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05.05.2025 à 16:55
De terres en guerres
Pourquoi les Soulèvements de la terre appellent à faire la « Guerre à la Guerre »
- 5 mai / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Texte intégral (3223 mots)

Dans la propagande gouvernementale, il est chaque jour question « d'économie de guerre », de « sécurité », de « menace », et de « réarmement ». Dans ce contexte, les Soulèvements de la terre se joignent à la coalition « Guerre à la Guerre » pour appeler à une mobilisation le 21 juin prochain, contre le salon d'aviation militaire du Bourget. Ce texte déplie les raisons profondes qui motivent la participation du mouvement à cette initiative.
La France et la logique de guerre
Le discours médiatique et gouvernemental ambiant sur le « retour » de la guerre, omet que celle-ci, pour de nombreux peuples, n'a jamais vraiment cessé. Cette prétendue « nouveauté » fait généralement bien peu de cas de la longue histoire du génocide en cours à Gaza, de l'interminable conflit armé et de toutes ces guerres qui persistent au Soudan, dans le Sahel, au Yémen, etc.
La France n'a jamais rompu avec son héritage colonial. Elle ne se distingue pas dans ces nombreux conflits par une quelconque « stature morale » ou une « défense acharnée des droits humains ». Et pour cause, les guerres, mêmes les plus lointaines, se fabriquent près de chez nous. La France est le deuxième exportateur d'armes au monde [1]. La prolifération des conflits armés est pour elle un business lucratif. Elle est complice des massacres de civils en Palestine [2] et au Soudan [3]. Elle laisse ses entreprises contourner l'embargo pour livrer des armes à la Russie [4]. Elle continue à opérer dans divers pays par des moyens militaires, de manière ouverte ou en sous-main, pour piller les matières premières, l'uranium ou le nickel. Elle cherche toujours à maintenir sa domination impériale sur une partie de l'Afrique [5] et de l'indo-pacifique.
La logique de militarisation infuse aussi, depuis longtemps déjà, sur le "territoire national" où se renforce un continuum sécuritaire armée/police/frontière [6]. Celui-ci vise « l'ennemi intérieur » : les étranger es, les musulman es, les déviant es, les opposant es politiques. En témoignent les mort es aux frontières de l'Europe, les tanks envoyés contre les révolté es solidaires de Nahel, les crimes coloniaux en Kanaky, les pluies de grenades à Sainte-Soline ou sur les derniers mouvements sociaux. Ce sont les mêmes entreprises qui fabriquent les armes de guerres et celles du "maintien de l'ordre". Le gouvernement compte sur leurs "innovations" pour faire face aux contestations. Ne nous y méprenons pas, en matière de politique intérieure, l'appel à la "remilitarisation" marque le prolongement perpétuel d'un état d'exception qui est désormais devenu la norme. C'est un sauf-conduit donné à l'État réduit à son plus simple appareil : un organe militaire et policier gangrené par l'extrême droite. Dans la bouche de ce gouvernement, le "réarmement" est aussi un moyen d'approfondir la guerre de classe menée contre les milieux populaires : démantèlement continu des systèmes de soin et des systèmes de protection sociale, la dégradation des conditions de travail et des droits sociaux…
Leurs guerres contre la terre
Les guerres - la prise militaire des terres et l'asservissement armé des populations qui les habitent - sont un levier historique du déploiement du capitalisme fossile. Elles sont l'instrument et le moteur de l'extractivisme effréné et de l'accaparement de l'eau, du pétrole, du gaz, des minerais et des terres agricoles. Les destructions massives engendrées par les conflits armés représentent un commerce juteux pour les marchands d'armes et de béton. La guerre est rentable. Trump l'assume ouvertement : il planifie le racket des terres rares d'Ukraine et projette de construire un luxueux complexe immobilier à Gaza en déportant des dizaines de milliers de civils.
Les reconfigurations géo-politiques en cours marquent une nouvelle étape de ce processus de pillage. De la Cisjordanie aux pays baltes, du Congo au Groenland, l'intensification de la catastrophe climatique et la raréfaction des ressources débrident encore les desseins expansionnistes des plus grandes puissances militaires. La croisade internationale des élites mondiales pour renforcer leur niveau de vie et leurs profits, en dépit de l'effondrement écologique manifeste, est un motif essentiel des guerres d'aujourd'hui. C'est dans ce contexte qu'en Occident, une cohorte de milliardaires redouble d'efforts pour mettre au pouvoir des régimes autoritaires.
Des luttes écologistes au complexe militaro-industriel
Si les luttes écologistes et les luttes antimilitaristes ont été si longtemps complémentaires, c'est qu'il y a une continuité entre les infrastructures de guerre et celles de destruction des terres. Trois exemples éclairent cette imbrication mortifère :
— Ce que nous nommons complexe agro-industriel correspond à l'adaptation des technologies militaires à des fins agricoles, après 1945. Celle-ci, avec la généralisation de l'agro-chimie et la course à la mécanisation, a joué un rôle crucial dans la destruction de la classe paysanne et de la biodiversité [7]. Aujourd'hui, il est même question d'un complexe « agro-militaire » israélien pour désigner l'enchâssement des politiques agricoles et militaires en contexte colonial [8].
— Avant de décrire le processus global de destruction de la planète, le concept d'écocide fut originellement forgé pour décrire la destruction massive des forêts et mangroves par les bombardements et l'agent orange pendant la guerre du Vietnam [9]. Pour détruire les maquis du Vietcong, l'armée américaine a détruit 20% des forêts du pays et 400 000 hectares de terres agricoles !
— Les essais nucléaires de la France, ont empoisonné des populations et ravagé des milieux, dans le désert algérien et l'archipel polynésien. Ces territoires en subissent encore les conséquences sanitaires et environnementales. L'acquisition de la dissuasion nucléaire française fut, elle aussi, le fruit d'un écocide dans ses colonies.
Face à cette imbrication entre le complexe militaro-industriel et les infrastructures qui ravagent la terre, nous devons repenser aujourd'hui l'articulation entre nos résistances écologiques locales et la lutte internationale contre les guerres impérialistes. Quand nous luttons contre l'entreprise ST Micro-electronics à Grenoble en mars 2025, nous nous opposons ainsi dans un même geste à l'accaparement de l'eau, à son intoxication, et à la fabrication de composants électroniques qui finissent entre les mains des armées israéliennes et russes [10]. Quand nous visons des sites Lafarge-Holcim, multinationale en procès à l'automne pour financement du terrorisme, nous visons à la fois les acteurs de l'artificialisation en France et un grand prédateur de guerre au Moyen Orient.
Apprendre des anti-impérialismes et des anti-fascismes
Il nous semble aujourd'hui vital de réactiver l'héritage subversif des paysan
nes du Larzac et des féministes de Greenham Common, qui ont fait vivre une écologie anti-militariste ; mais aussi celui de l'internationalisme ouvrier et des luttes contre le colonialisme qui sont à l'origine de la critique anti-impérialiste. C'est en réactualisant ces histoires dans nos luttes actuelles, à l'aune des bouleversements mondiaux en cours, que nous pourrons reconstruire un front contre les impérialismes et leurs guerres.La coalition Guerre à la guerre regroupe notamment Urgence Palestine, Tsedek, Survie, le Collectif Sans Papiers 75, Vietnam Dioxine, la Marche des Solidarités, l'Assemblée féministe Paris-Banlieue, Désarmons-les, des comités étudiants pour la Palestine, Réseau Vérité et Justice, etc. De la Palestine à la françafrique en passant par la répression aux frontières ou aux impacts de la chimie de guerre, tous sont en prise avec les aspects les plus destructeurs du complexe militaro-industriel à l'international, ainsi qu'à ses déclinaisons sur le territoire français.
A l'échelle mondiale, les champs de conflits et d'alliances entre blocs autoritaires se reconfigurent mais les guerres perdurent. A l'intérieur des Etats, en France comme ailleurs, les forces réactionnaires sont à l'offensive. Dans l'histoire, les menaces de guerre ont alimenté la montée du fascisme. Et celui-ci a systématiquement été l'initiateur de guerres impéralistes. Ne laissons pas un gouvernement français, déjà indirectement inféodé à l'extrême doite, utiliser la rhétorique de la guerre pour nous faire croire qu'il va nous protéger. Ne les laissons pas nous diviser et faire croire que la condamnation la plus ferme du génocide en Palestine ou de l'islamophobie en France équivaut à cautionner l'antisémitisme. La menace internationale que représentent Trump ou Poutine est réelle. Mais le danger est bien aussi incarné ici par Retailleau, Darmanin, Bolloré ou Bardella. Leur tenir tête, tout en se donnant les moyens de solidarités internationales, nécessite de renouveler ici les liens au sein du camp écologiste, syndical, féministe, anti-raciste et anti-fasciste. Il n'existe pas de meilleur moyen pour cela que l'action commune.
