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13.10.2025 à 20:00

Hurlements en faveur de Sanguinetti

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Texte intégral (5386 mots)

La pensée radicale a perdu l'une de ses voix les plus corrosives. Gianfranco Sanguinetti, membre légendaire de l'Internationale situationniste (IS) et critique implacable de la société du spectacle, est décédé à Prague le 3 octobre, à l'âge de 77 ans. Figure fondamentale des débats politiques et esthétiques qui ont marqué la génération de 1968, Sanguinetti était non seulement un théoricien gênant pour le pouvoir, mais aussi un écrivain d'une rare précision et ironie, dont l'œuvre a simultanément défié l'État italien et certains mouvements révolutionnaires de son époque. Sa trajectoire, marquée par un engagement intransigeant dans le travail du négatif, laisse un héritage qui continue d'interpeller, éthiquement et politiquement, toutes les formes d'indulgence envers le « mensonge généralisé » qui structure le monde du spectacle décrypté par les situationnistes.

Né en 1948 en Suisse, Gianfranco était le fils de Teresa Mattei et Bruno Sanguinetti, tous deux partisans actifs de la Résistance antifasciste en Italie. Teresa, pédagogue de formation, a été élue à l'Assemblée constituante par le Parti communiste italien (PCI) en 1946. Son père, Bruno, était d'origine juive et fils d'un grand propriétaire dans l'industrie alimentaire. Intellectuel spécialiste de la littérature française, diplômé en ingénierie et en physique, il a contribué à la fondation du Gruppo Antifascista Romano et est devenu l'un des principaux bailleurs de fonds du PCI pendant la Résistance. [1]

Dès son plus jeune âge, la vie de Gianfranco semble avoir suivi la circonférence du temps vers le centre de l'opportunité dont parlait Baltasar Gracián. Sa formation politique et culturelle s'est déroulée entre la fin de la Résistance antifasciste — dans laquelle ses parents ont joué un rôle de premier plan — et le retour des luttes ouvrières et étudiantes de l'« automne chaud » de 1969. Ce nouveau cycle remettait en jeu les aspirations révolutionnaires endormies depuis le biennio rosso (biénio rouge) de 1919-1920 et qui, par ironie des nouvelles circonstances, conduiraient le jeune Sanguinetti — alors âgé de vingt ans — à une rupture radicale avec l'antifascisme communiste de la génération de ses parents.

Les années pré-situationnistes

Avant même d'avoir atteint l'âge de quinze ans, Gianfranco comprenait déjà les nouvelles formes prises par la lutte des classes à son époque. Ces transformations étaient façonnées non seulement par la crise de la société bourgeoise et du capitalisme italien de l'après-guerre, mais surtout par l'émergence d'un nouveau prolétariat. Précaire et déconnecté des intérêts directs de la production, ce groupe commençait à menacer la position dominante de l'ouvrier industriel en tant que sujet révolutionnaire par excellence. De cette manière, l'hégémonie des communistes à la tête des organisations partisanes et syndicales ouvrières était remise en question, ainsi que l'orthodoxie marxiste dominante elle-même, qui privilégiait les luttes économiques et politiques au détriment des aspects socioculturels des conflits et des luttes sociales.

Conscient de l'effondrement des valeurs traditionnelles, tant bourgeoises qu'ouvrières, Gianfranco commença à fréquenter, vers 1966, les réunions du Gruppo 63, un mouvement de jeunes écrivains qui rompait avec les cadres académiques du néoréalisme italien par une appropriation expérimentale du langage. Inspiré par le mouvement pacifiste Green Wave de Joan Baez aux États-Unis, par la contre-culture beatnik et par les provos néerlandais, il forma, avec un groupe de jeunes hippies, le mouvement italien du même nom, Onda Verde. Les beatniks milanais défendaient des causes liées aux intérêts de la jeunesse, telles que l'abolition du service militaire obligatoire, le droit à l'avortement, au divorce et au mariage homosexuel. Ils agissaient dans les lycées et utilisaient des méthodes telles que les occupations et les happenings politico-esthétiques. À la fin de l'année 1966, l'alliance entre Onda Verde et un groupe similaire, appelé Mondo Beat, allait représenter un pas qualitatif vers des formulations théoriques situationnistes. Lorsque le dernier numéro du magazine éponyme édité par ce groupe fut publié par Feltrinelli — la plus grande maison d'édition de gauche en Italie —, les sirènes de la « récupération » retentirent. Ce concept, approprié dans les lectures collectives de la revue Internationale Situationniste, s'imposait alors comme l'antidote à l'appropriation des luttes étudiantes par des sujets extérieurs à celles-ci.

En 1967, Gianfranco et d'autres camarades lycéens – parmi lesquels Claudio Pavan et Paolo Salvadori, futurs membres de l'IS – se joignirent au projet de la revue S. Cette publication, initiative du professeur milanais Carlo Oliva, proposait de renouveler le marxisme économiciste prédominant dans les partis de gauche. C'est par le biais de S que la théorie situationniste est arrivée dans les universités italiennes, se diffusant dans le contexte du vaste mouvement d'occupations universitaires qui a éclaté à Turin à la fin de cette année-là et s'est étendu à d'autres villes. Sous l'impulsion de Mai 68, la contestation sociale en Italie s'est prolongée pendant une décennie, devenant connue en France sous le nom de Mai rampant. Bien que la revue de l'IS ne comptait pas encore plus de vingt abonnés dans tout le pays, sa théorie a néanmoins eu un impact intense sur les milieux étudiants italiens du secondaire et de l'université. [2]

Les années situationnistes

À la fin de l'automne 1968, le groupe de Gianfranco rédigea Dialletica della putrefazione e del superamento, une analyse du mouvement étudiant fortement influencée par la théorie situationniste, ainsi que par les thèses conseillistes de la gauche germano-néerlandaise de la première moitié du XXe siècle (Pannekoek, Gorter et autres). Alors qu'en France, le mouvement révolutionnaire était vaincu par l'impact des « accords de Grenelle », l'Italie avançait vers une situation de crise révolutionnaire. Au moment où les situationnistes français dressaient le bilan de la crise de mai-juin 1968 et s'engageaient dans un débat sur l'organisation et le rôle de l'IS dans les luttes futures, Sanguinetti, Pavan et Salvadori prirent contact avec la section française de l'organisation, alors dirigée par Guy Debord. C'est ainsi que fut constituée la section italienne, même si elle n'était composée que des trois membres milanais. [3] Le premier – et unique – numéro de la revue Internazionale Situazionista fut publié en juillet 1969. Le contenu impressionna les membres de la section française, en particulier Debord, qui écrivit à l'époque : « Je ne crois pas que quelque chose d'aussi puissant ait été écrit en Italie depuis Machiavel ». [4]

Gianfranco avait la vision la plus lucide et le répertoire théorique le plus solide parmi les jeunes membres de la section italienne, qui, dans sa petite tendance, accueillerait également le Vénézuélien Eduardo Rothe, le seul Sud-Américain à intégrer l'IS. L'intensification des luttes ouvrières entre 1968 et 1969 — marquée par des grèves antisyndicales chez FIAT, Pirelli, Oficina 32 de Mirafiori et à la RAI ; par la construction de barricades à Milan, Caserte, Turin et Naples ; par des révoltes dans les prisons, l'insurrection de Battipaglia, des émeutes de rue en Sardaigne et la création de comités de base dans les usines — a conduit à la convocation d'une grève générale pour le 19 novembre 1969. À cette occasion, les situationnistes italiens affichent sur les murs de Milan un manifeste intitulé Avviso al proletariato italiano sulle possibilità presenti della rivoluzione sociale, qui résumait les principaux aspects de la crise révolutionnaire en cours, expliquait les intérêts en jeu et appelait à la formation de conseils ouvriers.

Lorsque, le 12 décembre 1969, une bombe explosa à la Banque de l'Agriculture, également à Milan, les situationnistes dénoncèrent, dans le feu de l'action, la provocation de l'État italien — ce qui ne fut toutefois prouvé qu'en 1990 par le Premier ministre de l'époque, Giulio Andreotti. À partir de ce moment, comme l'a observé McKenzie Wark, l'expérience de Sanguinetti avec la politique révolutionnaire et l'État « était, plus encore que celle de Debord, principalement liée à sa fonction policière ». [5] En effet, dès son adolescence, Gianfranco avait été arrêté (sur ordre du délégué milanais Luigi Calabresi, assassiné en 1972) pour avoir hissé le drapeau de la République espagnole de 1936 devant le ministre franquiste Manuel Fraga Iribarne, au Palais royal de Milan. En 1971, il fut expulsé de France, période durant laquelle il fut également confronté à une série de provocations policières et néofascistes en Italie. C'est pourquoi Sanguinetti figure comme coauteur du document de dissolution de l'IS, rédigé par Debord et publié en 1972, en signe de solidarité et de soutien à son ami milanais. Entre 1975 et 1976, Gianfranco est à nouveau emprisonné en Italie et expulsé de France, mais cette fois pour une autre affaire.

