30.06.2025 à 15:20
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De la Ville, de l'Identité, de la Résistance Lucrezia Giordano
- 30 juin / Positions, Avec une grosse photo en haut, 4Les touristes qui visitent Marseille pour la première fois se divisent en deux grandes catégories : ceux qui se plaignent du manque de propreté des rues et ceux qui s'en félicitent parce que ça authentifie leur expérience d'une ville populaire. Dans cet article, Lucrezia Giordano propose une nouvelle hypothèse : et si la place laissée aux ordures dans la cité phocéenne était une forme de résistance à la gentrification ?
Je n'oublierai jamais le printemps 2023. Pas parce que c'était ma première fois à Marseille, ni pour la mer, ni pour un nouvel amour. Ce printemps-là, les manifestations contre la réforme des retraites qui ont touché toute la France ont été accompagnées d'une grève des éboueurs, provoquant un amoncellement d'ordures pendant des semaines, mêlé aux restes de poubelles calcinées. Dans ce contexte, dès que l'on sort d'un petit bar du Cours Julien un samedi soir, on remarque immédiatement cet amas informe de sacs poubelles qui nous surplombe, atteignant le haut du mur de la cour voisine.
Et alors que nous regardons les poubelles, il arrive. Il est certainement dans une brume alcoolique plutôt épaisse. Il décide que le tas d'ordures est la toilette publique parfaite, malgré le fait qu'il se trouve littéralement au milieu de la rue. Une fois qu'il a terminé, quelque chose s'allume en lui. Il commence à escalader le tas d'ordures jusqu'à ce qu'il atteigne le sommet du mur, où il se lève. Encore une fraction de seconde et avant que l'on s'en rende compte, il saute, criant de joie et atterrissant sur le dos dans les sacs d'ordures au contenu indéfini — ces mêmes sacs sur lesquels il vient de pisser.
Il est là, les bras ouverts, et il rit. L'ange des poubelles de Marseille.
Les déchets (et, plus généralement, des stéréotypes à connotation traditionnellement négative) jouent un rôle important dans la construction de processus identitaires en réponse à l'avancée de changements sociaux tels que la gentrification à Marseille. Les ordures et la saleté, sont depuis des années des éléments qui ont contribué à construire la réputation peu positive de Marseille (bien que l'on puisse argumenter sur le fait qu'il s'agit d'un prétexte pour masquer des problèmes systémiques extrêmement profonds dans les grandes villes françaises, tels que le racisme et le classisme, qui voient Marseille comme l'épicentre parfait pour ce type de discours).
Cependant, on assiste depuis peu à une réappropriation de ces éléments : si les déchets ont toujours été au cœur de la définition de la ville, ses habitants décident aujourd'hui de donner à cette centralité une connotation positive. Si, à première vue, on peut se demander “pourquoi les déchets, les cafards et les rats ? Pourquoi ne pas se concentrer sur d'autres aspects de l'identité marseillaise ?”, il faut se rendre compte que cette revendication n'est pas apparue dans le vide, mais dans un contexte où la spéculation immobilière et la gentrification entraînent une hausse des loyers et du coût de la vie. Comme dans beaucoup d'autres villes européennes, l'expansion des locations touristiques génère un changement dans la géographie urbaine, avec la prolifération de commerces qui répondent à ces nouvelles cibles en termes de produits, d'esthétique et de prix.
On comprend donc que la revendication identitaire s'appuie sur certains éléments spécifiques. Marseille veut mettre en avant ce que ces changements cherchent à masquer, en mettant en œuvre une résistance fondée sur la séparation nette entre la collectivité marseillaise et l'individualisme néolibéral lié au tourisme de masse et à l'embourgeoisement de la ville. Cela a été particulièrement évident lors du carnaval indépendant de la Plaine 2023, dont le thème était “Feu à la Spécu”. Des gens déguisés en cafards, en rats et en sardines hors de prix, des dragons fabriqués à partir de valises, des pancartes et des affiches contre l'entreprise mondiale AirBnB [1] : tous les participants se sont rassemblés dans une marche qui s'est terminée par un grand feu de joie pour protester contre le tourisme inconscient et irresponsable, la gentrification et l'augmentation du coût de la vie.
Le message est clair : laissez-nous nos déchets, laissez-nous notre identité. Ces revendications s'inscrivent dans un processus plus ou moins inconscient d'altérisation, c'est-à-dire “la construction et l'identification du soi ou du groupe d'appartenance et de l'autre ou du groupe d'exclusion dans une opposition mutuelle et inégale en attribuant une infériorité relative et/ou une aliénation radicale à l'autre/au groupe d'exclusion” (Brons 2015). En utilisant ce concept, il est plus facile de comprendre comment la communauté activiste de Marseille revendique non pas tant la saleté en tant que telle, mais en tant que symbole des caractéristiques normalement rejetées par les processus de gentrification et de redéveloppement urbain. Il est particulièrement intéressant de noter, en même temps, comment la composante hiérarchique typique des processus d'aliénation (dans lesquels le groupe extérieur est considéré comme subordonné au groupe intérieur) est renversée afin d'atteindre le résultat souhaité. Les Marseillais ne revendiquent pas leur supériorité à l'extérieur, mais font appel à des caractéristiques considérées comme négatives et, dans l'esprit général, inférieures, dans le but de créer une séparation radicale avec le groupe d'exclusion. Les caractéristiques négatives de ce groupe, bien que conceptuellement existantes, sont principalement intégrées dans l'impact potentiel qu'elles pourraient avoir sur la société marseillaise : ainsi, pour concrétiser les processus d'aliénation, il est plus pratique de se concentrer sur les caractéristiques visibles et revendiquées de l'in-group.
Le fort activisme de Marseille sur ces questions semble donner l'image d'une ville dévastée par des changements irréversibles et d'une identité communautaire gravement menacée. Pourtant, la gentrification à Marseille est un processus difficile à définir.
Le concept de gentrification a été introduit en 1963 par Ruth Glass pour définir “les processus par lesquels des quartiers centraux autrefois populaires sont profondément transformés par l'arrivée de nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures”. Cependant, lorsqu'on tente d'appliquer cette définition spécifique à Marseille, on se heurte à un premier obstacle structurel : la géographie urbaine spécifique de la ville. En effet, depuis le XVIè siècle, les élites économiques et politiques locales ont préféré s'installer dans les quartiers sud de la ville, laissant l'espace du centre à la population immigrée et moins aisée [2]. Cela a conduit à la création de ce que Cusin (2016) appelle un modèle inverse centre-périphérie, dans lequel le centre est considéré comme moins valorisé et moins développé que les périphéries. Ce modèle urbain spécifique rend la réalisation des processus de gentrification plus lente et plus complexe, malgré les efforts évidents de redéveloppement déployés par la ville.
Un autre facteur contribuant aux processus de gentrification est l'augmentation du nombre du locations touristiques et l'impact qu'ils ont sur le marché de la location. La décision de louer aux touristes ou de vendre à des personnes ayant un pouvoir d'achat plus élevé (souvent originaires d'autres villes françaises ou de l'étranger) fait qu'il est difficile pour les résidents locaux de louer ou d'acheter dans des endroits auparavant considérés comme abordables, tels que Le Panier et le Cours Julien. Outre le facteur économique, l'augmentation des locations touristiques a également un impact sur le tissu social et communautaire des quartiers : les propriétaires sont incités à convertir leurs propriétés en locations à court terme plutôt qu'en locations à long terme, ce qui fait que certains quartiers ont des propriétés vacantes à certains moments de l'année. Cela affecte la vitalité et le dynamisme des quartiers et risque de créer un sentiment de perte de communauté, dont Le Panier est l'exemple le plus emblématique : d'un quartier ouvrier, il est devenu le centre de locations touristiques et d'activités commerciales et artisanales dont les prix ne plaisent certainement pas au Marseillais moyen.
Prendre conscience de ces changements et dire en même temps que la gentrification à Marseille n'existe pas semble donc une contradiction, puisqu'il est indéniable que nous assistons à des processus de changement du tissu urbain qui conduisent à une augmentation des inégalités économiques, de la précarité et des problèmes d'accès au marché du logement. En même temps, cependant, il y a des chercheurs comme Mateos Escobar (2017) qui affirment que le processus de gentrification à Marseille a rencontré tellement d'obstacles que ses conséquences prévues (dont la plus pertinente est certainement le déplacement des populations moins aisées qui vivent actuellement dans l'hypercentre de Marseille) ne sont pas pertinentes d'un point de vue purement statistique. Prenons par exemple les réaménagements de la Friche de La Belle de Mai ainsi que ceux réalisés dans le cadre du projet Euroméditerranée : ces formes de gentrification n'ont pas nécessairement conduit à des changements systémiques au niveau du tissu social (Mateos Escobar 2017).