Ni pacifisme, ni union sacrée
« Guerre à la guerre » fut le cri de Rosa Luxembourg et de Jean Jaurès à la veille de la grande boucherie de 14-18. La formule condense aujourd'hui le paradoxe qui nous travaille : nous sommes contre la logique même du complexe militaro-industriel, mais nous assumons qu'en Palestine, en Ukraine ou ailleurs, les peuples ne peuvent toutefois pas se défendre sans arme face aux invasions impéralistes, coloniales, ou aux dictatures qui les écrasent. Les possibilités d'auto-détermination populaire, dont nous sommes solidaires, tiennent aux moyens très concrets de faire face aux guerres. Elles relèvent d'une urgence permanente à trouver des appuis divers, autant que faire se peut par le bas, aux besoins de la résistance. Elles inventent et maintiennent des équilibres précaires entre les nécessités de la lutte armée et l'idéal de la souveraineté populaire, entre les dynamiques de la militarisation et celles de l'émancipation.
Depuis la France, notre engagement face au complexe militaro-industriel chemine sur une ligne de crête : ni opposition morale de principe à toute guerre en s'exonérant de prendre parti dans les conflits en cours ; ni ralliement à l'union sacrée derrière "notre" État-nation, inaction face à la course à l'armement et acceptation passive des sacrifices qu'il veut nous imposer en son nom. Le soutien militaire aussi sélectif qu'intéressé des gouvernements occidentaux face à la Russie ne peut pas être le nouveau prétexte impératif pour justifier ici de nouvelles régressions sociales et écologiques assorties d'un recul des libertés publiques. Il ne doit par ailleurs en aucun cas constituer un laisser passer pour le complexe militaro-industriel, un argument pour se priver d'attaquer ses méfaits ou de laisser s'étendre son emprise sur toutes les strates de la société. Agir contre la dynamique capitaliste et impérialiste du complexe militaro-industriel, viser les entreprises complices de génocide et de crimes de guerre, c'est refuser de laisser les états-majors militaires et des multinationales de l'armement décider seuls des ressorts de la guerre et de la paix en vue de servir leurs propres intérêts.
les Soulèvements de la terre - avril 2025
Guerre à la guerre dès le 21 juin au Bourget
La coalition « Guerre à la guerre » appelle à une première action commune à l'occasion du salon de l'aviation militaire au Bourget, le 21 juin prochain, où la présence de sociétés militaires israéliennes à été confirmée par Macron, entre autre ventes d'armes aux pires régimes de la planète. Nous nous y joignons parce que nous refusons de rester spectateurs
ices face à la reprise intense des bombardements sur Gaza et aux plans de déportation de la population palestinienne ; parce que nous refusons d'être réduit es à l'impuissance face à l'offensive anti-sociale et anti-écologique menée au nom de l'économie de guerre ; parce que nous refusons qu'aux portes de Paris s'opèrent des transactions mortifères entre complices de génocides et de crimes de guerre. Contre la marche forcée de l'économie de guerre et face au génocide en Palestine, nous serons là.Image d'illustration de l'article : Photo de couverture de Raissa Page - Danse sur un solo de missile nucléaire - envahissement par un groupe de femmes de la base militaire de Greenham Common en Angleterre le 31 décembre 1983 titrée « Re/Sisters : A Lens on Gender and Ecology »
Photos intérieures : Maryam Ashrafi tirée du livre « S'élever au milieu des ruines, danser entre les balles » sur la guerre et la résistance au Kurdistan syrien.
[2] https://disclose.ngo/fr/article/guerre-a-gaza-la-france-equipe-en-secret-des-mitrailleuses-utilisees-par-larmee-israelienne et https://disclose.ngo/fr/article/livraisons-darmes-a-israel-11-ong-attaquent-la-france-en-justice
[3] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/11/sudan-french-manufactured-weapons-system-identified-in-conflict-new-investigation/# : :text=Le%20syst%C3%A8me%20GALIX%2C%20fabriqu%C3%A9%20par,pour%20contrer%20des%20menaces%20proches
[6] Mathieu Rigouste, La guerre globale contre les peuples, mécanique impériale de l'ordre sécuritaire, La Fabrique éditions, 2025.
05.05.2025 à 15:24
Sur Jacques Camatte (et d'autres)
Texte intégral (1276 mots)

Vendredi 26 avril, j'ai appris le décès de Jacques Camatte en parcourant « Le Monde ». J'ai écrit à Daniel R., libraire-bouquiniste bien connu de beaucoup – et particulièrement de ceux d'Agone – que Camatte était mort et que lui, Daniel, était probablement la dernière personne vivante de mes relations à qui je pouvais communiquer cette nouvelle.
Je me doutais bien que lundimatin rappellerait cette figure au souvenir des plus vieux d'entre nous. Après le décès en 2011 de mon époux, Bernard Tournoud, professeur de philosophie, je trouvai par l'internet un échange que Jacques et lui avaient eu sur les fondements du capitalisme. L'échange avait eu lieu en 1976. L'un avait 26 ans, l'autre 40. L'un en tenait pour l'espace et son accaparement (Jacques), l'autre pour le temps et l'avenir gagé (Bernard). Ce dernier ne parlait de capitalisme que pour la forme la plus récente, mais sa réflexion portait fondamentalement sur l'économie (à prendre au sens strict, pas uniquement organisation interne des parties d'un ensemble, gestion des ressources mais aussi dans son acception vulgaire de restriction). Vie restreinte soumise au produire plus pour vivre moins, barrières constamment dressées face à l'expansion du vivre qui fait l'humain. Heureuse dépense vitale constamment retenue, contenue . Je me permets de mentionner ce texte que j'ai retrouvé sur le net dans un numéro d'Invariance :
« Toute économie porte sur le temps. Marx je crois l'a dit, qui n'était pas stupide, et ne savait pas toujours la profondeur de ses formulations. On doit aujourd'hui ajouter ceci : le capital est le dernier stade de l'économie, qui recueille et condense en lui toutes ses formes passées. Il n'y a aucun avenir pour une économie autre, parce que le capital est, radicalement, une économie de l'avenir (cf. crédit et inflation).
Si l'économie dans sa première forme, est constitution de réserves pour lutter contre le temps de la destruction et de la perte (les catastrophes naturelles, l'hostilité du milieu, etc.), elle est (l'économie) dans sa dernière forme (le capital), une tendance à la destruction et à la perte du temps.
L'économie commence lorsque l'humain prend le temps d'économiser. L'économie est à son terme quand la forme crédit s'empare du temps global de l'humain.
Si les humains organisèrent d'abord leur monde en prévision du temps de la disette et de la famine, le monde du capital est l'organisation – qu'aucune conscience ne dirige – de la disette et de la famine du temps.
La tendance à l'abolition de la temporalité et la tendance à l'abolition de l'humain sont une seule et même chose.
Le temps, c'est l'humain même.
Dans la dernière forme de l'économie, il ne s'agit plus comme dans les époques antérieures, d'économiser du temps, mais d'économiser le temps même.
Le capital est une tendance à la fixité et à la constance absolues, une tendance à la permanence, une tendance à l'immobile qui vise à faire l'économie globale du devenir, du passager. Une tendance à l'éternité.
Dans le monde du capital, le seul devenir est le Retour éternel du Même, le retour du quantitatif qui, s'il est transformé dans sa quantité, demeure identique à lui-même pour ce qui concerne sa qualité : la qualité du non-humain.
La doctrine nietzschéenne de l'éternel retour du Même est cette parole délirante qui raconte – sans le savoir, et dans les masques – la vérité du capital.
De là vient l'actualité de Nietzsche. »
B . Tournoud « Invariance » 1976
Je laisse ouverte la question sur laquelle achoppait leur amicale opposition. Entre-temps nous avons lu tant de livres, récemment lu Graziani et nous l'avons même écouté (Lundi soir) et nous pouvons penser que « ça » calcule et que« ça » mesure depuis bien longtemps. J'use abusivement cette notion psychanalytique d'un inconscient, d'un sous-jacent, pour désigner une forme de rationalité qui méconnaît ce qui l'anime.
En 2012 j'avais retrouvé des lettres que Jacques avait écrites à Bernard, feuilles de papier pelure vert recouvertes de l'écriture serrée des petites Remington. Je rappelai à Jacques qu'une de ses lettres se terminait par la formule suivante :
« Que ton oreille ne soit pas blessée par la rocailleuse harmonie de ma romance ». Je lui disais que j'avais trouvé sa conclusion charmante mais que Bernard avait le cuir (théorique) épais, qu'il n'était pas homme à s'offusquer de propos un peu musclés pour peu qu'il pût y sentir de la sincérité.