Les années post-situationnistes

En mars 1975, Gianfranco est interpellé alors qu'il se rend à Florence avec sa compagne Katharine Scott et arrêté pour port d'armes illégal — naturellement déposé dans le véhicule par les policiers. Au cours des quatre jours de détention et d'interrogatoires, plusieurs perquisitions sont menées au domicile d'anciens membres de la section italienne de l'IS. Mario Masanzanica, propriétaire de la voiture que Gianfranco conduisait au moment de son arrestation, fut également visé par la législation « antiterroriste » et arrêté sous l'accusation inhabituelle d'être le « tueur » de l'IS, bien qu'il ait été libéré deux mois plus tard faute de preuves. À cette époque, l'État italien orchestrait une campagne de calomnie, relayée par la presse, qui cherchait à associer les situationnistes tant au « terrorisme noir » anarchiste qu'au « terrorisme rouge » des Brigate Rosse. Mais Gianfranco et Katharine transportaient avec eux quelque chose de plus important que des bombes ou des armes de guerre : le manuscrit du pamphlet Rapporto veridico sulle ultime possibilità di salvare il capitalismo in Italia. [6] En 2017, Gianfranco a révélé comment Katharine avait caché le manuscrit dans l'étui de son violon, qui était passé inaperçu lors du contrôle policier à la prison pour femmes de Florence. Dans ce contexte, le potentiel subversif du pamphlet pouvait coûter à Gianfranco et à sa compagne plus de douze ans de prison, peine prévue pour le port illégal d'armes. Mis à l'abri des mains de l'État, le manuscrit a été soigneusement préparé par Gianfranco à la bibliothèque de Bergame.

Une fois terminé, le Rapporto de Sanguinetti fut d'abord publié en Italie sous le pseudonyme de Censor, un bourgeois cynique et ultraconservateur fictif. Son objectif était de démontrer à quel point il était utile pour l'État italien de recourir au terrorisme pour sauver le capitalisme de la faillite et de la subversion prolétarienne qui entraînait le pays vers la guerre civile. Dans le même temps, le texte critiquait les erreurs policières et juridiques successives commises lors des enquêtes sur le massacre de la Piazza Fontana, tout en conseillant aux dirigeants de la Démocratie chrétienne d'utiliser à leur avantage la vaste expérience acquise par les communistes dans le contrôle de la classe ouvrière.

Conçu en collaboration avec Debord — qui traduisit le pamphlet en français —, Gianfranco reprit une méthode utilisée en 1841 par Bruno Bauer et Karl Marx contre la droite hégélienne, se proposant de « provoquer un État de provocateurs ». [7] Les deux textes recourent à l'ironie et à la dénonciation pour dévoiler les contradictions des formes idéologiques dominantes qui masquent la réalité sociale. Bauer et Marx critiquaient la philosophie de la droite hégélienne pour sa fonction idéologique, tandis que Sanguinetti et Debord utilisaient stratégiquement l'ironie pour exposer l'hypocrisie des élites italiennes. Ces dernières, représentées par la figure du « banquier humaniste » Raffaele Mattioli (à qui Censor dédie le Rapporto), symbolisaient parfaitement la contradiction entre l'apparence bienveillante et la réalité oppressive du capitalisme.

En décembre 1975, après avoir trompé toute la presse italienne – qui a repris sans le savoir le pamphlet dans tous ses médias –, Sanguinetti annonce publiquement l'inexistence de Censor, révélant les véritables motivations de sa provocation. L'opération visait à démontrer, de manière expérimentale et rigoureusement logique, à quel point il est facile de tromper la population en utilisant les mêmes méthodes de mise en scène que celles employées par le terrorisme d'État. Pour ce faire, Gianfranco a appliqué la méthode de l'ennemi contre lui-même, en créant un pamphlet sous fausse bannière comme prétexte pour « dire l'indicible ». En dévoilant la supercherie, il a trompé les professionnels de la tromperie de l'État, approfondissant encore davantage le discrédit des institutions auprès des classes populaires.

Gianfranco allait encore faire l'objet d'une deuxième expulsion du territoire français, après avoir été reconnu par les autorités frontalières à bord d'un train de nuit à destination de l'Italie. Cet épisode mit Debord en colère, qui persuada son ami italien d'acheter, par l'intermédiaire de Gérard Lebovici — propriétaire des éditions Champ Libre —, une demi-page dans le journal Le Monde. Une déclaration de soutien à Sanguinetti y fut publiée le 24 février 1976. Empreinte d'un humour qu'André Breton qualifierait de « swiftien » – celui qui provoque le rire sans toutefois y participer –, l'intervention médiatique de Debord s'inscrivait dans la recherche d'un nouveau théâtre d'opérations pour la théorie situationniste après la fin de l'organisation. Cette forme précurseur de l'anti-publicité moderne exprimait, par le biais d'un détour, une stratégie d'action post-situationniste : retourner les armes du spectacle contre le spectacle lui-même.

C'est au cours de ces années que la force qualitative de la théorie formulée par l'IS a eu son plus grand impact sur le territoire italien, grâce au partenariat stratégique entre les deux hommes. Cette amitié, que Debord avait coutume d'associer à celle de Marx et Engels (Gianfranco étant le riche ami de la relation), a perduré dans les années qui ont suivi la fin de l'IS, jusqu'à ce qu'elle commence à se détériorer en raison d'une campagne de diffamation menée par Debord contre Sanguinetti.

En 1979, tous deux ont publié leurs analyses sur la situation italienne, dans lesquelles ils abordaient directement la question du terrorisme dans le pays, en mettant l'accent sur les actions des Brigades rouges et sur l'enlèvement et l'exécution du Premier ministre Aldo Moro, du parti démocrate-chrétien. Debord souhaitait que son ancien compagnon de l'IS publie ses thèses en Italie pendant l'enlèvement, afin d'exposer à l'opinion publique la manipulation des Brigades par les services secrets de l'État. Cependant, Sanguinetti ne l'a fait qu'après la fin de l'épisode, cinq mois après que Debord ait publié en France ses propres thèses — dans lesquelles tant le mouvement de 1977 que le livre de Sanguinetti de 1975 sont omis [8]

À partir de ce moment, Debord non seulement rompit toute relation avec Sanguinetti, mais commença également à nourrir et à répandre des soupçons à son sujet. Convaincu que son ami n'avait pas suivi ses conseils sous l'influence de son avocat — une personne considérée avec méfiance par l'ancien situationniste français —, Debord, sans jamais présenter la moindre preuve à l'appui de ses soupçons, répandit parmi les traducteurs et les éditeurs d'Europe occidentale la fausse information selon laquelle cette personne pourrait être un agent de l'État. Ce n'est qu'en novembre 2012 que, dans une lettre adressée à l'ex-situationniste tunisien Mustapha Khayati, [9] Gianfranco s'est exprimé sur la controverse, révélant l'identité de son ami et les raisons de son silence face aux affirmations calomnieuses diffusées par Debord.

Ariberto Mignoli (le « Doge ») était un juriste italien et professeur d'université, spécialisé dans le droit des sociétés et les opérations financières importantes. Il possédait une culture humaniste très riche : il connaissait les langues classiques (« mortes ») et modernes européennes, lisait de la littérature dans plusieurs langues, avait une mémoire très développée et une rectitude morale très marquée. Bien qu'il ne fût pas un révolutionnaire au sens classique du terme, il n'était pas conformiste et conservait une attitude critique à l'égard du pouvoir politique et des classes dirigeantes. Sanguinetti fit appel à lui en 1971 en tant qu'avocat « incorruptible » pour résoudre des questions familiales. Cependant, Mignoli finit par participer de manière décisive à l'opération Censor, en suggérant de réaliser une édition limitée et de luxe, sur papier spécial et avec une couverture rigide, fournissant même la liste des destinataires auxquels le pamphlet serait envoyé (parmi lesquels le pape Paul VI). Mignoli l'a également défendu juridiquement à plusieurs reprises lors de persécutions, aidant Sanguinetti à échapper aux pièges policiers et judiciaires. Censor est, en fin de compte, un personnage inspiré à la fois de Debord et de Mignoli, reflétant la figure idiosyncrasique d'un Kropotkine à l'envers : non pas comme un aristocrate subversif, mais comme un subversif aristocrate.