Il ne faut pas éluder la raison de l'échec de ces tentatives : tout simplement, l'idée de vivre à proximité des populations défavorisées et immigrées ne séduit pas ceux qui disposent de ressources économiques suffisantes pour déclencher un processus de gentrification en tant que tel, c'est-à-dire un processus irréversible qui conduirait à la disparition de populations historiques au profit d'habitants au capital économique ou financier plus riche (Géa & Gasquet-Cyrus 2017). Il est évident que la perception du tissu urbain et militant de Marseille diffère des données statistiques : comme l'affirme Cassely (2018), nous sommes confrontés au “paradoxe d'une ville qui aura vu un mouvement anti-gentrification précéder par sa vigueur le phénomène qu'il est censé combattre”. Données concrètes ou non, c'est la perception de la population qui compte. La perception est une expérience corporelle, vécue, qui se déroule en relation avec le monde et dans laquelle l'environnement dans lequel elle se déroule est un participant actif à la formation de nos expériences perceptives (Merlau-Ponty, 1945). La perception va au-delà du moment présent et comprend un ensemble de significations et de possibilités permettant d'interpréter la réalité — et en même temps de la créer, puisque l'interprétation de la réalité n'est pas moins concrète que les éléments factuels qui la composent. En tenant compte de cela, il est donc possible de comprendre la volonté de la population marseillaise de continuer à protester contre les changements systémiques qui semblent pointer vers des politiques urbaines néolibérales.
Cette réflexion a trouvé une muse improbable dans l'ange des ordures du Cours Julien. Alors que la ville connaît des mutations urbaines et sociales, ses habitants se raccrochent à des éléments souvent considérés comme négatifs, tentant de préserver la vitalité et l'authenticité de Marseille. La lutte n'est pas seulement menée contre la hausse des prix des loyers, mais contre une idéologie qui menace d'éroder le tissu social de la ville. La gentrification à Marseille se heurte à une géographie urbaine et à une histoire qui a façonné les quartiers et les identités différemment des autres villes européennes. Bien que les données statistiques puissent suggérer le ralentissement des processus de gentrification, la perception de la population est le véritable test : à Marseille, la gentrification est souvent perçue comme une menace à l'essence même de la communauté. Dans ce contexte, l'ange des ordures devient l'emblème d'un peuple qui embrasse son identité, même celle qui est considérée comme “sale” ou “indésirable”. Alors que la ville fait face à l'avenir, l'ange continue de rire dans les sacs, nous rappelant que la résistance est un acte symbolique mais puissant qui défie les forces d'un changement irréversible, et que la véritable beauté de Marseille réside dans son authenticité sauvage.
Lucrezia Giordano est une chercheuse et journaliste indépendante spécialisée dans les migrations, le genre et la transformation des espaces urbains. Avec une formation en anthropologie et en études internationales, elle mène des enquêtes approfondies et publie dans des médias tels qu'Acta Humana, SSRN, et El Mundo. Son travail combine analyse critique et narration immersive pour explorer les dynamiques sociales et politiques contemporaines.
[1] Pour plus de détails : 'Carnaval et Charivari... à Marseille - Ode au carnaval de la Plaine-Noailles et à la lutte contre la gentrification et l'invasion Airbnb', https://lundi.am/Carnaval-et-Charivari-a-Marseille.
30.06.2025 à 12:10
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Dans un récent article, Nathan J. Beltràn proposait de penser politiquement l'amour (Voir : De la forme-de-vie amoureuse->https://lundi.am/De-la-forme-de-vie-amoureuse], cette semaine, il s'agira de politiser l'érotisme.
Nous allons commencer par poser quelques constats & hypothèses sur la situation actuelle qui influe sur l'érotisme : l'état du corps actuel, sa place dans la société, d'abord, la question de la pornographie & de la marchandisation du désir, enfin. Ces deux points tenteront de servir de socle pour saisir la situation actuelle de l'érotisme. Dans un second temps, nous tenterons de trouver quelques pistes pour penser politiquement l'érotisme & le désir en nous tournant notamment vers la littérature, ou plutôt ce qui lui échappe : la poésie.
I.1 HYPOTHÈSE :
Nous avons perdu tout sens de réalité corporelle, nous vivons dans un monde d'abstractions, de doubles & de simulacres. Jamais, dans notre époque gavée d'images & de discours sur le corps, il n'a semblé si omniprésent, & pourtant, jamais il n'a paru aussi impossible à incarner. Comme une sorte de contre-alchimie, où la matière doit traverser plusieurs épreuves – séparation, purification, réintégration – nos corps sont soumis à une série de séparations qui, prétendant les purifier, les privent de leur puissance d'incarnation.
(Notons qu'il y a un certain privilège à se caler dans le fond de son corps sans être affecté par ce qui le traverse – je pense notamment à certains ouvriers, travailleurs & travailleuses du sexe, etc.)
Toute la question étant de comprendre comment le corps, célébré, mesuré, exposé, est – & est souhaité comme – séparé de sa matérialité.
Il ne s'agit pas tant de penser – dans un geste presque réactionnaire – un corps originaire, authentique à ressaisir, que de dire ceci : il n'y a jamais eu qu'une pluralité de manières d'être au corps, toujours situées, variables selon les époques, les sociétés, les dispositifs de pouvoir, etc, mais ce qui caractérise notre présent, c'est peut-être de n'avoir plus, collectivement, de manière(s) d'être au corps sinon de le refuser, en embrassant une image de lui – je veux dire en le tenant à distance, en le réduisant à sa représentation.
I.2 CONTRÔLE ET DÉPOSSESSION
Toute société qui tend à régenter le corps, quelle que soit la manière, le met à sac..
Le pouvoir ne fonctionne plus par la simple censure du sexe, mais par la multiplication de discours, de représentations, & donc des normes autour de la sexualité. La sexualité n'est plus cachée, elle se veut, à l'image du corps, omniprésente, surexposée. Ce n'est pas la libération du sexe, mais son intégration pleine dans l'économie, contribuant à ce corps à la fois hypervisible & impossible à habiter pleinement.
La dépossession du corps n'est pas qu'une affaire de techniques ou de dispositifs, elle est le résultat d'une histoire politique & économique qui a fait de tout un terrain de séparation & de contrôle.
La privatisation de la santé, la marchandisation du soin, la difficulté d'accès aux ressources vitales ne sont pas des « hasards » mais les conséquences logiques d'un système qui repose sur la hiérarchisation des vies, de la « valeur » des êtres & des corps.
Exploiter, surveiller, discipliner, exclure. Imposer des normes, tracer des frontières, décider qui a le droit, ou non, au Graal de la visibilité. Contrôler les genres, les identités. La racialisation des pratiques de soin & de surveillance participe de cette même logique de hiérarchisation & d'assujettissement.
I.3 BREF RÉCAPITULATIF SUR LA PORNOGRAPHIE
Tout cela est, plus ou moins, logique depuis Foucault : la prolifération des discours & des images sur la sexualité capture le désir dans des dispositifs de gestion & de normalisation.
On trouve, dans la pornographie, une répartition très précise des corps & des rôles, c'est-à-dire, des actrices très jeunes, souvent qualifiées de « teens [1]]] » (adolescentes). On devine – & les statistiques nous le prouvent – que la majorité des consommateurs est elle-même très jeune, & l'on peut se dire qu'il est tout à fait logique que des jeunes fantasment sur des personnes qui sont assez proche de leur tranche d'âges, mais cela ne tient pas, ou plutôt disons que factuellement le résultat est ceci : on assiste, massivement, à la représentation de jeunes filles jouant de plus jeunes filles encore, dans des rapports de pouvoir très peu équilibrés. Et nous n'évoquons même pas les scénarios qui font directement l'apologie de la pédocriminalité [2].
La situation empire lorsqu'on examine les noms des sites & productions populaires : SisLovesMe, ExploitedTeens, SellYourGF [3]. « Ma sœur m'aime », « Adolescentes Exploitées » (notons bien le terme d'exploitation), « vends ta copine » – tout est dit : exploitation, commerce, domination incestueuse ou pseudo-familiale ; dans le cas de Vends Ta Copine, la femme – ici la femme aimée, la femme censée être aimée – devient un simple objet de transaction entre hommes. Évidemment, seules deux issues semblent possibles à cette trame : la femme est soit dépossédée, humiliée, agressée donc, soit elle en tire du plaisir &, se révèle – comme toutes les femmes selon la logique patriarcale – une « pute ». Et pour n'étonner personne, le scénario inverse, Sell your BF, n'existe pas.
Mais au-delà de la violence de ces représentations, c'est le fonctionnement même de la pornographie comme prise dans l'économie qui pose question. Chaque image, y compris celle qu'on dit « éthique » reste une marchandise. Le marché, fidèle à luimême, recycle les critiques d'où qu'elles viennent, les absorbe, les digère, puis les revend – peinard. Féminisme ? queer ? qu'importe : le désir devient un produit à regarder, stocker, acheter, & finalement, à dépenser dans tous les sens du terme.
Le véritable enjeu n'est ni la diversité, ni la « bonne » représentation ; il n'est pas non plus le formatage des désirs & des fantasmes, voire du type de sexualité présentée. L'enjeu est la délégation totale de nos désirs à des images, pire : leur formatage & leur mise en vente. Le problème, c'est la vie par procuration, vécue à travers un plus ou moins petit écran, & que le désir passe par des images à consommer, inséparable d'une logique économique, capable de digère tout, y compris la critique en vue de « toucher de nouveaux marchés ».
