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11.12.2025 à 09:43

500e numéro de lundimatin

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Une cagnotte pour tenir jusqu'au 1000e

- 8 décembre / ,
Texte intégral (693 mots)

Chères lectrices, chers lecteurs,
C'est le 500e numéro de lundimatin. 500 ça fait beaucoup et ça sonne rond, presque comme un anniversaire qui couterait cher en bougies. Le truc, c'est qu'on avait pas vu le coup venir et qu' on a donc rien préparé : pas de numéro spécial, pas de fête surprise ou d'annonce grandiloquente. On ne peut pas toujours penser à tout.

Dans la précipitation et pour l'occasion, on a eu la bonne idée d'écrire la petite histoire qui a mené à la création de lundimatin : dans quel contexte nous avons lancé ce journal improbable, comment nous nous y sommes pris, avec quels moyens dérisoires mais forts de complicités précieuses et nombreuses. Surtout, comment s'est conçue et pensée la ligne éditoriale souterraine de lundimatin. On y a passé quatre heures et on en a tartiné six pages, le résultat était pas mal.
Finalement, on a tout mis à la poubelle.

Blablater en surplomb de ce que l'on fait, de comment on le pense et de pourquoi c'est vraiment futé, ça n'a pas grand intérêt. La seule chose qui compte c'est ce que lundimatin est, en l'occurrence un journal que des dizaines de milliers de personnes lisent chaque lundi ou de temps à autres. Des kilomètres d'articles qui stimulent ou agacent, parfois trop « intellos », parfois trop simplistes, des interviews à rallonge qui flirtent entre le complètement génial et le complètement raté, des reportages depuis l'autre bout du monde, des livres qui déboitent, des polémiques qui saoulent, des affirmations qui déboussolent.
Agréger des éléments a priori disparates, exposer d'obscurs regards sur le monde, agencer des contenus lumineux et épars pour les faire résonner, c'est ce que l'on fait depuis 500 numéros et ça ne nous semble pas mériter davantage d'explications.

Si vous aimez lire ou détester lundimatin, si son existence même vous paraît nécessaire et surtout si vous en avez les moyens, soutenez-nous financièrement.

Vous connaissez la chanson, tout ce que nous produisons est accessible librement (c'est-à-dire gratuitement), nous ne percevons aucune subvention et ne vendons pas votre espace mental à des régies publicitaires. L'exploit est grand, après onze ans mais ce que ça signifie c'est que nous dépendons entièrement de vous, nos lectrices et nos lecteurs, en tous cas celles et ceux qui ont a cœur de participer à notre auto-financement.

Comme chaque année, notre appel à dons s'accompagne d'une contrepartie exceptionnelle pour les 300 premiers donateurs, en l'occurrence un magnifique calendrier illustré par 13 artistes exceptionnels. On mettra des photos plus tard, il part à l'imprimerie dans quelques heures.

Si vous avez beaucoup d'argent, vos dons sont défiscalisables à 66%. Dans l'idée, il nous semble plus juste que nos lecteurs et lectrices les plus fortunés financent la publication d'autant de saines lectures pour toutes celles et ceux qui n'ont pas un sous. Mais à vrai dire, il suffirait que chaque lectrice ou lecteur hebdomadaire donne 5 euros par mois pour que nous roulions sur l'or et développions sereinement nos activités. On vous laisse voir. Le lien vers la cagnotte est ici : Soutenir lundimatin.

Merci en tous cas de nous suivre et soutenir que ce soit depuis peu ou depuis 500 numéros.

