13.10.2025 à 19:47
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mais toujours mise en cause par Valeurs Actuelles
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, 4, TerreurIl y a 4 ans, le 15 juin 2021 deux cents gendarmes et policiers menés par la Sous-direction Anti-Terroriste (SDAT) prenaient d'assaut les villages de Gentioux, Cieux et Bussière-Boffy en Creuse et en Haute-Vienne. Six personnes de 50 à 70 ans étaient interpellées et placées en garde à vue : parmi elles, la directrice d'école de Gentioux. Cette dernière a bénéficié d'un nom lieu cet été, elle n'est donc désormais plus une malfaitrice associée. Pourtant, à la suite d'un fait divers raciste glauque, le journal Valeurs Actuelles continue de la mettre en cause. Elle nous a transmis ce témoignage en guise de mise au point.
Après avoir été salie par une arrestation spectaculaire le 15 juin 2021, en plus d'avoir été traumatisée, enfermée et interrogée en garde à vue pendant quatre jours, mise en examen et sous contrôle judiciaire durant un an et demi et suspendue de mes fonctions par mon administration à titre conservatoire (pour me protéger m'a-t-on dit !), la justice vient, le 1er août 2025, de me délivrer un non-lieu total.
Le 15 juin 2021 une soixantaine de policiers envahissent le lieu-dit où je vis. Je suis arrêtée, mon domicile perquisitionné dans le cadre d'une enquête sur l'incendie de véhicules Enedis et d'une antenne relais en Haute-Vienne. Mise en garde à vue, je suis interrogée pour des faits que je n'ai pas commis. Choquée et la situation m'échappant totalement, je préférerai garder le silence, ce qui me sera reproché par la suite même si le droit de garder le silence est un principe fondamental reconnu par les juridictions françaises et qu'il est de l'ordre de la survie en face de l'appareil policier qui tente d' obtenir des aveux à tout prix.
Le 1er août 2025, soit quatre années plus tard, l'ordonnance du juge d'instruction concernant l'affaire dite du « 15 juin 2021 » stipule un non-lieu me concernant.
Voilà que quatre ans après, la justice décide qu'il n'y a pas d'éléments suffisants contre moi dans ce dossier pourtant très volumineux, fruit d'une enquête longue et aux moyens démesurés.
En effet, le dossier a été instruit à charge. Il comporte plus de 7 000 pages, où je découvrirai, dans les procès-verbaux me concernant, que j'ai été mise sur écoute et surveillée lors de mes déplacements pendant de nombreux mois. Mon profil, mon âge, mon genre donnaient sans doute à penser que je pouvais parler facilement sous la pression et dire tout et n'importe quoi dans la panique.
Depuis le début, je me disais bien qu'on m'avait arrêtée pour des raisons très différentes de celles évoquées et reprises en gros titres dans la presse [1]. Il fallait faire peur , stigmatiser encore un peu plus ce territoire du plateau de Millevaches (même une directrice d'école), faire du renseignement dans les milieux « militants de gauche ».
Tout ça pour ça !
Mais le mal est fait et le non-lieu ne s'accompagne ni d'excuses ni de réparations bien sûr.
La rumeur quant à elle a fonctionné à plein régime, le sensationnel étant plus croustillant que la réalité, me voilà « condamnée » dans la bouche de certains habitants !
Non seulement je ne suis pas condamnée mais la justice m'a écartée du procès en me délivrant un non-lieu total avant la tenue de celui-ci.
Moi qui ne suis pas néo-rurale puisque rurale ( née dans une famille paysanne pauvre et nombreuse du Bourbonnais), humaniste certes, de gauche et avec une sensibilité écologique oui mais me voilà décrite comme une dangereuse activiste par une presse à sensation !
L'assignation dans la « mouvance de l'ultra gauche radicale » fantasmée du plateau de Millevaches est une autre violence qui découle directement de la première et qui est alimentée par une presse peu attachée à la vérité et à la vérification de ses sources.
Toute ma vie, j'ai eu le soucis d'être ouverte à toutes et tous sans distinction de classes, d'opinions ou de modes de vie. Mon métier d'institutrice m'a permis d'avoir des contacts avec des personnes de tous milieux et je m'en réjouis. C'est l'idée que je me fais d'une vie en société et particulièrement à la campagne. Cette facilité dans le vivre ensemble m'a été enlevée par cette arrestation brutale et le bruit médiatique qui a suivi.