Sanguinetti répond aux soupçons de Debord avec ironie et mépris, les traitant d'absurdes, d'infondés et révélateurs de la dégénérescence paranoïaque de Debord dans les années qui ont suivi la dissolution de l'IS. Il nie catégoriquement que Mignoli ait pu être un agent de l'État et le décrit au contraire comme un homme intègre, cultivé, généreux et d'une intelligence supérieure, dont la vie et le caractère seraient incompatibles avec tout service d'espionnage : « Cet homme que Debord, dans son ivresse et son délire, a osé qualifier d'« agent secret » était en réalité le plus transparent et le plus noble des êtres humains. Un avocat incorruptible, un esprit libre, incapable de se vendre à quelque pouvoir que ce soit. Que Debord, avec sa manie croissante de persécution, en soit venu à voir en lui un espion ne fait que confirmer l'état de confusion et de ruine dans lequel il était tombé ». Dans un autre passage, Sanguinetti observe encore — avec ironie — que si Mignoli était vraiment un agent, « nous devrions alors revoir toute l'histoire des services secrets italiens, car il n'y a jamais eu d'espion aussi sage, aussi généreux et aussi peu intéressé par l'argent ».

À 28 ans, Sanguinetti a participé activement au mouvement de 1977 à Rome et à Bologne, témoin de la répression sans précédent qui a mis fin à cette expérience. Poursuivant son travail de démystification, commencé avec le Rapporto de 1975, Gianfranco a publié en 1979 Del terrorismo e dello Stato. Dans cet ouvrage, il dénonce pour la première fois le recours au terrorisme sous fausse bannière par les appareils d'État, en particulier en Italie, dans le but de réprimer et écraser les mouvements de contestation radicale de 1969 et 1977. Le livre a été réédité aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, étant considéré comme une théorie prémonitoire sur le modus operandi de la « guerre contre le terrorisme » qui a inauguré le XXIe siècle.

Les dernières années

Conspirationnisme mis à part, dans les dernières années de la guerre froide, entre 1989 et 1991, Gianfranco a mené des recherches indépendantes en Russie, en Lituanie et en République tcheque. Il s'installe ensuite définitivement à Prague où il a résidé jusqu'à sa mort, se déplaçant fréquemment entre Paris (où il a collaboré avec son ami Gérard Bérreby aux éditions Allia) et la région de Toscane, pour gérer les propriétés rurales de la famille. Après une pause de dix ans dans ses interventions publiques, Sanguinetti recommence à publier des essais politiques dans la presse alternative européenne, dénonçant l'émergence d'une nouvelle forme de domination : le « despotisme occidental ». [10]

Ce despotisme serait le rival de l'ancien « despotisme oriental », analysé par le théoricien et critique allemand Karl August Wittfogel à la fin des années 1950. Selon Sanguinetti, le nouveau despotisme est né de la dissolution de l'URSS et, simultanément, de la mort de l'État de droit dans les pays occidentaux. Cela a donné lieu à un état d'urgence perpétuel et généralisé, marqué par la prolifération orchestrée de coups d'État silencieux impliquant la cooptation et l'infiltration des luttes sociales, ainsi que des techniques de stabilisation et de déstabilisation juridiques et politiques des gouvernements minimalement démocratiques en vue de leur remplacement par des régimes autocratiques.

En 2017, Sanguinetti a participé à une grande exposition organisée au Musée de Rome, à Trastevere, intitulée « 77 ». À cette occasion, il a signé l'essai Un Orgasmo della Storia : il 1977 in Italia, publié en tant que texte d'ouverture du volume Il Piombo e le Rose, organisé par Tano D'Amico, Pablo Echaurren, Claudia Salaris, entre autres, la même année. Ce texte contenant d'importantes informations autobiographiques, je le recommande à ceux qui s'intéressent à son « œuvre-vie » — terme qui définit le prolongement de l'expérience vécue dans le domaine de la création, qui, en apparaissant comme une œuvre, engendre à son tour de nouvelles formes d'existences.

En ce sens, Sanguinetti peut également être considéré comme un précurseur des cultures contemporaines prankster ou jamming. [11] Peu après l'opération Censor, Pier Franco Ghisleni a publié en Italie une fausse édition de la maison d'édition Einaudi, « signée » par Enrico Berlinguer, alors secrétaire général du PCI. Dans la même veine, le groupe qui éditait le magazine Il Male a publié et diffusé dans le pays une série de faux journaux, comme le populaire Corriere della Sera.

Dans une interview encore inédite — la deuxième et dernière qu'il ait accordée de sa vie —, Gianfranco raconte avoir rencontré à plusieurs reprises à Paris Jacques Servin (pseudonyme d'Andy Bichlbaum), membre du groupe américain Yes Men. Servin lui a confirmé l'influence de l'opération Censor sur ses films et sa création de situations, qu'ils appellent « correction d'identité », et que Gianfranco, quant à lui, qualifiait d'« imposture subversive ». Voyant dans cette forme d'activisme un élargissement des « luttes hybrides » et des « guerres asymétriques » contemporaines, Sanguinetti soutient que : « En usurpant une identité « respectable », car respectée par le courant dominant, puis en lui faisant dire des choses aussi indicibles que vraies, nous les obligeons à admettre des évidences scandaleuses : un peu comme l'a fait Jonathan Swift lorsqu'il a proposé de cuisiner l'excédent d'enfants pauvres irlandais, afin de résoudre définitivement le problème de la pauvreté en Irlande ». [12]

On sait que la gloire posthume est le sort réservé à ceux qui sont inclassables, comme l'a observé Hannah Arendt en rendant hommage à la mémoire de Walter Benjamin. Rien ne garantit cependant qu'il en ira de même pour la figure iconoclaste de Sanguinetti. Ses archives personnelles sont aujourd'hui conservées à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de la traditionnelle université de Yale, aux États-Unis, pays modèle du nouveau despotisme qu'il dénonçait dans ses dernières années. Ce contexte a rendu difficile l'accès des chercheurs et chercheuses à la périphérie du spectacle à ce véritable trésor de la subversion internationale. Une bonne façon de rendre hommage à la mémoire de Gianfranco Sanguinetti serait donc de trouver des moyens d'élargir l'accès à ses archives. Or, c'est exactement le contraire qui se produit aujourd'hui : on assiste à une réduction des bourses accordées aux chercheurs indépendants et à une restriction des visas d'immigration pour les étrangers. Reste à savoir : par quels moyens serait-il alors possible d'y accéder ?

La biographie intellectuelle et politique de Sanguinetti n'offre ni réponses ni modèles, seulement des pistes et des énigmes qui dispensent de la nécessité d'avoir des héritiers ou des continuateurs. Il suffit de suivre la devise : DISSIMILIVM INFIDA SOCIETAS. [13]

Erick Corrêa


[1] Cf. Patrizia Pacini. Teresa Mattei : una donna nella storia : dall'antifascismo militante all'impegno in difesa dell'infanzia. Firenze : Consiglio Regionale della Toscana, 2009.

[2] Cf. Miguel Amorós. Brève histoire de la section italienne de l'Internationale Situationniste. Paris : Paroles des jours, 2009.

[3] Rappelons que l'IS a été fondée le 27 juillet 1957 en Italie (Conférence de Cosio d'Arroscia), et qu'elle a compté dès ses débuts sur la figure avant-gardiste de l'artiste italien Pinot-Gallizio (inventeur de la « peinture industrielle »), qui sera plus tard exclu de l'organisation (en juin 1960) à la suite de luttes internes contre ses tendances artistiques. Cf. Jean-François Martos. Histoire de L'Internationale Situationniste. Paris : Ivrea, 1995.

[4] Correspondance vol. 4 (1969-1972). Paris : Fayard, 2004, p. 107.

[5] The spectacle of disintegration. Londres : Verso, 2013, p. 109.

[6] Désormais Rapporto.

[7] Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Paris : Champ Libre, 1976, p. 183.

[8] NDLR : S'il est désormais avéré que certains attentats commis en Italie, notamment celui de Piazza Fontana, étaient des actions sous faux drapeau visant à faire condamner anarchistes et révolutionnaires, les rumeurs visant les Brigades Rouges et très largement relayées par Debord et Sanguinetti quant leur manipulation par les services secrets de tel ou tel pays ont toujours été vivement contestées par celles et ceux ayant participé à cette histoire. Par-delà leur détestation de l'hypothèse politique soutenue par les BR, aucun élément de preuve ou argument crédible n'est jamais venu étayer des accusations et des soupçons si goulument propagés.

[9] Voir The Doge : A Recollection. Disponible sur : http:// www.notbored.org/The-Doge.pdf.

[11] Cf. Marco Deseriis. “The Faker as Producer : The Politics of Fabrication and the Three Orders of the Fake”. In : DE LAURE, M. ; FINK, M. (orgs). Culture Jamming : Activism and the Art of Popular Resistance. Nova York : New York University Press, 2017.

[12] Entretien inédit, en cours d'édition, dont la publication est prévue pour 2026, d'abord aux États-Unis.