Pour le millième on fera une vraie fête, c'est promis.

lm

PS : Une autre manière de nous soutenir consiste à offrir nos livres à tous vos proches pour Noël. C'est par ici : https://lundi.am/livres

08.12.2025 à 16:57

Foucault à Gaza

dev

À propos de Gaza avant le 7, Carnets d'un siège de Guillaume Lavallée

- 8 décembre / , ,
Texte intégral (3945 mots)

Guillaume Lavallée, journaliste né à Québec, fut directeur du bureau de l'AFP à Jérusalem, chargé de la couverture d'Israël et des Territoires palestiniens. Son témoignage Gaza avant le 7 est rédigé sous la forme d'une lettre ouverte à sa mère défunte. L'auteur y décrit le siège et le contrôle des vies dans la bande de Gaza auxquels a succédé la destruction totale, qui continue ces dernières semaines. Depuis l'entrée en vigueur d'un « cessez-le feu » le 10 octobre 2025, plus de 350 personnes, près de la moitié composée de mineurs, ont été tuées par l'armée israélienne, qui poursuit parallèlement son entreprise de démolition des bâtiments dans les plus de 50% de la bande de Gaza qu'elle contrôle encore.

Si l'ampleur de l'entreprise génocidaire entreprise au lendemain du 7 octobre est inédite dans l'histoire palestinienne, la vie à Gaza fut, de 2005 à 2023, rythmée par le blocus et, par moments, les semaines de bombardements. Resté en contact avec les Palestiniens rencontrés avant le 7 octobre 2023, Guillaume Lavallée cite dans son ouvrage des propos récents qui décrivent le passage d'une situation de siège, de surveillance, de contrôle et d'empêchement de la vie à sa destruction totale.

Aussi, et c'est l'une des originalités du livre, il relaie la façon dont des intellectuels palestiniens comprennent leur situation à l'aune de leur lecture de Michel Foucault. Parmi eux, Sami Zaqout est l'un des cinquante psychiatres au milieu des 2 millions d'habitants de la bande de Gaza. Le médecin explique avoir retiré le préfixe « post » à la notion de stress post-traumatique, le traumatisme s'imposant lorsque la guerre continue ou peut ressurgir à tout instant. Lecteur de Surveiller et punir, Sami Zaqout reprend l'analyse foucaldienne de l'enfermement comme punition psychique avant d'être physique, l'objectif étant moins la douleur du corps que le contrôle du temps. Il examine la surveillance et le contrôle des existences qu'Israël entend déployer, tout en observant que cette entreprise se heurte parfois à l'existence des tunnels ou à la vie psychique : « Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. » Cette relecture de Foucault a été influencée par les travaux de Walid Daqqa, écrivain et militant du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), incarcéré durant trente-huit ans par Israël, qui décrit les formes de torture psychiques en prison, élaborées par des psychologues afin de réorienter les attitudes et les conduites des individus. Il analyse la manière dont se déploie, à partir de l'emprisonnement de ses leaders politiques, la surveillance et le quadrillage de la population située sur le territoire palestinien, à Gaza et en Cisjordanie.

Journaliste, Guillaume Lavallée connaît le pouvoir des mots et il l'a particulièrement ressenti en 2021. L'armée israélienne venait d'annoncer son entrée à Gaza. Sans savoir qu'il s'agissait d'un mensonge, les journalistes relayaient « l'information ». Après l'annonce, et comme espéré par ceux qui avaient induit les reporters en erreur, les combattants palestiniens se dirigeaient vers les tunnels, où ils étaient bombardés et tués en grand nombre : « On avait utilisé les reporters pour mieux tuer. Moi, Maman, j'avais du sang sur les mains. Le mensonge est propre à la guerre. Comme le brouillard. Certains mentent sur de supposées armes de destruction massive pour vendre, justifier et déployer leur projet d'invasion. D'autres tordent le cou à l'Histoire pour baliser, renforcer, voire doper le récit national et ainsi galvaniser peuple et armée. Dans ces deux cas, le mensonge sert à faire avancer un projet. Dans le mien, le mensonge servait à semer la mort. Directement. Il y avait une relation claire, de causalité, de quasi-instantanéité, entre le mot et les choses, entre les mots et les morts. »

Bien qu'il soit capable de recul sur sa profession et ses propres actions, Guillaume Lavallée n'échappe malheureusement pas à l'habitude journalistique qui consiste à reprendre la temporalité israélienne et désigner le siège ou les bombardements de l'occupant comme des « ripostes ». Pour autant, son ouvrage décrit ce que fut, avant 2023, la vie quotidienne dans la bande de Gaza, prison dont même le ciel est occupé. A la lecture de Gaza avant le 7, bien que ce mot ne soit jamais inscrit, le génocide peut apparaître au lecteur comme un prolongement du siège, induisant une variation d'intensité plutôt que de nature.