Il me semble pourtant précieux dans notre société qui se fracture et devient de plus en plus violente, qu'on puisse encore se parler et vivre ensemble en partageant plus que le lieu où l'on vit. Peut-être devrait-on se demander : « à qui profite le crime ? » quand on essaie de diviser et d'opposer plutôt que de rassembler et d'accorder.
Même si le mal est fait, je tenais à écrire ce petit point d'information pour tenter d'arrêter le tout et n'importe quoi qui se propage beaucoup plus vite que la vérité.
L'ex-directrice de l'école de Gentioux
[1] Gros titres accrocheurs dans la presse locale au moment des arrestations parlant de « la directrice de l'école de Gentioux », la lutte contre le terrorisme, l'ultra-gauche radicale, etc...
13.10.2025 à 19:36
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Les révolutionnaires sont-ils condamnés à ne plus fumer de roulées ?
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, 2, MouvementDepuis quelques années, les discours révolutionnaires et écologistes se confrontent à une problématique particulièrement épineuse : changer le monde implique nécessairement de repenser de fond en comble la question de la production, soit de ce qui est produit et de comment ça l'est. A titre d'exemple, pour ce qui est de se nourrir, la forme même de l'agro-industrie est incompatible avec la production d'aliments non-toxiques dans des conditions minimalement désirables. C'est d'ailleurs la proposition fondamentale de la Confédération Paysanne : faire renaître une paysannerie à même de contester et combattre le monopole agro-industriel. Un paysan lecteur de lundimatin nous a transmis ce texte et ce problème : quid de nos addictions ? Les révolutionnaires peuvent-ils espérer continuer de fumer des roulées après la révolution ?
Quand on parle d'autonomie paysanne, on évoque essentiellement le maraîchage et l'élevage. On regrette souvent que les nouveaux paysans délaissent ce dernier, comprenant bien, quel que soit notre rapport à l'élevage, qu'il est impossible de le laisser à l'agro-industrie pour peu qu'on souhaite réellement reprendre l'agriculture et les terres des mains de celle-ci. On parle très peu des plantes, ou on les inclut à tort dans la culture maraîchère. Parmi celles-ci, une plante très particulière est rarement (peut-être même jamais) abordée : Nicotiana tabacum, dit tabac.
Il n'est pas question ici d'évoquer la santé ou de la dépendance ; laissons de côté les débats sur le tabac comme problème ou sur l'idée selon laquelle l'amorce de la dépendance serait facilitée par le monde qui nous est fait – idée intéressante et que l'on peut approuver mais qui ne doit pas mener à penser qu'un monde désirable résoudrait la question du tabac – à la manière de certains marxistes qui, par fainéantise intellectuelle, se bornent à croire que la disparition du capitalisme rendrait la spiritualité caduque.
Ces débats balayeraient un constat important : une autonomie qui s'en viendrait contraindre des millions de personnes à se sevrer – faute de production ou d'horizon productif du tabac – ne servirait rien, ni l'autonomie ni les fumeurs. Et cela va sans parler de l'échec symbolique d'être, malgré tout, encore soumis à cette industrie.
Le tabac n'est pourtant pas intrinsèquement incompatible avec des pratiques agricoles durables. Sur le plan purement agronomique, il n'est pas plus compliqué de cultiver du tabac en respectant la biodiversité que n'importe quelle autre plante. Les questions à se poser, écologiquement parlant, concernant la culture du tabac sont en grande partie les mêmes que pour n'importe quelle culture maraîchère : rotation des cultures, etc.
On pourrait considérer comme purement ridicule d'écrire un article sur le tabac, puisque dès lors on pourrait écrire un article pour n'importe quelle autre culture dont on parle peu – café et j'en passe. Mais ce qui justifie le sujet, c'est d'une part, la question essentielle d'ignorer ou non, dans une perspective autonome, la question des substances addictives, et d'une autre : le fait qu'il s'agit d'un des seuls produits agricoles majeurs dont les cultivateurs ne peuvent légalement pas déserter l'industrie et l'État.
