sont syndiqués et ça tombe bien, nous non plus.

On s'arrête au point de rendez-vous donné par la Confédération Paysanne à 6h30. Là, on nous explique pourquoi eux ont décidés de ne pas prendre de tracteurs, ça se distingue de la Coordination Rurale sur un mode pacifiste. Plus tard on blaguera, « en vrai à la conf ' ils ont des tracteurs pourris, ils auraient rendu l'âme avant d'arriver là ! » .

On arrive sur place, un son punko-révolutionnaire à fond dans le pick-up, on le laisse en bas et on entame la montée. La ferme est située sur une butte avec une vue à 360 sur les collines alentours et les Pyrénées enneigées au loin. Il y a quelque chose du château fort. Il fait nuit noire et il nous faut traverser les barricades déjà installées en amont : des tracteurs attelés de remorques en travers, une tranchée creusée à la pelleteuse dans le bitume et des arbres hâtivement abattus. À la ferme quelques tonnelles et des feux de camps de-ci de-là nous accueillent. Seulement deux routes mènent à la butte, on fait un tour à la seconde où l'on découvre de nombreuses autres barricades. Au moins 4 points successifs bloqués par les tracteurs. Entre ces points, des bottes de paille et des arbres couchés sur 2km de long. Les quelques maisons avoisinantes se trouvent prises à partie de la lutte.

Le petit matin éclaire nos dégaines. Autour de nous, majoritairement des hommes, principalement agriculteurs. On fait un peu tâche en découvrant les bonnets jaunes de la Coordination Rurale, les treillis militaires et les vestes de chasse, quand d'autres portent le béret, symbole de conservatisme selon les plus punks du pays. Puis quelques dreadeux et d'autres comme nous, un peu schlags. On trouve aussi des bâtons et des houlettes témoignant du territoire pastoral. Il y a des drapeaux de la Coordination Rurale et de la Confédération Paysanne, quelques uns des Jeunes Agriculteurs, et deux trois drapeaux français qui se courent après. On croise les vestes de la Coordination Rurale bardées des slogans « Mon métier mérite le RESPECT » et puis quatre gars arborant le tee-shirt de la FNSEA « Ma nature, mon futur, l'agriculture » qui, pour une fois, ne font pas les fiers. L'échiquier politique n'est pas ce qui nous relie ici. C'est une critique de la gestion sanitaire et administrative menée par l'État et le mépris paysan (malgré les pratiques très diverses) qui en résulte, ainsi que l'envie de s'y opposer par l'action. Alors peu importe, les gens se parlent, et la matinée passe vite, goût pastis.

Le blocage est donc à l'appel de la Coordination Rurale, on peut voir les tracteurs flambants neufs qu'ils ont amenés, les barricades montées en amont, les décisions stratégiques ont plutôt été prises par eux. Bien qu'il y ait des codes paysans partagés, on est plutôt déconcertées de se retrouver dans cette foule où l'on pourrait chercher des camarades absents. On apprivoise peu à peu l'environnement, au milieu des visages découverts et enjoués. Il y a beaucoup d'autodérision, ce qui nous permet de blaguer de nos différences avec une bande de jeunes gars céréaliers venus d'Eure-et-Loire. Malgré les codes militants absents on trouve des molotovs près d'une poubelle, des bidons d'essence circulent de mains en mains, des tas de cailloux glanés dans les champs sont préparés derrière les tracteurs et les barricades sont costaudes. Elles nous rappellent celles de la ZAD qu'on a jamais vues mais qu'on nous a tant décrit. Un groupe de jeunes bonnets jaunes s'active à en construire d'autres, l'un demande à son présumé supérieur s'ils peuvent « niquer la ligne haute tension, comme ça c'est sûr, on tient au moins trois jours. » Ça couperait l'électricité à cinq logements alors non, pas touche à la ligne, mais ils peuvent abattre plus d'arbres, et le grand peuplier là, oui lui aussi. Nous, on se demande si c'est sensé, on se dit que c'est pas insensé, mais pas très sensible.