Je lui ai communiqué un texte écrit par Bernard B. à l'administration scolaire, un état des lieux critique et désenchanté. Si je me permets d'en citer une partie, c'est d'abord parce que Jacques Camatte m'a demandé de pouvoir citer ce texte dans un de ses écrits, ensuite parce qu'il parlera à certains de ceux qui lisent lundimatin et qui y écrivent, et je pense en particulier à Nora V. dont les communications nous importent et à qui va notre sympathie, mais aussi à Nathalie Quintane. Je tiens le texte entier, étoffé, à la disposition de ceux que ces questions de l'éducation intéressent/
Voici l'extrait du texte que Jacques Camatte voulait reprendre :
« Une novlange n'est pas faite pour être comprise, mais pour être acceptée sans discussion. Sa fonction est d'intimider et d'assujettir. Plus profondément elle discrédite la langue que parlent encore les hommes, et accoutume chacun à pratiquer l'absence de sens. On finit insensiblement par penser comme on parle, parce qu'il y a une profonde intimité entre parler et penser. »
Plus loin dans le texte de Bernard, Jacques Camatte insiste sur le passage suivant :
« Pire encore, l'institution scolaire fait violence à l'enfant en lui imposant, dès l'école primaire, de construire lui-même son savoir, par ses seules ressources.
Par là, on pose l'enfant comme un individu (petit entrepreneur de lui-même ?) qui doit développer et capitaliser, par ses moyens propres, les capacités (les ressources ?) dont il dispose.
« La violence initiale infligée à l'enfant est confirmée ensuite par les méthodes que l'on emploie pour l'accompagner dans son parcours de combattant. Cette violence faite à l'enfant tient encore en ceci, que depuis le plus jeune âge il est livré sans défense à l'autorité du groupe générationnel auquel il appartient. »
On pourra certes voir ce texte de 2009 d'un autre œil, on en compléterait l'analyse par d'autres considérations, c'est cependant ce passage que Camatte voulait retenir.
L'ensemble du document se terminait par la phrase que Marx lui-même écrivait dans sa conclusion à la Critique du Programme de Gotha (1875) :« Dixi et salvavi animam meam ». Je me plais à penser que Nora V. peut penser aussi à la formule latine quand elle nous livre ses récits toujours vifs mais désenchantés. Pour le dire brutalement et trivialement : « Ne savoir que trop bien que l'on a charge d'âme, faire au mieux, se savoir« Juste-Prof » et l'assumer – mais au moins ouvrir sa gueule ».
Micheline Tournoud
05.05.2025 à 14:52
PYRAMIDEN de Damien Faure
Texte intégral (2572 mots)

Pyramiden, de Damien Faure, sort en DVD ces jours-ci, bientôt au catalogue de aaa production [1]. Lorsque je l'ai vu, c'était au Cinéma Saint André des Arts en janvier 2025. Avant la projection, nous eûmes droit à une publicité pour des voitures puissantes balançant du rêve à l'impératif, « éclipsez la lune ! », « Dépassez les nuages ! » : le saccage de la planète continue comme si de rien n'était, inéchappable, même en 2025, même au Saint André des Arts. à archiver, pour plaider, un jour, des crimes contre la planète et l'humanité, par un imaginaire qui délire pour vendre des machines à lithium ou pétrole en contradiction avec tous les signaux d'alerte qui s'accumulent.
Pyramiden est un signal d'alerte de plus, qui se distingue de beaucoup d'autres en se situant à la crête de la fiction la plus imaginaire et de la réalité la plus factuellement filmée (Damien Faure est un documentariste expérimenté, auteur d'une dizaine de films en deux décennies [2], membre de l'ACID, Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion). Telle est la signature de ce film rare, par sa forme, qui en fait déjà un film culte sur le devenir-désertique de la Terre. Œuvre à la fois de science-fiction et document brut sur un des endroits les plus désolés de la planète, le Svalbard, un archipel au milieu de l'océan Arctique.
Pyramiden n'éclipse pas la lune, ni ne dépasse les nuages comme les grosses bagnoles. Tout à l'inverse, il nous plonge sur un paysage lunaire, au milieu des nuages, en plein sur la Terre. Il nous dévoile un univers, qui, précisément, dans le futur, se comprend comme le résultat du crime contre la planète et l'humanité perpétré par les publicités de 2025, jusqu'à la dévastation.
Dans le film, LE dernier humain, est perdu sur une planète d'où la vie a reflué. Ses dernières boîtes de conserve sont immangeables. Il part à la recherche de nourriture, comme le père et le fils du roman La route de Cormac McCarthy, adapté au cinéma en 2009. Sauf que là, pas de couches de cendres étouffant la terre, ni de bandes ultra-violentes en patrouilles, qui tiennent la narration de l'imaginaire états-unien, catastrophiste et ultra-violent.
Ici, dans Pyramiden, pas l'ombre d'un autre être humain à l'horizon, juste un paysage du Grand Nord d'une beauté à couper le souffle. Solitude absolue et beauté absolue, qui rendent l'impression de gâchis encore plus tragique : pourquoi, diable, ne pas d'abord, de toute urgence, méditer, cultiver et soigner la beauté à portée de main, et bien évidemment pas qu'au Svalbard.
Dans Pyramiden, l'image, le son, le montage, le corps tatoué, maigre et musclé, de l'unique comédien (David d'Ingéo), prennent le devant sur la narration, qui n'en est pas pour autant absente. Poésie visuelle et sonore à la Tarkovski (Le miroir, Stalker, Nostalgia…)
La matière que tord Damien Faure est d'abord celle des îles où le tournage a eu lieu, à plus de 600 km au nord de la Norvège, dont le Spitzberg est la plus grande [3]. Le personnage survivant, habillé comme un trappeur, muni d'un fusil, y vagabonde comme en sursis dans des paysages sublimes où il est dur de survivre : bords de fjords et hautes montagnes pelées, eaux glacées et toundras déjà au ralenti à l'automne, saison où se déroule le tournage. Minéralité, couleurs de gris, de noir, de blanc, quelques roux. La glace qui craque.
Au cours d'une marche dans des pentes rocheuses, Harald (le nom du personnage humain) tombe sur une ancienne mine de charbon désaffectée. Il s'y installe pour quelque temps. Il y trouve un lit, de quoi manger et boire. Cette cité perdue devient le troisième personnage central du film, après la nature et Harald. Elle existe réellement, cette mine sur cette île, et le film de Damien Faure nous entraîne alors, en pleine fiction, dans un pur documentaire.
Les restes d'un extractivisme industriel
Le site a été exploité par l'URSS puis par la Russie jusqu'en 1998. Harald en découvre les restes, encore présents aujourd'hui. On y voit les ruines d'un extractivisme d'état centralisé ayant déployé une cité modèle pour les ouvriers et les cadres – mais les ruines pourraient aussi bien être celles du capitalisme industriel. La cité fut appelée Pyramiden, en rappel de la forme pyramidale de la montagne la plus proche. Harald se déplace de bâtiment en bâtiment. Il y trouve les décombres d'une piscine. Un bar. Un restaurant. Une salle de cinéma et de théâtre. Une salle de classe. Tout est vide. Tout est délabré. Mais tout porte la trace de la qualité des matériaux d'origine – beaucoup de bois, des mosaïques, de la pierre. Les portes, les escaliers, les architectures ont leur esthétique. Harald excave des films de l'époque en puisant dans des bobines de 35mm stockées sur place (elles le sont, pour de vrai, sur le site actuel). Il projette des films en noir et blanc dans l'auditorium monumental. Il voit (et nous, les spectateurs, découvrons avec lui) les habitants du lieu historique. Ils jouent dans la neige. Ils conversent dans le réfectoire. Ils travaillent à la mine. Il y a des familles, beaucoup d'enfants. On assiste à un mariage.
De ces images d'archive, il ressort une émotion propre à la photographie, dont Roland Barthes a si bien parlé dans La chambre claire. Une émotion qui met en mouvement, déjà avec l'image fixe : « Telle photo, tout d'un coup, m'arrive ; elle m'anime et je l'anime. C'est donc bien ainsi que je dois nommer l'attrait qui la fait exister : une animation. La photo elle-même n'est en rien animée (je ne crois pas aux photos “vivantes”) mais elle m'anime : c'est ce que fait toute aventure » (La chambre claire, Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, 1980, p.39).
Harald découvre aussi des images animées d'ours polaires. La fiction ici se greffe sur le documentaire. Dans le film, les ours polaires ont disparu ainsi que tous les animaux, sauf un renne qui apparaît une fois, aussi perdu qu'Harald. La présence animale passe soit par les images en noir et blanc, soit par une présence hors-champ, par des sons off, des grognements, dont le spectateur est amené à penser qu'il s'agit de rêves, de cauchemars ou de peurs du personnage qui s'éloigne peu de son fusil, de jour comme de nuit.
Harald, dans sa solitude, imagine beaucoup. Pour quelques séquences, il se fantasme côtoyant des doubles de lui-même : lui en officier soviétique affublé d'un uniforme trouvé sur place, lui en super-héros avec costume et masque. Scène qui donne lieu à la seule bribe de dialogue : « Je ne suis pas un super-héros. Je suis fatigué », déclare l'Harald de chair à l'Harald costumé.
