LePartisan - 730 vues
MEDIAS REVUES BLOGS
URL du flux RSS

▸ les 10 dernières parutions

15.12.2025 à 12:45

À nouveau, l'anarchisme

dev
Texte intégral (4167 mots)

Tout le monde s'y accorde, l'horizon politique actuel en France est franchement déprimant. D'un côté, une fascisation évidente de la bêtise, de l'autre le revival kitch d'une gauche léniniste. On en arriverait presque à oublier que pendant presque 15 ans, disons du mouvement anti-CPE en 2005 au mouvement des Gilets jaunes en 2019, se sont déployées une pensée et une pratique anarchistes et destituantes autrement plus joyeuses et vivaces. La défaite (passagère) des uns fait toujours les choux gras des autres. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a d'heureux dans l'Histoire c'est que tout est toujours à re-penser et à recommencer, c'est ce que propose une nouvelle revue en ligne À bas bruits, des paysages anarchiques dont nous publions ici l'un des premiers articles signé Josep Rafanell i Orra que les lectrices et lecteurs de lundimatin connaissent bien. Une soirée de lancement est prévue le 24 janvier prochain à Paris.

L'anarchisme s'est toujours affirmé comme la ligne de fuite de la communauté contre la cage de fer sociale. Plus que jamais il vient troubler notre actualité et le temps vectorisé du désastre.

Commençons par le début, c'est-à-dire par le milieu. Par exemple dans un quartier d'exils, de migrations et de passages : tôt le matin au Jardin d'Éole dans le 18e arrondissement de Paris, un terrain clôturé par la mairie pour empêcher l'installation de migrants harassés, condamnés à errer dans la rue, un espace longé par une ferme urbaine avec quelques moutons pour donner une touche écolo à ce quartier où zonent des exilés, mais aussi des crackeurs tels des zombies, les uns et les autres harcelés par des dispersions policières. Il y a aussi le bâtiment d'une annexe du théâtre de la Villette barricadé derrière des murs grillagés où sont placardés des portraits voulant représenter « la diversité du quartier », manière d'exprimer gauchement l'intégration de l'équipement culturel dans cette géographie populaire. C'est dans ce lieu, à l'intérieur d'autres grillages, que des migrants se retrouvent pour prendre un petit déjeuner. Là trône un lourd module Algeco dont la laideur est dissimulée tant bien que mal par une couche de peinture. Dedans, des étagères où sont rangés des denrées alimentaires, des produits d'hygiène, un évier et un plan de travail avec une plaque de cuisson électrique. Et puis Latifa, la cinquantaine, devant une grande marmite, maitresse d'œuvre de la préparation du repas entourée d'autres personnes confectionnant les petits déjeuners qui vont être proposés ce matin. Dehors, dans le froid glacial de février, sous une bruine de pluie insistante, un groupe d'Afghans s'affaire pour monter des barnums sous lesquels aura lieu la distribution. De jeunes hommes et de jeunes femmes du quartier, des membres de collectifs disparates, parfois venant de loin, s'attellent à disposer la nourriture, les fruits, les thermos de café et de thé sur les tables, des dons proposés par les magasins des alentours. La collation a lieu, des conversations s'engagent au sein de cette petite foule composite de migrants, de crackeurs, de bénévoles. Quelqu'un active le haut-parleur de son téléphone portable et des musiques venues d'autres mondes entrainent quelques danses impromptues. Cela dure depuis bientôt dix ans. Toute une constellation de liens s'est instaurée reposant sur le palimpseste de l'histoire du quartier, ses luttes et solidarités, sa tradition d'entraide. Mais reste l'asymétrie troublante, le risque terrible d'instituer l'abjection d'un système de charité.

La vie d'un quartier qui demeure vivant se compose de « trafics d'influences », disait Isaac Joseph avec drôlerie dans la préface à Explorer la ville de Ulf Hannerz. Elle est la composition de déterminations qui déjouent les répertoires sociaux déjà donnés. Des formes de communauté que la figure de l'étranger rend respirables, inscrites dans les interstices des géographies existentielles. Des devenirs ingouvernables surgissent dans ce tissage obstiné composant un patchwork de relations, d'affections, de liens, de lieux, de pratiques, de formes de survie, de conflits, d'entraides, d'attentions où émergent les régimes mouvants de sensibilité qui font la texture d'une ville habitée. Il y a toujours des contre-cartographies potentielles qui résistent sourdement à l'asphyxie d'un espace administré et quadrillé par ses polices. Et il y a là de nouvelles formes de connaissance que des enquêtes peuvent faire surgir si l'on traverse les seuils entre des mondes disparates. Des connaissances portant non pas sur des identités et leurs représentations, mais sur des modes d'existence de l'expérience où se nouent des attachements et des interdépendances malgré l'adversité. Et où, parfois, soudainement, surgit avec éclat le soulèvement.

S'il faut ici parler de connaissance, c'est d'une connaissance migratoire dont il s'agit (David Lapoujade, Fictions du pragmatisme). Celle qui surgit dans des frontières sans cesse repoussées : « Mosaïque de petits mondes » où les passages d'un monde à un autre défont la totalité sociale. Société des sociétés, disait Landauer, ou la résurgence de la communauté qui sommeille dans les enclosures du corps social avec ses assignations et ses sujets. C'est la pornographie de la représentation qui est alors conjurée. C'est l'imagination qui est alors revitalisée. Car qu'est-ce que l'imagination si ce n'est l'expérience d'un devenir-autre, celle des métamorphoses, défaisant l'identité à soi et pour soi, lorsque nous rencontrons celles et ceux qui nous rendent étrangers à nous-mêmes ? Inestimable avantage que de pouvoir devenir étrangers dans un monde envahi par la démente prolifération de connexions entre des moi atomisés, où la surexposition des images repose sur la négation de la présence, anéantissant l'expérience du partage qui fait exister les lieux de la communauté, les éthopoïétiques des mondes animés.

Dans ces mondes en train de se faire, si nous nous y engageons, il est toujours question d'animation, là où nous pouvons nous faire une âme lors des rencontres avec d'autres âmes. Mais pour cela il faut sortir de la détestable familiarité qu'impose la représentation, entravant les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore.

Sortir des taules de l'identité pour ne pas perdre le monde au profit des sujets représentés. La désidentification, devient la condition de la communauté où nous pouvons devenir un peuple ambulant de relayeurs (Gilles Deleuze et Felix Guattari, Traité de nomadologie : la machine de guerre).

*

Deleuze et Guattari nous disent encore : lorsque la pensée emprunte sa forme au modèle de l'État, elle est captive des deux pôles de la fondation de sa souveraineté – en tension mais complémentaires. Le muthos, la fondation archaïque qui opère par capture magique. Et le pacte ou le contrat entre « des gens raisonnables », c'est-à-dire soumis à la rationalité de l'État (« obéissez toujours, car plus vous obéirez, plus vous serez maîtres... »). Voici le fascisme qui sommeille. Or l'une et l'autre ne peuvent exister sans un « dehors » parcouru par des pensées nomades qui conjurent les deux universaux, celui de la totalisation comme horizon de l'être et celui du Sujet comme condition de l'assujettissement (ou de « l'être pour-nous » du contrat social.)

Mais on peut trouver d'autres commencements, le surgissement d'autres temps qui partent à la dérive. Ainsi avec le soulèvement des Gilets jaunes, lors des centaines de blocages dans tout l'Hexagone. Ces moments où d'innombrables ronds points occupés devinrent des assemblées sauvages où les gens se retrouvèrent, partagèrent des histoires, construisirent des récits et des cabanes, s'entraidèrent et ourdirent des conspirations.

1er décembre 2018, comme les semaines précédentes et celles qui suivirent, des dizaines de milliers de personnes débarquent dans les beaux quartiers de la capitale. Dès le matin, une myriade de rassemblements se forme. Il en est de même dans des dizaines d'autres villes, sans qu'aucune organisation n'ait donné des consignes si ce n'est un surgissement d'appels désordonnés qui se propagent comme une trainée de poudre. Les Champs-Elysées attirent des foules en liesse. Des magasins de luxe sont pillés, des barricades en feu scandent les déambulations imprévues. Tantôt on flâne, tantôt on s'engage dans des courses effrénées affrontant ou fuyant les charges policières, au milieu de l'air saturé de gaz lacrymogènes et des explosions assourdissantes des grenades de désencerclement et des tirs de flash-ball. Ça discute, ça raconte des histoires, ça chante, ça hurle, des blagues fusent, des milliers de tags laissent la trace de cette déferlante. L'Arc de Triomphe est saccagé. Ailleurs, partout, des bâtiments sont attaqués, incendiés, pillés : des préfectures, des péages, des gendarmeries, des magasins et des supermarchés… Lors de ce mouvement insurrectionnel qui dure plusieurs mois, des dizaines de milliers de munitions sont utilisées contre les manifestants et les émeutiers. La cohorte de mutilés par les armes de la police se multiplie. A Marseille, Zineb Redouane, une femme de 80 ans, est tuée par des CRS à la suite de l'impact d'un tir de grenade sur son visage. Depuis, nous le savons, les braises ne se sont pas éteintes, l'émeute sommeille. Elle peut à tout moment se réveiller, comme lors de l'été 2023 à la suite de l'assassinat de Nahel Merzouk par la police. Ou en Nouvelle Calédonie, où le récent soulèvement s'est soldé par l'assassinat d'au moins dix kanaks.