HYPOTHÈSE :
— Il n'y a pas de sexualités qui soient entièrement subversives
— Il n'y a pas d'images de la sexualité qui ne soient pas récupérables. Toute image est potentiellement récupérable d'une manière ou d'une autre par le système.
II.1 PISTE(S) ET TENTATIVE
Alors commençons, commençons par une scène la plus banale possible – puisque nous voulons politiser l'érotisme même, en dehors des personnages, des situations économiques, des lieux donc – choisissons de jeunes adultes, hétérosexuels ; & imaginons-les vadrouillant dans la campagne. Lumière douce, herbes hautes, un peu de chaleur, ce qu'il faut. On plante le décor, on y met les corps, on y met une robe, c'est elle qui la porte, la robe (vous ne savez pas encore pourquoi c'est important, mais ça l'est. Les robes sont utiles, dramaturgiquement parlant – elles permettent gestes, révélations & déplis. Il nous faudra des déplis.)
« frissonnante toute à la fois tremblée & sûre sa
robe bardée de dentelles elle laretrousse d'une main à présent à demi-nue elle s'avance
d'entre les herbes laisse s'avancer sa trame puis setourne. Le dos, la main toute contre ses fesses, tête
légèrement inclinée sur le côté
dessus l'épaule. »
La scène est plantée ; ensuite – parce qu'il faut un ensuite – il se passe quelque chose. Ou plutôt : il faudrait qu'il se passe quelque chose ; parce que là, il ne se passe rien, ou si peu. Imaginons un événement qui s'en viendrait sexualiser la scène, & forcerait sa politisation. Imaginons : il pleut. Il pleut, & sa robe est blanche, laissant entrevoir disons quelques atouts. Nous restons dans un regard banalement masculin & hétéro, & trouvons en même temps l'événement qui les poussera à affronter la ville pour se réfugier dans la petite chambre de bonne de l'un deux. Et c'est là, peut-être là, la ville, que quelque chose pourrait devenir politique. Nous n'y sommes pas encore, mais presque, patience.
« [...] le blanc mouillé, tu as alors tout loisir de lorgner bas, oui, bas, & de t'émerveiller – sous couvert d'amour - de quelques légers roulages de cul ; ainsi, sans le savoir, te voilà déjà inscrivant cette image dans les fibres de ta conscience afin de pouvoir - en cas d'absence prolongée du fessier susdit - t'en émerveiller de nouveau. »
La scène n'est pas politique, loin de là, elle se veut tendre, elle est surtout terriblement banale. À peine une variante sur des milliers d'autres, toujours vues d'en bas. Mais pour l'instant, le reste fonctionne : les deux amants paumés dans les herbes hautes, après avoir plus ou moins batifolé, rentrent pour plus d'intimité (& moins d'intempérie). Continuons un peu, puis, profitons de leur passage en ville, pour commencer à politiser :
« […] Que dire alors que, longeant la dite civilisation, elle ne pense qu'à l'excorier, lui faire jaillir son sang latent, la gratter à sève, cette crasse ? »
Ça y est, le style s'améliore, & l'appétit grandit : on veut en savoir plus, pourtant, nous voilà bien embêtés : nous sommes sur le point de faire entrer le politique dans la scène, mais nous ne la rendons pas politique. L'érotisme & le politique se dissocient. Il n'est, ici, même plus question de leur batifolage. Pire : nous avons creusé la banalité & en la creusant, avons mis en scène ce qui s'apparente pas mal à un mâle gaze. Une politique donc, mais certainement pas celle que nous voulions.
Que faire ? Pour le regard masculin, nous pouvons tenter de le corriger, de le renverser mais pour la politique - celle qui nous intéresse - ? Avancer de quelques paragraphes, les retrouver sous les draps, commentant l'actualité politique entre deux baisers ? Aussi imaginaires que soient nos deux amis, ils ne méritent pas tant d'horreur. Alors on en reste là ? dans la pluie, la robe, la chambre ? avec un récit qui ne veut, ne peut avancer ?
Tant pis, faisons rapidement notre deuil & allons plutôt lorgner chez d'autres voix, notamment celle de Catalina Raíz [4].
II.2 ÉROTISME POLITIQUE CHEZ RAÍZ
Dès l'ouverture du poème « Te vamos a llamar Bohemia [5] » « Nous t'appellerons Bohème », elle place l'érotisme sous le signe de l'hospitalité, cette autre conception de la politique pour Derrida⁶ :
« Le agradezco por acogerme aquí, ¿no le molesta que esté desnuda ? »
« Je vous remercie de m'accueillir ici, permettez que j'y sois nue ? »
« L'hospitalité "inconditionnelle" et "incalculable" […] peut être conçue en géopolitique comme ce qui sape l'autorité de la souveraineté. [6] » L'érotisme y est directement énoncé comme manière de faire monde, de s'accueillir mutuellement. Cela rejoint ce que nous avons pu appeler précédemment une forme-de-vie amoureuse.
Dans son poème, notre « corps impossible » est traversé, & traversé parce qu'authentiquement incarné. Il n'y est pas tant question d'habiter le corps dans une sorte de plénitude ou de « maîtrise », que de le faire en acceptant de traverser & d'être traversé – autant par l'effondrement du monde que par la Beauté même.
Et l'on pourrait même se demander si, plus loin, lorsqu'elle écrit « Nosotros de la Grieta », « Nous de la Brêche », ce n'est pas de cela qu'il s'agit : faire du corps, alors même qu'elle l'incarne, une Grieta – une faille, une brèche. Et, pour la préserver, inventer des rites : la boîte à mouchoirs, la collection d'images, autant de gestes symboliques pour sauvegarder ce qui résiste au monde & à la saisie.
« Guardar estas imágenes […] es como un rito para que la Belleza que pase en ellas permanezca en mí, que me acompañe… »
« Ranger de teles images […] est comme un rituel pour que la Beauté qui passe en elles demeure en moi, qu'Elle m'accompagne… »
La suite politique du poème réside dans la suspension du temps, ouvrir une brèche, un espace de fête, de magie & de rites où le Désir, la Beauté circulent librement. :
« DESTRUIR CUALQUIER INTERMEDIARIO, PONERSE
EN CONTRA DE LA HISTORIA ¡SUSPENDIDA LA
HISTORIA ! SUSPENDER EL TIEMPO, PASAR
FRONTERAS Y HACER PASAR INTERCAMBIAR LA
BELLEZA »« DÉFAIRE TOUT INTERMÉDIAIRE, SE PLACER CONTRE L'HISTOIRE, LA SUSPENDRE, SUSPENDRE LE TEMPS ! PASSER FRONTIÈRE ET S'ENTREPASSER BEAUTÉ »
Suspendre le temps, n'est-ce pas là le premier geste de la Commune, voire de toutes tentatives révolutionnaires ? tirer sur les horloges, interrompre la longue course du monde, tirer le frein d'urgence, dirait Benjamin. C'est ici un microcosme du geste révolutionnaire : suspendre la course, ouvrir un temps autre, créer un dehors (passer la frontière) & rejeter tout intermédiaire entre nous & l'expérience directe des choses.
II.3 DESIR ET PERCÉE(S)
« Ce désir commun, collectif, grouille déjà, partout dans le monde, depuis toujours – c'est une joie fragile, plombée, un jaillissement. [7] »
Leïla Chaix
HYPOTHÈSE : le désir est un trop-plein, non pas un manque. Il est ce qui déborde & cherche une issue. Le désir comme volonté diffuse de vie, non comme droit frustré.
Chez Catalina Raíz, la « Beauté » est une percée fragile, elle n'est ni dans la matière brute, ni dans un quelconque critère formel : elle vient d'ailleurs, traverse la matière sans être prisonnière, & se passe entre amants ou amis. Dans sa vision plutôt mystique, voire gnostique, elle n'est pas une image mais une émanation opérative.
Dans un passage d'Haïr le monde [8], Leïla Chaix, sans parler d'érotisme, rejoint cette idée : « Sous ce qu'on affiche et ce qu'on Tiktok, il y a désirs. Qu'on le veuille ou non, il y a de la vie. Elle est moche et elle est bruyante, empêchée quotidiennement, mais elle perce sous la chape de plomb du monde-béton. » Il est question d'y « entretenir un amour féroce et continuer à se battre pour que parfois et par endroits, la beauté perce ». La beauté – & ce qui relève de la vie, comme une force – au sens philosophique du terme – politique, capable de fissuré le « monde-béton ».