Si on ne peut pas parler d'agro-industrie – puisque le tabac en France est en grande partie cultivé par des fermes de 2 à 3 hectares, souvent familiales – il est bien question d'industrie, les agriculteurs ayant l'interdiction de vendre directement leur tabac aux buralistes, et encore moins en ventes directes, c'est-à-dire sur les marchés ou à la ferme. Le tabac cultivé est vendu à des multinationales qui l'exportent à l'étranger pour le transformer, puisqu'il n'existe plus d'usines de transformation en France. Cela vaut autant pour le tabac brut, à rouler ou à tuber que pour un paquet de cigarettes – la transformation ne voulant pas simplement signifier mise en cigarette mais séchage, ajout du goudron et d'autres joyeusetés.
Si une part du dilemme actuel concernant le maraîchage et l'élevage réside dans le fait que nous n'avons pas assez de paysans pour prendre le relais une fois les infrastructures neutralisées, les dilemmes du tabac sont plus complexes. Le premier est le même : la réussite d'un désarmement général suppose l'existence d'une force paysanne locale capable de reprendre la production et d'assurer la continuité des pratiques, ce que nous n'avons pas. Mais il se corse car quand bien même une telle force existerait, sans ces intermédiaires industriels, elle se trouverait – du moins légalement – dans l'incapacité totale de distribuer le tabac. L'autre dilemme est celui-ci : l'industrie étant située hors du pays, il n'y a pas même un point local sur lequel agir, même symboliquement.
On peut se poser la question du marché noir [1], mais on se rend rapidement compte que la plupart des « produits » proviennent majoritairement de la même industrie, soit du tabac acheté dans d'autres pays où il est moins cher et revendu sous le manteau, soit issu de contrefaçon industrielles, là encore, d'autres pays. L'alternative souterraine est une prolongation de l'industrie, elle ne fonctionne pas, hélas, grâce à quelques paysans qui brasseraient de la sèche sous le manteau.
En se demandant pourquoi, on peut émettre une hypothèse : la transformation se faisant à l'étranger, le paysan n'a plus la capacité – au niveau du matériel, parfois du savoir-faire – de la réaliser lui-même. La transformation – séchage, légère fermentation – peu complexe d'un point de vue technique, et le matériel nécessaire, relativement accessible à petite échelle, sont pourtant comparables à ce qui est fait dans d'autres filières, notamment en PPAM (filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales). Pourtant, les gestes qui permettaient autrefois d'effectuer la transformation ont été arrachés et concentrés dans la filière industrielle. Il y a donc une dépossession du savoir-faire, le paysan est devenu un simple maillon agissant sans contrôle ni vision sur la suite, comme un ouvrier qui visse une pièce sans savoir comment elle sera transformée pour devenir le produit final. Aussi, ce faisant, tout comme l'ouvrier, il n'a que peu de capacité de négociation ou de résistance, la maîtrise de la technique et du savoir étant concentrée en haut de la chaîne, et non plus de son côté.
Une réappropriation de ce savoir-faire pourrait être tout à fait envisageable localement lorsque l'autonomie sera effective, puisque certaines filières, comme les PPAM, le pratiquent déjà plus ou moins. On peut donc imaginer une entraide entre paysans en PPAM et paysans en tabac, ou une fusion des deux filières mais la question reste : si le geste révolutionnaire est un double geste, celui de la destitution et de la recomposition, comment dès aujourd'hui penser cette recomposition-ci ?
Hedy Pia
[1] Concernant le marché noir du tabac, le superbe article de Souhaib Mebarki : https://lundi.am/Barbes-Marlboro-Bled-et-tactiques-de-survie
13.10.2025 à 19:16
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Comme nous l'avions raconté dans un récent article et une courte vidéo, lundimatin est sous le coup de deux plaintes en diffamation. L'audience de la première s'est déroulée mardi 30 septembre dernier devant la 17e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris. Voici un bref compte-rendu.
Pour rappel, cette plainte a été déposée par un certain Vittorio B. à la suite de la publication sur lundimatin de cet article dans lequel un groupe de femmes l'accusait d'avoir violé l'une d'entre elles quelques années auparavant.
Si vous n'avez ni lu cet article ni regardé cette vidéo commençons par une brève recontextualisation.
Le 15 juin 2022, Boum Boum de Laurie Lassale sortait au cinéma. Il s'agit d'un film semi-documentaire et semi-fictionnel mélangeant des images des manifestations des Gilets jaunes à des considérations sur l'amour de la réalisatrice comme des manifestants qu'elle croise.