*

Néo-fascisme. Libéral-fascisme. Capitalo-fascisme. Techno-féodalisme. Cyberfascisme... Le champ sémantique s'accroît pour tenter de répondre à l'incrédulité face au basculement qui précipite le monde dans une monstrueuse cacophonie, avec les coups d'éclat et l'excentricité brutale des têtes de gondole qui trônent dans les scènes du pouvoir. Il y a bien sûr des atavismes nationaux qui donnent leur coloration singulière à ces nouveaux fascismes, mais il n'en reste pas moins que les logiques de destruction, sur toutes les latitudes, charrient avec elles des formes d'homogénéisation, un nouveau contrat que le mot « occupation » pourrait bien résumer. Occupation absolue de la Terre par la marchandise dévastant les manières singulières de l'habiter, mais aussi occupation des âmes, en en faisant des êtres atomisés préoccupés par eux-mêmes, captifs d'une folle intranquillité.

À n'en pas douter, notre époque sait faire durer son stade terminal. Dans la planète libérale, le contrat social s'est fait hacker par les machineries socio-techniques avec des nazillons aux manettes qui remobilisent une arkhè fantasmée. L'ordre juridique international est devenu la serpillière avec laquelle on ne nettoie même plus le plancher où gisent les massacrés. Les anciennes coordonnées de l'énonciation politique, les conventions policées du régime de communication publique sont en train de s'effondrer. N'a-t-on pas pu entendre que la bande de Gaza, transformée en champ de ruines par des psychopathes surarmés, après les dizaines de milliers de massacrés, après la déportation à venir de ses habitants, pourrait être transformée en un parc d'attractions, en un nouveau plan d'investissement pour une bourgeoisie planétaire disjonctée ?

Des masses d'atomisés sont les proies de fusions identitaires dans toutes les géographies mondialisées. Même le Parti socialiste français, jamais en retard d'une ignominie, proposait il n'y a pas si longtemps de débattre sur l'identité des français. Les anciens antagonismes portés par un sujet de classe, instituant la division, se sont volatilisés ; n'en déplaise aux émancipateurs auto-proclamés qui s'agitent dans leur bocal médiatique, s'obstinant à imposer dans un paysage social dévasté leurs sujets fantasmés pour ainsi tenter d'exister. Mais dans le jeu de la propagande, le fascisme cybernétique aura désormais toujours le dessus. Avis aux néo-gauchistes : c'est peine perdue que de vouloir concurrencer Elon Musk et ses affidés dans le domaine tapageur de la représentation, via des plateformes numériques, nouvelle polis démente où se jouent les processus de reconnaissance absorbés par les logiques prédatrices d'un marché de la réputation.

Mais il se peut que la scène du politique porte en elle depuis toujours les germes de sa propre décomposition. Que la polis grecque ait été dès ses origines hantée par des prédateurs, ces « citoyens programmés, nous disait Marcel Detienne dans Les dieux d'Orphée, dressés à s'entretuer autour de leurs autels ensanglantés ». Aujourd'hui le démos avec ses autels sacrificiels, se déploie derrière un écran tactile envoûtant, dans la course folle aux followers, dans des pratiques de séduction qui perforent des fragments de l'espace publique, qui se veulent politiques mais qui ne font en fin de compte que contribuer à un esseulement universel. Royaume absolutiste d'une politique de la communication, métapolitique qui assassine le langage et la présence avec ses zones d'opacité. Dans leur obsession pour la communication mimétique les nouveaux gauchistes se condamnent alors à quitter les régions où se déploient les langues du peuple, celles de la communauté, « toute cette part d'ombre, d'indéterminé et de nuance, cette sorte de frisson qui ne peut s'exprimer que dans la langue du peuple et la langue du cœur » (Landauer). N'en déplaise aux apparatchiks néo-bolchéviques, la communauté ne peut être que si elle est pluralisée.

*

Sortir du présentisme imposé par la gouvernementalité avec ses projections vers un futur qui est déjà présent. Projections en faillite des vieilles institutions en ruines de l'État, faillite de la planification, auxquelles se substituent celles des machineries algorithmiques qui dépeuplent le monde, qui font du monde un monstrueux amoncellement de poubelles où s'entassent des clichés. Sortir des prisons de ce qui est pour retrouver ce qui diffère. Et pour cela s'aventurer dans « la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe et qui l'indique dans son altérité », là où naissent les devenirs inactuels qui dissipent l'identité « où nous aimons nous regarder nous-mêmes » (Michel Foucault, L'Archéologie du savoir).

Les formes de vie deviennent des modes d'existence anarchiques lorsqu'elles cessent de réclamer leur fondation, refusent l'enchaînement déterministe des causes et des effets, lorsqu'elles ne se complaisent plus dans la circularité morbide d'un statut de dominés, lorsqu'elles sont en mesure d'affronter la dépossession et se risquent alors à rejoindre des zones transitives de l'expérience entre les êtres, là où surgit ce qui en propre les propriétés relationnelles – devient singulier, et où des régions de sensibilité s'instaurent lors des rencontres qui permettent de tisser à nouveau une multiplicité de temps.

Il nous faut faire archive des formes communales où s'enchevêtrent des manières d'exister, des interdépendances qui seules nous permettront d'échapper au temps du désastre vectorisé. Comment rendre possible leur héritage ? Comment recueillir des traces de ce qui n'a pas pu avoir lieu, ce qui aurait pu être, parfois dans le prolongement de ce qui fut pour en retrouver ses virtualité ? Rester éveillés malgré l'aveuglement d'un trop plein de lumière projeté sur le monde qui nous fait fermer les yeux. Jean-Christophe Bailly évoque ces cartographies singulières, en partie effacées, en partie à venir, qui surgissent lorsque nous regardons un regard. C'est alors que la communauté s'instaure : « communauté des regardants » dont les regards rendent présents des fragments du monde, nous invitent aux franchissement des frontières – à commencer par les frontières du moi – et nous engagent dans les devenirs de ce que nous ne sommes pas encore. Vieille comme la pensée révolutionnaire, voici que l'intempestive et radicale pluralité du monde peut ressurgir si nous y prêtons attention, si nous en prenons soin. Mais ces lignes des temps pluriels, leurs bifurcations qui rendent présents des milieux de vie singuliers, ne nous sont pas données : elles sont à faire. C'est cette œuvre à jamais inachevée que nous appelons (à nouveau) anarchisme. Rapport au monde, entre les êtres, sans origine ni le commandement d'une raison qui nous précède. L'actualisation des virtualités révolutionnaires sont aujourd'hui, comme elles le furent jadis, des gestes de désertion de ce à quoi les machineries de gouvernement veulent nous assigner : à l'identité de notre statut de sujets.

Des résurgences et des insurgences peuvent à nouveau se nouer. Telle fut l'histoire des anarchismes qui avec leurs éclats interrompirent le cours du temps pour instaurer de nouveaux commencements. Mais c'est aussi l'histoire de la lenteur des formes communales, de la transmission, des liens créés parcimonieusement contre l'impitoyable brutalité socialisée qui conduit à l'atomisation et à l'obéissance. Il nous faut mettre à l'épreuve les manières d'en hériter dans une ère où c'est l'habitabilité de la Terre qui est mise en danger. Nous affirmons que les formes de vie anarchiques ne seront plus sociales. Elles seront cosmologiques. Peuplées d'une infinie variété d'êtres et de milieux. Habitées par des étrangers, les émigrants qui transportant une pluralité de mondes habités par des êtres-autres qui empêchent la reproduction du même. C'est dans les pénombres, loin de la clarté à laquelle prétendent les représentants avec leurs catéchismes et leurs clichés, que naissent de nouvelles manières de nous lier, de nouvelles sensibilités.

« J'ai l'impression que les vraies luttes, c'est toujours des luttes avec l'ombre. Il n'y a pas d'autres luttes que la lutte avec l'ombre. Les clichés sont déjà là, ils sont dans ma tête, ils sont en moi. » (Deleuze, Sur la peinture)

En 1919, année où Landauer fut sauvagement assassiné, Martin Buber dans un essai sur la communauté rappelait les mots de Ferdinand Tönnies avec lesquels il prenait acte de la mort de la culture, celle qui avait sombré sous les effets conjugués de l'entreprise marchande et des appareils d'État qui avaient conduit aux massacres industrialisés. Mais il disait aussi l'espoir de l'épanouissement discret d'une nouvelle culture à partir des germes dispersés, ensevelis mais toujours vivants, de la communauté. Nous en sommes là, à nouveau. À cultiver cette discrétion. C'en est fini du bavardage autour des monumentales théories sociales. Nous fuyons les scènes tapageuses des avant-gardes que des entrepreneurs politiques veulent ressusciter. Nous voulons cultiver l'attention vers l'expérience vulnérable de la communauté qui se loge dans des mondes ordinaires, mouvants, qui ne se laissent pas représenter. Et c'est ainsi, dans la présence, le partage, l'entraide, dans la mutualisation, que nous ferons vivre des lieux qu'il est bon d'habiter.

La communauté n'est pas exceptionnalité, elle est enchevêtrement des liens pleinement vécus dans des mondes ordinaires. Mais elle est aussi hospitalité : l'accueil de l'anomalie, de l'irrégularité, de ce qui lui est étranger, de ce qui la fait différer. Comment pourrions-nous ne pas prêter attention à l'engagement partagé qui fait tenir une équipe médicale exténuée après une nuit passée dans les urgences d'un hôpital de la Seine-Saint-Denis ? Ou à cette auxiliaire de vie qui ayant fui un Haïti ensanglanté, après dix ans de peines pour obtenir ses papiers, prend soin des vieux en fin de vie dans un Ehpad géré par une mafia qui cotise au CAC 40 ? Ou à cette enfant fracassée par des violences familiales qui mobilise une petite foule de travailleurs sociaux perplexes face à ses étranges crises de transe ? Ou à ces fous excentriques qui errent dans la ville, ayant échappé aux filets de la psychiatrie ? Où à ce bar kabyle dans l'angle d'une rue de mon quartier, où un vieillard mutique, avec ses longs cheveux blancs et ses airs de prophète, y a trouvé un lieu de vie se substituant à une institution psychiatrique qui l'aurait assigné à son statut de schizophrène, l'abrutissant avec des neuroleptiques ?