Pour une scène qui se déroule dans un conduit de charriots de la mine, Harald, l'officier, tire sur Harald, le personnage, qui riposte.
Travail, à nouveau, de la matière cinématographique : Damien Faure et Esther Frey montent en parallèle les tirs de fusils et des bobines de cinéma en train de tourner sur un projecteur.
Quel sens en deviner ? C'est ouvert. Le tir à balles réelles est-il réel ou de cinéma ? Toute la puissance du travail poétique, de la torsion de la matière, est d'ouvrir sur des interprétations plurielles qui sont à tenter du côté des spectateurs.trices à partir des images vues. Et c'est aussi pour cette raison que raconter la scène – comme je le fais ici – ne « spoile » rien du tout, parce que ce n'est pas tant l'histoire qui compte, mais surtout l'image montée, à voir absolument, à écouter, à sentir, pour se sentir impacté, émotionné, animé.
L'image n'émeut qu'en étant vraiment reçue telle qu'elle se donne dans la salle de cinéma ou sur écran : il faut la voir pour se faire son idée sur ce montage parallèle, d'où chacun tirera un sens à partir d'une sensation.
Possible interprétation : que l'imaginaire du personnage – son double qui lui tire dessus – est une sorte de cinéma. Harald fait un film de sa vie avec d'autres humains, car il n'a plus que le cinéma-imaginaire pour y parvenir, les autres humains n'existant plus dans la réalité.
Autre possible : le cinéma, qui nous rend palpable la vie de ce site et des ours blancs disparus, finit par englober jusqu'à Harald lui-même, le dernier humain promis à n'avoir pour seule existence future que le cinéma qui en laissera une image vagabonde dans l'univers.
Par le cinéma qui gagne petit à petit tous les aspects de la vie extérieure du site anciennement industriel, et de la vie intérieure du personnage, Harald accède à une sorte de récapitulation des possibles du passé, du présent, du futur.
Les fantômes marchent avec lui, dans des moments qui peuvent faire penser, parfois, à des citations visuelles de Shining (Kubrick). Harald apparaît tantôt plus vieux qu'il n'est, tantôt plus jeune, ou sans âge, ou entre deux âges ; il est parfois robuste, et souvent faible, vulnérable ; il joue comme les enfants, il sourit, il hurle, il est tendre, et parfois il est terrorisé ; il se déguise, met une perruque ; il s'invente ingénieur de la cité perdue dont il parvient à réenclencher les turbines d'énergie ; il joue de l'accordéon, du piano ; il boit de la vodka jusqu'à l'ivresse ; il danse, en miroir de danses d'images visionnées ; il tire sur l'écran où se déplace un ours plaire.
Mais les réserves d'énergie ont une fin, aussi bien dans la cité modèle que sur la Terre, ou dans le corps des humains. La cité s'éteint.
Espérance et tragédie
Harald se remet en marche. Il traverse un cimetière perdu.
Si rebond il peut s'en suivre, il viendra d'une autre ressource que les générateurs d'électricité.
Cette ressource de la fin du film, je n'en dirai, cette fois, rien. Elle mêle, à nouveau, comme tout le long du film, à la fois une réalité documentaire du Svalbard réel et un imaginaire de science-fiction poétique. Une graine d'espoir.
Mais qui peut y croire, ai-je envie de demander au cinéaste et aux autres spectateurs, tant que rien ne change au système qui se perpétue, droit dans ses bottes, aux yeux de tous, via les autres images animées, les publicités, qui occupent l'espace autour, autrement soutenues, systématiques, ultra-financées et envahissantes ?
Comment y croire, tant que la descendance d'Edward Bernays est au pouvoir ? Edward Bernays dont la vie professionnelle, qui traverse le XXe siècle, inspire la pièce de théâtre de Julie Timmerman, Un démocrate, à l'affiche du Théâtre de la Concorde en avril 2025 [4], en livre chez C&F éditions, avec un dossier de 100 pages sur le « petit prince de la propagande » [5]. Dans le spectacle, un silence terrible suit la question de la manipulation des opinions et des habitudes : « Quelle est la différence, alors, entre dictature et démocratie ? » (p.39 du livre)
Pyramiden, à la fois graine d'espérance et tragédie. Comme pour l'interprétation de la matière cinématographique : c'est ouvert ! C'est pourquoi l'exercice critique, de parler de l'art en réception, si possible à plusieurs, en dialogue ouvert, est propédeutique à la fois d'une lucidité partagée sur les structures du monde, et d'une perspective pratique qui ne renonce pas à sauver du pire. La tragédie de l'adaptation au pire ne se situe pas à un niveau individuel – Harald essaye de s'en sortir face au pire, et qui pour le lui reprocher ? – mais collectif et politique, où se planterait la graine d'un faire autrement qui soit décisif.
Olivier Fournout
05.05.2025 à 14:42
La Macédoine du nord en ébullition
La colère s'organise après l'incendie d'une discothèque qui a fait 62 morts
- 5 mai / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, International, 2Texte intégral (2166 mots)

Suite à une tragédie ayant coûté la vie à une soixantaine de jeunes dans l'incendie d'une discothèque à Kočani, en Macédoine du Nord, les citoyens et étudiants macédoniens ont décidé de faire entendre leur voix. À l'instar des mobilisations récentes en Serbie, des manifestations ont été organisées et des plénums se sont formés pour protester contre les gouvernants jugés responsables de cette catastrophe. Ce phénomène montre que le modèle du plénum n'est pas une forme d'auto-organisation isolée, mais qu'il s'exporte et s'étend lors des crises successives dans les pays des Balkans, prouvant ainsi qu'il a le potentiel d'être bien plus qu'un simple outil de contestation…
C'est dans la nuit du 16 mars 2025, vers 2h35 du matin, qu'un incendie s'est déclaré dans la discothèque Pulse, située à Kočani, alors qu'environ 650 personnes assistaient à un concert du groupe de hip-hop DNK. Le feu aurait été provoqué par des engins pyrotechniques utilisés lors de la performance, dont les étincelles auraient enflammé des matériaux inflammables au plafond. L'incendie s'est propagé rapidement, piégeant de nombreuses personnes à l'intérieur. Le bilan est lourd : 62 morts et 193 blessés, faisant de cet événement tragique l'un des plus traumatisants de l'histoire récente de la Macédoine du Nord.
Là où la tristesse est encore plus vive pour la population macédonienne, c'est que différentes sources liées à l'enquête indiquent que la discothèque Pulse opérait sans licence valide et ne respectait pas les normes de sécurité requises. Le bâtiment, un ancien entrepôt reconverti, manquait de sorties de secours adéquates, de systèmes de sprinklers (réseau de tuyaux et d'arroseurs automatiques installés au plafond) et ne disposait que d'un seul extincteur. Ces manquements ont considérablement entravé les efforts de sauvetage et amplifié la catastrophe.
En conséquence, la tristesse s'est rapidement transformée en colère : face à un drame évitable, une majorité de la population attribue cette tragédie à la corruption qui gangrène la société macédonienne, exprimant ainsi un ras-le-bol général envers les gouvernants jugés incompétents. En réaction à ce mécontentement, le gouvernement de Macédoine du Nord a annoncé une série d'inspections dans l'ensemble des établissements enregistrés comme cabarets, discothèques et boîtes de nuit, avec l'engagement de publier un rapport détaillé. Cette annonce n'a cependant pas suffi à apaiser la colère des citoyens et des étudiants, qui considèrent que la catastrophe est le symptôme d'une corruption systémique bien plus profonde.
Ce mouvement rappelle fortement ce qui s'est produit récemment en Serbie suite à la catastrophe de la gare de Novi Sad, le 1er novembre 2024. Cette ancienne gare mal entretenue, dont les travaux de rénovation semblent avoir été bâclés, a vu l'un de ses auvents s'effondrer, provoquant la mort de 16 personnes et de nombreux blessés. Cet événement avait profondément choqué la population serbe, qui a, elle aussi, rapidement exprimé sa colère contre une corruption généralisée des gouvernants. Ce mouvement de protestation se poursuit encore aujourd'hui, au moment où sont écrites ces lignes.
La création des plénums
Les similitudes entre les mouvements en Serbie et en Macédoine du Nord ne s'arrêtent pas là. Ces deux pays, rappelons-le, partagent un passé commun au sein de l'ex-Yougoslavie, ainsi que de nombreuses références culturelles et politiques. Après avoir enflammé la Serbie, la dynamique des plénums a désormais gagné la Macédoine du Nord. Là aussi, face à une classe dirigeante jugée incompétente et responsable de la tragédie, les gouvernés ne se sont pas contentés de manifester : ils ont spontanément formé des « plénums », ces assemblées horizontales ouvertes à tous, fondées sur les principes de la démocratie directe.