Le 12 juin 2022, lundimatin publie un article dithyrambique sur le film en soulignant la grande finesse avec laquelle Laurie Lassalle noue la question de l'amour à celle de la révolte.
Le samedi suivant, des lectrices de lundimatin décident d'aller voir le film en salle après en avoir lu la recension. Au bout d'un peu plus une heure de projection, elles voient apparaître à l'écran et reconnaissent Vittorio B. qui tient les propos suivants sur les récentes émeutes de Gilets jaunes (nous soulignons) :
« Je pense que pour recommencer au même niveau, avec la même intensité, il faut qu'un cycle se ferme et que se rouvre un autre, tu vois, c'est comme les histoires d'amour en fait, il y a des zones de vide et de plein, c'est super intéressant à analyser même pour les mouvements politiques en fait, quand il y a eu une grosse explosion orgasmique, du 1er et du 8, en fait c'est pas facile d'en avoir tout de suite une autre de la même intensité donc à chaque fois on est là comme aujourd'hui à essayer de retrouver cette intensité […] Les gilets jaunes en fait c'était une grosse tombée amoureux collective, je ne sais pas comment dire... inamoramente... tu vois c'est ça exactement, c'est une grosse surprise, personne ne s'y attendait ni dans les milieux de gauche ni dans les milieux de droite, tout le monde était dépassé par ça, et bah regarde c'est trop beau... à voir, personne ne sait où on va... à voir combien ça dure, si ça dure ou pas. Après ça dépend, comme les amants, il y a des gens qui ont des tactiques et des stratégies envers l'amour, et c'est la même chose : il y a des gens qui baisent avec beaucoup de gens, qui sont pour l'amour libre, et d'autres qui veulent le couple. Ça c'est la différence entre les marxistes orthodoxes et les autonomes. Les autonomes, au moins les anarchistes autonomes, je pense que ça devrait être cette façon de rechercher toujours la puissance, de baiser avec beaucoup de gens. Alors que pour les staliniens, il n'y a toujours qu'un amour, c'est le parti, et donc... »
Or, il s'avère que l'une des spectatrices, Emma S. [1] accuse ce même Vittorio B. de l'avoir violée le 7 juillet 2018. Une accusation qu'elle avait formalisé dans une lettre envoyée à de nombreux amis plus d'un au auparavant.
Dégoutée par les propos tenus ci-dessus dans le film, elle décide avec quelques amies de rédiger ce qui s'apparente à un droit de réponse, tant aux propos de Vittorio B. qu'à l'article laudateur de lundimatin sur le film. Il sera publié le 5 juillet 2022 dans lundimatin.
C'est donc cet article « droit de réponse » qui est visé par la plainte de Vittorio B.. Plus spécifiquement, ce sont deux phrases qui sont considérées comme diffamatoires par la partie plaignante : « Si nous écrivons, c'est parce qu'il a violé une de nos camarades et amies. » ainsi que « Derrière ses fantasmes confus, il y a un comportement de prédation sexuelle avec des blessures réelles. » Le délit de diffamation publique tout comme le droit de la presse en général sont des matières assez complexes et parfois contre-intuitives. Pour celles et ceux qui n'y connaissent a priori rien, nous avons rédigé une note de bas de page pour en résumer et synthétiser les tenants et aboutissant ici [2]
Notons que les autrices n'étaient pas poursuivies et n'ont donc pas répondu directement de leurs écrits. En droit de la presse, l'auteur d'un article est responsable de ses propos au même titre que le directeur de publication qui les accueille. Après que la plainte a été déposée par M. Vittorio B., un officier de police judiciaire a réclamé l'identité des autrices de l'article. Lundimatin a scrupuleusement respecté leur souhait qu'elle ne soit pas divulguée, dès lors seul le directeur de publication, choisi pour l'occasion, était poursuivi.
Comme exposé dans la longue note de bas de page ci-dessus, l'enjeu de l'audience n'était pas de savoir si M. Vittorio B. a commis ou non un acte criminel sur la personne de Emma S. mais de savoir si lundimatin avait rempli les obligations qui encadrent la liberté d'expression en publiant ce que nous qualifions de « droit de réponse ». En somme : la parole de Emma S. et de ses amies relève-t-elle d'un sujet d'intérêt général ? La publication de l'article dissimulait-elle une animosité cachée de la rédaction à l'endroit de M. Vittorio B. ? Une enquête sérieuse a-t-elle été menée ? Y a-t-il eu suffisamment de prudence dans l'expression ?