[13] Dans la traduction littérale, plus courante, « La société des dissemblables est infidèle ».

13.10.2025 à 19:47

La directrice de l'école de Gentioux relaxée d'association de malfaiteurs

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mais toujours mise en cause par Valeurs Actuelles

- 13 octobre / , ,
Texte intégral (1034 mots)

Il y a 4 ans, le 15 juin 2021 deux cents gendarmes et policiers menés par la Sous-direction Anti-Terroriste (SDAT) prenaient d'assaut les villages de Gentioux, Cieux et Bussière-Boffy en Creuse et en Haute-Vienne. Six personnes de 50 à 70 ans étaient interpellées et placées en garde à vue : parmi elles, la directrice d'école de Gentioux. Cette dernière a bénéficié d'un nom lieu cet été, elle n'est donc désormais plus une malfaitrice associée. Pourtant, à la suite d'un fait divers raciste glauque, le journal Valeurs Actuelles continue de la mettre en cause. Elle nous a transmis ce témoignage en guise de mise au point.

Après avoir été salie par une arrestation spectaculaire le 15 juin 2021, en plus d'avoir été traumatisée, enfermée et interrogée en garde à vue pendant quatre jours, mise en examen et sous contrôle judiciaire durant un an et demi et suspendue de mes fonctions par mon administration à titre conservatoire (pour me protéger m'a-t-on dit !), la justice vient, le 1er août 2025, de me délivrer un non-lieu total.

Le 15 juin 2021 une soixantaine de policiers envahissent le lieu-dit où je vis. Je suis arrêtée, mon domicile perquisitionné dans le cadre d'une enquête sur l'incendie de véhicules Enedis et d'une antenne relais en Haute-Vienne. Mise en garde à vue, je suis interrogée pour des faits que je n'ai pas commis. Choquée et la situation m'échappant totalement, je préférerai garder le silence, ce qui me sera reproché par la suite même si le droit de garder le silence est un principe fondamental reconnu par les juridictions françaises et qu'il est de l'ordre de la survie en face de l'appareil policier qui tente d' obtenir des aveux à tout prix.

Le 1er août 2025, soit quatre années plus tard, l'ordonnance du juge d'instruction concernant l'affaire dite du « 15 juin 2021 » stipule un non-lieu me concernant.

Voilà que quatre ans après, la justice décide qu'il n'y a pas d'éléments suffisants contre moi dans ce dossier pourtant très volumineux, fruit d'une enquête longue et aux moyens démesurés.

En effet, le dossier a été instruit à charge. Il comporte plus de 7 000 pages, où je découvrirai, dans les procès-verbaux me concernant, que j'ai été mise sur écoute et surveillée lors de mes déplacements pendant de nombreux mois. Mon profil, mon âge, mon genre donnaient sans doute à penser que je pouvais parler facilement sous la pression et dire tout et n'importe quoi dans la panique.

Depuis le début, je me disais bien qu'on m'avait arrêtée pour des raisons très différentes de celles évoquées et reprises en gros titres dans la presse [1]. Il fallait faire peur , stigmatiser encore un peu plus ce territoire du plateau de Millevaches (même une directrice d'école), faire du renseignement dans les milieux « militants de gauche ».

Tout ça pour ça !

Mais le mal est fait et le non-lieu ne s'accompagne ni d'excuses ni de réparations bien sûr.

La rumeur quant à elle a fonctionné à plein régime, le sensationnel étant plus croustillant que la réalité, me voilà « condamnée » dans la bouche de certains habitants !

Non seulement je ne suis pas condamnée mais la justice m'a écartée du procès en me délivrant un non-lieu total avant la tenue de celui-ci.

Moi qui ne suis pas néo-rurale puisque rurale ( née dans une famille paysanne pauvre et nombreuse du Bourbonnais), humaniste certes, de gauche et avec une sensibilité écologique oui mais me voilà décrite comme une dangereuse activiste par une presse à sensation !

L'assignation dans la « mouvance de l'ultra gauche radicale » fantasmée du plateau de Millevaches est une autre violence qui découle directement de la première et qui est alimentée par une presse peu attachée à la vérité et à la vérification de ses sources.

Toute ma vie, j'ai eu le soucis d'être ouverte à toutes et tous sans distinction de classes, d'opinions ou de modes de vie. Mon métier d'institutrice m'a permis d'avoir des contacts avec des personnes de tous milieux et je m'en réjouis. C'est l'idée que je me fais d'une vie en société et particulièrement à la campagne. Cette facilité dans le vivre ensemble m'a été enlevée par cette arrestation brutale et le bruit médiatique qui a suivi.

Il me semble pourtant précieux dans notre société qui se fracture et devient de plus en plus violente, qu'on puisse encore se parler et vivre ensemble en partageant plus que le lieu où l'on vit. Peut-être devrait-on se demander : « à qui profite le crime ? » quand on essaie de diviser et d'opposer plutôt que de rassembler et d'accorder.

Même si le mal est fait, je tenais à écrire ce petit point d'information pour tenter d'arrêter le tout et n'importe quoi qui se propage beaucoup plus vite que la vérité.

L'ex-directrice de l'école de Gentioux


[1] Gros titres accrocheurs dans la presse locale au moment des arrestations parlant de « la directrice de l'école de Gentioux », la lutte contre le terrorisme, l'ultra-gauche radicale, etc...

13.10.2025 à 19:36

Pour un tabagisme autonome

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Les révolutionnaires sont-ils condamnés à ne plus fumer de roulées ?

- 13 octobre / , ,
Texte intégral (1309 mots)

Depuis quelques années, les discours révolutionnaires et écologistes se confrontent à une problématique particulièrement épineuse : changer le monde implique nécessairement de repenser de fond en comble la question de la production, soit de ce qui est produit et de comment ça l'est. A titre d'exemple, pour ce qui est de se nourrir, la forme même de l'agro-industrie est incompatible avec la production d'aliments non-toxiques dans des conditions minimalement désirables. C'est d'ailleurs la proposition fondamentale de la Confédération Paysanne : faire renaître une paysannerie à même de contester et combattre le monopole agro-industriel. Un paysan lecteur de lundimatin nous a transmis ce texte et ce problème : quid de nos addictions ? Les révolutionnaires peuvent-ils espérer continuer de fumer des roulées après la révolution ?

Quand on parle d'autonomie paysanne, on évoque essentiellement le maraîchage et l'élevage. On regrette souvent que les nouveaux paysans délaissent ce dernier, comprenant bien, quel que soit notre rapport à l'élevage, qu'il est impossible de le laisser à l'agro-industrie pour peu qu'on souhaite réellement reprendre l'agriculture et les terres des mains de celle-ci. On parle très peu des plantes, ou on les inclut à tort dans la culture maraîchère. Parmi celles-ci, une plante très particulière est rarement (peut-être même jamais) abordée : Nicotiana tabacum, dit tabac.

Il n'est pas question ici d'évoquer la santé ou de la dépendance ; laissons de côté les débats sur le tabac comme problème ou sur l'idée selon laquelle l'amorce de la dépendance serait facilitée par le monde qui nous est fait – idée intéressante et que l'on peut approuver mais qui ne doit pas mener à penser qu'un monde désirable résoudrait la question du tabac – à la manière de certains marxistes qui, par fainéantise intellectuelle, se bornent à croire que la disparition du capitalisme rendrait la spiritualité caduque.

Ces débats balayeraient un constat important : une autonomie qui s'en viendrait contraindre des millions de personnes à se sevrer – faute de production ou d'horizon productif du tabac – ne servirait rien, ni l'autonomie ni les fumeurs. Et cela va sans parler de l'échec symbolique d'être, malgré tout, encore soumis à cette industrie.

Le tabac n'est pourtant pas intrinsèquement incompatible avec des pratiques agricoles durables. Sur le plan purement agronomique, il n'est pas plus compliqué de cultiver du tabac en respectant la biodiversité que n'importe quelle autre plante. Les questions à se poser, écologiquement parlant, concernant la culture du tabac sont en grande partie les mêmes que pour n'importe quelle culture maraîchère : rotation des cultures, etc.

On pourrait considérer comme purement ridicule d'écrire un article sur le tabac, puisque dès lors on pourrait écrire un article pour n'importe quelle autre culture dont on parle peu – café et j'en passe. Mais ce qui justifie le sujet, c'est d'une part, la question essentielle d'ignorer ou non, dans une perspective autonome, la question des substances addictives, et d'une autre : le fait qu'il s'agit d'un des seuls produits agricoles majeurs dont les cultivateurs ne peuvent légalement pas déserter l'industrie et l'État.