Ce mode d'auto-organisation est bien connu dans les Balkans. Il avait déjà émergé lors de grandes vagues de contestation : en Croatie en 2009, en Bosnie-Herzégovine en 2014, et plus récemment en Serbie. Il s'inscrit dans une tradition régionale marquée par l'expérience de l'autogestion, héritée du régime de Tito, qui a laissé une empreinte durable dans les sociétés post-yougoslaves, même si cette autogestion était imparfaite et que le régime titiste restait autoritaire et bureaucratique.
Par ailleurs, les plénums s'inspirent aussi de l'anarchisme : lors de leur première apparition en Croatie en 2009, ils avaient été en partie portés par des étudiants proches des milieux anarchistes, qui réclamaient alors une éducation gratuite et accessible pour tous. Les plénums sont donc apparus comme une solution naturelle pour les classes populaires macédoniennes pour protester contre des gouvernants jugés responsables, portés notamment par les étudiants. Le groupe nouvellement formé « Plénum étudiant » a rapidement appelé les étudiants de Macédoine du Nord à s'organiser avec leurs camarades et à décider ensemble comment lutter contre un « système pourri et corrompu », partageant des documents comme le livre de cuisine du blocus qui inspiré la formation des plénums dans les Balkans.
D'autres collectifs se sont également mobilisés, à l'image du groupe informel « Promeni.mk ». Appelant à des mobilisations autonomes, en dehors des partis et syndicats traditionnels, ils puisent leur inspiration dans les récentes protestations étudiantes en Serbie. Dans un de leurs appels, « Promeni.mk » dénonce l'acceptation passive de l'injustice et la normalisation de la corruption et de l'incompétence qui gangrènent le pays. Selon eux, il est urgent que les citoyens cessent d'attendre des solutions venues d'en haut et prennent eux-mêmes en main leur destin, pour construire, ensemble et de manière organisée, la Macédoine qu'ils souhaitent et méritent.
Nous pourrions aussi évoquer la Faculté « St. Cyrille et Méthode » de Skopje, où deux fractions étudiantes s'affrontent : le Parlement des étudiants de l'Université (USS-UKIM), représentation bureaucratique et hiérarchique des étudiants, et le Parlement étudiant indépendant (NSS-UKIM), issu d'une initiative lancée par des étudiants de la Faculté de philosophie. Ce dernier groupe s'est constitué après l'adoption d'une motion de défiance contre la direction de l'USS-UKIM. Contrairement à l'organisation traditionnelle, ils s'organisent de manière horizontale, par plénums, se décrivant eux-mêmes comme « une organisation structurée horizontalement et produit de l'auto-organisation de tous les étudiants de l'UKIM », et proclamant : « Nous appelons tous les parlements étudiants à suivre cet exemple et à se distancier publiquement de l'USS, ainsi qu'à voter une motion de défiance envers sa direction. Il est temps que les étudiants parlent pour eux-mêmes ! L'expérience USS est terminée, c'est notre Université ! »
À travers cette démarche, les étudiants affirment leur refus de voir leurs organes décisionnels placés sous l'influence des partis politiques ou des autorités, revendiquant ainsi leur indépendance et leur autonomie. Ces appels forts à l'autonomie collective, en dehors des structures traditionnelles, ne se limitent pas au seul milieu étudiant. On retrouve la même dynamique dans d'autres groupes, comme le collectif informel « Koj e sleden ? » (‘Qui est le prochain ?'), né après le meurtre tragique de Frosina Kulakova, une jeune femme tuée en janvier 2025 dans un contexte de violences qui a profondément choqué la société macédonienne. Cette affaire, perçue comme révélatrice des défaillances du système judiciaire et institutionnel, notamment son incapacité à protéger les femmes victimes de violences, a provoqué une vague d'indignation et donné naissance à ce collectif citoyen.
Depuis, « Koj e sleden ? » multiplie les initiatives. Après avoir organisé plusieurs manifestations, le groupe continue ses actions en faveur de la justice sociale et de la lutte contre l'impunité. Parmi elles, un rassemblement commémoratif a été organisé en hommage aux victimes de l'incendie de la boîte de nuit à Kočani, réunissant des milliers de personnes venues exprimer leur deuil et leur solidarité. Lors de ces événements, les banderoles donnaient une voix à la colère collective. On pouvait lire des slogans percutants tels que : « Le peuple souffre pendant que le système reste figé », « La corruption tue, les innocents brûlent », ou encore « À cause d'un système pourri, nous, les jeunes, pourrissons ». D'autres messages exprimaient la douleur et la solidarité : « Une boule dans la gorge, des larmes dans les yeux, vous n'êtes pas seuls », « Détenteurs de records en jours de deuil », ou « Toutes les années de silence se terminent par une minute de silence ». Chaque phrase, brandie haut par la foule, traduisait une même exigence : celle d'en finir avec l'impunité et l'indifférence institutionnelle.
Les limites du mouvement
Si ces expériences sont réjouissantes à bien des égards et montrent un phénomène plus large d'un processus en cours dans les Balkans, qui voit les plénums se multiplier lors des grands moments de crise et de protestation sociale, il manque encore une étincelle qui puisse transformer l'essai. Il s'agirait de faire des plénums non plus un simple outil de contestation contre la corruption ou les gouvernants, mais un véritable contre-pouvoir à l'État bourgeois, dans une optique plus radicalement anticapitaliste.
Les plénums ont clairement les prérequis pour devenir la pierre angulaire d'une nouvelle forme de gouvernement : celui de l'auto-gouvernement des classes populaires et des opprimés. Ces assemblées populaires, entièrement horizontales, spontanées et ouvertes à tous, sont les prémices d'un monde radicalement différent, fondé sur la démocratie directe, où la population reprend en main ses affaires, libérée des structures oppressives capitalistes et institutionnelles. Cette forme d'organisation semble éviter les erreurs du passé, telles que la délégation aveugle ou la récupération politique par des partis et syndicats devenus de simples outils bureaucratiques de gestion du capitalisme. Elle se révèle être un modèle facilement exportable au-delà des frontières. Peu importe le nom qu'on leur donne — plénums, conseils, assemblées populaires — leur fonctionnement reste globalement similaire, malgré des spécificités locales, et s'inscrit dans la continuité d'expériences historiques comme les soviets, dont ils représentent une forme moderne, parmi d'autres expériences d'auto-organisation populaire tendant à l'horizontalité et à la décentralisation.
Cependant, si les plénums portent en eux une origine clairement anticapitaliste, ils peuvent aussi être détournés et se dissoudre dans un mouvement plus diffus, diluant ainsi leur potentiel révolutionnaire. Le défi est donc de lier les plénums à une lutte explicitement anticapitaliste, dépassant la simple dénonciation de dirigeants corrompus ou incompétents. Car le capitalisme est, par nature, un système corrompu par l'argent roi ; le problème n'est pas un défaut de vertu des gouvernants, mais bien la logique même du système. Le mythe d'un gouvernement vertueux doit être abandonné : tout gouvernement sert la classe sociale qui le soutient, en l'occurrence la bourgeoisie. La seule réponse possible est l'auto-gouvernement, seul capable de défendre les intérêts du plus grand nombre, en permettant aux individus de reprendre collectivement en main leurs affaires quotidiennes, à travers des plénums permanents, organisés partout et en tout temps. Ce processus permettrait, par la même occasion, d'abolir la séparation entre politique et vie quotidienne, entre travail et existence.
Pour radicaliser ces expériences, il nous faut remporter la bataille culturelle, en proposant comme horizon une sortie du capitalisme par ces nouvelles formes d'auto-gouvernement. Cela implique de construire des organisations fortes, capables de faire germer des idées hautement radicales et de relier les luttes entre elles sans instaurer de nouvelles hiérarchies. Il est essentiel de veiller à ne pas reproduire les erreurs du passé : il ne s'agit pas de s'approprier les luttes, mais de permettre aux personnes concernées de s'emparer elles-mêmes des sujets qui les touchent. Pas à l'énième universitaire de venir expliquer aux opprimés ce qu'ils vivent au quotidien. C'est là, et seulement là, que réside la possibilité d'embraser la société, pour construire un monde débarrassé de toute forme de domination, un monde où régnerait la véritable liberté : celle où le travail par nécessité aurait disparu, et où chacun pourrait se développer pleinement, collectivement comme individuellement.