Gaza avant le 7 donne à voir l'enfermement d'une population, les pénuries des biens de première nécessité, mais aussi le travail d'une poignée d'archéologues au milieu des ruines, la vie universitaire sous blocus, l'évasion par l'usage des réseaux sociaux ou la production de séries télévisées made in Hamas. A propos du Mouvement de la résistance islamique, le journaliste écrit : « Au fil de ses années au pouvoir et des guerres, le Hamas semblait avoir maîtrisé les codes d'un certain succès populaire : s'adoucir à Gaza, où la population étouffait de surcroît sous le siège, mais apparaître dur, droit et intraitable en Cisjordanie. Jeter du lest à Gaza sur les questions religieuses et sociales, sur la pression pour le port du voile dans l'espace public, sur les relations entre jeunes adultes non mariés, mais cultiver son image de héraut de la résistance, polir son blason de combattant en Cisjordanie, où la population rageait silencieusement mais en crescendo contre l'aplaventrisme de Mahmoud Abbas devant Israël. »

Guillaume Lavallée explicite la nature duale du mouvement. Avant octobre 2023, le Hamas a longtemps assuré le maintien d'un cessez-le-feu avec Israël, et il se montre depuis longtemps prêt à négocier une trêve de longue durée contre une levée du blocus et la fin de l'occupation de territoires palestiniens. Pourtant, le Hamas n'en a pas moins longuement muri et organisé l'attaque du 7 octobre 2023, non parce que ses membres seraient des « fous de Dieu », mais pour faire exister les objectifs politiques du mouvement : « Voyant que la guerre en Ukraine restait en pole position de la conscience mondiale, le Hamas a-t-il cherché à faire un coup d'éclat en déployant une violence inédite et en poussant Israël dans ce sillon, afin de repositionner le conflit israélo-palestinien au centre de l'attention mondiale ? En ce sens, il a peut-être cherché à 'condenser' l'intensité du conflit, à multiplier le nombre de morts dans une courte période, plutôt que de continuer à les égrener au compte-gouttes sur des décennies sans résultat saillant. »

Vivian Petit

Bonnes feuilles

« Il ne faudrait pas dire que l'âme est une illusion, ou un effet idéologique. Mais bien qu'elle existe, qu'elle a une réalité, qu'elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l'intérieur du corps par le fonctionnement d'un pouvoir qui s'exerce sur ceux qu'on punit – d'une façon plus générale sur ceux qu'on surveille, qu'on dresse et corrige, sur les fous, les enfants, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu'on fixe à un appareil de production et qu'on contrôle tout au long de leur existence. »

Michel Foucault, Surveiller et punir

Le Dr Zaqout, dont le fils Hisham est aussi reporter, a travaillé une partie de sa vie dans le camp de réfugiés voisin de Nousseirat. Nous avons bu un café à la cardamome devant un plateau de maamoul, un sablé aux dattes, plus d'une fois dans le salon familial. Lui dans le fauteuil, moi engoncé dans le divan de velours. Le docteur me faisait étrangement penser à l'acteur André Dussollier avec son grand sourire séducteur, quasi carnassier, son visage anguleux et sa chevelure d'argent. L'homme ne connaît pas le film On connaît la chanson, où Dussollier apparaît en légionnaire sur sa monture dans les rues de Paris, en chantant « Vertige de l'amour » d'Alain Bashung. Mais de la France, il connaît bien une autre œuvre : Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault.