C'est qu'ils ont les moyens : des tronçonneuses, des tracteurs, du rouge, des bottes de pailles... Ça nous excite un peu de se dire qu'on va tenir de belles barricades le moment venu. Mais le moment tarde, et la rumeur se répand : « ils arrivent ». 9h est passée, l'heure de l'abattage annoncé. Mais toujours pas de pliciers, pas de véto. Les vaches mangent paisiblement dans l'étable.

Un petit bonhomme à la voix aigüe et au bonnet jaune prend la parole : « Ne paniquez pas » dit-il, l'air complètement paniqué. « Soyons stratégiques et organisés. » La journée est longue et ponctuée de discours. Nos copains du pick-up s'avèrent être du même bord que nous, car nos rires tonnent parfois pendant les silences des discours syndicaux, alors que d'autres nous lancent des regards en coin. On entendra parler « d'agriculture française » comme de « monde paysan » selon les syndicats, d'autres ont un langage plus macroniste « une filière essentielle » diront-ils. Mais ce qui ressort c'est surtout une colère face à la « technocratie », face à l'absurdité des décisions ministérielles, face au non respect de pratiques paysannes, la défense d'une fierté agricole, et la détermination à agir pour tenir le blocage, pour que l'abattage cesse. La CR, la Conf', et des sans-drapeau prendront la parole ainsi que des « citoyens » plutôt de gauche et non-paysans. Le mode est assez viril et très déterminé. Mais les discours ne sont que quelques maigres paroles, face à cette étrange composition, et à toutes celles et ceux qui sont là sans syndicat.

Dans l'attente, on traîne assis sur des bûches, en se demandant parfois ce qu'on fout là quand on voit un drapeau français bardé d'une croix de Lorraine et d'un slogan FREXIT qui plane au dessus de nous. On lance alors au mec qui tient le drapeau, assis lui aussi sur le tas de bûches prêtes à cramer : « Ça va Jeanne d'Arc ? » et il s'enfuit du bûcher. Ça suffit à nous faire rire !

Une femme prend la parole. Elle ne se présente pas. Elle dit : « On a bien réfléchi, on pense niveau stratégie le mieux c'est que les femmes se mettent en première ligne. » La foule rit. Elle continue : « Et les hommes derrière, ils nous protègent ! » Celle-là, on ne l'avait pas vu venir ! On joue le jeu cinq minutes en se demandant ce que vaut véritablement cette stratégie. Les CRS tels qu'on les connaît, ils tapent au pif sur une foule de « gauchistes ». Mais dans ce contexte-là, seraient-ils vraiment attendris par une première ligne féminine ? En dehors du discours, l'une dans un regard complice nous dira : « une fois que j'aurais mis ma capuche on se rendra même pas compte si je suis une femme ou un homme ». Dans un autre discours l'un dira « on nous a demandé si les femmes pouvaient être en première ligne, bien sûr qu'elles peuvent ! » une espèce de progressisme paternaliste déconcertant, qui fini, lui aussi, par nous faire marrer. Puis on entend dire s'identifiant et se distinguant à la fois : « Ils vont pas nous tomber dessus comme sur les zadistes ! Ça, c'est sûr ! » Et nous on se demande de plus en plus ce qui les différencie des zadistes. La Marseillaise qui ponctue la fin d'un discours nous le rappelle. C'est peut être la volonté d'une cohésion mais on grince des dents, de si belles barricades et des chants patriotes…

Comment alors, vont-ils nous tomber dessus ?

Un groupe de femmes de tous âges confondus se met en route vers les barricades les plus proches. Elles se tiennent là et attendent. Des hommes nous encouragent joyeusement « Allez les filles ! On compte sur vous ! » La presse relaie l'info, la Dépêche titre « Dermatose nodulaire : les Centaures des gendarmes prêts à prendre d'assaut l'exploitation ariégeoise, les femmes agricultrices en première ligne. » Mais toujours pas de gyrophare à l'horizon.

Le soleil se couche avec le vrombissements des drones. L'hélico tourne au-dessus de nos têtes. Ils sont là cette fois. Il paraît qu'ils embarquent et renversent les voitures garées sur les bords pour laisser passer le porte-char, les deux centaures et les 17 fourgons envoyés. Les smartphones circulent de mains en mains pour montrer les vidéos, preuves à l'appui. Les flics ont même fait appel à des compagnies privées pour dégager la route. Un type crie spontanément « les gars souvenez vous, y'a une entreprise du 47 qui travaille avec les flics, y'a des collabos, on s'en occupera après ! » Certains proposent de faire une ligne humaine tout autour de la ferme, pour s'assurer qu'ils n'arrivent que d'un côté. Des CRS sont cachés dans la forêt, si loin sur la colline en face qu'on les confonds avec le troupeau de chèvres de la ferme voisine.