Notons que M. Vittorio B. ne s'est pas présenté devant le tribunal mais qu'il était représenté par son avocate Me Christine Courrégé. En face, le directeur de publication de lundimatin était présent et représenté par Me Aïnoha Pascual. À sa demande, la défense a fait citer Mme Emma S. soit celle des co-autrices des propos poursuivie qui accuse M. Vittorio B. de l'avoir violée.
L'audience fut très (très) longue nous vous épargnerons donc un compte-rendu exhaustif des propos qui s'y sont tenus. Le directeur de publication de lundimatin, régulièrement rappelé à l'ordre par la présidente, n'aura facilité l'après-midi de personne.
Sur le sujet d'intérêt général : Il a été défendu qu'il était triple. D'abord un intérêt situé et circonstancié ; dans leur droit de réponse les autrices écrivent : « Ce propos, son apparition, tout ça nous a décidé à écrire : avec elle, pour elle, mais aussi pour avertir les personnes qui ont pu ou pourraient être confrontées à lui. ». À cela s'ajoute le sujet d'intérêt général que représente la libération de la parole des femmes consacré par un arrêt récent de la cour de cassation. Finalement l'intérêt et politique pour lundimatin de mettre en débat les considérations publiques de M. Vittorio B. sur « l'amour libre » qui serait une « façon de rechercher toujours la puissance, de baiser avec beaucoup de gens. ». Du point de vue de la rédaction, ces trois degrés de l'intérêt général s'enchâssent.
Sur l'absence d'animosité : Il a été défendu que lundimatin ne connaissait pas M. Vittorio B. et qu'il n'y avait dès lors aucune animosité dissimulée dans la publication de ce droit de réponse.
Sur le sérieux de l'enquête : Il a été défendu que l'enjeu pour lundimatin n'était pas de se substituer à la police ou à la justice et donc de déterminer si M. Vittorio B. s'était effectivement rendu coupable de viol mais de s'assurer que les accusations contenues dans ce droit de réponse étaient bien réelles. Il a été démontré que la rédaction avait :
Quant au respect du contradictoire, la défense a fait valoir que ce qu'elle considérait comme un droit de réponse ne pouvait être assimilé à une enquête journalistique. Sa publication avait notamment été conditionnée au fait qui soit clairement stipulé que M. Vittorio B. niait les faits et qu'aucune plainte pénale n'avait été déposée contre lui, informant par la même les lectrices et lecteurs que les accusations portées par le texte étaient contestées par l'intéressé.
Sur la prudence dans l'expression : Il a été défendu que lundimatin n'avait ni suscité, ni déclenché ce droit de réponse et que la responsabilité du texte incombait au plaignant lui-même. En effet, après vérification auprès de la réalisatrice du film Boum Boum, il est avéré que Vittorio B. a signé son autorisation d'apparaître dans le film à une date où il était notoirement accusé de viol par Emma S. C'est donc en pleine connaissance de cause, à une période où de nombreuses personnes lui demandaient des comptes quant à ses agissements qu'il a jugé opportun d'apparaître dans le film pour y tenir les propos suscités. Au reste, si le caractère diffamant d'une accusation de viol ne fait pas débat, le ton et l'expression du droit de réponse sont posés, descriptifs et analytiques.
Ces (longues) démonstration faites, ni le conseil de M. Vittorio B. ni le ministère public n'ont souhaité poser de question au directeur de publication de lundimatin. Seule Me Pascual a demandé s'il aurait été possible pour la revue de faire d'encore plus amples vérifications, la réponse fut non.
Comme le veut la loi, Mme Emma S. n'a pu assister aux débats avant de venir témoigner. Dans la salle de très nombreux amis s'étaient réunis pour la soutenir. Après avoir commencé à lire le témoignage qu'elle avait préparé, Me Courrégé s'est insurgée que les juges n'exigent pas immédiatement qu'elle parle sans note. Ces dernières lui ont alors indiqué qu'elle pouvait se référer à ses notes mais ne pouvait pas se contenter de lire. Nous reproduisons ci-dessous l'intervention qu'elle avait prévue de lire et qui diffère très peu de ce qu'elle a pu dire à l'audience.