Pourtant, Foucault n'était pas particulièrement propalestinien. Au contraire même. Professeur en Tunisie pendant la guerre des Six Jours, il quitte précipitamment le pays par crainte de manifestations « antisémites » dans le monde arabe [1]. Un peu plus d'une décennie plus tard, lorsque le grand penseur palestinien Edward Saïd se rend chez lui, à Paris, pour discuter de la paix au Proche-Orient avec la fine fleur du Quartier latin, Jean-Paul Sartre en tête, Foucault s'éclipse. « Pour finir, au terme des années 1980, Gilles Deleuze me confia que Foucault et lui, autrefois très proches, avaient rompu en raison de leurs divergences sur la Palestine, Foucault soutenant Israël, et Deleuze, les Palestiniens. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il n'ait pas voulu discuter du Proche-Orient avec moi, ou avec qui que ce fût ! », se rappelle des années plus tard Edward Saïd [2]. Si Foucault penchait plus pour Israël que pour la cause palestinienne, cela n'empêche pas son œuvre de parler à des intellectuels palestiniens, à ceux a fortiori de Gaza ou qui ont connu les geôles israéliennes. La naissance de la prison, les dispositifs de surveillance, les mécanismes de pouvoir, l'essor d'une société punitive, l'émergence du biopouvoir où l'autre, le colonisé, est vu sous le prisme du « péril biologique », ont une résonance quasi magnétique pour certains intellectuels palestiniens. Dans son salon, le Dr Zaqout explique comment, selon lui, l'œuvre de Foucault colle à la condition gazaouie :

Foucault introduit une distinction clé entre le corps et l'esprit. La naissance de la prison pour lui, c'est le passage du supplice, donc d'une torture physique, au châtiment. Ce que l'on punit, ce n'est plus le corps, mais le temps. Le temps à venir. La sentence n'est plus physique, mais psychique. C'est l'enfermement. Foucault évoque aussi une punition qui dresse l'individu. Son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions. C'est le lavage de cerveau. Dans les prisons israéliennes, ils ont
des psychologues, des gens qui comprennent les nouvelles formes de torture. Pas physiques, mais psychiques. Leur but est de jouer avec la structure psychique, mentale, des prisonniers avec l'objectif, à terme, de leur faire accepter les Israéliens et de négocier avec eux. De leur faire reconnaître d'une certaine manière Israël car ces leaders ont une influence sur le reste de la société palestinienne. Moi, c'est par l'entremise de l'œuvre de Walid Daqqa que j'ai vraiment connu Foucault. Auteur et membre du Front populaire de libération de la Palestine [FPLP, marxiste], Walid Daqqa a été écroué en 1986 [pour sa participation au meurtre du soldat israélien Moshé Tamam]. Étant lui-même en prison, Walid Daqqa s'est plongé sur place dans l'œuvre de Foucault qu'il lit en arabe. Il a lu notamment Surveiller et punir – en traduction al-Muraqaba wa al-Muaqaba. Il le lit de l'intérieur et donne une définition de la torture qui m'a vraiment ouvert l'esprit. Dans le sillage de Foucault, Walid dit que tout ce qui se passe en prison, chaque jour, est savamment organisé jusqu'au moindre détail. Les Israéliens considèrent la prison comme un modèle de contrôle des Palestiniens. Ils réussissent à imposer ce modèle sur des petites prisons et tentent de l'étendre à plus vaste échelle comme la Cisjordanie et surtout Gaza. Regarde bien.
Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. Ne résistez pas car nous sommes un pays d'une puissance infinie. Gaza est à la fois une prison et un laboratoire. C'est un laboratoire pour tenter de reproduire à une plus grande échelle les mécanismes et les dispositifs de contrôle de la « petite » prison. Les Israéliens rêvent de tout savoir, de tout voir, de tout contrôler à Gaza. Ils utilisent des drones et la cybersurveillance. Ils réussissent dans ce sens, mais ils ne voient pas ce qui se passe sous terre, dans les tunnels du Hamas, dans nos têtes. (…)