Si on ne peut pas parler d'agro-industrie – puisque le tabac en France est en grande partie cultivé par des fermes de 2 à 3 hectares, souvent familiales – il est bien question d'industrie, les agriculteurs ayant l'interdiction de vendre directement leur tabac aux buralistes, et encore moins en ventes directes, c'est-à-dire sur les marchés ou à la ferme. Le tabac cultivé est vendu à des multinationales qui l'exportent à l'étranger pour le transformer, puisqu'il n'existe plus d'usines de transformation en France. Cela vaut autant pour le tabac brut, à rouler ou à tuber que pour un paquet de cigarettes – la transformation ne voulant pas simplement signifier mise en cigarette mais séchage, ajout du goudron et d'autres joyeusetés.

L'IMPOSSIBILITÉ DU DÉSARMEMENT

Si une part du dilemme actuel concernant le maraîchage et l'élevage réside dans le fait que nous n'avons pas assez de paysans pour prendre le relais une fois les infrastructures neutralisées, les dilemmes du tabac sont plus complexes. Le premier est le même : la réussite d'un désarmement général suppose l'existence d'une force paysanne locale capable de reprendre la production et d'assurer la continuité des pratiques, ce que nous n'avons pas. Mais il se corse car quand bien même une telle force existerait, sans ces intermédiaires industriels, elle se trouverait – du moins légalement – dans l'incapacité totale de distribuer le tabac. L'autre dilemme est celui-ci : l'industrie étant située hors du pays, il n'y a pas même un point local sur lequel agir, même symboliquement.

On peut se poser la question du marché noir [1], mais on se rend rapidement compte que la plupart des « produits » proviennent majoritairement de la même industrie, soit du tabac acheté dans d'autres pays où il est moins cher et revendu sous le manteau, soit issu de contrefaçon industrielles, là encore, d'autres pays. L'alternative souterraine est une prolongation de l'industrie, elle ne fonctionne pas, hélas, grâce à quelques paysans qui brasseraient de la sèche sous le manteau.

En se demandant pourquoi, on peut émettre une hypothèse : la transformation se faisant à l'étranger, le paysan n'a plus la capacité – au niveau du matériel, parfois du savoir-faire – de la réaliser lui-même. La transformation – séchage, légère fermentation – peu complexe d'un point de vue technique, et le matériel nécessaire, relativement accessible à petite échelle, sont pourtant comparables à ce qui est fait dans d'autres filières, notamment en PPAM (filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales). Pourtant, les gestes qui permettaient autrefois d'effectuer la transformation ont été arrachés et concentrés dans la filière industrielle. Il y a donc une dépossession du savoir-faire, le paysan est devenu un simple maillon agissant sans contrôle ni vision sur la suite, comme un ouvrier qui visse une pièce sans savoir comment elle sera transformée pour devenir le produit final. Aussi, ce faisant, tout comme l'ouvrier, il n'a que peu de capacité de négociation ou de résistance, la maîtrise de la technique et du savoir étant concentrée en haut de la chaîne, et non plus de son côté.

Une réappropriation de ce savoir-faire pourrait être tout à fait envisageable localement lorsque l'autonomie sera effective, puisque certaines filières, comme les PPAM, le pratiquent déjà plus ou moins. On peut donc imaginer une entraide entre paysans en PPAM et paysans en tabac, ou une fusion des deux filières mais la question reste : si le geste révolutionnaire est un double geste, celui de la destitution et de la recomposition, comment dès aujourd'hui penser cette recomposition-ci ?

Hedy Pia


[1] Concernant le marché noir du tabac, le superbe article de Souhaib Mebarki : https://lundi.am/Barbes-Marlboro-Bled-et-tactiques-de-survie

13.10.2025 à 19:16

Plaintes en diffamation contre lundimatin

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Récit d'une première audience

- 13 octobre / , ,
Texte intégral (4952 mots)

Comme nous l'avions raconté dans un récent article et une courte vidéo, lundimatin est sous le coup de deux plaintes en diffamation. L'audience de la première s'est déroulée mardi 30 septembre dernier devant la 17e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris. Voici un bref compte-rendu.
Pour rappel, cette plainte a été déposée par un certain Vittorio B. à la suite de la publication sur lundimatin de cet article dans lequel un groupe de femmes l'accusait d'avoir violé l'une d'entre elles quelques années auparavant.

Résumé des faits :

Si vous n'avez ni lu cet article ni regardé cette vidéo commençons par une brève recontextualisation.

Le 15 juin 2022, Boum Boum de Laurie Lassale sortait au cinéma. Il s'agit d'un film semi-documentaire et semi-fictionnel mélangeant des images des manifestations des Gilets jaunes à des considérations sur l'amour de la réalisatrice comme des manifestants qu'elle croise.

Le 12 juin 2022, lundimatin publie un article dithyrambique sur le film en soulignant la grande finesse avec laquelle Laurie Lassalle noue la question de l'amour à celle de la révolte.

Le samedi suivant, des lectrices de lundimatin décident d'aller voir le film en salle après en avoir lu la recension. Au bout d'un peu plus une heure de projection, elles voient apparaître à l'écran et reconnaissent Vittorio B. qui tient les propos suivants sur les récentes émeutes de Gilets jaunes (nous soulignons) :

« Je pense que pour recommencer au même niveau, avec la même intensité, il faut qu'un cycle se ferme et que se rouvre un autre, tu vois, c'est comme les histoires d'amour en fait, il y a des zones de vide et de plein, c'est super intéressant à analyser même pour les mouvements politiques en fait, quand il y a eu une grosse explosion orgasmique, du 1er et du 8, en fait c'est pas facile d'en avoir tout de suite une autre de la même intensité donc à chaque fois on est là comme aujourd'hui à essayer de retrouver cette intensité […] Les gilets jaunes en fait c'était une grosse tombée amoureux collective, je ne sais pas comment dire... inamoramente... tu vois c'est ça exactement, c'est une grosse surprise, personne ne s'y attendait ni dans les milieux de gauche ni dans les milieux de droite, tout le monde était dépassé par ça, et bah regarde c'est trop beau... à voir, personne ne sait où on va... à voir combien ça dure, si ça dure ou pas. Après ça dépend, comme les amants, il y a des gens qui ont des tactiques et des stratégies envers l'amour, et c'est la même chose : il y a des gens qui baisent avec beaucoup de gens, qui sont pour l'amour libre, et d'autres qui veulent le couple. Ça c'est la différence entre les marxistes orthodoxes et les autonomes. Les autonomes, au moins les anarchistes autonomes, je pense que ça devrait être cette façon de rechercher toujours la puissance, de baiser avec beaucoup de gens. Alors que pour les staliniens, il n'y a toujours qu'un amour, c'est le parti, et donc... »

Or, il s'avère que l'une des spectatrices, Emma S. [1] accuse ce même Vittorio B. de l'avoir violée le 7 juillet 2018. Une accusation qu'elle avait formalisé dans une lettre envoyée à de nombreux amis plus d'un au auparavant.

Dégoutée par les propos tenus ci-dessus dans le film, elle décide avec quelques amies de rédiger ce qui s'apparente à un droit de réponse, tant aux propos de Vittorio B. qu'à l'article laudateur de lundimatin sur le film. Il sera publié le 5 juillet 2022 dans lundimatin.

Plainte

C'est donc cet article « droit de réponse » qui est visé par la plainte de Vittorio B.. Plus spécifiquement, ce sont deux phrases qui sont considérées comme diffamatoires par la partie plaignante : « Si nous écrivons, c'est parce qu'il a violé une de nos camarades et amies. » ainsi que « Derrière ses fantasmes confus, il y a un comportement de prédation sexuelle avec des blessures réelles. » Le délit de diffamation publique tout comme le droit de la presse en général sont des matières assez complexes et parfois contre-intuitives. Pour celles et ceux qui n'y connaissent a priori rien, nous avons rédigé une note de bas de page pour en résumer et synthétiser les tenants et aboutissant ici [2]

Notons que les autrices n'étaient pas poursuivies et n'ont donc pas répondu directement de leurs écrits. En droit de la presse, l'auteur d'un article est responsable de ses propos au même titre que le directeur de publication qui les accueille. Après que la plainte a été déposée par M. Vittorio B., un officier de police judiciaire a réclamé l'identité des autrices de l'article. Lundimatin a scrupuleusement respecté leur souhait qu'elle ne soit pas divulguée, dès lors seul le directeur de publication, choisi pour l'occasion, était poursuivi.

Comme exposé dans la longue note de bas de page ci-dessus, l'enjeu de l'audience n'était pas de savoir si M. Vittorio B. a commis ou non un acte criminel sur la personne de Emma S. mais de savoir si lundimatin avait rempli les obligations qui encadrent la liberté d'expression en publiant ce que nous qualifions de « droit de réponse ». En somme : la parole de Emma S. et de ses amies relève-t-elle d'un sujet d'intérêt général ? La publication de l'article dissimulait-elle une animosité cachée de la rédaction à l'endroit de M. Vittorio B. ? Une enquête sérieuse a-t-elle été menée ? Y a-t-il eu suffisamment de prudence dans l'expression ?