05.05.2025 à 13:32
En finir avec la culture du mépris
Réflexions croisées d'un metteur en scène et d'un sociologue
- 5 mai / Avec une grosse photo en haut, 2, PositionsTexte intégral (6046 mots)

2025 s'ouvre sur de funestes perspectives pour les acteurs culturels. L'annonce de coupes budgétaires drastiques par l'État et les collectivités territoriales menace une partie du secteur et tout particulièrement les lieux intermédiaires [1] qui jouent un rôle central dans l'irrigation du territoire : éducation artistique et culturelle, animations socio-culturelles, interventions dans les territoires ruraux, festivals, résidences d'artistes, créations partagées, etc. C'est tout un travail de fond, résultat d'une œuvre sédimentée sur la durée, pour ancrer d'autres manières de voir et de faire, de concevoir le vivant et les rapports de force, d'instiller du rêve et de la poésie, qui est menacé de disparaître. Pire, ce travail est nié par une vision utilitaire du monde où prime la rentabilité, la concurrence, « l'innovation » et les projets « créatifs ». Les mots vides de sens du modèle gestionnaire l'ont emporté pour de bon. Mais s'il n'y avait que ça.
Cette crise n'est pas conjoncturelle, le malaise est bien plus profond, comme en témoigne le sentiment d'impuissance des acteurs de la culture. En cause, leur armature conceptuelle entachée par une faute originelle : celle d'avoir cru aux paroles du ministre de la culture de François Mitterrand. Jack Lang affirmait en 1982 dans le discours de Mexico que la culture pouvait « vaincre la crise économique ». Cette justification fantaisiste demeure encore de nos jours comme un ultime rempart à la désagrégation du service public de la culture. Sur France Culture, le metteur en scène Thomas Joly assène que « la culture, c'est aussi un investissement et qu'elle crée de la richesse » (10/1/2025). L'argument des externalités positives, Aurélie Filippetti l'avait déjà brandi sous François Hollande. Avant elle, certains artistes l'avaient clamé lors de l'annulation du festival d'Avignon en 2003 : « Voyez comme la culture crée de la richesse. On s'arrête et le secteur de la restauration et de l'hôtellerie pleure ! »
Mais ce n'est pas la richesse économique, bien réelle, qui importe en matière de « culture ». En rabattant le travail des artistes dans le domaine de la production marchande, la justification économique fait de l'art et de la culture des marchandises, comme Jack Lang l'avait si bien dit. Mais la poésie et le corps d'un interprète ne se transportent pas sur des porte-containers. À l'exception des grosses productions, cela n'est pas rentable, et ne le sera jamais. La richesse de « la culture » ne ruisselle pas. Elle ensemence et se dissémine, permettant de grandir et de mieux respirer. Envisager l'art et la culture comme des marchandises rend possible, voire compréhensible, la sape puis la destruction du service public de la culture, qui comme les autres services publics, est programmée par l'Accord Général sur le Commerce des Services instituant l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 1994) [2].
L'impasse de la démocratisation culturelle
Une autre justification consiste à dire que la culture joue un rôle dans « l'émancipation des citoyens ». Accoler ces deux termes laisse supposer que l'émancipation aurait une dimension politique. C'était le cas après-guerre lorsque les acteurs de l'éducation populaire œuvraient à forger une conscience citoyenne, en utilisant la pratique artistique à travers de ateliers de réalisation (cinéma, poésie, théâtre, danse) [3]. L'important était de faire ensemble, de forger une conscience politique collective, avec des femmes et des hommes dont les métiers étaient en lien avec la beauté. Et d'éprouver, en s'engageant corporellement, que la beauté n'est pas une exclusivité des artistes, mais qu'elle est en chacun de nous. L'orientation des politiques culturelles a progressivement marginalisées cette conception du rôle de l'art dans la société pour privilégier le spectacle. Sous l'action du ministère de Malraux et de ses successeurs, nous sommes passés de la valorisation de la pratique à la sacralisation des œuvres, adossée sur une politique de démocratisation culturelle. L'évangélisation des masses entendait favoriser l'accès aux œuvres. Là était le salut.
Bien que critiquée dès les années 60 par Guy Debord [4], cette mutation est encensée avec constance par la majorité des opérateurs culturels depuis les années 80. Nul doute que la fréquentation des œuvres procure une forme d'émancipation, à savoir de rupture avec le quotidien qui produit des bifurcations, des formes de libération, et des changements dans les parcours de vie parfois. Mais le sens politique s'est durablement absenté d'une « politique » centrée sur les modalités de réception, à travers le développement de la médiation culturelle, dont les dispositifs privilégient le comment faire au détriment du sens de l'action : comment amener la culture aux gens... L'institutionnalisation du mépris a fait de substantiels progrès. Des années 60 à aujourd'hui, la pratique des amateurs a été dévaluée, jusque dans les modalités de recensement des « pratiques culturelles des Français » [5]. Quant aux trois piliers de l'Éducation artistique et culturelle, (pratique, connaissance, rencontre), ce sont les deux derniers qui sont principalement mis en œuvre . La pratique y demeure encore sous estimée.
C'est pourtant par et à travers la pratique que cette « émancipation » acquiert une profondeur et révèle son sens. Là sont les gisements de sentiment d'exister. C'est en chantant, en écrivant, en filmant, en dansant, en cuisinant… que nous prenons conscience de ce que l'acte créateur comporte d'humanité. La pratique est ce qui nous rassemble et nous permet d'envisager la différence comme une richesse. Au lieu de ça prévaut une vision de la culture centrée sur la création artistique, instituant une coupure entre l'art et le plus grand nombre. Les études statistiques réalisées depuis 1973 sont sans appel : c'est une majorité de Français qui, malgré tous les efforts consentis pour élargir la fréquentation des musées, des expositions, des théâtres, des opéras…, déclarent ne pas sortir [6].
Des croyances d'une autre époque
Afin de justifier la sacralisation des œuvres, opérateurs culturels et artistes se complaisent à envisager « la culture » comme un rempart contre la barbarie. Ils sont nombreux à penser que la poésie, le théâtre et la danse peuvent contribuer à faire reculer le vote Rassemblement national. Bien que ce parti soit devenu le premier en 2024, cette chimère a la peau dure. Les gens de culture oublient un peu vite qu'une partie de la gauche a rompu avec les classes populaires depuis les années 1990, et que les gens de culture dans leur grande majorité se sont eux aussi détournés des classes populaires. Ils ont accepté l'idée que les politiques culturelles mises en œuvre pouvaient à la fois satisfaire la droite et la gauche.
La déconstruction de ce messianisme culturel par des historiens, des anthropologues et des écrivains [7] n'empêche pas d'entendre encore des artistes comme le directeur du Théâtre du Nord déclarer :
« Le théâtre nous impose de nous positionner et moi je crois très fort à la puissance de ces outils-là. Je crois très fort à l'intuition géniale des fondateurs du ministère de la culture, de la décentralisation culturelle, de la démocratisation culturelle, qui au lendemain de la guerre ont fait le pari de miser sur la culture, la création, la créativité, les artistes pour créer des maisons de théâtre, pour que la culture devienne un endroit de réparation d'une population très éprouvé par la guerre, très morcelée, très fragmentée, à terre et de pouvoir reconstruire comme ça l'idée du peuple, transformer la population en peuple. Aujourd'hui et pour d'autres raisons, la population elle est aussi complètement fracassée, fragmentée, opposée, et je crois que la culture peut nous offrir un miroir commun pour qu'on puisse réellement se reconnaître en l'autre. [8] »
Quoiqu'elles ne disposent d'aucun soubassement théorique, les déclarations de ce type sont légions dans le monde de la culture cultivée. Comment pouvoir raisonnablement prétendre que la fréquentation des œuvres d'art serait un antidote aux désordres du monde ? À la sixième extinction de l'espèce ? À l'accroissement des inégalités ? À l'enrichissement des plus riches et à la croissance de la pauvreté ? À « la surrection du nihilisme » qui provient « d'une crise du récit et d'une crise de l'avenir » [9] ? À l'une de ses conséquences, la radicalisation d'une part de la jeunesse dans le djihadisme [10] ? Au court-termisme de la « gouvernance » et de l'appel à projet qui règnent en maître ? À l'air saturé de néolibéralisme qui engendre ces cauchemars ? Au baratin qui domine aussi bien le domaine de la publicité, des relations publiques que celui de la politique ? [11] À la montée partout dans le monde du fascisme ? Aux effets du dérèglement climatique ? À la fuite en avant productiviste ?
On est saisi par l'impression que ceux qui croient au rôle émancipateur de la culture se sont arrêtés à une lecture du monde des années 70. Si ces croyances destinées à rassurer les opérateurs culturels sur leur place dans la société n'étaient que des impasses, si cela n'était que du baratin pour se donner bonne conscience, ce ne serait pas si grave. Mais elles laissent la place aujourd'hui à la droite, et demain à l'extrême droite.