L'idée de « tout savoir, tout contrôler » évoque le fantasme du panoptique, cette prison pensée au XVIIIe siècle par le philosophe anglais Jeremy Bentham, dans laquelle le gardien est placé au bout d'une tour centrale et arrondie d'où il peut observer chaque prisonnier dans sa cellule sans être vu. Pour Foucault, « le panoptisme, c'est le principe général d'une nouvelle “anatomie politique” dont l'objet et la fin ne sont pas le rapport de souveraineté mais les relations de discipline. […] Et pour s'exercer, ce pouvoir doit se donner l'instrument d'une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible [3]. » Le fantasme non seulement du contrôle absolu, mais invisible. À Gaza, on entend les drones, mais on ne voit pas les mécanismes de cyber surveillance qui aspirent les données des téléphones portables. On ne voit pas les caméras qui suivent et identifient des comportements jugés suspects. On ne voit pas les capteurs sonores déployés sous le mur pour tenter de repérer la construction de tunnels.

Quand on est assiégé, on ne voit pas de gardien de prison. Les soldats israéliens sont de l'autre côté ou sur la barrière, pas à l'intérieur du territoire. L'occupation essaie de cacher jusqu'à son nom. Elle tente de se dissimuler, de faire croire qu'elle n'occupe pas, qu'elle est de « l'autre côté » et non dans Gaza. Dehors, et non en dedans. Comme si elle ne délimitait pas l'horizon du ciel et de la mer et qu'elle ne contrôlait pas ce qui entre et ce qui sort. Comme si Gaza n'était pas assiégée, mais libre. Comme si, par son désengagement unilatéral et la fermeture de ses colonies à Gaza en 2005, Israël s'était vraiment retiré de Gaza. (…)

Avec la mise en place, au tournant de 2010, du bouclier antimissile Dôme de fer permettant à son armée de neutraliser plus de quatre-vingt-dix pour cent des roquettes tirées vers son territoire, Israël a vécu des années avec une menace « contenue » jusqu'à ce matin du 7-Octobre. (…) Pendant ces années, on en arrivait presque à oublier Gaza. À oublier le siège. Comme si le siège se rendait invisible à celui qui l'impose, mais jamais à ceux qui le subissent.

Je ne sais pas si Walid Daqqa a eu vent des cours de Foucault au Collège de France, publiés bien après son étude sur la genèse de la prison. Pour Foucault, la prison moderne instaure un « nouveau type de pouvoir sur le corps ». Ce pouvoir s'institue dans des rapports de force pour donner lieu à des dispositifs de contrôle qui forgent les humains, « fabriquent des sujets » pour maintenir un certain ordre social. Dans son cours « Il faut défendre la société », il prolonge l'argument en évoquant le racisme d'État. « Ce sera non pas “nous avons à nous défendre contre la société”, mais nous avons à défendre la société contre tous les périls biologiques de cette autre race, de cette sous-race, de cette contre-race, que nous sommes en train, malgré nous, de constituer [4]. » Ainsi extrapolé, Gaza servirait aussi de repoussoir. De « corps » social complètement étranger dont il faudrait se prémunir pour maintenir la pureté individuelle et collective face à un « péril » biologique. Dans ce cas-ci, c'est comme s'il y avait deux corps. Israël et Gaza. L'un pur, l'autre impur. L'un propre, l'autre sale. L'un connu, l'autre inconnu. L'un proche, l'autre loin – bien que tout près. Comme si la « barrière de sécurité » autour de Gaza ne servait pas à contenir une menace, mais une maladie. Une tumeur, un cancer, dont l'organisme, pur, doit éviter qu'il métastase. Comme si les Palestiniens de Gaza contrevenaient par leur seule présence à l'ordre symbolique des choses, à la « pureté » de la Terre sainte. Bref, ils seraient l'autre dont il faut se défendre. Et cette défense s'articule autour de l'idée d'une « menace démographique ».