Notons que M. Vittorio B. ne s'est pas présenté devant le tribunal mais qu'il était représenté par son avocate Me Christine Courrégé. En face, le directeur de publication de lundimatin était présent et représenté par Me Aïnoha Pascual. À sa demande, la défense a fait citer Mme Emma S. soit celle des co-autrices des propos poursuivie qui accuse M. Vittorio B. de l'avoir violée.

Parole à la défense

L'audience fut très (très) longue nous vous épargnerons donc un compte-rendu exhaustif des propos qui s'y sont tenus. Le directeur de publication de lundimatin, régulièrement rappelé à l'ordre par la présidente, n'aura facilité l'après-midi de personne.

Sur le sujet d'intérêt général : Il a été défendu qu'il était triple. D'abord un intérêt situé et circonstancié ; dans leur droit de réponse les autrices écrivent : « Ce propos, son apparition, tout ça nous a décidé à écrire : avec elle, pour elle, mais aussi pour avertir les personnes qui ont pu ou pourraient être confrontées à lui. ». À cela s'ajoute le sujet d'intérêt général que représente la libération de la parole des femmes consacré par un arrêt récent de la cour de cassation. Finalement l'intérêt et politique pour lundimatin de mettre en débat les considérations publiques de M. Vittorio B. sur « l'amour libre » qui serait une « façon de rechercher toujours la puissance, de baiser avec beaucoup de gens. ». Du point de vue de la rédaction, ces trois degrés de l'intérêt général s'enchâssent.

Sur l'absence d'animosité : Il a été défendu que lundimatin ne connaissait pas M. Vittorio B. et qu'il n'y avait dès lors aucune animosité dissimulée dans la publication de ce droit de réponse.

Sur le sérieux de l'enquête : Il a été défendu que l'enjeu pour lundimatin n'était pas de se substituer à la police ou à la justice et donc de déterminer si M. Vittorio B. s'était effectivement rendu coupable de viol mais de s'assurer que les accusations contenues dans ce droit de réponse étaient bien réelles. Il a été démontré que la rédaction avait :

  • pris contact avec Mme Emma S pour connaître sa version des faits ;
  • pris connaissance de la lettre écrite par Mme Emma S et diffusée deux ans auparavant à de nombreux amis et dans laquelle elle raconte avoir été violée par M. Vittorio B. ;
  • obtenu la confirmation de plusieurs de ses amis quant à la constance sur un temps long des accusations portée ;
  • obtenu la confirmation d'amis ou ex-amis de M. Vittorio B. que celui-ci avait eu connaissance de la lettre de Mme Emma S., qu'ils avaient tenté une médiation avec lui en vain jusqu'à se fâcher définitivement ;
  • obtenu la copie d'un mail rédigé par M. Vittorio B. dans lequelle il annonce démissionner d'une revue à laquelle il participe. Lettre dans laquelle il reconnaît devoir des « actes de réparation » à l'endroit de Emma S. car « au cas où [il ait] fait du mal à quelqu'un, c'est à elle. »

Quant au respect du contradictoire, la défense a fait valoir que ce qu'elle considérait comme un droit de réponse ne pouvait être assimilé à une enquête journalistique. Sa publication avait notamment été conditionnée au fait qui soit clairement stipulé que M. Vittorio B. niait les faits et qu'aucune plainte pénale n'avait été déposée contre lui, informant par la même les lectrices et lecteurs que les accusations portées par le texte étaient contestées par l'intéressé.

Sur la prudence dans l'expression : Il a été défendu que lundimatin n'avait ni suscité, ni déclenché ce droit de réponse et que la responsabilité du texte incombait au plaignant lui-même. En effet, après vérification auprès de la réalisatrice du film Boum Boum, il est avéré que Vittorio B. a signé son autorisation d'apparaître dans le film à une date où il était notoirement accusé de viol par Emma S. C'est donc en pleine connaissance de cause, à une période où de nombreuses personnes lui demandaient des comptes quant à ses agissements qu'il a jugé opportun d'apparaître dans le film pour y tenir les propos suscités. Au reste, si le caractère diffamant d'une accusation de viol ne fait pas débat, le ton et l'expression du droit de réponse sont posés, descriptifs et analytiques.

Ces (longues) démonstration faites, ni le conseil de M. Vittorio B. ni le ministère public n'ont souhaité poser de question au directeur de publication de lundimatin. Seule Me Pascual a demandé s'il aurait été possible pour la revue de faire d'encore plus amples vérifications, la réponse fut non.

Témoignage d'Emma S.

Comme le veut la loi, Mme Emma S. n'a pu assister aux débats avant de venir témoigner. Dans la salle de très nombreux amis s'étaient réunis pour la soutenir. Après avoir commencé à lire le témoignage qu'elle avait préparé, Me Courrégé s'est insurgée que les juges n'exigent pas immédiatement qu'elle parle sans note. Ces dernières lui ont alors indiqué qu'elle pouvait se référer à ses notes mais ne pouvait pas se contenter de lire. Nous reproduisons ci-dessous l'intervention qu'elle avait prévue de lire et qui diffère très peu de ce qu'elle a pu dire à l'audience.

J'avais dix-neuf ans quand j'ai eu à faire à Vittorio, lui en avait trente. Après une semaine passée dans le même espace et à vivre traquée par son insistance séductrice, il a saisi mon corps à un moment où je n'étais pas en état de consentir.

Il m'a fallu deux ans pour admettre ce qu'il m'était arrivé et parvenir à en parler ; deux ans pour mettre des mots, appeler ce viol ce qu'il est : un viol et sortir de la torpeur. Deux ans pour reprendre un peu possession de mon enveloppe corporelle.

C'était la période du Covid, j'ai écrit une lettre à mon entourage pour dire ce qu'il s'était passé, faire exister ailleurs que dans mon esprit et dans mon corps la violence vécue, essayer de m'en défaire pour avancer. Sans doute aussi pour sortir de la solitude.

Je n'ai pas déposé plainte, j'avais l'impression que ça n'aboutirait pas. Quelles preuves avais-je de ce qu'il s'était passé deux ans plus tard ? Et puis je sais que la majorité des plaintes n'aboutissent pas à un procès et encore moins à une condamnation.

J'ai souhaité une médiation entre lui et moi rapidement rendue impossible par son incapacité à entendre ma blessure et mon absence de consentement.

Puis je n'ai plus eu la force de rien.

J'ai tenté de me relever, de me remettre de cette histoire et de me réparer de sa violence sans rien attendre de lui.

Un an après ma lettre, il y a eu le film Boum Boum. Je me suis rendue au cinéma à la suite de son éloge parue dans lundimatin. J'ai été estomaquée de voir Vittorio apparaitre à l'écran, dégoutée et choquée par les propos qu'il tient. J'ai l'impression qu'il justifie ses actes avec des comparaisons douteuses. Mes amis m'ont soutenu pour faire exister une autre parole et rédiger ce texte “à propos de Vittorio B.”.

Aujourd'hui je me retrouve ici à tenter de défendre la seule chose qui m'a été permise, par mes amis et par lundimatin depuis ce qu'il a fait : ne pas laisser sa seule parole publique exister sans contrepoint ; ne pas laisser son discours emplis de prédation sans réponses.

Pendant son témoignage, l'avocate de Vittorio B. qui était restée plutôt discrète jusque-là, s'est approchée et positionnée à quelques mètres d'Emma S, dans son champs de vision, comme pour interférer entre les paroles qu'elle délivrait et les juges qui l'écoutaient. Ce récit finit, il s'est agit de remettre ses déclarations en cause, de s'étonner qu'il lui ait fallu trois ans pour réaliser qu'elle avait été violée, etc. etc.

Puis, l'accusation trébucha sur une série de lapsus. Comme il fallait décrédibiliser la parole d'Emma S. en caricaturant sa qualité de victime, l'avocate de l'accusation s'est mise à parler d'elle en la qualifiant justement de « victime ». Derrière cette négligence rhétorique, c'est tout le sens de l'audience qui se renversait, la victime devenait le potentiel coupable, la coupable, une évidente victime.