À ce moment-là, on se sent imprenable. C'est la fin de l'apéro. Les gens se pavanent en regardant au loin, un piquet de fer ou un bâton à la main. Notre ami moutonnier complotiste nous annonce qu'après avoir rencontré deux royalistes, il pense en être. « Je me sens bien plus proche d'eux que de ceux dont je devraient me sentir proche » nous dit-il. On se demande combien de pastis en trop il a bu.

La nuit tombe, un énorme feu s'allume sur la colline d'en face. On croit d'abord que la ferme voisine a allumé des bottes de foin pour montrer son soutien. Que nenni ! C'est la première barricade qui donne le signal, les flics arrivent, ils ont choisi d'attaquer par un seul côté, l'autre nécessitant de passer l'énorme tranchée enflammée.

L'assaut commence et la CR n'est plus décisionnaire de rien, c'est une organisation qui s'auto-gère, les infos passent des barricades avant à celles de l'arrière pour savoir quand les allumer. Quelques uns tronçonnent encore des arbres, d'autres se mettent à plusieurs pour trainer ceux qui restent sur le bas-côté. Il n'y a plus de chef, seul des individus qui cherchent des manières de faire ensemble et se trouvent dans un but commun : tenir le blocage. On avance dans la nuit qui s'épaissit, enjambant les multiples troncs et contournant les tracteurs. À un kilomètre de la ferme sur la deuxième barricade, le premier affrontement. La première ligne est assez dense. On s'affronte sur une route. Les deux royalistes sont là, les hippies du coin aussi, ainsi que la presse et quelques jeunes bonnets jaunes impatients.

On reste un peu en arrière, en se demandant comment ça va s'organiser, comment on va apprivoiser la peur collectivement, comment on va faire face à ce qui commence dangereusement à nous rappeler Sainte-Soline. Les flics débordent maintenant la route et passent à pied par les champs, peu leur importe que la prairie soit fraîchement semée, et que les brins d'herbe pointent leur nez, ils la piétineront et la joncheront de grenades et de palets de lacrymo. C'est un escadron de la mort, des lignes de blindés et de cars qui cherchent à passer coûte que coûte dans le seul but d'abattre 207 vaches. Une fois sortie du face à face étriqué, éparpillée dans les champs, la première ligne n'a plus rien de dense. On entend la colère qui monte face au dispositif policier, ça crie « assassins », « honte à vous », « qu'ils crèvent de faim ». Où sont-ils tous ces hommes qui appelaient à la fierté et à la force il y a quelques heures encore ? Nous sommes une bonne cinquantaine de corps éparses à l'avant, on a envie d'agir, d'y aller, de trouver une manière de les faire reculer. Mais on se sent à nu avec nos corps esseulés, nos visages découverts et nos vêtements de travail franchement repérables. On a du mal à voir ce qui risque de nous tomber sur la tête, grenades ou lacrymo ? On a envie de se serrer aux autres ou d'avancer collées aux tracteurs. On a envie de faire bloc, mais ce n'est pas de mise. Le dispositif nous fait reculer. Une petite bande tente d'attaquer la ligne de flics par le côté, l'hélico les rattrapent et les joyeux lurons reculent dans la forêt, déstabilisant les CRS quelques minutes. On fait des aller-retours avant-arrière, trainant quelques bouts de bois au passage. On croise BFM sur notre chemin, on se dit que c'est la première fois qu'on ne les voit pas filmer du côté des flics, quelqu'un hurle « BFmerde ! » puis on trace.