*

Il nous faut témoigner des mondes dans lesquels on peut partir à « la reconquête de nos relations » (Landauer) pour « nous emparer de quelque chose d'extérieur et d'étranger » (W. James). Prêter attention à ce qui diverge dans les quotidiennetés incertaines : c'est là que se trouvent les potentielles migrations qui sont l'arrière paysage des insurrections.

Il ne s'agit pas de convoquer une mystique de la communauté, mais la puissance des liens génératifs en lieu et place de la reproduction sociale de sujets atomisés. Il s'agit de convoquer des communautés hospitalières, prenant soin de la vulnérabilité, attentives à ce qui les fait différer – qui fuient et conjurent les cages sociales où l'on veut nous assigner. Dans des paysages anarchiques, des alliances peuvent avoir lieu sans condition d'identité. Les différences communiquent avec les autres par des différences de différences, disait Deleuze. « Les anarchies couronnées se substituent aux hiérarchies de la représentation ; les distributions nomades, aux distributions sédentaires de la représentation ». Cultiver des rapports à l'altérité c'est apprendre que les autres ont toujours leurs autres. Que notre ici aura toujours des ailleurs avec leurs propres ailleurs. Et ainsi de suite...

C'est ainsi que naissent des communautés ouvertes qui rendent le monde habitable.

L'anarchie n'a pourtant rien de cette évidence, de cette froideur, de cette clarté que les anarchistes ont cru pouvoir y trouver ; quand l'anarchie deviendra un rêve sombre et profond, au lieu d'être un monde accessible au concept, alors leur ethos et leur pratique seront d'une seule et même espèce.
Gustav Landauer, « Pensées anarchistes sur l'anarchisme », in Gustav Landauer, une pensée à l'envers, p. 166.

Josep Rafanell i Orra

Lancement de la revue A bas bruit

Contre le gigantisme d'une destruction planétaire, face aux nouveaux fascismes mondialisés, au sein de l'anéantissement de ce que fut sous certaines latitudes l'État social, ne restent que nos expériences et les nouveaux liens qu'elles permettent de créer. Cela serait dérisoire, mais nous disons au contraire que c'est l'attention portée aux mondes ordinaires invisibilisés, qui nous permettra de combattre la dépossession. La lutte contre l'écrasement de la sensibilité en est le point cardinal.

Nous voulons mener des enquêtes qui témoignent des formes d'entraide, d'attention à la vulnérabilité, du soin porté aux milieux de vie, des luttes et des résistances contre l'atomisation et ses fusions identitaires. Nous le savons, l'arme la plus redoutable contre le fascisme qui vient et qui est déjà là, c'est l'hospitalité, l'accueil de ce qui nous est étranger pour ne pas rester asphyxiés dans les cages de fer de l'identité.

L'émancipation n'a jamais été un enchaînement de causes et d'effets se déployant dans une seule ligne du temps qui attendrait ses interprètes autorisés. Elle naît de l'enchevêtrement anarchique d'une pluralité de lignes de vie qui se déploient dans des lieux singuliers.

Nous disons que la pensée est avant tout un acte de sympathie. Et que la sympathie est toujours une migration, le passage entre des mondes.

Avec À bas bruit nous voulons susciter des rencontres. La première aura lieu le 24 janvier prochain à la MJC des Hauts de Belleville. Par la suite, des rendez-vous réguliers seront proposés.

Après la présentation de la revue et un moment d'échanges, nous vous proposons de nous retrouver autour d'un verre.

La rencontre aura lieu le 24 janvier à partir de 19 h,
à la MJC des Hauts de Belleville
43 rue du Borrégo, 75020 Paris

15.12.2025 à 12:19

« Allô chérie, tout va bien à la ferme ? »

dev

Récit d'une journée de blocage contre l'abattage d'un troupeau de 207 bovins en Ariège

- 15 décembre / , ,
Texte intégral (4852 mots)

Face au risque d'épidémie de dermatose nodulaire contagieuse parmi les bovins français, le gouvernement assume une politique d'abattage des troupeaux. Depuis une semaine, les éleveurs se mobilisent à l'appel de la Coordination Rurale (proche de l'extrême droite) et de la Confédération Paysanne (de gauche). Premier symbole de la lutte, le 12 décembre dernier des centaines de paysans se sont regroupé autour d'une ferme de Mouriscou dans l'Ariège pour s'opposer à l'intervention des forces de l'ordre. Deux amies éleveuses nous ont transmis ce reportage embarqué. Elles racontent l'ambiance, les bottes de pailles enflammées, les lacrymos et les drapeaux français. Un petit air de Gilets jaunes, un étincelle à rejoindre.

[Nous publions à la suite de ce reportage le récent appel des éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre à rejoindre le mouvement.]
On s'en était parlé plusieurs fois, de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC), des abattages de troupeaux qui avaient lieu, des mesures absurdes mises en place par l'État pour continuer à exporter les bovins français coûte que coûte tout en essayant d'éradiquer la maladie. On s'en était parlé plusieurs fois dans nos solitudes et nos montagnes respectives, puis tout d'un coup, on y est allées.

Le pick-up roule à toute vitesse en direction de Bordes-sur-Arize. Il est 5h du mat', les vétos sont censés abattre le troupeau à 9h. Dans le pick-up il y a ce qui deviendra notre équipe : un maraîcher, un éleveur bovin, un éleveur-berger ovin, et nous, amies et ouvrières agricole. Aucun d'eux ne sont syndiqués et ça tombe bien, nous non plus.

On s'arrête au point de rendez-vous donné par la Confédération Paysanne à 6h30. Là, on nous explique pourquoi eux ont décidés de ne pas prendre de tracteurs, ça se distingue de la Coordination Rurale sur un mode pacifiste. Plus tard on blaguera, « en vrai à la conf ' ils ont des tracteurs pourris, ils auraient rendu l'âme avant d'arriver là ! » .

On arrive sur place, un son punko-révolutionnaire à fond dans le pick-up, on le laisse en bas et on entame la montée. La ferme est située sur une butte avec une vue à 360 sur les collines alentours et les Pyrénées enneigées au loin. Il y a quelque chose du château fort. Il fait nuit noire et il nous faut traverser les barricades déjà installées en amont : des tracteurs attelés de remorques en travers, une tranchée creusée à la pelleteuse dans le bitume et des arbres hâtivement abattus. À la ferme quelques tonnelles et des feux de camps de-ci de-là nous accueillent. Seulement deux routes mènent à la butte, on fait un tour à la seconde où l'on découvre de nombreuses autres barricades. Au moins 4 points successifs bloqués par les tracteurs. Entre ces points, des bottes de paille et des arbres couchés sur 2km de long. Les quelques maisons avoisinantes se trouvent prises à partie de la lutte.

Le petit matin éclaire nos dégaines. Autour de nous, majoritairement des hommes, principalement agriculteurs. On fait un peu tâche en découvrant les bonnets jaunes de la Coordination Rurale, les treillis militaires et les vestes de chasse, quand d'autres portent le béret, symbole de conservatisme selon les plus punks du pays. Puis quelques dreadeux et d'autres comme nous, un peu schlags. On trouve aussi des bâtons et des houlettes témoignant du territoire pastoral. Il y a des drapeaux de la Coordination Rurale et de la Confédération Paysanne, quelques uns des Jeunes Agriculteurs, et deux trois drapeaux français qui se courent après. On croise les vestes de la Coordination Rurale bardées des slogans « Mon métier mérite le RESPECT » et puis quatre gars arborant le tee-shirt de la FNSEA « Ma nature, mon futur, l'agriculture » qui, pour une fois, ne font pas les fiers. L'échiquier politique n'est pas ce qui nous relie ici. C'est une critique de la gestion sanitaire et administrative menée par l'État et le mépris paysan (malgré les pratiques très diverses) qui en résulte, ainsi que l'envie de s'y opposer par l'action. Alors peu importe, les gens se parlent, et la matinée passe vite, goût pastis.

Le blocage est donc à l'appel de la Coordination Rurale, on peut voir les tracteurs flambants neufs qu'ils ont amenés, les barricades montées en amont, les décisions stratégiques ont plutôt été prises par eux. Bien qu'il y ait des codes paysans partagés, on est plutôt déconcertées de se retrouver dans cette foule où l'on pourrait chercher des camarades absents. On apprivoise peu à peu l'environnement, au milieu des visages découverts et enjoués. Il y a beaucoup d'autodérision, ce qui nous permet de blaguer de nos différences avec une bande de jeunes gars céréaliers venus d'Eure-et-Loire. Malgré les codes militants absents on trouve des molotovs près d'une poubelle, des bidons d'essence circulent de mains en mains, des tas de cailloux glanés dans les champs sont préparés derrière les tracteurs et les barricades sont costaudes. Elles nous rappellent celles de la ZAD qu'on a jamais vues mais qu'on nous a tant décrit. Un groupe de jeunes bonnets jaunes s'active à en construire d'autres, l'un demande à son présumé supérieur s'ils peuvent « niquer la ligne haute tension, comme ça c'est sûr, on tient au moins trois jours. » Ça couperait l'électricité à cinq logements alors non, pas touche à la ligne, mais ils peuvent abattre plus d'arbres, et le grand peuplier là, oui lui aussi. Nous, on se demande si c'est sensé, on se dit que c'est pas insensé, mais pas très sensible.

C'est qu'ils ont les moyens : des tronçonneuses, des tracteurs, du rouge, des bottes de pailles... Ça nous excite un peu de se dire qu'on va tenir de belles barricades le moment venu. Mais le moment tarde, et la rumeur se répand : « ils arrivent ». 9h est passée, l'heure de l'abattage annoncé. Mais toujours pas de pliciers, pas de véto. Les vaches mangent paisiblement dans l'étable.