Cette puissance de la beauté, de l'Eros, du désir insurrectionnel ne relève pas seulement de l'intime ou de l'exception, elle est comme une force collective qui pourrait déborder les digues de la répression & de la politique de l'impuissance. Le Comité érotique révolutionnaire l'exprime ainsi :
« Notre désir de vivre, notre passion de vivre, notre énergie érotique, celle d'Eros comme pulsion de vie, réprimée durant des années, contenue dans une impuissance politique et une politique de l'impuissance, ne peut désormais plus être endiguée [9]. »
Ce n'est pas seulement le désir individuel qui chercherait à percer, mais une énergie commune, une volonté de vivre qui, après avoir été contenue, déborderait & s'en viendrait fissurer l'ordre établi. L'Eros comme une force de soulèvement, de fête ou de création de mondes : de quoi fissurer « l'Empire du fake. »
Cette idée, Raíz la rejoint entièrement dans un « nous » peu éloigné de ce que Pacôme Thiellement peut appeler une « communauté de Freaks », une « solidarité nomade et anarchiste [10] » :
« nosotros del Deseo, nosotros de la Grieta,
nosotros que hablamos con cerviz erguida ; recuerden –
nosotros comunes y de Bohemia,
nosotros de un mundalma y cuyas voces resuenan aún
nosotros del Eros, de la erosión, de lo erótico, largas pestañas negras rozando nuestros mejillas »« oui, nous du Désir,
nous de la Brèche,
nous du front levé contre le ciel ; rappelez vous –
nous communs et des Bohèmes
nous d'un monde-âme dont les voix résonnent encore
nous de l'Éros, de l'érosion, de l'érotique, de longs cils noirs frôlant nos joues »
Dans GITANE ou le droit à la candeur [11], Raíz propose aussi le concept de candeur, à mille lieues de l'innocence naïve qu'on pourrait penser à première vue. La candeur, chez elle, est une puissance vivante : la capacité rare, presque magique, à ressentir pleinement la joie d'exister, à danser sans raison, à jouir du monde sans chercher à le posséder, mais surtout, le refus d'être mat, de la dépossession intérieure que le système tente d'imposer en rendant toute spontanéité, & toute trace de vie suspecte. La candeur comme ce qui, en nous, résiste à la séparation des mondes. Puis le concept de « gitanerie », que nous désignerons sommairement comme – vous m'excuserez du jargon – le vouloir-candeur dans un monde d'exil(s), une volonté esthétique, mystique & politique.
Dans son texte « Le Sexe des anges [12] », Pacôme Thiellement s'inscrit dans la critique de la « fausse permissivité de notre époque » & propose de penser la sexualité & l'amour comme un processus alchimique, une traversée des états de la matière & de l'âme. Pour Thiellement, l'alchimie n'est pas une métaphore décorative mais, comme elle l'est originellement, une méthode existentielle, un art de la transmutation radicale. L'amour & la sexualité doivent être vécu comme une œuvre au noir, au blanc, au rouge :
Thiellement en appelle à une sexualité passionnée qui soit l'athanor de notre transmutation psychique ET collective. Il en invite à traverser tous les états : rêves, hallucinations, coïncidences, crainte & tremblements, à refuser la gestion, & à véritablement travailler la passion comme force de transmutation :
« Sans une sexualité passionnément travaillée comme l'athanor de notre transmutation psychique, sans la fabrication de l'androgyne – cet « adolescent-jeune fille » auquel Nicolas Berdiaev comparait Dieu – les histoires d'amour ne sont que des partenariats domestiques tristes à pleurer, des histoires de cul-de-jatte guidés par des aveugles¹³. »
Pour Thiellement, la beauté, la fête, la magie, la passion ne sont pas des surplus mais, je crois l'avancer sans me tromper, la condition de toute résistance, de toute invention du commun. Il s'agit de refuser la résignation, de cultiver « l'amour féroce » dont parlait Chaix, de traverser la crise pour faire surgir la beauté, l'intensité, la fête, la magie, y compris dans la précarité, y compris – gnose oblige – dans l'exil.
III.2 HYPOTHÈSE : LA TRANSMUTATION COMME POLITIQUE
L'alchimie vise à la transmutation, la possibilité de faire surgir de l'or à partir du plomb. Si l'on transpose – plus ou moins artificiellement – cette logique, une ligne révolutionnaire : face à l'intensité des séparations & de la dépossession, œuvrer au noir, c'est-à-dire destituer, pour purifier puis qui ouvrir la possibilité d'une recomposition & d'une réappropriation du monde & des forces.
Là où la société contemporaine tend à tout dissoudre dans l'image & la gestion, l'alchimie rappelle qu'une transformation profonde est possible, elle suppose de reconnaître la perte pour expérimenter, collectivement, de nouvelles formes d'habitation & de présence.
Face à la crise de la présence & à la dépossession du corps, l'alchimie propose un imaginaire & une pratique radicalement différents : elle ne vise pas la transformation, mais la transmutation, un changement de nature, une métamorphose à la racine même des choses.
Dans l'œuvre au noir (Nigredo), tout commence par la déconstruction & la traversée de l'ombre, le moment où la matière est réduite à l'essentiel, confrontée à ses limites & à sa perte de sens. Cette étape, qu'on pourrait liée à la crise actuelle du corps, n'est jamais une fin en soi, elle prépare la possibilité d'une renaissance.
Nous l'avons vu brièvement : l'œuvre au blanc (Albedo) symbolise une nouvelle perception & l'œuvre au rouge (Rubedo) incarne la réconciliation entre la matière & l'esprit, le désir & son vécu. L'alchimie, comprise ainsi, ne se réduit pas à une métaphore mais peut être un chemin opératif, où se mêlent la destitution, la purification des schémas imposés & la recomposition collective, logistique & ontologique. La métamorphose de la matière n'a de sens que si elle s'inscrit dans un rapport renouvelé au monde & aux autres. Elle suppose d'affronter les conditions historiques & matérielles qui rendent la présence impossible, & de permettre les gestes, les rites ou expérimentations qui permettent de recomposer du commun.
Politiser l'alchimie, c'est reconnaître que la crise du corps n'est pas seulement un problème intime, mais le symptôme d'une organisation sociale contre-alchimique. L'alchimie devient une ressource politique quand elle offre des images, des symboles, mais aussi des méthodes pour traverser la crise, non pas seul, mais ensemble, & permettre des formes-de-vie.
— Désexualiser l'érotisme pour érotiser le monde.
— Dégénitaliser la sexualité : attaquer la hiérarchisation, faire ou révéler le corps comme une source entièrement érogène.
Nathan J. Beltràn
[1] [[« If you look at the videos on mainstream porn sites you can see ‘teen' themes, ‘mom and son' themes, lots of incestuous porn. It's pretty deviant stuff. To watch this you have already lowered your threshold of what is acceptable. Porn is an entry drug for a lot of them. » https://www.theguardian.com/global-development/2020/dec/16/online-incest-porn-is-normalising-child-abuse-say-charities
[2] « Selon des chiffres communiqués à la délégation par Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , lors d'une audition le 20 janvier 2022, Pornhub recense 71 608 vidéos faisant l'apologie de l'inceste et de la pédocriminalité, ainsi que 2 462 vidéos ayant pour mot clé "torture". » https://www.senat.fr/rap/r21-900-1/...
[3] Le site SisLovesMe enregistre environ 1,88 million de visites mensuelles. https://hypestat.com/info/sislovesme.com. SellYourGF, lui, attire moins mais tout de même plusieurs milliers de visiteurs par jour.
https://hypestat.com/info/sellyourgf.com.
[4] Il y a plusieurs raisons au fait de prendre l'exemple d'une jeune poétesse peu, voire pas connue. D'une part, il me semble toujours sympathique d'évoquer quelques écrivains en début de parcours ; de l'autre, étant son traducteur, je connais bien son œuvre & elle s'impose assez naturellement à mon esprit. Il y aurait eu, bien sûr, quantité d'autres exemples tout aussi pertinents. Je pense notamment à Bernard Noël & Pierre Guyotat – d'une manière totalement différente à ce que nous voyons ici.
[5] CORTÈGE, revue d'hérésies n°1, pages 5 à 11.
[7] Hair le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot, page 173.
[8] Haïr le monde, Leïla Chaix, Éditions le Sabot
[10] https://www.blast-info.fr/articles/2023/freaks-de-tod-browning-carnaval-doit-reapparaitre-7FGW9hN3SG6RSGKldqDVvg
[11] GITANE ou le droit à la candeur, Catalina Raíz, Éditions CONTRE-SORT, à paraître.
30.06.2025 à 11:35
dev
24 juin
Douze jours de bombardements, de destruction, à plus de deux milles kilomètres de distance, avions de chasse, bombardiers, missiles et drones à l'appui, puis un soudain cessez-le-feu. Telle une pièce écrite dont on ignorait encore le dénouement. Chaque partie évidemment réclame victoire, puisque nul n'a gagné définitivement, sinon la mort, une fois de plus. Et l'enterrement plus que définitif dudit droit international, des dites conventions de Genève, dont on savait depuis quasiment leur rédaction qu'ils ne seraient valables et applicables que dans un seul sens.
Je ne suis pas content d'Israël, assène, aux dernières heures de la cessation des hostilités, l'homme orange avant son départ pour le sommet de l'OTAN à La Haye. Et son visage qui prend l'expression de son mécontentement. Je n'entends pas sa voix, je lis la traduction en arabe, je vois sa bouche s'ouvrir grand, verticalement, ses yeux se plisser sur le grand écran d'un café où tous les clients lui tournent le dos, pris dans diverses conversations. Deux pays qui se battent depuis si longtemps et si violemment qu'ils ne savent même plus ce qu'ils foutent, dit-il d'Israël et l'Iran. They don't see any more what the fuck they are doing.
Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens à Gaza ont reçu ce cessez-le-feu, eux qui n'ont nulle force de dissuasion, qui ont eu tout juste droit à deux courtes trêves et qu'on maintient aux limites extrêmes de la famine, déportés de dévastation en désolation. Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens de Cisjordanie ont bien pu accueillir ce cessez-le-feu, eux dont les territoires (occupés, précise-t-on encore avec euphémisme) ne sont plus que peau de chagrin, dont les colons s'approprient ou détruisent à coup de bulldozer ou dynamites leur demeure, ces mêmes colons (les extrémistes aime-t-on souligner, persuadés que les « autres » sont normaux, voire paisibles, sympathiques) incendient tout aussi systématiquement les oliviers, les champs, tuent les troupeaux, confisquent l'eau…
Six cent vingt-six jours et nuits en ce mardi. Plus de quatre-vingt-neuf semaines.
Les nuages se font de plus en plus rares dans ce bleu ciel pâlichon. La mer ne bouge plus. Nulle barque, nulle embarcation. Tout est comme figé.
25 juin
Les drones sont plus discrets au lendemain. Dans le ciel de Beyrouth du moins, le sud du pays continue de subir cet incessant bourdonnement, en plus des attaques meurtrières quotidiennes et des quatre points frontaliers en hauteur qu'ils continuent d'occuper comme si de rien n'était.
L'extrême humidité gagne déjà, les moustiques de plus belle, histoire de rendre l'été encore plus pénible. Mais pas de panique, maintenant que l'espace aérien s'est permanemment rouvert, que notre ciel n'est plus traversé par des missiles et contre-missiles, le ministre du tourisme local et quasi tous les membres du gouvernement peuvent continuer d'ignorer les quartiers du sud de la capitale, les nombreux villages et villes, que les forces Israéliennes ont une fois de plus détruits, écrasés, en octobre, novembre 2024, ne surtout pas évoquer les milliers de victimes, masquer tant qu'à faire les nombreux visages défigurés par les explosions au biper et talkiewalkies, et de nouveau déployer tous les charmes du pays, pour accueillir nos précieux expatriés et leurs encore plus précieux dollars. On espère plus de trois milliards. Hôtellerie, restaurants, plages, festivals, événements culturels et autres festivités… Quasi aucune autre entrée d'argent, sinon lesdites aides internationales, cette désastreuse dépendance de toujours.
Et surtout continuer de rassurer la « communauté internationale », l'auto proclamé « monde libre », quant au désarmement du Hezbollah, parti qui n'est la conséquence de rien bien évidemment, et avant qui tout allez pour le mieux dans le bled.
Ah avant ! les glorieux temps d'avant…
26 juin
Les drones sont toujours aussi discrets au-dessus de la capitale.
Des nuages de nouveau, filant, comme s'ils étaient pressés d'aller voir ailleurs. L'un d'eux ressemble à un ange ailé, une seule aile en fait, la tête jetée vers l'avant. Image volatile.
Je guette en vain d'autres nuages, d'est en ouest, du nord au sud, seule la persistante épaisse couche de pollution s'étalant entre ciel et mer.
Ces derniers vingt-quatre heures je suis presque parvenu à ne pas regarder les effroyables et déchirantes vidéos que continuent malgré tout de partager les journalistes restants et autres individus dans l'enfer absolu de Gaza. Oui, presque. L'on se dit à chaque fois que l'on a tout vu, que le pire est atteint, qu'il n'en finit plus de se répéter, qu'il risque même de se perdre dans l'incessant flot des images… L'on se berne comme on peut.
Et j'essaie vainement d'imaginer l'état d'être de ces femmes, ces hommes, qui nous envoient ces images, leurs dernières peut-être, j'essaie d'imaginer ce que je n'aurai jamais pensé devoir un jour imaginer. Leurs derniers retranchements…
Toute l'énergie du désespoir.
Leur regard.
27 juin
Ne surtout pas écrire pour écrire, me dis-je. Ce piège.
Six cent vingt-neuf jours et nuits en ce vendredi.
Le soleil est à son zénith alors que le prêche dans la plus proche mosquée commence. Je crois entendre que tout prend forme, se développe et disparaît dans le temps. Mais je n'en suis pas sûr. La descente d'un avion civil couvre la voix.
28 juin
Des corbeaux pie ces temps-ci, je les vois s'envoler d'un toit à un autre, d'un balcon à un autre, s'entrecroisant. Au déclin du jour surtout, lent déclin, comme au-dessus de Dakar. Un ami me rapporte que la société Solidere avait importé cette espèce dans les années 90, Solidere ou la société anonyme libanaise chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, après « la fin de la guerre » du Liban en 1990. Pour le dire plus clairement, la société qui a copieusement arnaqué pléthore de gens. Ces corbeaux se sont reproduits depuis, ils chassent avec violence les oiseaux locaux, détruisent les nids, me précise mon ami.
Ils rendaient folle Loulou, ma féline adorée. Elle les pressentait avant même qu'ils n'arrivent, se mettait aux aguets. Comme pour chaque mur du son franchi par l'aviation ennemie. Les corbeaux certes la narguaient, mais elle était prête à leur sauter dessus, se tortillant sur place, émettant un son bien particulier, sorte de caquètement. Les différents Phantom israéliens la faisaient se ruer sous le lit. Elle n'en sortait pas avant d'être bien sûr qu'ils ne reviendraient pas de sitôt.
29 juin
Un grand café au bord de la mer, j'entends une conversation entre deux des serveurs qui regardent un clip sur un téléphone, une chanson comme tant d'autres, mièvrerie mollement rythmée. Le plus âgé des serveurs affirme que ce chanteur est d'origine palestinienne, s'offusquant de le voir se dandiner. Regarde-moi ça ! Poliment, le plus jeune se permet de dire que quand même il en a le droit. Inévitablement, me reviennent les mots de Mohamed El-Kurd qui refuse d'endosser le rôle de 'victime parfaite' que les Palestiniens sont souvent sommés d'incarner pour être pris au sérieux. On exige des Palestiniens qu'ils soient, faute d'une meilleure expression, des victimes parfaites, qu'ils se montrent avec cette civilité ethnocentrique qui respecte les directives occidentales ; à défaut, leur mort serait méritée.
Pas vraiment convaincu, l'aîné des serveurs fait la moue. Le jeune profite de l'appel d'un consommateur pour s'éclipser, rangeant l'appareil dans sa poche.
La mer méditerranéenne demeure immobile.
Ghassan Salhab
(peinture de Samir Khaddaj)
30.06.2025 à 11:10
dev
À peine son dernier ouvrage paru (Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste, nous l'avions interviewé par ici), l'anthropologue et bédéiste Alessandro Pignocchi se lance vers de nouvelles explorations théorico-comico-dessinées, en l'occurrence l'amour, le couple et tous les mythes qui les accompagnent. Voici les premières planches qui posent les jalons du travail à venir. Comme à son habitude, c'est joli mais surtout futé et très drôle.
30.06.2025 à 11:03
dev
Comment faire face à l'indicible de la solution finale mise en œuvre pour effacer de la terre de Palestine la ville de Gaza ? Pour Gaza, aujourd'hui, en cet été 2025, reste-t-il encore quelque chose à dire ? Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a à penser rien d'autre que Gaza.
Avec ce texte, « K Revue transeuropéenne de philosophie et arts » entreprend la composition d'un numéro spécial sur Gaza.
L'enfance grandit en moi
jour après jour
Mahmoud Darwish
Nous le savons : la catastrophe (Nakba) ne date pas d'aujourd'hui, elle ne commence pas avec le génocide actuellement en cours, son histoire dure depuis des décennies, et pourtant quelque chose s'est passé ces deux dernières années, une nouvelle fracture s'est produite dans le tourbillon de la violence contre les Palestiniens. C'est difficile à penser, mais de toute évidence il peut y avoir, jusque dans les plis de la catastrophe, une aggravation, jusqu'à atteindre une équation apparemment sans issue : être Palestinien signifie être exterminé. Ce n'est pas tout : ce qui est en train de se passer à Gaza révèle que le monde peut tolérer les massacres, peut nier, si ce n'est à quelques exceptions près, le principe de réalité : la réalité de la solution finale palestinienne. Ainsi, s'il est vrai, comme l'écrivait Gilles Deleuze dans Grandeur de Yasser Arafat (1983), que « la cause palestinienne est d'abord l'ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir », il est tout aussi vrai que la décision d'Israël d'effacer Gaza, de laisser des gens affamés se faire trucider dans leur recherche d'un morceau de pain, provoque une lacération plus profonde, un traumatisme sans issue, un saut dans l'apocalypse (en réalité, dès 1983, Deleuze voyait le génocide du peuple palestinien et la véritable intention d'Israël : « faire le vide dans le territoire palestinien »).
Comment être à la hauteur de la destruction totale ? Comment ne pas faire de la douleur de Gaza un chapitre de notre culture ? Comment ne pas faire de notre voix, de ce numéro spécial, une occasion de se laver la conscience ? Comment faire face à la colonisation extrême qui coïncide avec un acte de dévastation totale ?