Lorsque la troisième barricade prend feu, nous faisons face à une curieuse image qui nous étonne tout en nous hérissant le poil. Une foule énervée tient des piquets et des pelles, au milieu, un drapeau français doté d'un A cerclé et annoté de « paix et amour » est brandi face à ceux qui défendent ce même drapeau. En somme, une image d'Épinal de la révolution française, on se dit alors qu'on a peut-être pas les mêmes références révolutionnaires. D'ailleurs, on se sent un peu seules bien qu'il y ait des paysannes réfractaires. Pourtant quelque chose ici nous touche : la défense du vivant, de savoirs paysans et d'un rapport sensible au monde. Dans cette composition on a trouvé la place du désaccord, le refus d'un État autoritaire, d'un système d'expertise administratif et d'une économie mortifère.

Les palets incandescents des lacrymos continuent de tomber. On découvre dans notre petite équipe du pick-up, une équipe de feu. On se tient ensemble. Lorsqu'on lance des « ahouuuu » dans le silence, tout le monde s'y met et on avance. Le vent est avec nous pour l'instant et pourtant nous ne faisons pas le poids. Les barricades tombent les unes après les autres. Quelques cailloux volent à chacune d'elle. Éblouies par les lampes torches des flics on ne sait même pas s'ils sont 50 ou 500 en face de nous. On se dit que les phares de travail des tracteurs seraient les yeux qui nous manquent. Mais à mesure que les flics se rapprochent, les tracteurs à 400 000 € reculent. On remonte vers la ferme pour aller les chercher, là on nous explique qu'ils ne peuvent pas descendre plus bas mais qu'ils feront face quand les flics arriveront.

On comprend alors que la présence des tracteurs est dissuasive, sur le même mode viril que les grands discours. En réalité ils coutent trop cher, les gars sont coincés. Ils ont tous un crédit à la banque pour ces grosses machines, chaque pièce à changer leur coûterait une fortune.

Autour de nous, sur la butte, une masse humaine regarde au loin sans se rendre compte que 500 mètres plus bas, c'est la galère. Le temps qu'on redescende, les flics ont déjà gagné quelques barricades et s'approchent dangereusement de la ferme. La panique s'installe. Le vent n'est plus avec nous, ni avec eux d'ailleurs.

La pluie de lacrymo et de grenades se transforme en un énorme nuage opaque, duquel apparaissent des hommes seuls et au téléphone : « Allô chérie, tout va bien à la ferme ? » Pour être là, il faut bien quelqu'une pour donner à manger aux bêtes. On recule si vite que sans s'en rendre compte on retrouve la masse de l'arrière, plusieurs bottes de pailles sont enflammées. Une femme s'enfuit ne voulant pas respirer ce « truc ». Le cordon de flic avance et tire sans plus s'arrêter. Nous voilà collées au bâtiment où sont les vaches. Nous sommes nombreux maintenant. Nous ne sommes plus silence. Mais il n'y a plus d'espoir. Ils nous marchent dessus. Deux tracteurs font face quelques minutes et finissent par se retirer. On se replie. Ils gazent la ferme. Ils gazent les vaches. On entend dire « Pas les animaux ! ». Des hommes pleurent et les larmes nous montent aussi. Certains appellent à lâcher le bétail, ou à s'enchaîner aux vaches. C'est le bordel.

Lorsqu'on un petit groupe approche l'étable, une vieille femme sort de la ferme. Elle crie : « Dégagez tous ! Dégagez ! Dégagez d'ici ! » Son cri transperce nos corps. Elle semble défendre ses vaches des gaz avec rage, fermeté et désespoir. Tout le monde réagit et s'en va.

À l'entrée de la ferme, le poney, qui peu de temps avant allait chercher des caresses, galope d'effroi, enfermé dans son parc. Certains couchent les piquets pour le laisser partir. Juste au dessus de lui, un escadron de CRS encercle l'étable d'où dépassent les museaux des vaches qui seront abattues demain. Ça nous submerge, les vaches meuglent et le métal claque dans l'étable. Les hommes aux allures viriles hurlent contre cette violence et parfois pleurent de rage. Maintenant tout le monde déteste la police qui, malgré notre repli unanime, continue de gazer partout où elle peut. Un gars dit « souvenez vous de ça, il y aura une vengeance, tous les commissariats aux alentours, qu'ils brûlent ! ». Eh oui… ACAB.

On est claquées. Un de nos camarades nous récupère. On a la gerbe et tellement d'émotions qu'on en devient vides. À l'arrière du camion on s'endort l'une sur l'autre.