Un petit bonhomme à la voix aigüe et au bonnet jaune prend la parole : « Ne paniquez pas » dit-il, l'air complètement paniqué. « Soyons stratégiques et organisés. » La journée est longue et ponctuée de discours. Nos copains du pick-up s'avèrent être du même bord que nous, car nos rires tonnent parfois pendant les silences des discours syndicaux, alors que d'autres nous lancent des regards en coin. On entendra parler « d'agriculture française » comme de « monde paysan » selon les syndicats, d'autres ont un langage plus macroniste « une filière essentielle » diront-ils. Mais ce qui ressort c'est surtout une colère face à la « technocratie », face à l'absurdité des décisions ministérielles, face au non respect de pratiques paysannes, la défense d'une fierté agricole, et la détermination à agir pour tenir le blocage, pour que l'abattage cesse. La CR, la Conf', et des sans-drapeau prendront la parole ainsi que des « citoyens » plutôt de gauche et non-paysans. Le mode est assez viril et très déterminé. Mais les discours ne sont que quelques maigres paroles, face à cette étrange composition, et à toutes celles et ceux qui sont là sans syndicat.

Dans l'attente, on traîne assis sur des bûches, en se demandant parfois ce qu'on fout là quand on voit un drapeau français bardé d'une croix de Lorraine et d'un slogan FREXIT qui plane au dessus de nous. On lance alors au mec qui tient le drapeau, assis lui aussi sur le tas de bûches prêtes à cramer : « Ça va Jeanne d'Arc ? » et il s'enfuit du bûcher. Ça suffit à nous faire rire !

Une femme prend la parole. Elle ne se présente pas. Elle dit : « On a bien réfléchi, on pense niveau stratégie le mieux c'est que les femmes se mettent en première ligne. » La foule rit. Elle continue : « Et les hommes derrière, ils nous protègent ! » Celle-là, on ne l'avait pas vu venir ! On joue le jeu cinq minutes en se demandant ce que vaut véritablement cette stratégie. Les CRS tels qu'on les connaît, ils tapent au pif sur une foule de « gauchistes ». Mais dans ce contexte-là, seraient-ils vraiment attendris par une première ligne féminine ? En dehors du discours, l'une dans un regard complice nous dira : « une fois que j'aurais mis ma capuche on se rendra même pas compte si je suis une femme ou un homme ». Dans un autre discours l'un dira « on nous a demandé si les femmes pouvaient être en première ligne, bien sûr qu'elles peuvent ! » une espèce de progressisme paternaliste déconcertant, qui fini, lui aussi, par nous faire marrer. Puis on entend dire s'identifiant et se distinguant à la fois : « Ils vont pas nous tomber dessus comme sur les zadistes ! Ça, c'est sûr ! » Et nous on se demande de plus en plus ce qui les différencie des zadistes. La Marseillaise qui ponctue la fin d'un discours nous le rappelle. C'est peut être la volonté d'une cohésion mais on grince des dents, de si belles barricades et des chants patriotes…

Comment alors, vont-ils nous tomber dessus ?

Un groupe de femmes de tous âges confondus se met en route vers les barricades les plus proches. Elles se tiennent là et attendent. Des hommes nous encouragent joyeusement « Allez les filles ! On compte sur vous ! » La presse relaie l'info, la Dépêche titre « Dermatose nodulaire : les Centaures des gendarmes prêts à prendre d'assaut l'exploitation ariégeoise, les femmes agricultrices en première ligne. » Mais toujours pas de gyrophare à l'horizon.

Le soleil se couche avec le vrombissements des drones. L'hélico tourne au-dessus de nos têtes. Ils sont là cette fois. Il paraît qu'ils embarquent et renversent les voitures garées sur les bords pour laisser passer le porte-char, les deux centaures et les 17 fourgons envoyés. Les smartphones circulent de mains en mains pour montrer les vidéos, preuves à l'appui. Les flics ont même fait appel à des compagnies privées pour dégager la route. Un type crie spontanément « les gars souvenez vous, y'a une entreprise du 47 qui travaille avec les flics, y'a des collabos, on s'en occupera après ! » Certains proposent de faire une ligne humaine tout autour de la ferme, pour s'assurer qu'ils n'arrivent que d'un côté. Des CRS sont cachés dans la forêt, si loin sur la colline en face qu'on les confonds avec le troupeau de chèvres de la ferme voisine.

À ce moment-là, on se sent imprenable. C'est la fin de l'apéro. Les gens se pavanent en regardant au loin, un piquet de fer ou un bâton à la main. Notre ami moutonnier complotiste nous annonce qu'après avoir rencontré deux royalistes, il pense en être. « Je me sens bien plus proche d'eux que de ceux dont je devraient me sentir proche » nous dit-il. On se demande combien de pastis en trop il a bu.

La nuit tombe, un énorme feu s'allume sur la colline d'en face. On croit d'abord que la ferme voisine a allumé des bottes de foin pour montrer son soutien. Que nenni ! C'est la première barricade qui donne le signal, les flics arrivent, ils ont choisi d'attaquer par un seul côté, l'autre nécessitant de passer l'énorme tranchée enflammée.

L'assaut commence et la CR n'est plus décisionnaire de rien, c'est une organisation qui s'auto-gère, les infos passent des barricades avant à celles de l'arrière pour savoir quand les allumer. Quelques uns tronçonnent encore des arbres, d'autres se mettent à plusieurs pour trainer ceux qui restent sur le bas-côté. Il n'y a plus de chef, seul des individus qui cherchent des manières de faire ensemble et se trouvent dans un but commun : tenir le blocage. On avance dans la nuit qui s'épaissit, enjambant les multiples troncs et contournant les tracteurs. À un kilomètre de la ferme sur la deuxième barricade, le premier affrontement. La première ligne est assez dense. On s'affronte sur une route. Les deux royalistes sont là, les hippies du coin aussi, ainsi que la presse et quelques jeunes bonnets jaunes impatients.

On reste un peu en arrière, en se demandant comment ça va s'organiser, comment on va apprivoiser la peur collectivement, comment on va faire face à ce qui commence dangereusement à nous rappeler Sainte-Soline. Les flics débordent maintenant la route et passent à pied par les champs, peu leur importe que la prairie soit fraîchement semée, et que les brins d'herbe pointent leur nez, ils la piétineront et la joncheront de grenades et de palets de lacrymo. C'est un escadron de la mort, des lignes de blindés et de cars qui cherchent à passer coûte que coûte dans le seul but d'abattre 207 vaches. Une fois sortie du face à face étriqué, éparpillée dans les champs, la première ligne n'a plus rien de dense. On entend la colère qui monte face au dispositif policier, ça crie « assassins », « honte à vous », « qu'ils crèvent de faim ». Où sont-ils tous ces hommes qui appelaient à la fierté et à la force il y a quelques heures encore ? Nous sommes une bonne cinquantaine de corps éparses à l'avant, on a envie d'agir, d'y aller, de trouver une manière de les faire reculer. Mais on se sent à nu avec nos corps esseulés, nos visages découverts et nos vêtements de travail franchement repérables. On a du mal à voir ce qui risque de nous tomber sur la tête, grenades ou lacrymo ? On a envie de se serrer aux autres ou d'avancer collées aux tracteurs. On a envie de faire bloc, mais ce n'est pas de mise. Le dispositif nous fait reculer. Une petite bande tente d'attaquer la ligne de flics par le côté, l'hélico les rattrapent et les joyeux lurons reculent dans la forêt, déstabilisant les CRS quelques minutes. On fait des aller-retours avant-arrière, trainant quelques bouts de bois au passage. On croise BFM sur notre chemin, on se dit que c'est la première fois qu'on ne les voit pas filmer du côté des flics, quelqu'un hurle « BFmerde ! » puis on trace.

Lorsque la troisième barricade prend feu, nous faisons face à une curieuse image qui nous étonne tout en nous hérissant le poil. Une foule énervée tient des piquets et des pelles, au milieu, un drapeau français doté d'un A cerclé et annoté de « paix et amour » est brandi face à ceux qui défendent ce même drapeau. En somme, une image d'Épinal de la révolution française, on se dit alors qu'on a peut-être pas les mêmes références révolutionnaires. D'ailleurs, on se sent un peu seules bien qu'il y ait des paysannes réfractaires. Pourtant quelque chose ici nous touche : la défense du vivant, de savoirs paysans et d'un rapport sensible au monde. Dans cette composition on a trouvé la place du désaccord, le refus d'un État autoritaire, d'un système d'expertise administratif et d'une économie mortifère.

Les palets incandescents des lacrymos continuent de tomber. On découvre dans notre petite équipe du pick-up, une équipe de feu. On se tient ensemble. Lorsqu'on lance des « ahouuuu » dans le silence, tout le monde s'y met et on avance. Le vent est avec nous pour l'instant et pourtant nous ne faisons pas le poids. Les barricades tombent les unes après les autres. Quelques cailloux volent à chacune d'elle. Éblouies par les lampes torches des flics on ne sait même pas s'ils sont 50 ou 500 en face de nous. On se dit que les phares de travail des tracteurs seraient les yeux qui nous manquent. Mais à mesure que les flics se rapprochent, les tracteurs à 400 000 € reculent. On remonte vers la ferme pour aller les chercher, là on nous explique qu'ils ne peuvent pas descendre plus bas mais qu'ils feront face quand les flics arriveront.

On comprend alors que la présence des tracteurs est dissuasive, sur le même mode viril que les grands discours. En réalité ils coutent trop cher, les gars sont coincés. Ils ont tous un crédit à la banque pour ces grosses machines, chaque pièce à changer leur coûterait une fortune.

Autour de nous, sur la butte, une masse humaine regarde au loin sans se rendre compte que 500 mètres plus bas, c'est la galère. Le temps qu'on redescende, les flics ont déjà gagné quelques barricades et s'approchent dangereusement de la ferme. La panique s'installe. Le vent n'est plus avec nous, ni avec eux d'ailleurs.