Walter Benjamin se demandait, en 1933, dans un court et formidable essai, Expérience et pauvreté, « que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ? ». Avec la pauvreté de l'expérience, liée au développement de la technique, à l'héritage, notamment, de la Grande Guerre, Benjamin ne pense pas seulement à une dimension privée, mais à la misère « dans les expériences de l'humanité tout entière ». La pauvreté de l'expérience, qui rend tout « patrimoine culturel » inutile, stérile, sinistre, coïncide exactement avec ce que Benjamin considère comme la barbarie. Mais face à cette barbarie, Benjamin en imagine une autre, il pense à « une conception nouvelle, positive, de la barbarie », appelée à faire enfin « table rase » d'une barbarie incapable de faire l'expérience de ce qui se passe, de ce qui s'est passé. Il s'agit alors d'avoir la force et le courage de prendre congé de « l'image traditionnelle » de l'homme ; d'abandonner l'idée que l'on peut vivre et résister au nom de l'humanité, parce que c'est toujours au nom de l'homme en général que se produisent les catastrophes. Nous voudrions dire qu'à Gaza, une fois de plus, nous ne voyons pas l'idée d'humanité partir en lambeaux, mais, bien au contraire, nous faisons la terrible expérience de son triomphe. Car c'est au nom de l'homme, de la démocratie, de notre bien-être, que prévaut une forme de colonialisme destructeur et criminel.
Benjamin pensait au patrimoine culturel allemand, qui à l'ère de la guerre industrielle devient un simulacre dépourvu de sens. Que faire de la philosophie et de l'art occidentaux tandis que s'évanouit Gaza ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?
Afin de nous faire comprendre, et seulement à titre d'exemple : le grand philosophe d'origine juive Emmanuel Levinas, le philosophe de la différence, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique, selon Levinas, serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982).
Que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ? Le sionisme de Levinas n'interroge-t-il pas, comme il l'a fait par exemple pour le Rectorat de Heidegger, le statut même de la philosophie ? Dans la barbarie actuelle de la culture et de l'histoire, il semblerait que pas même le fait de penser autrement ne puisse parvenir à nous faire renouer avec l'expérience. Alors voilà, recommencer à zéro, recommencer à nouveau, mais à partir d'où, pour penser (avec) (depuis) Gaza ?
Nous ne savons pas si Gaza survivra à sa fin. Où est Gaza à présent, tandis qu'il disparaît ? Peut-être, dans quelque vers de Darwish ? Dans quelque fragment d'une poétesse palestinienne qui vient d'être tuée ? Dans quelque image soustraite à la catastrophe par ceux qui l'habitent ? Notre hypothèse est que l'évasion politique de Gaza de sa propre fin pourrait aujourd'hui résider en un geste de désertion radicale contre ceux qui la détruisent. Mais comment déserter ? Est-ce possible, vraiment, en écrivant, en lisant de la poésie, en reprenant des images qui proviennent de l'horreur ? Il ne nous reste, effectivement, que la langue, ou plutôt l'invention d'une langue spectrale, comme l'a écrit Refaat Alareer :
Les cœurs ne sont pas des cœurs.
Les yeux ne peuvent pas voir
Les yeux ne sont pas là
Les ventres ont encore faim
Une maison détruite sauf sa porte
La famille, toute la famille, disparue
Sauf pour un album photo
Qui doit être enterré avec eux
Personne n'est resté pour chérir les souvenirs
Personne.
Sauf les âmes fraîchement pondues par les ventres.
Sauf un poème.
« La poésie ne change rien. Rien n'est sûr, mais écris » (Franco Fortini). Nous le disons en toute simplicité : la poésie est ici le nom de ce qui ne peut être capturé ; ce qui reste quand plus rien ne reste, la trace d'une survie, un spectre, le signe qu'a été le peuple sans État. La poésie fait allusion, au sein de la catastrophe, à une possible autre forme de vie quand aucune vie ne semble plus possible, ni même peut-être souhaitable ; elle est un obstacle à l'objectif probablement plus profond, parfois inavouable, de la solution finale en cours : la disparition de la mémoire palestinienne ; l'effacement d'une trace qui pourrait rappeler qu'à Gaza, on vivait autrement. La poésie ici n'est pas seulement le nom d'un geste de résistance, d'une forme de témoignage, d'une existence réduite à la terrible nécessité de survivre, elle matérialise une autre histoire : elle est l'image d'un autre monde, où la vie dépasse l'histoire, et devient absurdement politique.
Illustration : Nord de Gaza City, 24 juin 2025, photo d'Abdul Hakim Khaled Abu Rayash (archivio gaza_fuorifuoco_palestina).
30.06.2025 à 10:28
dev
Un entretien avec l'historien israélien Benny Morris est paru dans un journal allemand (Frankfurter Allgemeine) le 20 juin dernier. La Revue K en a publié une traduction française dans son édition du 25 juin [1]. Morris y aborde successivement l'opération militaire israélienne en Iran (l'entretien est paru la veille de l'intervention nord-américaine), la guerre à Gaza, des points d'histoire relatifs à la situation en Palestine dans les années 1930-1948, enfin l'état politique de la question israélo-palestinienne. Ayant analysé précédemment dans LM le délire antisioniste d'Andreas Malm, je me propose ici d'analyser le délire sioniste de Benny Morris. Ainsi, l'état des lieux du délire antagonique sioniste/antisioniste sera provisoirement esquissé, à défaut d'en présenter un tableau clinique exhaustif.
Le délire de Morris – j'entends par là le « trouble psychique d'une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui perçoit et dit des choses qui ne concordent pas avec la réalité ou l'évidence, quelle que soit leur cohérence interne » - ne se manifeste pas tout au long de l'entretien, ce qui le rend particulièrement intéressant, en ce sens que la tonalité est rigoureusement la même, qu'il avance des propos sensés, voire affûtés, ou délirants. Ainsi, la phase délirante ne débute à proprement parler que suite à une question du journal allemand relative à Gaza : « Israël commet-il un génocide à Gaza ? ». C'est alors que l'historien israélien commence à chavirer. Voici sa réponse :
BM : Je ne suis pas spécialiste du génocide, mais j'ai écrit avec Dror Ze'evi un livre sur le génocide turc des Arméniens, des Grecs et des Syriens entre 1894 et 1924. Je sais à quoi ressemble un génocide. Un génocide doit être organisé par l'État, être systématique et avoir un objectif précis. Et il doit y avoir une intention réelle d'exterminer un peuple. Or, ces deux conditions ne sont pas remplies dans le cas des Palestiniens, sauf peut-être pour quelques ministres israéliens. Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international. Se pose alors la question de la proportionnalité.
Suivant la manière dont on définit le mot « génocide », et les exemples historiques qu'on mobilise à l'appui, on peut en effet juger que son usage est abusif dans le cas de ce que l'Etat israélien « commet » à Gaza. A suivre Morris, il faut « deux conditions » : a) que ce soit « organisé par un Etat », « systématique » et répondant à un « objectif précis » ; b) qu'il y ait « une intention réelle d'exterminer un peuple ». Or ces deux conditions ne sont pas remplies dans ce cas, « sauf peut-être pour quelques ministres israéliens ». Morris concède donc que « quelques ministres israéliens » sont prêts à organiser l'extermination des Palestiniens de Gaza. C'est ici qu'intervient le premier symptôme du délire, non parce qu'il serait délirant d'affirmer une chose pareille – il semble que certains « ministres », en effet, sont des génocidaires plus ou moins ouvertement déclarés -, mais parce que ceci posé, quelque chose cloche dans la tonalité générale de cet entretien, comme si l'historien avait entériné, le plus simplement du monde, que des génocidaires pouvaient être « ministres » de l'Etat d'Israël... A minima, cela devrait conduire Morris à prendre position. Mais non, il le remarque en passant, il ne s'y arrête pas. Et la pathologie que recèle l'apparente quiétude du propos de se déclarer ouvertement, dès la phrase qui suit : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international ». Depuis octobre 2023, l'armée israélienne a lancé une campagne de destruction massive de toute la bande de Gaza, réduisant l'existence de plus de deux millions de gazaouis à une lutte quotidienne pour la survie. Cependant Morris, imperturbable, assure que c'est « autorisé par le droit international ». On croirait entendre le porte-parole de Tsahal. Ce n'est plus un historien qui s'exprime, c'est un fonctionnaire enrégimenté. Morris n'est plus maître de sa parole et, en ce sens, il est aliéné. Intervient alors une observation du journaliste, manifestement décontenancé par l'analyse de Morris relative à ce qu'autoriserait le droit international : « Il ne reste presque plus rien à Gaza ». Morris a sans doute cru s'entretenir avec un journaliste israélien aussi enrégimenté que lui. Certes, l'Allemagne soutient tout ce que l'Etat israélien croit utile d'entreprendre pour assurer son existence. Mais un journaliste allemand est malgré tout un peu informé de ce qui se passe à Gaza. Morris doit donc reprendre ses esprits, dans la mesure du possible. Il répond aussitôt à la remarque du journaliste :
BM : Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines – les tuer n'est pas le but des attaques israéliennes. Les images ne montrent jamais de combattants du Hamas, mais presque toujours des femmes et des enfants, ce qui est un peu étrange, car Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas. On ne voit jamais non plus de combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens. On ne les voit tout simplement jamais. Et on mentionne à peine que le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, tuant 1.200 Israéliens, pour la plupart des civils, et en kidnappant 250 autres.