Au cœur de la bataille culturelle
Cela fait belle lurette que la culture n'est plus débattue lors des campagnes pour les présidentielles. Les ministres gèrent les affaires courantes. Qui prendrait le risque de remettre en cause l'héritage de Jack Lang ? À gauche personne. « L'artiste au centre » et « le soutien à la création » sont considérées comme des politiques vertueuses. Mais quelle est au fond la mission de service public de la culture ? Qu'est-ce qui justifie la dépense ? « L'émancipation ». Comment la définissez vous ? Développer la « tolérance », « l'ouverture d'esprit ». Mais la tolérance en quoi, l'ouverture vers quoi ? On a l'impression de tirer les vers du nez d'un élève de 6e qui a mal appris sa leçon. À droite personne non plus. Changement d'époque, il est question de faire des économies. Allons-y gaiement, la voie est libre. Depuis combien d'années entendons nous les représentants des institutions publiques nous expliquer que les moyens diminuent inéluctablement et doivent légitimement se resserrer autour des établissements publics, labellisés, conventionnés. Le monde de la Culture n'est pas un corps malade, mais une sorte de momie devant laquelle trop peu veulent cesser de se prosterner. Inutile d'argumenter pour tailler dans les budgets, car en face, il n'y a rien qui définisse en quoi consiste ce service public, si ce n'est des notions creuses rabâchées jusqu'à la corde (« vivre ensemble », « lien social »).
Cette indétermination est le symptôme d'une déroute : les forces progressistes ont perdu la bataille culturelle. Sur les réseaux sociaux, l'hégémonie de l'extrême droite entretient la confusion dans tous les domaines. L'Éducation nationale et la Culture, les deux secteurs professionnels du service public censés œuvrer pour l'émancipation politique, apparaissent impuissants à endiguer la diffusion de la pensée de l'extrême droite. La proportion d'une génération détenteur du baccalauréat [12] ainsi que le pourcentage de collégiens [13] ayant assisté à une action d'Éducation artistique et culturelle (EAC) sont pourtant respectables. Mais les jeunes de 18-24 ans votent majoritairement pour le Rassemblement national ; et on se souvient du score de ce parti aux dernières municipales à Avignon, la ville du plus grand festival de théâtre au monde... L'une des conséquences de cette défaite est l'invisibilisation des acteurs culturels. Leur décrédibilisation. La loi du Covid les a classé parmi les non essentiels.
Ce constat établi, une autre voie est-elle possible pour redonner du sens et de l'élan à tous les acteurs de la culture, qui partout réalisent un travail formidable, que ce soit dans les médiathèques, les musées, les arts de la scène, les ateliers réalisés en dehors des « lieux de culturel » institutionnels (dans les écoles, les centres sociaux, les prisons, les Ephad, etc.), le travail de recherche et de création entrepris dans les lieux intermédiaires ? Oui, et cette voie existe. Elle est déjà là !
Aller chercher l'art où il se trouve
Cessons de considérer les acteurs et les lieux à l'aune de l'excellence artistique, de la recherche de « nouveaux publics », de la « culture pour tous », autant de notions alimentant le paradigme de la démocratisation culturelle qui a fait long feu. Une politique culturelle qui se réduit à mettre à disposition du « peuple » la seule culture « cultivée » est une politique du mépris. « Sortir des théâtres » ne suffit pas, il faut inventer d'autres façons de faire. Nous devons développer des pratiques artistiques appropriées à l'en-dehors, à l'au-delà, à l'au-devant. Aller au-devant des gens, c'est indispensable. Aller partout où ils se trouvent. Il faut y consacrer le principal des efforts. À l'encontre de ceux qui pensent que l'art doit infiltrer la vie, œuvrons pour que la vie infiltre l'art. Artistes, compagnies, lieux, beaucoup ont adopté pour principe de produire avec des gens qui ne sont pas des spécialistes. En fréquentant les ateliers de « bricolages et d'excentricités », ceux qui ne font jamais de théâtre ou de musique, ceux que cela intimident, en font souvent sans le savoir, et c'est ça qui est important.
Le « dilettantisme » induit un engagement et des dispositions poétiques qui compensent largement les insuffisances de savoir-faire. La maladresse ne peut en aucun cas décider de la valeur artistique de ce qui advient. Faire œuvre avec les gens n'implique pas qu'on va leur apprendre à faire ce qu'on sait ou ce qu'on fait. On va les chercher parce qu'on ne sait pas inventer tout seul. On va chercher ensemble ce qu'on ne sait pas qu'on cherche. On va faire ensemble ce qu'a priori on ne sait pas faire. On va penser ensemble, cheminer ensemble, pratiquer ensemble, bricoler ensemble… Ensemble, donnons la parole et faisons de cette parole une œuvre d'art. Il est particulièrement jubilatoire, de fréquenter, d'investir des espaces incongrus de création... de mettre en œuvre ce qui n'aurait pas dû... être œuvre... d'encourager, susciter, provoquer le laisser aller des imaginations... de s'enthousiasmer de l'inconvenant de la production, et même de « l'idiotie » artistique qui peut advenir... de se réjouir de hisser des créations marginales au rang d'œuvre d'art.
Proposons des œuvres qui contestent les valeurs du savoir-faire et de la virtuosité, accueillent la maladresse appliquée de l'amateur comme une aubaine et ainsi la possibilité de surgissement de formes hors normes. Mettons en œuvre ce qui n'aurait pas dû… être œuvre, ce qui n'aurait pas dû faire œuvre… Proposons d'autres sensations artistiques, d'autres postures, portons d'autres regards sur les choses périphériques, communément repérées comme superflues ou insuffisantes. Chercher à co-construire, à co-créer, co-réaliser, expose à des évaluations peu clémentes. Cette démarche peut paraître insignifiante aux yeux de certains, la « visibilité » passant par l'intense fréquentation du public, et la « reconnaissance » par des relations étroites avec les lieux institutionnels.
Vers ce que l'on ignore
La notion d'élitisme pour tous a été une erreur fondamentale. Il faut appeler à l'abandon de la recherche des « grands artistes », des « génies » et des « œuvres majeures inoubliables ». Il faut plutôt apprendre ou réapprendre à regarder ailleurs et autrement, à faire l'éloge des petites choses : de tout ce qui manque d'attention et qui paraissait jusque-là futile, frivole, anodin ou superflu. « Il faut réapprendre à danser à l'envers et que cet envers devienne notre véritable endroit » [14].
Il est donc nécessaire de créer de nouveaux outils d'évaluation adaptés à ces façons de faire. Réaliser des œuvres d'art en co-création relève d'une exigence artistique intense. Il ne s'agit pas de délaisser l'œuvre mais de redéfinir son espace sensible de réalisation. Nous devons sortir du clivage établi entre la création artistique et l'action culturelle. Il est essentiel de dénoncer la noblesse de la « chose » artistique et le dénigrement des pratiques socio-culturelles. Nous devons revendiquer l'utilisation du champ socio-culturel comme terrain propice à la création et à la réalisation d'œuvres. S'implanter sur un quartier, un territoire annoncé à faible offre culturelle, y développer des ateliers, créer un lien avec la population ne s'improvise pas. Cela demande de l'opiniâtreté, une détermination sans faille et du temps. Les meilleures conditions pour élaborer les projets artistiques sont là. Les liens établis avec une population de non-spécialistes sont essentiels à leur réalisation. Cela suppose un pas de côté qui consiste à inverser carrément l'appréciation entre le majeur et le mineur, le noble et le commun.
Loin des institutions prestigieuses qui produisent du rayonnement territorial en mettant en concurrence les uns et les autres, les artistes de lieux intermédiaires recherchent un certain équilibre, préférant à tous et à tout, les choses inutiles et anti économiques, suspectant tout ce qui se veut utile et qui est apprécié parce que tel. Ils ne recherchent pas systématiquement la perfection. Ils s'en méfient, et pensent que se livrer à la plus extrême liberté de pensée vaut mieux que d'être soupçonné d'une quelconque complaisance vis-à-vis d'une morale asservissante. Selon eux, le meilleur de la vie artistique se reconnaît dans ce qui se manifeste en opposition à tout rationalisme. Le bonheur se rencontre en participant à un événement qui soit l'occasion de divagations stimulantes. Si quelque chose d'expérimental peut encore se réaliser, c'est dans un rapport frénétique à la vie, loin de tout souci de valeur artistique.
Au delà de tout ce qui se dit sur ce travail de sensibilisation et sur l'importance du lien social dans les quartiers, la légitimité de leurs existences ne doit pas être une légitimité limitée. Ce ne sont pas les Centres Dramatiques, les Centres Chorégraphiques, les Opéras qui occupent le terrain, c'est eux. Ce n'est pas le genre ou la forme qui fait l'intérêt, mais la valeur des engagements : ce sont leur capacités à exciter la curiosité, à donner du plaisir, à faire découvrir la créativité, à réaliser des rêves. Ils proposent leur savoir-faire et leur imaginaire, ils mettent à disposition leur fantaisie. Ils proposent aussi une idée de la vie qui n'est pas celle des victimes de leur sort. Ils fréquentent les artistes les plus rares et les plus improbables de la même façon que les gens du quartier. Mais modeste et fiers de l'être, ils ne consentent pas à être traités comme des inutiles. L'utilité ou l'inutilité de leur démarche ne se pose pas. Ce qui advient s'impose comme le résultat d'une attitude exigeante et enthousiaste, même si ce qui arrive n'a pas la forme attendue par les professionnels de la culture. Ce qu'ils font, nous le considérons comme nécessaire, essentiel, car nous ne l'imaginons pas autrement. Et qu'on ne s'y trompe pas, leurs façons de faire sont destinées au plus grand nombre.