Le lendemain matin, creusant les médias, on découvre que premièrement la gauche bourgeoise est totalement désintéressée de l'affaire. Le reste raconte n'importe quoi, évidement. La récupération politique s'enflamme. Les médias de Bolloré, ayant besoin de construire un ennemi intérieur, ont donc inventé la présence de « l'ultra-gauche » et de « black-blocs », ça ne pouvait être qu'une simple colère paysanne... !

Nous, la tête enfumée de la veille, on se dit qu'il y avait un air de Gilet Jaune et qu'il y a une étincelle à rejoindre.

Depuis jeudi, des blocages sur les autoroutes et les nationales ont lieu, ainsi que des appels à défendre les fermes touchées par les abattages.

Stop à l'abattage total, appuyons les blocages ! : Communiqué d'éleveurs et éleveuses des Soulèvements de la terre

Nous en sommes à 3000 bêtes abattues avec des pressions punitives invraisemblables des pouvoirs publics. Les élevages touchés depuis le début de l'épidémie sont sacrifiés, non pas en raison d'une rationalité sanitaire (il existe des stratégies alternatives d'endiguement de l'épidémie), mais pour maintenir le statut commercial dit "indemne" de la Ferme France et ainsi préserver les intérêts financiers des exportateurs. Ce que ne saisit pas la froide logique bureaucratique, c'est qu'un troupeau n'est pas "substituable" : la perte n'est pas seulement celle d'un outil productif qu'on pourrait remplacer une fois le foyer "éteint". Le troupeau et sa lente sélection, construction, sur plusieurs générations, est ce qui fait la singularité quasi artisanale du métier d'éleveur, que rien ne viendra remplacer. La destruction intégrale d'un troupeau est l'anéantissement des décennies de travail paysan et de compagnonnage sensible avec ses bêtes. Nous, éleveurs et éleveuses de la Coordination agricole des Soulèvements de la Terre, appelons à nous opposer et à mettre fin à cette aberration, par tous les moyens nécessaires et adéquats, et à rejoindre les blocages organisés partout à travers le pays .

Aux dirigeants du syndicalisme prétendument majoritaire qui nous accuseraient d'être "irresponsables", nous répondons que l'irrationalité sanitaire n'est pas du côté de ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux.

Aux dirigeants de la FNSEA qui nous appellent à la « responsabilité », nous répondons que l'irresponsabilité sanitaire est dans le choix répété de tout miser sur les marchés mondiaux. Les conséquences économiques à court terme d'une gestion raisonnable de l'épidémie, mettant en risque l'exportation massive de bétail, devrait être une occasion de repenser notre modèle agricole . Tenir ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux pour responsables des folies de l'agro-industrie est aussi indécent que scandaleux.

Le refus des autorités de mettre en place, au-delà des mesures de "dépeuplement" qui commencent à démontrer leur inefficacité, de réelles mesures préventives à la catastrophe sanitaire qui se profile avec le retour en masse après l'hiver des insectes hématophages, vecteurs de la maladie, met en danger la totalité des troupeaux du pays. Il y a urgence à rendre possible le déploiement des protocoles sanitaires alternatifs proposés par de larges pans de la profession agricole : travail sur l'immunité collective des animaux, surveillance renforcée, euthanasie des seuls animaux souffrants « pour abréger leur souffrance », positifs à la DNC, campagne de vaccination élargie et accessible à l'ensemble des fermes qui le souhaitent...