De quelles « images » parlent l'historien qui « ne montrent jamais de combattants du Hamas » ? S'il y a « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza » survivant « au milieu des ruines », il est logique que des « images » de Gaza montrent en majorité des civils, non « des combattants du Hamas » qui, eux, se cachent, outre qu'ils ne doivent pas être bien nombreux, du moins proportionnellement aux « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza ». Il n'empêche, Morris, et c'est le point essentiel à ses yeux, assure que tuer les civils « n'est pas le but des attaques israéliennes ». Ce n'est donc pas un « génocide ». Mais sur quels documents se fonde-t-il pour affirmer qu'« Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas » ? Sachant que le nombre des victimes palestiniennes est fourni par le Ministère de la santé de Gaza et qu'il ne mentionne pas l'appartenance des uns ou des autres au Hamas, et sachant que nul document n'évoque le nombre de « 20 000 combattants du Hamas », à l'exception des estimations gouvernementales israéliennes, l'historien relaie donc, une nouvelle fois, la propagande d'un appareil d'Etat. L'aliénation est ainsi caractérisée, car la propagande en question est bâtie sur une méthodologie qu'un écolier n'avaliserait pas, à moins d'un sérieux conditionnement idéologique : les victimes des « attaques israéliennes » se chiffrant à plus de 55 000 morts (et autour de 120 000 blessés), les « 20 000 combattants du Hamas » ne sont autres, grosso modo, que le nombre des personnes décédées ayant pour caractéristiques d'être du sexe masculin et d'avoir, disons, entre 13 ans et 65 ans. En juin 2025, ONU-femmes chiffrait à 28 000 le nombre « de femmes et de fillettes » tuées, et dans le journal Haaretz (édition en ligne du 26 juin 2025) on lit que le nombre de mineurs palestiniens tués est de 17 000 (dont 12 000 enfants de moins de 13 ans). Autrement dit, si vous divisez 55 000 par 2, vous obtenez une estimation du nombre de tués de sexe masculin, à laquelle vous retranchez, disons, les moins de 15 ans et les plus de 65 ans, et vous obtenez alors, grosso modo, « 20 000 combattants du Hamas » tués par « les attaques israéliennes ». Mais plutôt que d'interroger la méthode de calcul qui permet d'atteindre le nombre de « combattants du Hamas » tués par les « attaques israéliennes », Morris s'étonne de ne pas voir les « images » de « combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens ». De fait, 400 soldats israéliens sont morts en combattant le Hamas à Gaza, tandis que les victimes palestiniennes s'élèvent à plus de 55 000. Il y a donc 138 fois plus de victimes palestiniennes, ce qui justifie qu'il y ait 138 fois plus d' « images » de victimes palestiniennes. Cela dit, Morris s'étonne de ne voir « jamais » de soldats israéliens tués par des combattants du Hamas. Accordons-lui que l'objectivité journalistique exigerait un rapport de 1 à 138. Cela suffirait-il à ôter à Morris le sentiment de ne voir « jamais » d'autres « images » que celles de victimes palestiniennes ? Quant aux victimes « israéliennes » des attaques du Hamas le 7 octobre, je ne vois pas qu'on les « mentionne à peine » ; en revanche, ce qu'on oublie souvent de mentionner, c'est que parmi ces victimes « israéliennes » se trouvaient indistinctement des Juifs et des Arabes, ainsi que des ouvriers immigrés thaïlandais ou népalais. Enfin, si Morris a raison de rappeler que le Hamas a kidnappé « 250 autres » personnes, là encore juifs, arabes, thaïlandais, népalais, il omet de mentionner, pour sa part, que l'armée israélienne retient dans ses prisons, sous le régime de la « détention administrative », c'est-à-dire selon le bon plaisir d'un tribunal militaire, des milliers de Palestiniens : ils étaient 3 300 selon un article du Monde paru en février 2025 [2]. Et à lire les témoignages, ici ou là, relatifs à leurs conditions de détention, je ne suis pas certain que Morris ne préfèrerait pas les tunnels de Gaza. Cela dit, je ne lui souhaite ni l'un ni l'autre.
Outre le nombre avancé de « combattants du Hamas » parmi les victimes recensées, et les « images » que ne voient pas Morris, ou les mots qu'il n'entend pas, la fragilité de son équilibre mental est nettement mis au jour lorsqu'on ressaisit la cohérence supposée de certains de ses énoncés. Ainsi, dans un premier temps, il assure : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles ». Puis, suite à la timide remarque de son interlocuteur, il concède : « Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines ». Si, comme il semble en être convaincu, « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas », comment expliquer que « deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie » ? Est-ce à dire que les « combattants du Hamas » se sont abrités, à un moment ou à un autre, dans les « deux tiers des bâtiments » que compte la bande de Gaza, ce qui justifia, en vertu du droit international, soit de les bombarder, soit de les dynamiter ? Morris ne peut pas croire à ce qu'il raconte. Il a beau vouloir se convaincre et adopter une posture d'intellectuel dont le phrasé est sûr, et la pensée solidement ancrée dans une connaissance objective des réalités en cause, il ne peut pas y croire, à moins d'avoir basculé dans le délire. Vraisemblablement inquiet par le discours que lui tient l'historien, le journaliste s'efforce alors d'éveiller son esprit critique en évoquant un propos qu'il a tenu publiquement : « Vous avez déclaré au journal Haaretz que les cœurs des Israéliens seraient conditionnés pour un génocide ». Morris paraît alors retrouver un semblant de lucidité :
BM : Cela tient à l'esprit du pays et à ce qui s'est passé ici au cours des dernières décennies, depuis que la droite est arrivée au pouvoir et domine le système éducatif de différentes manières, en particulier depuis le 7 octobre. Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes, et cette déshumanisation est une condition préalable nécessaire à un éventuel génocide. Les nazis ont déshumanisé les Juifs, puis ils les ont tués. Les Turcs ont déshumanisé les Arméniens et les Grecs, puis ils les ont tués. En même temps, cela est le miroir du conditionnement des Palestiniens à l'égard des Israéliens. Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes ou des démons, un mélange d'êtres tout-puissants et faibles à la fois. Ils le font depuis le début du projet sioniste dans les années 1880, et de manière plus intense depuis 1948 et 1967. Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés. Les Israéliens sont plus puissants, mais le Hamas est une organisation génocidaire.
Si le « Hamas est une organisation génocidaire », Morris a observé plus haut que certains « ministres » de l'actuel gouvernement ne l'étaient pas moins ; de même, si les Palestiniens sont massivement conditionnés par une idéologie raciste et potentiellement génocidaire, les Israéliens le sont aussi, toujours à suivre Morris : « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». L'état des lieux, en Israël-Palestine, est donc singulièrement pathologique, ce qui pourrait expliquer l'état dans lequel se trouve Morris. Puis le journaliste oriente l'entretien sur le travail d'historien de Morris, portant notamment sur la séquence historique 1930-1948. Alors, il redevient lui-même, jusqu'à ce que, au terme de l'entretien, le journaliste l'interroge sur l'avenir politique du problème israélo-palestinien et que, de nouveau, il bascule dans le délire. La question du journaliste est la suivante : « Israël assiste-t-il actuellement à la fin définitive de la solution à deux Etats ? ». Et Morris de répondre :
BM : Ce serait la seule solution qui offrirait un certain degré de justice aux deux parties. Mais elle ne verra jamais le jour, car le mouvement national palestinien arabe s'est toujours opposé à une solution à deux États. Ils veulent toute la Palestine. Les Juifs ne méritent aucune partie de la Palestine, et même du côté israélien, la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États. Ils craignent qu'un État palestinien ne soit dirigé par le Hamas.