Mais, lorsque ces expériences existent, elles passent inaperçues, elles sont forcément insignifiantes du point de vue artistique, car elle ne peuvent être appréciées que par le prisme de l'excellence et ses références copieuses. Et quand ces expériences sont repérées, elles sont considérées comme des insuffisances navrantes, voir la manifestation d'une contestation des règles inacceptable. S'il est de bon ton de transgresser les règles esthétiques, transgresser les codes bureaucratiques de l'institution, c'est mal.
Cet art là a beaucoup à voir avec un égarement, avec une exagération de la vérité. À quoi sert-il ? À célébrer l'inutile, à révéler ce qu'il a d'essentiel. C'est bizarrement salutaire à un équilibre : à la fois celui de faire supporter sa situation et celui de se révolter contre ses conditions d'existence. L'imposition d'un prisme gestionnaire invisibilise le sens de ce travail. Il autorise aussi bien des raccourcis, notamment de reprocher aux artistes et aux acteurs culturels d'être des assistés. En dit-on autant des entreprises privées (premier budget de l'État en 2022 [15]), des agriculteurs, des associations humanitaires ou sportives ? Cette critique se nourrit précisément de la sacralisation de l'art défendue par une partie des professionnels ; de la « singularité de leur démarche » ; et du rôle présumé des œuvres : envisage-t-on de convertir la population aux bienfaits de la natation ou de l'athlétisme comme on le fait couramment pour le théâtre ?
S'insurger
Depuis quelques années - création partagée - art participatif - lieux intermédiaires - nouveaux territoires de l'art et toutes les réflexions qui accompagnent et étayent ces expériences sont accueillis comme le progrès dans les années 60. Auraient-ils fini par convaincre de la nécessité de tels modes d'existence et de telles pratiques singulières ? De l'importance à encourager leur émergence, leur développement ? Les études de ces expériences se sont installées peu à peu sur les étagères des penseurs institutionnels en charge de la culture. Tout leur vocabulaire et même leur argumentaire sont de plus en plus utilisés. Ils fournissent en formules pertinentes les dernières pages des cahiers des charges des lieux labellisés. Ils peuvent servir aussi à remplir les vides des programmes culturels de nos joyeux candidats en campagne. Mais ils font peur aussi, car leur rôle n'est pas de pallier à la destruction du lien social par les logiques marchandes du capitalisme. Si des gamins mettent le feu à des voitures, ils ne sont pas là pour les empêcher. Leur rôle est de les amener à donner du sens à ce qu'ils font.
Difficile de se reconnaître dans le recensement de lieux et de structures censés être porteur de valeurs et d'engagements que les acteurs des lieux intermédiaires défendent. Car certains en sont les embrouilleurs les plus symboliques. Il ne suffit pas de s'appeler « Friche » ou « Tiers Lieu » pour assurer une réelle rupture avec des pratiques conservatrices, faut-il encore y favoriser des émergences, promotionner des démarches ayant à voir avec des formes nouvelles de participations créatives, d'échanges singuliers entre artistes et population.
Le Grand Art s'est toujours efforcé de bannir de la sphère du Beau, le « sauvage », le « commun », le « modeste », qu'il a toujours souhaité associer à l'insignifiant, au dérisoire, au vulgaire, au laid, au grotesque. Revendiquons un art sans importance, impur. Un art particulièrement ordinaire, un art du peu qui se moque du bon goût (qui loue le goût douteux, car il vaut mieux douter de ses goûts), que nous appelons « art approximatif », un art de proximité vis à vis des gens et de « bordure », de « périphérie » vis à vis de la « culture cultivée », un art du bricolage. Celui du bricoleur qui « assemble ce qui est à portée de la main (il s'agit de se rendre réceptif, disponible) [16] ».
Ces manières de concevoir la culture sont porteuses d'une vision de la société où l'art ne se réduit pas aux œuvres et à un supplément d'âme pour la petite bourgeoisie. Elles s'inscrivent dans la filiation de l'éducation populaire politique, que les cénacles cultivés qui réfléchissent à la culture s'accordent à ne pas nommer, en lui préférant la référence aux Droits culturels. Mais au-delà des termes retenus, c'est bien des manières de concevoir et de mettre en œuvre qu'il importe de s'inspirer pour refonder une politique culturelle avec les gens et pour les gens. Des précédents institutionnels, comme la mise en place de la charte de coopération culturelle à Lyon par Marc Villarubias, et le déjà là des lieux intermédiaires qui irriguent le territoire, rappellent que nous ne partons pas de rien.
Il convient de réarmer le sens politique des « projets culturels ». De donner un objectif citoyen aux métiers de la culture : quelles finalités et quelles lignes de fuite au service de l'intérêt général ? De donner un sens politique à l'émancipation, comme l'historienne Laurence de Cock le suggère : la capacité à identifier les rapports entre dominants et dominés [17]. À préciser systématiquement ce que nous entendons par « culture » ; à considérer que les arts ne sont qu'une infime part de la culture. À cesser avec ces mots d'ordre ou l'absurde le dispute au mépris (« apporter la culture dans les quartiers »). À prendre en compte le fossé entre la culture cultivée et la vie simple des simples gens (« C'est pas pour moi »). À rompre avec la matrice réactionnaire de Jack Lang que certains pensent (encore) de gauche. À cesser de sacraliser le spectacle et à redonner toute sa place aux simples pratiques. À nouer des synergies entre les pratiques et les moments de représentation, de création, d'exploration et de vertige. À dépasser la seule revendication en termes de moyens, indispensables à l'instauration des conditions de travail, à la préservation des lieux et espaces de création, mais insuffisante si elle est dénuée de sens.
À ces conditions, il devient possible de lutter pour l'instauration d'un service public de la culture, avec des moyens conséquents, mais qui ne soit pas un relais supplémentaire du mépris des classes dominantes. Une service public au service de l'émancipation politique. Un service public où les gens se sentent chez eux.
Christophe Apprill, sociologue.
Yves Fravega, metteur en scène.
[1] Ce terme accueille une diversité de structures indépendantes, d'organisations (parfois en collégialité) et de manières de travailler : lieux d'art, expérimentaux, fabriques, ateliers partagés, collectifs d'artistes, lieux collaboratifs...
[2] Articles 1-3-b et c
[3] Franck Lepage (dir.), L'éducation populaire, une utopie d'avenir, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.
[4] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967.
[5] C'est avec l'étude publiée en 1996 que l'on prend la mesure de son importance. Olivier Donnat, Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, Paris, Ministère de la Culture, 1996.
[6] Philippe Lombardo, Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles des Français, Paris, Ministère de la culture, Collection Culture études, 2020.
[7] Johann Chapoutot, Georges Didi-Huberman, Jonathan Littell, Christophe Dejours.
[8] David Bobée, in « Alain Françon, metteur en scène : "Marivaux, c'est essentiellement le rythme" », Les midis de Culture, France Culture, 12 décembre 2024. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/alain-francon-sublime-la-langue-de-marivaux-dans-sa-mise-en-scene-des-fausses-confidences-4405649 – consulté le 10/1/2025.
[9] Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l'histoire de notre temps, op. cit.
[10] Olivier Roy, Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.
[11] Harry G. Frankfurt, De l'art de dire des conneries, Paris, Éditions Mille et un nuits, 2020.
[12] En 2024, le taux de réussit au baccalauréat est de 91,4 %. A la session 2024, 79,1 % d'une génération a obtenu le baccalauréat. Source : Ministère de l'Éducation nationale. https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-edition-2024-414935 – consulté le 14/3/2025.
[13] « En juillet 2024, la part collective [du Pass Culture] concernait ainsi plus de 93 % des établissements scolaires de métropole et d'outre-mer (tous ministères confondus49). 72 % des jeunes scolarisés ont bénéficié du dispositif ». Source : Entités et politiques publiques. Premier bilan du Pass Culture, Rapport public thématique, Cour de comptes, décembre 2024, p. 68.
[14] Antonin Artaud.
[15] « Une récente revue des dépenses de l'Inspection générale des finances (IGF) évalue à 88 milliards d'euros le montant des aides versées en 2022 par l'État et la Sécurité sociale, à travers environ 380 dispositifs. » Aides publiques aux entreprises : un état des lieux, 17 septembre 2024.
- https://www.vie-publique.fr/eclairage/289629-aides-publiques-aux-entreprises-un-etat-des-lieux – consulté le 3/3/2025.
[16] Claude Lévi-Strauss, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon.
[17] Laurence de Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, L'Histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019.