Tribunal révolutionnaire

Comme il fallait néanmoins remettre Vittorio B. à la place de la victime, son avocate a insisté sur la « médiation » évoquée par Emma S dans son témoignage ainsi que dans un second témoignage écrit par un ancien proche de Vittorio B. Selon l'avocate, l'intéressé a dû subir les foudres d'un « tribunal révolutionnaire » dont on devine qu'il s'en est fallu de peu pour qu'il finisse dans un camp de rééducation, effacé des photographies officielles. Aux juges qui l'interrogeaient sur cette médiation, Emma S expliqua que deux amis communs avaient proposé à Vittorio B de discuter avec elle des faits allégués en leur présence, ce qu'il a, selon elle et eux ; systématiquement refusé. Qu'attendait-elle de cette tentative de médiation ? « Qu'il s'excuse. »

Puis le conseil de Vittorio B entama sa plaidoirie par une référence au livre MeeTooMuch de l'ancien procureur général et désormais chroniqueur régulier sur Cnews, Philippe Bilger. Cet instant kitch passé, il faut reconnaître que la plaidoirie Me Courrégé fut fort habile. Si de prime abord nous pensions assister à l'énumération de tous les clichés et préjugés les plus éculés et réactionnaires quant à la libération de la parole des victimes de violences sexuelles, elle opérait en réalité un ingénieux déplacement quant à la manière dont les débats s'étaient tenus jusque-là.

Lundimatin : pas vraiment des journalistes ni un journal, c'est très confus. Les déclarations de son directeur de publication encore plus confus. Le témoignage de Mme Emma S, confus. Le mail de son client qui reconnaît lui avoir commis un tort et lui devoir réparation, confus. Son client, lorsqu'elle lui a demandé s'il avait commis ce viol, une logorrhée de dix minutes confuse. Elle a d'ailleurs dû beaucoup insister pour qu'il lui dise clairement et définitivement que non, il n'a jamais violé Emma S. Summum de la stratégie de défense, même si elle était du côté du plaignant, l'avocate est parvenue à faire passer sa propre démonstration pour confuse. Dès lors, l'audience qui s'articulait autour d'arguments précis et techniques avec comme soubassement des accusations circonstanciées et recoupées se retrouvait embrumée dans un nuage de confusion. C'était en tous cas certainement la stratégie choisie : dissiper toute vérité pouvant émaner ce qui avait été dit et versé à la procédure pour y substituer et instiller le doute. Finalement, il serait plus raisonnable de ne rien prendre au sérieux ou au pied de la lettre et de se contenter de juger du caractère diffamatoire d'une phrase : « Si nous écrivons, c'est parce qu'il a violé une de nos camarades et amies. »

Pour conclure

« There's no justice
It's just us
We need justice
For all of us »
Agnostic Front, Blind justice, 1984

Pour clore les débats, la parole revenait comme de coutume à l'accusé. N'ayant pas pu tout écouter, voici un résumé synthétique des conclusions de la défense.

Selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, qu'on ne soupçonnera pas de radicalisme féministe, en 2023, 98% des personnes se déclarant victimes des violences sexuelles hors cadre familial disent n'avoir pas déposé plainte. Le refus de recourir à la police et à la justice a certainement des raisons diverses et variées, il est néanmoins massif au point d'être quasi systématique. Le plaignant peut regretter (sic) qu'Emma S. n'ait pas déposé plainte, on ne peut néanmoins pas feindre de s'en étonner.

La publication de ce droit de réponse a suscité de nombreuses discussions et beaucoup d'inconfort dans la rédaction de lundimatin. S'il est évident que l'institution judiciaire ne répond absolument pas adéquatement à la perpétuation massive des violences sexistes et sexuelles, s'y soustraire ne peut aucunement et mécaniquement constituer la garantie de « faire mieux ».

Dès lors, la libération de la parole des femmes quant aux violences sexistes et sexuelles nous met face à deux possibilités proprement insatisfaisantes.

La première consiste à se reposer sur l'institution judiciaire et à conditionner la parole publique des femmes à la condamnation préalable de leur agresseur supposé. C'est la garantie d'une protection optimale de la présomption d'innocence des personnes accusées. Cependant, on peut déduire de l'extrême faiblesse du recours à l'institution judiciaire et les résultats statistiques des procédures pénales [3] que malgré le discours institué et institutionnel sur la justice, l'arbitraire se déplace vers les femmes victimes de violences sexuelles dont les maux et les souffrances restent majoritairement non-reconnues.

La seconde option consiste à libérer la parole des femmes sans la conditionner à la condamnation préalable des accusées. Cela permet une plus grande reconnaissance sociale des violences et des victimes mais fait courir le risque d'accusations arbitraires, de diffamation et d'atteinte à l'honneur des personnes accusées de violences.

On comprend facilement que chacune de ces options est insatisfaisante dans la mesure où aucune ne garantit l'exécution parfaite de la justice. Le risque de l'arbitraire se déplace seulement d'un pôle à un autre. Néanmoins, personne ne peut soutenir que la publicité de la parole des femmes fait encourir un plus grand risque d'arbitraire que l'institution judiciaire. Il semblerait que ce soit même factuellement l'inverse qui se produise, la libération de la parole des femmes semble avoir fait un nombre de victimes dérisoire alors que son entrave en produit en masse.

On ne pourra jamais savoir avec certitude si, comme elle l'affirme, Emma S a bien été violée par Vittorio B en juillet 2018 ou si comme lui l'affirme « elle est complètement folle ». Lundimatin aurait donc pu refuser de publier son droit de réponse au prétexte que M. Vittorio B n'a pas été condamné pour ces faits. C'est à l'évidence inverse que la rédaction s'en est remise : lundimatin ne pouvait pas ne pas laisser la possibilité à Emma S. de dire son dégout des propos tenus par Vittorio B et de raconter ce dont elle l'accusait depuis de nombreuses années. Nous avons dependant déployé beaucoup d'efforts pour recouper et corroborer, non pas la vérité de ce viol allégué, mais celle de la parole d'Emma S tout en la conditionnant à une précision importante : Vittorio B a toujours nié les faits et aucune plainte n'a été déposée contre lui.

Finalement, quelle que sera la décision de la cour, le jugement sera insatisfaisant. Si lundimatin est relaxé des faits de diffamation, la parole d'Emma S. aura été entendue et reconnue, ce qui encouragera peut-être d'autres femmes à prendre la parole ; au risque d'avoir entaché à tort la réputation de M. Vittorio B.

Si lundimatin est condamné, cela aura potentiellement un effet dissuasif sur toutes celles qui hésitent à dénoncer publiquement les violences qu'elles estiment avoir subies, Emma S. vivra probablement cela comme un redoublement de la violence qu'elle estime avoir subi mais M. Vittorio B pourra se targuer d'avoir été injustement diffamé et obtenu justice.

En somme, le concept de justice, ne se réalise ni ne s'épuise dans l'institution judiciaire.

L'avocate de M. Vittorio B réclame 20 000 euros de dommages et intérêts au directeur de publication de lundimatin [4]. Le jugement sera rendu le 26 novembre 2025. Si vous souhaitez soutenir lundimatin dans ses aventures judiciaires, nous vous rappelons qu'une cagnotte a été créée à cet effet ici :.

Valerio Solanos


[1] Nous avons changé son prénom à sa demande.

[2] La diffamation consiste à affirmer un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne. L'amplitude des faits caractérisés est donc immense. À titre d'exemple, nous avons vu à l'occasion d'une audience relais, un co-propriétaire poursuivre un autre co-propriétaire pour lui avoir dit « T'es une merde ! T'es une merde ! T'es une merde ! » lors d'une assemblée... de co-propriété. Tout cela pour dire, et c'est ce qui est contre-intuitif, que les audiences pour diffamation ne portent généralement pas sur le caractère diffamatoire ou non des propos incriminés. Il est acquis lors de l'instruction que dire d'une personne qu'elle est « une merde » ou qu'elle a violée autrui porte atteinte à son honneur ou à sa considération. Ce que les magistrats de la 17e chambre examinent c'est la mise en balance entre d'un côté la liberté d'expression et de l'autre les risques d'atteinte à l'honneur ou à la considération. Pour résumer, si la Constitution garantit la liberté d'expression, la loi y impose certaines limites, en l'occurrence ne pas proférer ou publier des paroles ou des écrits qui puissent nuire à autrui par malveillance, vengeance ou négligence.

Dès lors, il ne s'agit pas de savoir si la partie poursuivie a ou non diffamé, - elle en est quelque part déjà et a priori « coupable » -, mais d'examiner si les conditions sont réunies pour qu'elle soit relaxée au vu de la défense supérieure de la liberté d'expression.

Pour cela, la loi prévoit deux motifs de relaxe : l'exception de vérité et l'exception de bonne foi. Graal des avocats spécialisés en droit de la presse, l'exception de vérité est rarement convoquée et encore plus rarement concédée par les juges. Prenons l'exemple de nos co-propriétaires, on mesure toute la difficulté qu'il y aurait pour la partie poursuivie à démontrer que le voisin plaignant est en réalité une déjection humaine ou animale. Dans l'audience qui nous intéresse, dans la mesure où aucune plainte n'a été déposée contre Vittorio B., que les faits n'ont jamais été examinés par la justice et qu'il n'a donc jamais été condamné, qu'il soit considéré ou non comme un violeur peut être une opinion mais aucunement une vérité et encore moins une vérité judiciaire.