(…) De la Méditerranée au fleuve Jourdain, la population n'est pas majoritairement juive. Les Palestiniens sont un peu plus de sept millions, répartis entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est, Israël et Gaza, et la population juive en Israël et dans les colonies avoisine les sept millions. Donc, s'il n'y avait qu'un seul grand État réunissant Israéliens et Palestiniens, celui-ci risquerait de perdre sa majorité juive car la natalité est plus forte côté palestinien. Or Israël se définit comme un État juif et démocratique. Pour maintenir le caractère juif de ce plus vaste État, l'extrême droite tente d'empêcher l'assimilation des Palestiniens à la société israélienne, de les reléguer à un statut de seconde zone, ce qui menace toutefois le caractère démocratique des institutions.

L'autre stratégie, c'est Gaza. Soit en repoussant Gaza hors du corps d'un grand État d'Israël, comme le désengagement et le siège l'ont permis en quelque sorte car, en retirant les plus de deux millions de Gazaouis de l'équation démographique, Israël pouvait envisager de garder sa majorité juive tout en annexant la Cisjordanie. Soit en repoussant les Palestiniens de Gaza. Après le 7-Octobre, l'armée israélienne s'est lancée dans l'assaut le plus meurtrier de la vaste histoire de Gaza, ce qui a aussi ravivé le rêve de l'extrême droite israélienne de réintégrer Gaza dans ce qu'elle considère être le giron de la Terre sainte, mais en y chassant les Palestiniens. En les repoussant vers l'Égypte. Une Nakba II pour les Palestiniens…

Dans sa « petite » prison, Walid Daqqa a sans doute suivi ces événements dans la « grande » prison de Gaza par l'entremise des médias et des nouvelles fournies par son avocat. Est-il retourné à ses livres de Foucault pour tenter de donner une assise philosophique à sa lecture des tourments ? A-t-il célébré ? Pleuré ? A-t-il écrit de nouveaux contes ? En trente-huit ans dans les geôles, la plus longue peine jamais subie par un Palestinien en Israël, il avait publié de courts essais sur la condition carcérale, mais aussi des contes pour enfants, comme cette Histoire du secret de l'huile, dans laquelle un jeune garçon palestinien, Jud, conçu avec le sperme exfiltré de prison de son père en détention en Israël, tente de trouver un moyen de franchir le mur pour retrouver son paternel. Jud se lie d'amitié avec des animaux et un olivier millénaire qui lui donne le secret pour franchir les barrières. Walid Daqqa a écrit cette histoire deux ans avant la naissance de sa fille, Milad. « Naissance » en français.

(…) Cette guerre des chiffres, des naissances, de la démographie, des « berceaux » est omniprésente ici. (…) Walid Daqqa, lui, a eu sa fille en détention. L'histoire veut que le prisonnier ait réussi à faire sortir son sperme de la prison pour permettre à son épouse, Sanaa Salameh, journaliste d'une vingtaine d'années sa cadette, de donner naissance par fécondation in vitro. Quelques mois avant le 7-Octobre, alors que le prisonnier qui devait être libéré a vu sa détention reconduite, j'ai rencontré Sanaa et Milad sans Walid.

(…) Un an après ma visite, Walid Daqqa s'est éteint en prison. Au cours des années précédentes, il avait développé un cancer de la moelle osseuse. À partir du 7-Octobre, les autorités israéliennes lui avaient refusé tout contact avec Sanaa et Milad. Lorsque sa mort semblait inéluctable, elles n'ont pu aller à son chevet pour l'embrasser une dernière fois. Le châtiment est collectif, même dans les pans les plus privés de la vie. Mais la naissance de sa fille tenait peut-être de la revanche de son corps sur la prison.


[1] Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989 ; réédition 2011.

[2] Edward Saïd, « Ma rencontre avec Jean-Paul Sartre », Le Monde diplomatique, septembre 2000, p. 4-5.

[3] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, NRF, 1975, p. 210 et 215.

[4] Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 1997, p. 53.

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