La pluie de lacrymo et de grenades se transforme en un énorme nuage opaque, duquel apparaissent des hommes seuls et au téléphone : « Allô chérie, tout va bien à la ferme ? » Pour être là, il faut bien quelqu'une pour donner à manger aux bêtes. On recule si vite que sans s'en rendre compte on retrouve la masse de l'arrière, plusieurs bottes de pailles sont enflammées. Une femme s'enfuit ne voulant pas respirer ce « truc ». Le cordon de flic avance et tire sans plus s'arrêter. Nous voilà collées au bâtiment où sont les vaches. Nous sommes nombreux maintenant. Nous ne sommes plus silence. Mais il n'y a plus d'espoir. Ils nous marchent dessus. Deux tracteurs font face quelques minutes et finissent par se retirer. On se replie. Ils gazent la ferme. Ils gazent les vaches. On entend dire « Pas les animaux ! ». Des hommes pleurent et les larmes nous montent aussi. Certains appellent à lâcher le bétail, ou à s'enchaîner aux vaches. C'est le bordel.

Lorsqu'on un petit groupe approche l'étable, une vieille femme sort de la ferme. Elle crie : « Dégagez tous ! Dégagez ! Dégagez d'ici ! » Son cri transperce nos corps. Elle semble défendre ses vaches des gaz avec rage, fermeté et désespoir. Tout le monde réagit et s'en va.

À l'entrée de la ferme, le poney, qui peu de temps avant allait chercher des caresses, galope d'effroi, enfermé dans son parc. Certains couchent les piquets pour le laisser partir. Juste au dessus de lui, un escadron de CRS encercle l'étable d'où dépassent les museaux des vaches qui seront abattues demain. Ça nous submerge, les vaches meuglent et le métal claque dans l'étable. Les hommes aux allures viriles hurlent contre cette violence et parfois pleurent de rage. Maintenant tout le monde déteste la police qui, malgré notre repli unanime, continue de gazer partout où elle peut. Un gars dit « souvenez vous de ça, il y aura une vengeance, tous les commissariats aux alentours, qu'ils brûlent ! ». Eh oui… ACAB.

On est claquées. Un de nos camarades nous récupère. On a la gerbe et tellement d'émotions qu'on en devient vides. À l'arrière du camion on s'endort l'une sur l'autre.

Le lendemain matin, creusant les médias, on découvre que premièrement la gauche bourgeoise est totalement désintéressée de l'affaire. Le reste raconte n'importe quoi, évidement. La récupération politique s'enflamme. Les médias de Bolloré, ayant besoin de construire un ennemi intérieur, ont donc inventé la présence de « l'ultra-gauche » et de « black-blocs », ça ne pouvait être qu'une simple colère paysanne... !

Nous, la tête enfumée de la veille, on se dit qu'il y avait un air de Gilet Jaune et qu'il y a une étincelle à rejoindre.

Depuis jeudi, des blocages sur les autoroutes et les nationales ont lieu, ainsi que des appels à défendre les fermes touchées par les abattages.

Stop à l'abattage total, appuyons les blocages ! : Communiqué d'éleveurs et éleveuses des Soulèvements de la terre

Nous en sommes à 3000 bêtes abattues avec des pressions punitives invraisemblables des pouvoirs publics. Les élevages touchés depuis le début de l'épidémie sont sacrifiés, non pas en raison d'une rationalité sanitaire (il existe des stratégies alternatives d'endiguement de l'épidémie), mais pour maintenir le statut commercial dit "indemne" de la Ferme France et ainsi préserver les intérêts financiers des exportateurs. Ce que ne saisit pas la froide logique bureaucratique, c'est qu'un troupeau n'est pas "substituable" : la perte n'est pas seulement celle d'un outil productif qu'on pourrait remplacer une fois le foyer "éteint". Le troupeau et sa lente sélection, construction, sur plusieurs générations, est ce qui fait la singularité quasi artisanale du métier d'éleveur, que rien ne viendra remplacer. La destruction intégrale d'un troupeau est l'anéantissement des décennies de travail paysan et de compagnonnage sensible avec ses bêtes. Nous, éleveurs et éleveuses de la Coordination agricole des Soulèvements de la Terre, appelons à nous opposer et à mettre fin à cette aberration, par tous les moyens nécessaires et adéquats, et à rejoindre les blocages organisés partout à travers le pays .

Aux dirigeants du syndicalisme prétendument majoritaire qui nous accuseraient d'être "irresponsables", nous répondons que l'irrationalité sanitaire n'est pas du côté de ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux.

Aux dirigeants de la FNSEA qui nous appellent à la « responsabilité », nous répondons que l'irresponsabilité sanitaire est dans le choix répété de tout miser sur les marchés mondiaux. Les conséquences économiques à court terme d'une gestion raisonnable de l'épidémie, mettant en risque l'exportation massive de bétail, devrait être une occasion de repenser notre modèle agricole . Tenir ceux qui résistent de toutes leurs forces aux massacres de leurs troupeaux pour responsables des folies de l'agro-industrie est aussi indécent que scandaleux.

Le refus des autorités de mettre en place, au-delà des mesures de "dépeuplement" qui commencent à démontrer leur inefficacité, de réelles mesures préventives à la catastrophe sanitaire qui se profile avec le retour en masse après l'hiver des insectes hématophages, vecteurs de la maladie, met en danger la totalité des troupeaux du pays. Il y a urgence à rendre possible le déploiement des protocoles sanitaires alternatifs proposés par de larges pans de la profession agricole : travail sur l'immunité collective des animaux, surveillance renforcée, euthanasie des seuls animaux souffrants « pour abréger leur souffrance », positifs à la DNC, campagne de vaccination élargie et accessible à l'ensemble des fermes qui le souhaitent...

L'entêtement du gouvernement, l'inflexibilité du ministère de l'agriculture et des dirigeants de la FNSEA sont incompréhensibles si on ne saisit pas combien il ne s'agit pas là de politique sanitaire mais d'une arme du libre-échange, et combien c'est l'ensemble des dispositifs de gestion par les normes étatiques de la production animale qui s'appuient sur le "dépeuplement" comme arme de police administrative. Reculer à cet endroit ne serait pas seulement, pour le pouvoir, contraire aux intérêts des notables de la Fédération Nationale bovine, mais fragiliserait toute l'architecture du maintien de l'ordre dans nos campagnes. Il faut rappeler que le funeste destin de la fermeture administrative et du dépeuplement est ce qui, aujourd'hui, menace les élevages paysans et la polyculture élevage toute entière (en particulier l'élevage plein air de volailles et de porcs), pour lesquels il est le plus souvent impossible de se mettre en conformité avec des normes biosécuritaires taillées pour les filières industrielles : rappelons nous que de simples "non-conformités" aux règlementations en matière de biosécurité, de traçabilité et d'identification animales peuvent et ont déjà entraîné par le passé des abattages de cheptel, et nous comprendrons la centralité politique d'un tel dispositif. La remise en cause du dépeuplement comme arme souveraine du complexe agro-industriel pour mettre au pas les fermes et les pratiques faisant obstacle à son hégémonie et à ses intérêts ouvre ainsi aussi une brèche, une fenêtre de tir stratégique pour s'attaquer aux emprises bureaucratiques commandées par une rationalité industrielle et mercantile qui n'admet ni menace ni altérité.

La révolte en cours a lieu dans un réel contexte extrêmement inquiétant de démultiplication d'épizooties et de zoonoses dont l'émergence et l'expansion sont largement provoquées par des ravages environnementaux qui font tomber une à une les barrières écologiques qui constituent des freins à de telles pathologies (fièvre catarrhale ovine, maladie hémorragique épizootique, tuberculose bovine, dermatose nodulaire contagieuse, salmonelles, influenza aviaire, peste porcine africaine...). La destruction des écosystèmes, en éclatant les barrières inter-espèces, induit une prolifération de zoonoses, de sauts des pathogènes entre les espèces… L'appauvrissement de la biodiversité domestique fait également tomber un certain nombre de barrières immunitaires … Le réchauffement climatique est en grande partie responsable de l'expansion des maladies vectorielles (contre lesquelles les solutions d'éradication totale des insectes vecteurs demeurent des vues de l'esprit)… La concentration animale, l'hypersegmentation des filières et l'augmentation des flux industriels et internationaux d'animaux, où on passe constamment d'une unité spécialisée à une autre, avec des sites éloignés géographiquement, jouent comme des catalyseurs et accélérateurs pour l'expansion des maladies... De manière connexe, l'effondrement des populations de petits gibiers au profit de quelques espèces généralistes conduit les sociétés de chasse à se "spécialiser" dans le gros gibier (notamment le sanglier) qui devient lui-même l'objet d'un élevage "de masse" qui ne dit pas son nom, entraînant des surpopulations (les populations de sangliers ont été multipliées par 5 en 20 ans) impliquant des problèmes sanitaires dans les élevages (Peste Porcine Africaine, Brucellose...)…

Les politiques biosécuritaires d'Etat, se réduisant à de pures opérations de police, font indûment peser l'entièreté de la responsabilité des risques sanitaires sur les exploitations individuelles pour éviter une remise en cause du système de production industrielle, ce qui revient à invisibiliser la dimension socio-écologique et systémique de ces épizooties. Il n'y aura pas de salut sanitaire pour nos fermes sans une massification de l'agroécologie paysanne et sans reprise en main par les producteurs et restructuration des filières d'élevage.