L'entêtement du gouvernement, l'inflexibilité du ministère de l'agriculture et des dirigeants de la FNSEA sont incompréhensibles si on ne saisit pas combien il ne s'agit pas là de politique sanitaire mais d'une arme du libre-échange, et combien c'est l'ensemble des dispositifs de gestion par les normes étatiques de la production animale qui s'appuient sur le "dépeuplement" comme arme de police administrative. Reculer à cet endroit ne serait pas seulement, pour le pouvoir, contraire aux intérêts des notables de la Fédération Nationale bovine, mais fragiliserait toute l'architecture du maintien de l'ordre dans nos campagnes. Il faut rappeler que le funeste destin de la fermeture administrative et du dépeuplement est ce qui, aujourd'hui, menace les élevages paysans et la polyculture élevage toute entière (en particulier l'élevage plein air de volailles et de porcs), pour lesquels il est le plus souvent impossible de se mettre en conformité avec des normes biosécuritaires taillées pour les filières industrielles : rappelons nous que de simples "non-conformités" aux règlementations en matière de biosécurité, de traçabilité et d'identification animales peuvent et ont déjà entraîné par le passé des abattages de cheptel, et nous comprendrons la centralité politique d'un tel dispositif. La remise en cause du dépeuplement comme arme souveraine du complexe agro-industriel pour mettre au pas les fermes et les pratiques faisant obstacle à son hégémonie et à ses intérêts ouvre ainsi aussi une brèche, une fenêtre de tir stratégique pour s'attaquer aux emprises bureaucratiques commandées par une rationalité industrielle et mercantile qui n'admet ni menace ni altérité.

La révolte en cours a lieu dans un réel contexte extrêmement inquiétant de démultiplication d'épizooties et de zoonoses dont l'émergence et l'expansion sont largement provoquées par des ravages environnementaux qui font tomber une à une les barrières écologiques qui constituent des freins à de telles pathologies (fièvre catarrhale ovine, maladie hémorragique épizootique, tuberculose bovine, dermatose nodulaire contagieuse, salmonelles, influenza aviaire, peste porcine africaine...). La destruction des écosystèmes, en éclatant les barrières inter-espèces, induit une prolifération de zoonoses, de sauts des pathogènes entre les espèces… L'appauvrissement de la biodiversité domestique fait également tomber un certain nombre de barrières immunitaires … Le réchauffement climatique est en grande partie responsable de l'expansion des maladies vectorielles (contre lesquelles les solutions d'éradication totale des insectes vecteurs demeurent des vues de l'esprit)… La concentration animale, l'hypersegmentation des filières et l'augmentation des flux industriels et internationaux d'animaux, où on passe constamment d'une unité spécialisée à une autre, avec des sites éloignés géographiquement, jouent comme des catalyseurs et accélérateurs pour l'expansion des maladies... De manière connexe, l'effondrement des populations de petits gibiers au profit de quelques espèces généralistes conduit les sociétés de chasse à se "spécialiser" dans le gros gibier (notamment le sanglier) qui devient lui-même l'objet d'un élevage "de masse" qui ne dit pas son nom, entraînant des surpopulations (les populations de sangliers ont été multipliées par 5 en 20 ans) impliquant des problèmes sanitaires dans les élevages (Peste Porcine Africaine, Brucellose...)…

Les politiques biosécuritaires d'Etat, se réduisant à de pures opérations de police, font indûment peser l'entièreté de la responsabilité des risques sanitaires sur les exploitations individuelles pour éviter une remise en cause du système de production industrielle, ce qui revient à invisibiliser la dimension socio-écologique et systémique de ces épizooties. Il n'y aura pas de salut sanitaire pour nos fermes sans une massification de l'agroécologie paysanne et sans reprise en main par les producteurs et restructuration des filières d'élevage.

Nous appelons ainsi à rejoindre et renforcer les blocages et actions organisés par nos camarades de la Confédération paysanne. La gravité et l'urgence de la situation nous fera peut-être nous tenir aussi aux côtés des adhérent-es de la Coordination rurale. Nous ne comprenons que trop et nous partageons la colère de ceux qui ne veulent plus qu'on les « laisse crever » en silence. Mais il est important de clamer que le poison identitaire que les dirigeants de la Coordination rurale inoculent dans les campagnes, en nous rendant aveugles aux désastres écologiques et sociaux qui s'amoncellent autour de nous, nous condamne à moyen terme aussi sûrement que la FNSEA. La longue agonie de la classe paysanne ne s'arrêtera pas par la dérive corporatiste et la fuite en avant dans l'intensification productiviste et par la recherche frénétique de nouvelles armes compétitives dans une guerre commerciale internationale perdue d'avance. Seule une politique d'autonomie paysanne et de souveraineté alimentaire articulée à un vaste mouvement social de masse, à une alliance des classes populaires contre le complexe agro-industriel et le libéralisme autoritaire, nous permettra de tirer le frein d'urgence et d'interrompre la marche forcée vers notre disparition.

Les éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre

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