C'est donc l'exception de bonne foi qui est la plus souvent plaidée. Pour qu'elle soit retenue, la jurisprudence a établi certains critères qui se doivent d'être réunis : le but légitime (pour la presse on évoquera plutôt le sujet d'intérêt général), l'absence d'intention de nuire ou d'animosité, le sérieux de l'enquête et la prudence dans l'expression. Si ces quatre conditions sont réunies, les magistrats peuvent juger que les propos poursuivis rentrent dans le cadre de la liberté d'expression et relaxer les prévenus.

[3] 86% des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite entre 2012 et 2021 et 0,6% des viols ou tentatives de viols auraient donné lieu à une condamnation en 2020 selon l'INSEE.

[4] Ce dernier nous a vivement enjoint à chaudement remercier toutes celles et ceux qui l'ont aidé à préparer cette audience et se reconnaîtront, ainsi que Me Aïnoha Pascual, évidemment.

13.10.2025 à 16:17

Situation pré-révolutionnaire, urgence théologico-politique, exigence évangélique

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Texte intégral (1584 mots)

Vous vous souvenez peut-être de notre entretien avec le groupe catholique et révolutionnaire Anastasis qui signifie à la fois résurrection et insurrection. Foucauld Giuliani qui participe activement au collectif interroge cette semaine l'adhésion de la communauté catholique au mythe libéral autant qu'à la fascisation en cours. Derrière ces « impérities politiques », il localise des raisons et questions théologiques.

En 2017, le jeune Emmanuel Macron prenait le pouvoir, porté par l'enthousiasme de larges pans des médias. En jouant la carte de la « start-up nation » et en flattant le désir si moderne de « se faire soi-même » et de « ne dépendre de personne », il sut habilement capter un électorat sociologiquement plutôt varié. Par son extraction sociale, ses diplômes et son parcours professionnel de financier et de haut-fonctionnaire, il rassurait la bourgeoisie ; par son image de nouveauté et de dynamisme, il séduisit des couches plus populaires avides de croire aux récits de la méritocratie et de la promotion sociale par le travail. La suppression de l'ISF et la valorisation de l'entreprenariat illustraient parfaitement sa stratégie électorale. Opportuniste, Macron profita d'un rejet croissant de la gauche et de la droite de gouvernement, c'est-à-dire des élites politiques traditionnelles assimilées à un ordre socio-économique vermoulu.

Huit ans, deux mandats présidentiels et une succession de crises institutionnelles plus tard, il est évident que la promesse de renouveau était illusoire. Loin d'incarner un dépassement des vieilles logiques, Macron les a au contraire synthétisées et renforcées. Son projet politique se résume à une consolidation d'un néolibéralisme incapable de répondre aux exigences de solidarité, de justice fiscale et sociale et de transformation écologique. Il serait certainement puéril de reprocher au président de ne pas avoir vaincu une hydre capitaliste qui se déchaîne aujourd'hui au niveau mondial. Mais une chose est de vaincre, une autre de combattre. Jamais Macron n'engagea le rapport de force avec les classes dominantes pour la raison très simple qu'il ne le voulut jamais, comme en témoigne sa foi non démentie dans la théorie libérale du « ruissellement » de la richesse du haut vers le bas de la société ou son obstination à ne pas rétablir l'ISF. S'il est exagéré de faire de Macron un « Thatcher à la française » – le maintien de politiques redistributives et les mécanismes de solidarité mis en place durant la crise du Covid contredisent cette vision inutilement caricaturale – il est indéniable que son idéologie lui fait croire le capitalisme globalement valable et parfaitement réformable.

Or un système économique qui définit le travail humain comme un simple moyen, le profit financier comme le principal critère de la production et qui encourage les habitudes de consommation les plus pulsionnelles et destructrices est structurellement incapable de répondre aux problèmes de notre époque. Chaque jour le capitalisme démontre qu'il produit la catastrophe climatique, dispose à la guerre du tous contre tous, consolide le triomphe des plus forts sur les plus faibles. De plus, il est clair à quiconque à des yeux pour voir ce qui se met actuellement en place aux États-Unis que ce mode de production et de consommation s'accommode parfaitement des régimes autoritaires. La fable d'un capitalisme qui irait de pair avec le libéralisme politique et les droits individuels est bel et bien morte. [1] Dès lors, l'idée martelée par le camp présidentiel depuis des années selon laquelle il incarnerait la seule alternative crédible à l'extrême droite est mortifère. Le choix ne se situe pas entre lui et une extrême droite autoritaire, raciste, climatosceptique et parfaitement alignée sur les exigences conservatrices des élites économiques. Il se situe entre ces deux propositions inopérantes et une autre voie. Cette autre voie est nécessairement révolutionnaire en ce qu'elle ne peut que vouloir l'abolition du capitalisme au niveau mondial, l'enjeu étant de combiner ce projet au maintien des droits individuels et de la démocratie, c'est-à-dire de réussir là où les régimes communistes du XXe siècle ont échoué.

Penser que nous autres, les chrétiens de France, sommes à la hauteur de la tâche, c'est se voiler la face. Une bonne partie d'entre nous participent à la fascisation politique en cours, désignant « le wokisme » comme ennemi principal à abattre, cédant à l'islamophobie pathologique qui ronge la société, troquant l'exigence de fraternité évangélique contre la chimère de « la grandeur civilisationnelle » (cette dernière attitude est incarnée à la perfection par le parti d'Éric Zemmour, Reconquête). Il y a des raisons théologiques derrière cette impéritie politique.

Décortiquons l'une d'entre elles : la tendance à déduire de la réalité universelle du péché – c'est-à-dire de la possibilité toujours laissée à l'homme de choisir le mal – un certain fatalisme politique. Selon cette optique, accepter un monde structurellement injuste, ce serait faire preuve de « réalisme » et refuser « l'utopie » car – le savez-vous, bonnes gens ? – « l'enfer est pavé de bonnes intentions ». Ainsi, considérer le capitalisme comme la fin de l'histoire et s'y soumettre équivaudrait à faire preuve de sagesse et non de pessimisme, de lucidité et non de cynisme. Alors la théologie fait le lit du conservatisme le plus obtus. La conscience du péché conduit pourtant à une position bien différente : la lutte pour les meilleures structures sociales possibles associée à la certitude que, même dans le monde le plus égalitaire qui soit, le mal et la souffrance demeureraient car « c'est du dedans, du cœur de l'homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. » (Mc, 7, 21-22) Jamais le Christ ne prend prétexte du péché humain individuel pour justifier un ordre social insatisfaisant. Au contraire, il tient ensemble la lutte contre les structures d'oppression et l'appel à la conversion toujours inachevée du cœur. En cas contraire, il se serait satisfait de l'ethnicisme ou du culte de Mammon [2], structures qu'il destitue magnifiquement une fois pour toutes. Dès lors, les chrétiens n'ont pas à être pour ou contre la révolution sociale mais à être révolutionnaire d'une manière bien particulière. Le chrétien est une révolutionnaire qui sait que la révolution n'abolira pas le mal car cette tâche, en définitive, est oeuvre divine et non humaine. Il sait que l'empire du mal excède le périmètre des conditions sociales ; il sait que jamais la révolution ne se substituera au travail de conversion, ce travail exigeant un dessaisissement de sa volonté propre au profit de la grâce divine.

Une voie s'ouvre à nous : participer aux élans révolutionnaires de notre temps en se gardant de céder aux tentations dangereuses toujours propres à de tels mouvements (illusion de pureté, essentialisation de l'ennemi, violence mimétique, dogmatisme idéologique…). Parviendrons-nous à une telle hauteur ? Si nous comptons sur nos seules forces pour y parvenir, la réponse est non. La part chrétienne en nous se doit de destituer la part humainement révolutionnaire, la part révolutionnaire exige d'être orientée évangéliquement, sinon que vaudra-t-elle ?

Paradoxes chrétiens : la plus grande hauteur s'atteint par la voie de la plus franche humilité, l'action la plus transformatrice émane de la prière la plus intime, l'ambition légitime d'étendre le règne de la communion aux frontières du monde commence par l'acte de s'agenouiller aux pieds de la croix.

Foucauld Giuliani


[1] Voir sur ce point l'ouvrage passionnant de Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de finitude (XVIe-XXIe siècle), Flammarion, 2025.

[2] Dans Urgence évangélique (Parole et Silence, 2025), nous – collectif Anastasis – avons défendu la thèse selon laquelle le capitalisme réalise en acte le culte de Mammon en cela qu'il nous enchaîne collectivement au processus destructeur de l'accumulation infinie du capital décorrélée de tout progrès social, moral ou spirituel.

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