Nous appelons ainsi à rejoindre et renforcer les blocages et actions organisés par nos camarades de la Confédération paysanne. La gravité et l'urgence de la situation nous fera peut-être nous tenir aussi aux côtés des adhérent-es de la Coordination rurale. Nous ne comprenons que trop et nous partageons la colère de ceux qui ne veulent plus qu'on les « laisse crever » en silence. Mais il est important de clamer que le poison identitaire que les dirigeants de la Coordination rurale inoculent dans les campagnes, en nous rendant aveugles aux désastres écologiques et sociaux qui s'amoncellent autour de nous, nous condamne à moyen terme aussi sûrement que la FNSEA. La longue agonie de la classe paysanne ne s'arrêtera pas par la dérive corporatiste et la fuite en avant dans l'intensification productiviste et par la recherche frénétique de nouvelles armes compétitives dans une guerre commerciale internationale perdue d'avance. Seule une politique d'autonomie paysanne et de souveraineté alimentaire articulée à un vaste mouvement social de masse, à une alliance des classes populaires contre le complexe agro-industriel et le libéralisme autoritaire, nous permettra de tirer le frein d'urgence et d'interrompre la marche forcée vers notre disparition.

Les éleveurs et éleveuses de la coordination agricole des Soulèvements de la Terre

15.12.2025 à 10:26

Manger la Hess, une poétique culinaire

dev

Un lundisoir avec Yoann Thommerel

- 15 décembre / , ,
Texte intégral (4905 mots)

Comment manger en temps de crise, pour presque rien voire rien du tout ? Le poète Yoann Thommerel mène l'enquête auprès des fauché.es de Seine-Saint-Denis. Au gré des rencontres fortuites et des invitations, cela donne Manger low cost (éditions Nous) à la fois livre de recettes, manuel de survie et livre de poésie sur la Hess. « La Hess ? C'est quand chez toi y a tellement rien dans le frigo que même les prisonniers mangent mieux. Ou si tu préfères, des fois c'est tellement la Hess que t'as même pas de frigo. » On apprendra entres autres comment préparer une pizza en prison, comment cuisiner les fanes, comment rôtir un niglo (hérisson), l'art de se gaver à l'œil dans les vernissages, ou les règles d'or pour voler sans stress au Monoprix.

À voir lundi 15 décembre à partir de 20h :

Version podcast

Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.


Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.


Voir les lundisoir précédents :

Du nazisme quantique - Christian Ingrao

(En attendant la diffusion, on a mis un petit extrait quand même)

Terres enchaînées, Israël-Palestine aujourd'hui - Catherine Hass

Penser en résistance dans la Chine aujourd'hui - Chloé Froissart & Eva Pils

Vivre sans police - Victor Collet

La fabrique de l'enfance - Sébastien Charbonnier

Ectoplasmes et flashs fascistes - Nathalie Quintane

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi

Casus belli, la guerre avant l'État - Christophe Darmangeat

Remplacer nos députés par des rivières ou des autobus - Philippe Descola

« C'est leur monde qui est fou, pas nous » - Un lundisoir sur la Mad Pride et l'antipsychiatrie radicale

Comment devenir fasciste ? la thérapie de conversion de Mark Fortier

Pouvoir et puissance, ou pourquoi refuser de parvenir - Sébastien Charbonnier

10 septembre : un débrief avec Ritchy Thibault et Cultures en lutte

Intelligence artificielle et Techno-fascisme - Frédéric Neyrat

De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis

Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet

Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf

L'aventure politique du livre jeunesse, entretien avec Christian Bruel

À quoi bon encore le monde ? Avec Catherine Coquio
Mohammed Kenzi, émigré de partout

Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier

Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia

La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir

Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola & Alessandro Pignocchi

Terreur et séduction - Contre-insurrection et doctrine de la « guerre révolutionnaire » Entretien avec Jérémy Rubenstein

Enjamber la peur, Chowra Makaremi sur le soulèvement iranien

La résistance contre EDF au Mexique - Contre la colonisation des terres et l'exploitation des vents, Un lundisoir avec Mario Quintero

Le pouvoir des infrastructures, comprendre la mégamachine électrique avec Fanny Lopez

Rêver quand vient la catastrophe, réponses anthropologiques aux crises systémiques. Une discussion avec Nastassja Martin

Comment les fantasmes de complots défendent le système, un entretien avec Wu Ming 1

Le pouvoir du son, entretien avec Juliette Volcler

Qu'est-ce que l'esprit de la terre ? Avec l'anthropologue Barbara Glowczewski

Retours d'Ukraine avec Romain Huët, Perrine Poupin et Nolig

Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs

Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou

« Je suis libre... dans le périmètre qu'on m'assigne »
Rencontre avec Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 14 ans

Ouvrir grandes les vannes de la psychiatrie ! Une conversation avec Martine Deyres, réalisatrice de Les Heures heureuses

La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi

Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth

Katchakine x lundisoir

Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel

Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota

Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet

La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen

La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur

Déserter la justice

Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier

La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost

Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari

L'étrange et folle aventure de nos objets quotidiens avec Jeanne Guien, Gil Bartholeyns et Manuel Charpy

Puissance du féminisme, histoires et transmissions

Fondation Luma : l'art qui cache la forêt

De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l'épuisement quotidien,
un entretien avec Romain Huët

L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff

Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français

Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane

Que faire de la police, avec Serge Quadruppani, Iréné, Pierre Douillard-Lefèvre et des membres du Collectif Matsuda

La révolution cousue main, une rencontre avec Sabrina Calvo à propos de couture, de SF, de disneyland et de son dernier et fabuleux roman Melmoth furieux

LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.

Pandémie, société de contrôle et complotisme, une discussion avec Valérie Gérard, Gil Bartholeyns, Olivier Cheval et Arthur Messaud de La Quadrature du Net

Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli

Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

11.12.2025 à 09:43

500e numéro de lundimatin

dev

Une cagnotte pour tenir jusqu'au 1000e

- 8 décembre / ,
Texte intégral (693 mots)

Chères lectrices, chers lecteurs,
C'est le 500e numéro de lundimatin. 500 ça fait beaucoup et ça sonne rond, presque comme un anniversaire qui couterait cher en bougies. Le truc, c'est qu'on avait pas vu le coup venir et qu' on a donc rien préparé : pas de numéro spécial, pas de fête surprise ou d'annonce grandiloquente. On ne peut pas toujours penser à tout.

Dans la précipitation et pour l'occasion, on a eu la bonne idée d'écrire la petite histoire qui a mené à la création de lundimatin : dans quel contexte nous avons lancé ce journal improbable, comment nous nous y sommes pris, avec quels moyens dérisoires mais forts de complicités précieuses et nombreuses. Surtout, comment s'est conçue et pensée la ligne éditoriale souterraine de lundimatin. On y a passé quatre heures et on en a tartiné six pages, le résultat était pas mal.
Finalement, on a tout mis à la poubelle.

Blablater en surplomb de ce que l'on fait, de comment on le pense et de pourquoi c'est vraiment futé, ça n'a pas grand intérêt. La seule chose qui compte c'est ce que lundimatin est, en l'occurrence un journal que des dizaines de milliers de personnes lisent chaque lundi ou de temps à autres. Des kilomètres d'articles qui stimulent ou agacent, parfois trop « intellos », parfois trop simplistes, des interviews à rallonge qui flirtent entre le complètement génial et le complètement raté, des reportages depuis l'autre bout du monde, des livres qui déboitent, des polémiques qui saoulent, des affirmations qui déboussolent.
Agréger des éléments a priori disparates, exposer d'obscurs regards sur le monde, agencer des contenus lumineux et épars pour les faire résonner, c'est ce que l'on fait depuis 500 numéros et ça ne nous semble pas mériter davantage d'explications.

Si vous aimez lire ou détester lundimatin, si son existence même vous paraît nécessaire et surtout si vous en avez les moyens, soutenez-nous financièrement.

Vous connaissez la chanson, tout ce que nous produisons est accessible librement (c'est-à-dire gratuitement), nous ne percevons aucune subvention et ne vendons pas votre espace mental à des régies publicitaires. L'exploit est grand, après onze ans mais ce que ça signifie c'est que nous dépendons entièrement de vous, nos lectrices et nos lecteurs, en tous cas celles et ceux qui ont a cœur de participer à notre auto-financement.

Comme chaque année, notre appel à dons s'accompagne d'une contrepartie exceptionnelle pour les 300 premiers donateurs, en l'occurrence un magnifique calendrier illustré par 13 artistes exceptionnels. On mettra des photos plus tard, il part à l'imprimerie dans quelques heures.

Si vous avez beaucoup d'argent, vos dons sont défiscalisables à 66%. Dans l'idée, il nous semble plus juste que nos lecteurs et lectrices les plus fortunés financent la publication d'autant de saines lectures pour toutes celles et ceux qui n'ont pas un sous. Mais à vrai dire, il suffirait que chaque lectrice ou lecteur hebdomadaire donne 5 euros par mois pour que nous roulions sur l'or et développions sereinement nos activités. On vous laisse voir. Le lien vers la cagnotte est ici : Soutenir lundimatin.

Merci en tous cas de nous suivre et soutenir que ce soit depuis peu ou depuis 500 numéros.

Pour le millième on fera une vraie fête, c'est promis.

lm

PS : Une autre manière de nous soutenir consiste à offrir nos livres à tous vos proches pour Noël. C'est par ici : https://lundi.am/livres

08.12.2025 à 16:57

Foucault à Gaza

dev

À propos de Gaza avant le 7, Carnets d'un siège de Guillaume Lavallée

- 8 décembre / , ,
Texte intégral (3925 mots)

Guillaume Lavallée, journaliste né à Québec, fut directeur du bureau de l'AFP à Jérusalem, chargé de la couverture d'Israël et des Territoires palestiniens. Son témoignage Gaza avant le 7 est rédigé sous la forme d'une lettre ouverte à sa mère défunte. L'auteur y décrit le siège et le contrôle des vies dans la bande de Gaza auxquels a succédé la destruction totale, qui continue ces dernières semaines. Depuis l'entrée en vigueur d'un « cessez-le feu » le 10 octobre 2025, plus de 350 personnes, près de la moitié composée de mineurs, ont été tuées par l'armée israélienne, qui poursuit parallèlement son entreprise de démolition des bâtiments dans les plus de 50% de la bande de Gaza qu'elle contrôle encore.