L'historien semble maîtriser son propos, la vision étant pessimiste, certes, mais objective : d'un côté, un « mouvement national palestinien » qui, pour sa part, « s'est toujours opposé à une solution à deux Etats » ; de l'autre, « du côté israélien », « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États ». Toutefois, à prêter attention à ce constat, un détail ne peut manquer de frapper le lecteur, un détail qui est loin d'être anodin, puisqu'il touche à la structure : au sujet de la partie palestinienne, il est question de la position d'un « mouvement national » ; au sujet de la partie israélienne, il est question des « gens ». Or, que s'ensuivrait-il si l'on inversait ? Serait-il possible de conclure que, du côté palestinien, « « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États », craignant que l'Etat israélien soit dirigé par des génocidaires, tandis que du côté israélien, le « mouvement national », celui actuellement au pouvoir en Israël, « s'est toujours opposé à une solution à deux États » ? J'ignore si la plupart des Palestiniens rejettent de plus en plus la solution à deux Etats - en fait, je ne le crois pas -, mais je suis convaincu qu'ils craignent que l'Etat d'Israël soit dirigé par des génocidaires, et je sais que la droite nationaliste israélienne s'est toujours opposée à la solution à deux Etats et qu'un premier ministre israélien l'a même payé de sa vie. Le sentiment que donne Morris, c'est donc celui d'esquiver le face à face avec la droite nationaliste israélienne qui, depuis des décennies, d'une part a entrepris d'éduquer les masses israéliennes à la haine des Palestiniens, d'autre part s'est employée à consolider le pouvoir du Hamas, « organisation génocidaire » selon Morris. Pourquoi donc esquive-t-il l'affrontement politique avec la droite israélienne ? Est-ce parce qu'il est mentalement fragilisé ? Ou est-ce plutôt que l'origine de son mal se trouve là, dans l'esquive ? Le journaliste fait alors rebondir l'entretien par une observation qui, à l'évidence, est motivée par l'impasse que vient de diagnostiquer l'historien : « Certains rêvent d'un Etat binational ». Alors, Morris sombre définitivement :
BM : L'État binational existe peut-être dans l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens, mais le multiculturalisme ne fonctionne pas ici. Les Arabes ne veulent pas non plus de Juifs ici, et encore moins vivre avec des Juifs qui sont plus riches, mieux éduqués et plus puissants qu'eux. Cette idée n'a été soutenue que par quelques centaines d'intellectuels. Par Martin Buber ou Gershom Scholem. Quelques-uns ont cherché des Arabes prêts à les rejoindre, mais ils n'en ont jamais trouvé.
A ceux qui « rêvent », confortablement installés à la terrasse d'un café parisien, Morris répond que, pour sa part, il n'entend pas se bercer d'illusions, contes pour enfants ou, à le suivre, pour « bobos » parisiens : « le multiculturalisme ne fonctionne pas ici ». Tiens donc ? Mais dans quelle réalité vit donc l'historien ? Pour ma part, il me semblait acquis que la société israélienne est précisément multiculturelle, étant composée de juifs d'origines si variées, depuis le Yémen et l'Ethiopie jusqu'à l'Argentine et les Etats-Unis, en passant par la Russie et la France ; étant composée en outre d'une forte communauté de juifs dit « ultra-orthodoxes » dont les modes de vie et de pensée ne ressemblent à rien d'autre ; étant composée enfin de 20% d'Arabes palestiniens, citoyens d'Israël. De fait, bien loin d'être un rêve de « bobos » parisiens, l'Etat binational existe déjà en Israël, de même que le multiculturalisme. Ce qu'il manque à Morris et tant d'autres, c'est d'ouvrir enfin les yeux et de comprendre que cet état de fait n'est pas une malédiction mais une bénédiction, et que la réussite du sionisme, c'est précisément celle-ci : avoir poser les bases empiriques d'un Etat binational et multiculturel à venir, fondé sur un axiome égalitaire et le rejet déterminé de toutes les formes de conditionnement génocidaire. Le Hamas ne s'y est du reste pas trompé : en assassinant indistinctement les Juifs, les Arabes, les Thaïlandais, les Népalais, etc., il s'en est pris au seul « sionisme » qui mérite d'être défendu, celui d'un multiculturalisme égalitaire ; d'où suit que la seule manière de s'opposer radicalement au Hamas, c'est de bâtir une tout autre égalité multiculturelle et multiraciale que celle qui vaut dans la seule mort violente sous les balles de forcenés génocidaires. Hélas, aux yeux de Morris, c'est là un projet politique et social sans consistance, une illusion : ça « ne fonctionne pas ici ». Et plutôt que de rêvasser, l'historien préfère donc s'ancrer dans la réalité : « Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes » ; « Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes » ; « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». Tel est le monde dans lequel vit Benny Morris, tel est son horizon. Certes, « l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens » n'est peut-être pas d'un niveau toujours très élevé. Mais si l'alternative, c'est un esprit génocidaire généralisé, qui ne préfèrerait le comptoir d'un bistrot parisien, à moins d'être définitivement cinglé ? Vraisemblablement à bout de force, le journaliste risque alors une dernière question : « Quel plan pour Gaza ? ». J'aurais volontiers, pour ma part, demander un « plan » également pour Morris. Mais restons sur Gaza. L'historien répond :
BM : Le gouvernement israélien souhaite que les Arabes partent maintenant de leur plein gré. Mais ce ne serait pas un départ volontaire. Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables que ce ne serait pas volontaire. Le Hamas s'oppose au départ de ces femmes et de ces hommes. Et personne ne veut d'eux. Ni les Égyptiens, qui auraient pu leur donner une partie du Sinaï, ni les Jordaniens, ni les Libanais, ni personne d'autre. Malheureusement, ils resteront coincés à Gaza. Il faudra des années pour déblayer les décombres, et encore plus longtemps pour tout reconstruire.
A suivre l'historien, il n'y a donc pas de « plan » : les habitants de Gaza « resteront coincés à Gaza ». Et s'ils y « resteront coincés », c'est donc parce que d'une part le Hamas ne les laisse pas partir, que d'autre part « personne ne veut d'eux ». Cependant Morris a d'abord mentionné la raison pour laquelle ces gens voudraient quitter Gaza, ce qui seul justifie de conclure qu'ils y « resteront coincés » : « Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables […] ». A cette lumière, le souhait du « gouvernement israélien » de donner la possibilité aux gazaouis de s'exiler « de leur plein gré » serait donc, somme toute, humanitaire. Aussi, que reprocher à la politique israélienne menée à Gaza depuis le lendemain du 7 octobre 2023 ? L'Etat israélien respecte le « droit international » et, en outre, il s'efforce d'aider les gazaouis à trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. Le problème est que, quel que soit l'effort surhumain accompli par Morris pour relayer la propagande de l'appareil d'Etat israélien, son discours est troué de toute part. Car si les deux tiers des habitations de Gaza sont détruites, et avec elles les conditions de vie alimentaires, sanitaires, urbaines, agricoles, etc., c'est évidemment, non pas parce que les combattants du Hamas « se cachent sous des installations civiles », mais parce qu'il s'agit d'une politique sciemment définie et réalisée, précisément organisée par l'État, systématique, répondant à un objectif précis et animée par une intention réelle : contraindre les Palestiniens à s'exiler de Gaza en anéantissant les conditions matérielles de leur existence. Dès lors, s'ils doivent restés « coincés » à Gaza, il faudra bien que Morris trouve un remède à son délire car, en toute logique, c'est de deux choses l'une : ou bien l'Etat israélien revoit sa politique de fond en comble, ou bien le « génocide », tel que Morris l'a précisément défini, est l'issue prévisible et fatale.
Reste la question : quelle est l'origine du mal dont souffre Morris ? Pour ma part, je tendrai à penser que c'est la peur, non pas des combattants du Hamas, mais de l'actuel gouvernement israélien et de sa police, laquelle est dirigée par un « ministre » dont il est fort à parier que Morris lui-même l'a qualifié de génocidaire. De fait, il y a de quoi avoir peur, car il vous suffit d'être vêtu d'un tee-shirt sur lequel est inscrit « Arrêtez la guerre » pour que la police, aujourd'hui en Israël, juge que vous avez basculé dans « l'illégalité » [3]. C'est du reste un phénomène largement observé dans l'Histoire, depuis la Rome antique jusqu'aux politiques coloniales des Etats modernes européens. L'historien Clifford Ando le relève au sujet de Rome : « comme par inversion métaphorique, des formes de la domination impériale exercée jadis par les Romains sur les autres peuples ont été intégrées au fonctionnement de la justice à Rome et ont été désormais exercées par les Romains sur eux-mêmes [4] ». Le comité invisible repère le même phénomène dans le cas de l'Etat colonial : « Ce que l'on expérimente sur les peuples lointains, c'est tôt ou tard le sort que l'on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s'étaient fait la main dans la ‘‘guerre des rues'', les razzias et les enfumades de l'Algérie en cours de colonisation [5] ». Morris, vraisemblablement, a donc peur. Et c'est la raison de son délire : il peut ainsi se sentir libre.
M'inspirant d'une notion talmudique, celle de « hamar-gamal », « âne-chameau », je conclurai ainsi : un certain sionisme a prétendu que, lors du génocide nazi, les juifs d'Europe se sont laissés conduire à l'abattoir comme des « moutons » et qu'il s'agissait à présent de créer, sous la férule de l'Etat d'Israël, un « nouvel homme juif ». Nous avons aujourd'hui une idée du résultat obtenu dans le cas particulier de Benny Morris : l'intellectuel juif qu'il fut jadis est devenu ce que j'appellerai un « mouton-perroquet », sorte d'animal grégaire qui singe la parole humaine.
Ivan Segré
[2] https://www.lemonde.fr/international/live/2025/02/28/en-direct-cessez-le-feu-a-gaza-l-accord-doit-tenir-previent-le-secretaire-general-de-l-onu_6558468_3210.html
[3] Haaretz, édition anglaise du 16 juin 2025 : « Footage from the protest shows a police officer telling protesters that wearing 'stop the war' shirts is illegal ».
[4] L'Empire et le droit. Inventions juridiques et réalités historiques à Rome, trad. M. Bresson, Odile Jacob, 2013, p. 15.
[5] A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 156.