Si l'ampleur de l'entreprise génocidaire entreprise au lendemain du 7 octobre est inédite dans l'histoire palestinienne, la vie à Gaza fut, de 2005 à 2023, rythmée par le blocus et, par moments, les semaines de bombardements. Resté en contact avec les Palestiniens rencontrés avant le 7 octobre 2023, Guillaume Lavallée cite dans son ouvrage des propos récents qui décrivent le passage d'une situation de siège, de surveillance, de contrôle et d'empêchement de la vie à sa destruction totale.

Aussi, et c'est l'une des originalités du livre, il relaie la façon dont des intellectuels palestiniens comprennent leur situation à l'aune de leur lecture de Michel Foucault. Parmi eux, Sami Zaqout est l'un des cinquante psychiatres au milieu des 2 millions d'habitants de la bande de Gaza. Le médecin explique avoir retiré le préfixe « post » à la notion de stress post-traumatique, le traumatisme s'imposant lorsque la guerre continue ou peut ressurgir à tout instant. Lecteur de Surveiller et punir, Sami Zaqout reprend l'analyse foucaldienne de l'enfermement comme punition psychique avant d'être physique, l'objectif étant moins la douleur du corps que le contrôle du temps. Il examine la surveillance et le contrôle des existences qu'Israël entend déployer, tout en observant que cette entreprise se heurte parfois à l'existence des tunnels ou à la vie psychique : « Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. » Cette relecture de Foucault a été influencée par les travaux de Walid Daqqa, écrivain et militant du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), incarcéré durant trente-huit ans par Israël, qui décrit les formes de torture psychiques en prison, élaborées par des psychologues afin de réorienter les attitudes et les conduites des individus. Il analyse la manière dont se déploie, à partir de l'emprisonnement de ses leaders politiques, la surveillance et le quadrillage de la population située sur le territoire palestinien, à Gaza et en Cisjordanie.

Journaliste, Guillaume Lavallée connaît le pouvoir des mots et il l'a particulièrement ressenti en 2021. L'armée israélienne venait d'annoncer son entrée à Gaza. Sans savoir qu'il s'agissait d'un mensonge, les journalistes relayaient « l'information ». Après l'annonce, et comme espéré par ceux qui avaient induit les reporters en erreur, les combattants palestiniens se dirigeaient vers les tunnels, où ils étaient bombardés et tués en grand nombre : « On avait utilisé les reporters pour mieux tuer. Moi, Maman, j'avais du sang sur les mains. Le mensonge est propre à la guerre. Comme le brouillard. Certains mentent sur de supposées armes de destruction massive pour vendre, justifier et déployer leur projet d'invasion. D'autres tordent le cou à l'Histoire pour baliser, renforcer, voire doper le récit national et ainsi galvaniser peuple et armée. Dans ces deux cas, le mensonge sert à faire avancer un projet. Dans le mien, le mensonge servait à semer la mort. Directement. Il y avait une relation claire, de causalité, de quasi-instantanéité, entre le mot et les choses, entre les mots et les morts. »

Bien qu'il soit capable de recul sur sa profession et ses propres actions, Guillaume Lavallée n'échappe malheureusement pas à l'habitude journalistique qui consiste à reprendre la temporalité israélienne et désigner le siège ou les bombardements de l'occupant comme des « ripostes ». Pour autant, son ouvrage décrit ce que fut, avant 2023, la vie quotidienne dans la bande de Gaza, prison dont même le ciel est occupé. A la lecture de Gaza avant le 7, bien que ce mot ne soit jamais inscrit, le génocide peut apparaître au lecteur comme un prolongement du siège, induisant une variation d'intensité plutôt que de nature.

Gaza avant le 7 donne à voir l'enfermement d'une population, les pénuries des biens de première nécessité, mais aussi le travail d'une poignée d'archéologues au milieu des ruines, la vie universitaire sous blocus, l'évasion par l'usage des réseaux sociaux ou la production de séries télévisées made in Hamas. A propos du Mouvement de la résistance islamique, le journaliste écrit : « Au fil de ses années au pouvoir et des guerres, le Hamas semblait avoir maîtrisé les codes d'un certain succès populaire : s'adoucir à Gaza, où la population étouffait de surcroît sous le siège, mais apparaître dur, droit et intraitable en Cisjordanie. Jeter du lest à Gaza sur les questions religieuses et sociales, sur la pression pour le port du voile dans l'espace public, sur les relations entre jeunes adultes non mariés, mais cultiver son image de héraut de la résistance, polir son blason de combattant en Cisjordanie, où la population rageait silencieusement mais en crescendo contre l'aplaventrisme de Mahmoud Abbas devant Israël. »

Guillaume Lavallée explicite la nature duale du mouvement. Avant octobre 2023, le Hamas a longtemps assuré le maintien d'un cessez-le-feu avec Israël, et il se montre depuis longtemps prêt à négocier une trêve de longue durée contre une levée du blocus et la fin de l'occupation de territoires palestiniens. Pourtant, le Hamas n'en a pas moins longuement muri et organisé l'attaque du 7 octobre 2023, non parce que ses membres seraient des « fous de Dieu », mais pour faire exister les objectifs politiques du mouvement : « Voyant que la guerre en Ukraine restait en pole position de la conscience mondiale, le Hamas a-t-il cherché à faire un coup d'éclat en déployant une violence inédite et en poussant Israël dans ce sillon, afin de repositionner le conflit israélo-palestinien au centre de l'attention mondiale ? En ce sens, il a peut-être cherché à 'condenser' l'intensité du conflit, à multiplier le nombre de morts dans une courte période, plutôt que de continuer à les égrener au compte-gouttes sur des décennies sans résultat saillant. »

Vivian Petit

Bonnes feuilles

« Il ne faudrait pas dire que l'âme est une illusion, ou un effet idéologique. Mais bien qu'elle existe, qu'elle a une réalité, qu'elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l'intérieur du corps par le fonctionnement d'un pouvoir qui s'exerce sur ceux qu'on punit – d'une façon plus générale sur ceux qu'on surveille, qu'on dresse et corrige, sur les fous, les enfants, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu'on fixe à un appareil de production et qu'on contrôle tout au long de leur existence. »

Michel Foucault, Surveiller et punir

Le Dr Zaqout, dont le fils Hisham est aussi reporter, a travaillé une partie de sa vie dans le camp de réfugiés voisin de Nousseirat. Nous avons bu un café à la cardamome devant un plateau de maamoul, un sablé aux dattes, plus d'une fois dans le salon familial. Lui dans le fauteuil, moi engoncé dans le divan de velours. Le docteur me faisait étrangement penser à l'acteur André Dussollier avec son grand sourire séducteur, quasi carnassier, son visage anguleux et sa chevelure d'argent. L'homme ne connaît pas le film On connaît la chanson, où Dussollier apparaît en légionnaire sur sa monture dans les rues de Paris, en chantant « Vertige de l'amour » d'Alain Bashung. Mais de la France, il connaît bien une autre œuvre : Surveiller et punir. Naissance de la prison de Michel Foucault.

Pourtant, Foucault n'était pas particulièrement propalestinien. Au contraire même. Professeur en Tunisie pendant la guerre des Six Jours, il quitte précipitamment le pays par crainte de manifestations « antisémites » dans le monde arabe [1]. Un peu plus d'une décennie plus tard, lorsque le grand penseur palestinien Edward Saïd se rend chez lui, à Paris, pour discuter de la paix au Proche-Orient avec la fine fleur du Quartier latin, Jean-Paul Sartre en tête, Foucault s'éclipse. « Pour finir, au terme des années 1980, Gilles Deleuze me confia que Foucault et lui, autrefois très proches, avaient rompu en raison de leurs divergences sur la Palestine, Foucault soutenant Israël, et Deleuze, les Palestiniens. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il n'ait pas voulu discuter du Proche-Orient avec moi, ou avec qui que ce fût ! », se rappelle des années plus tard Edward Saïd [2]. Si Foucault penchait plus pour Israël que pour la cause palestinienne, cela n'empêche pas son œuvre de parler à des intellectuels palestiniens, à ceux a fortiori de Gaza ou qui ont connu les geôles israéliennes. La naissance de la prison, les dispositifs de surveillance, les mécanismes de pouvoir, l'essor d'une société punitive, l'émergence du biopouvoir où l'autre, le colonisé, est vu sous le prisme du « péril biologique », ont une résonance quasi magnétique pour certains intellectuels palestiniens. Dans son salon, le Dr Zaqout explique comment, selon lui, l'œuvre de Foucault colle à la condition gazaouie :

Foucault introduit une distinction clé entre le corps et l'esprit. La naissance de la prison pour lui, c'est le passage du supplice, donc d'une torture physique, au châtiment. Ce que l'on punit, ce n'est plus le corps, mais le temps. Le temps à venir. La sentence n'est plus physique, mais psychique. C'est l'enfermement. Foucault évoque aussi une punition qui dresse l'individu. Son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions. C'est le lavage de cerveau. Dans les prisons israéliennes, ils ont
des psychologues, des gens qui comprennent les nouvelles formes de torture. Pas physiques, mais psychiques. Leur but est de jouer avec la structure psychique, mentale, des prisonniers avec l'objectif, à terme, de leur faire accepter les Israéliens et de négocier avec eux. De leur faire reconnaître d'une certaine manière Israël car ces leaders ont une influence sur le reste de la société palestinienne. Moi, c'est par l'entremise de l'œuvre de Walid Daqqa que j'ai vraiment connu Foucault. Auteur et membre du Front populaire de libération de la Palestine [FPLP, marxiste], Walid Daqqa a été écroué en 1986 [pour sa participation au meurtre du soldat israélien Moshé Tamam]. Étant lui-même en prison, Walid Daqqa s'est plongé sur place dans l'œuvre de Foucault qu'il lit en arabe. Il a lu notamment Surveiller et punir – en traduction al-Muraqaba wa al-Muaqaba. Il le lit de l'intérieur et donne une définition de la torture qui m'a vraiment ouvert l'esprit. Dans le sillage de Foucault, Walid dit que tout ce qui se passe en prison, chaque jour, est savamment organisé jusqu'au moindre détail. Les Israéliens considèrent la prison comme un modèle de contrôle des Palestiniens. Ils réussissent à imposer ce modèle sur des petites prisons et tentent de l'étendre à plus vaste échelle comme la Cisjordanie et surtout Gaza. Regarde bien.
Avec le siège, ils peuvent contrôler la nourriture et le pétrole qui entrent. Ils peuvent donner le feu vert à une semaine de nourriture, une semaine de carburant, une semaine de médicaments. S'ils le pouvaient, ils iraient jusqu'à contrôler le niveau d'oxygène que nous respirons. Le message est le suivant : nous sommes les maîtres, nous sommes le pouvoir, et vous devez nous suivre, nous obéir. Ne résistez pas car nous sommes un pays d'une puissance infinie. Gaza est à la fois une prison et un laboratoire. C'est un laboratoire pour tenter de reproduire à une plus grande échelle les mécanismes et les dispositifs de contrôle de la « petite » prison. Les Israéliens rêvent de tout savoir, de tout voir, de tout contrôler à Gaza. Ils utilisent des drones et la cybersurveillance. Ils réussissent dans ce sens, mais ils ne voient pas ce qui se passe sous terre, dans les tunnels du Hamas, dans nos têtes. (…)

L'idée de « tout savoir, tout contrôler » évoque le fantasme du panoptique, cette prison pensée au XVIIIe siècle par le philosophe anglais Jeremy Bentham, dans laquelle le gardien est placé au bout d'une tour centrale et arrondie d'où il peut observer chaque prisonnier dans sa cellule sans être vu. Pour Foucault, « le panoptisme, c'est le principe général d'une nouvelle “anatomie politique” dont l'objet et la fin ne sont pas le rapport de souveraineté mais les relations de discipline. […] Et pour s'exercer, ce pouvoir doit se donner l'instrument d'une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible [3]. » Le fantasme non seulement du contrôle absolu, mais invisible. À Gaza, on entend les drones, mais on ne voit pas les mécanismes de cyber surveillance qui aspirent les données des téléphones portables. On ne voit pas les caméras qui suivent et identifient des comportements jugés suspects. On ne voit pas les capteurs sonores déployés sous le mur pour tenter de repérer la construction de tunnels.

Quand on est assiégé, on ne voit pas de gardien de prison. Les soldats israéliens sont de l'autre côté ou sur la barrière, pas à l'intérieur du territoire. L'occupation essaie de cacher jusqu'à son nom. Elle tente de se dissimuler, de faire croire qu'elle n'occupe pas, qu'elle est de « l'autre côté » et non dans Gaza. Dehors, et non en dedans. Comme si elle ne délimitait pas l'horizon du ciel et de la mer et qu'elle ne contrôlait pas ce qui entre et ce qui sort. Comme si Gaza n'était pas assiégée, mais libre. Comme si, par son désengagement unilatéral et la fermeture de ses colonies à Gaza en 2005, Israël s'était vraiment retiré de Gaza. (…)

Avec la mise en place, au tournant de 2010, du bouclier antimissile Dôme de fer permettant à son armée de neutraliser plus de quatre-vingt-dix pour cent des roquettes tirées vers son territoire, Israël a vécu des années avec une menace « contenue » jusqu'à ce matin du 7-Octobre. (…) Pendant ces années, on en arrivait presque à oublier Gaza. À oublier le siège. Comme si le siège se rendait invisible à celui qui l'impose, mais jamais à ceux qui le subissent.

Je ne sais pas si Walid Daqqa a eu vent des cours de Foucault au Collège de France, publiés bien après son étude sur la genèse de la prison. Pour Foucault, la prison moderne instaure un « nouveau type de pouvoir sur le corps ». Ce pouvoir s'institue dans des rapports de force pour donner lieu à des dispositifs de contrôle qui forgent les humains, « fabriquent des sujets » pour maintenir un certain ordre social. Dans son cours « Il faut défendre la société », il prolonge l'argument en évoquant le racisme d'État. « Ce sera non pas “nous avons à nous défendre contre la société”, mais nous avons à défendre la société contre tous les périls biologiques de cette autre race, de cette sous-race, de cette contre-race, que nous sommes en train, malgré nous, de constituer [4]. » Ainsi extrapolé, Gaza servirait aussi de repoussoir. De « corps » social complètement étranger dont il faudrait se prémunir pour maintenir la pureté individuelle et collective face à un « péril » biologique. Dans ce cas-ci, c'est comme s'il y avait deux corps. Israël et Gaza. L'un pur, l'autre impur. L'un propre, l'autre sale. L'un connu, l'autre inconnu. L'un proche, l'autre loin – bien que tout près. Comme si la « barrière de sécurité » autour de Gaza ne servait pas à contenir une menace, mais une maladie. Une tumeur, un cancer, dont l'organisme, pur, doit éviter qu'il métastase. Comme si les Palestiniens de Gaza contrevenaient par leur seule présence à l'ordre symbolique des choses, à la « pureté » de la Terre sainte. Bref, ils seraient l'autre dont il faut se défendre. Et cette défense s'articule autour de l'idée d'une « menace démographique ».

(…) De la Méditerranée au fleuve Jourdain, la population n'est pas majoritairement juive. Les Palestiniens sont un peu plus de sept millions, répartis entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est, Israël et Gaza, et la population juive en Israël et dans les colonies avoisine les sept millions. Donc, s'il n'y avait qu'un seul grand État réunissant Israéliens et Palestiniens, celui-ci risquerait de perdre sa majorité juive car la natalité est plus forte côté palestinien. Or Israël se définit comme un État juif et démocratique. Pour maintenir le caractère juif de ce plus vaste État, l'extrême droite tente d'empêcher l'assimilation des Palestiniens à la société israélienne, de les reléguer à un statut de seconde zone, ce qui menace toutefois le caractère démocratique des institutions.

L'autre stratégie, c'est Gaza. Soit en repoussant Gaza hors du corps d'un grand État d'Israël, comme le désengagement et le siège l'ont permis en quelque sorte car, en retirant les plus de deux millions de Gazaouis de l'équation démographique, Israël pouvait envisager de garder sa majorité juive tout en annexant la Cisjordanie. Soit en repoussant les Palestiniens de Gaza. Après le 7-Octobre, l'armée israélienne s'est lancée dans l'assaut le plus meurtrier de la vaste histoire de Gaza, ce qui a aussi ravivé le rêve de l'extrême droite israélienne de réintégrer Gaza dans ce qu'elle considère être le giron de la Terre sainte, mais en y chassant les Palestiniens. En les repoussant vers l'Égypte. Une Nakba II pour les Palestiniens…

Dans sa « petite » prison, Walid Daqqa a sans doute suivi ces événements dans la « grande » prison de Gaza par l'entremise des médias et des nouvelles fournies par son avocat. Est-il retourné à ses livres de Foucault pour tenter de donner une assise philosophique à sa lecture des tourments ? A-t-il célébré ? Pleuré ? A-t-il écrit de nouveaux contes ? En trente-huit ans dans les geôles, la plus longue peine jamais subie par un Palestinien en Israël, il avait publié de courts essais sur la condition carcérale, mais aussi des contes pour enfants, comme cette Histoire du secret de l'huile, dans laquelle un jeune garçon palestinien, Jud, conçu avec le sperme exfiltré de prison de son père en détention en Israël, tente de trouver un moyen de franchir le mur pour retrouver son paternel. Jud se lie d'amitié avec des animaux et un olivier millénaire qui lui donne le secret pour franchir les barrières. Walid Daqqa a écrit cette histoire deux ans avant la naissance de sa fille, Milad. « Naissance » en français.

(…) Cette guerre des chiffres, des naissances, de la démographie, des « berceaux » est omniprésente ici. (…) Walid Daqqa, lui, a eu sa fille en détention. L'histoire veut que le prisonnier ait réussi à faire sortir son sperme de la prison pour permettre à son épouse, Sanaa Salameh, journaliste d'une vingtaine d'années sa cadette, de donner naissance par fécondation in vitro. Quelques mois avant le 7-Octobre, alors que le prisonnier qui devait être libéré a vu sa détention reconduite, j'ai rencontré Sanaa et Milad sans Walid.

(…) Un an après ma visite, Walid Daqqa s'est éteint en prison. Au cours des années précédentes, il avait développé un cancer de la moelle osseuse. À partir du 7-Octobre, les autorités israéliennes lui avaient refusé tout contact avec Sanaa et Milad. Lorsque sa mort semblait inéluctable, elles n'ont pu aller à son chevet pour l'embrasser une dernière fois. Le châtiment est collectif, même dans les pans les plus privés de la vie. Mais la naissance de sa fille tenait peut-être de la revanche de son corps sur la prison.


[1] Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989 ; réédition 2011.

[2] Edward Saïd, « Ma rencontre avec Jean-Paul Sartre », Le Monde diplomatique, septembre 2000, p. 4-5.

[3] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, NRF, 1975, p. 210 et 215.

[4] Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 1997, p. 53.

5 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Issues
Korii
Lava
La revue des médias
Mouais
Multitudes
Positivr
Regards
Slate
Smolny
Socialter
UPMagazine
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
À Contretemps
Alter-éditions
Contre-Attaque
Contretemps
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
🌞