J'avais dix-neuf ans quand j'ai eu à faire à Vittorio, lui en avait trente. Après une semaine passée dans le même espace et à vivre traquée par son insistance séductrice, il a saisi mon corps à un moment où je n'étais pas en état de consentir.
Il m'a fallu deux ans pour admettre ce qu'il m'était arrivé et parvenir à en parler ; deux ans pour mettre des mots, appeler ce viol ce qu'il est : un viol et sortir de la torpeur. Deux ans pour reprendre un peu possession de mon enveloppe corporelle.
C'était la période du Covid, j'ai écrit une lettre à mon entourage pour dire ce qu'il s'était passé, faire exister ailleurs que dans mon esprit et dans mon corps la violence vécue, essayer de m'en défaire pour avancer. Sans doute aussi pour sortir de la solitude.
Je n'ai pas déposé plainte, j'avais l'impression que ça n'aboutirait pas. Quelles preuves avais-je de ce qu'il s'était passé deux ans plus tard ? Et puis je sais que la majorité des plaintes n'aboutissent pas à un procès et encore moins à une condamnation.
J'ai souhaité une médiation entre lui et moi rapidement rendue impossible par son incapacité à entendre ma blessure et mon absence de consentement.
Puis je n'ai plus eu la force de rien.
J'ai tenté de me relever, de me remettre de cette histoire et de me réparer de sa violence sans rien attendre de lui.
Un an après ma lettre, il y a eu le film Boum Boum. Je me suis rendue au cinéma à la suite de son éloge parue dans lundimatin. J'ai été estomaquée de voir Vittorio apparaitre à l'écran, dégoutée et choquée par les propos qu'il tient. J'ai l'impression qu'il justifie ses actes avec des comparaisons douteuses. Mes amis m'ont soutenu pour faire exister une autre parole et rédiger ce texte “à propos de Vittorio B.”.
Aujourd'hui je me retrouve ici à tenter de défendre la seule chose qui m'a été permise, par mes amis et par lundimatin depuis ce qu'il a fait : ne pas laisser sa seule parole publique exister sans contrepoint ; ne pas laisser son discours emplis de prédation sans réponses.
Pendant son témoignage, l'avocate de Vittorio B. qui était restée plutôt discrète jusque-là, s'est approchée et positionnée à quelques mètres d'Emma S, dans son champs de vision, comme pour interférer entre les paroles qu'elle délivrait et les juges qui l'écoutaient. Ce récit finit, il s'est agit de remettre ses déclarations en cause, de s'étonner qu'il lui ait fallu trois ans pour réaliser qu'elle avait été violée, etc. etc.
Puis, l'accusation trébucha sur une série de lapsus. Comme il fallait décrédibiliser la parole d'Emma S. en caricaturant sa qualité de victime, l'avocate de l'accusation s'est mise à parler d'elle en la qualifiant justement de « victime ». Derrière cette négligence rhétorique, c'est tout le sens de l'audience qui se renversait, la victime devenait le potentiel coupable, la coupable, une évidente victime.
Comme il fallait néanmoins remettre Vittorio B. à la place de la victime, son avocate a insisté sur la « médiation » évoquée par Emma S dans son témoignage ainsi que dans un second témoignage écrit par un ancien proche de Vittorio B. Selon l'avocate, l'intéressé a dû subir les foudres d'un « tribunal révolutionnaire » dont on devine qu'il s'en est fallu de peu pour qu'il finisse dans un camp de rééducation, effacé des photographies officielles. Aux juges qui l'interrogeaient sur cette médiation, Emma S expliqua que deux amis communs avaient proposé à Vittorio B de discuter avec elle des faits allégués en leur présence, ce qu'il a, selon elle et eux ; systématiquement refusé. Qu'attendait-elle de cette tentative de médiation ? « Qu'il s'excuse. »
Puis le conseil de Vittorio B entama sa plaidoirie par une référence au livre MeeTooMuch de l'ancien procureur général et désormais chroniqueur régulier sur Cnews, Philippe Bilger. Cet instant kitch passé, il faut reconnaître que la plaidoirie Me Courrégé fut fort habile. Si de prime abord nous pensions assister à l'énumération de tous les clichés et préjugés les plus éculés et réactionnaires quant à la libération de la parole des victimes de violences sexuelles, elle opérait en réalité un ingénieux déplacement quant à la manière dont les débats s'étaient tenus jusque-là.
Lundimatin : pas vraiment des journalistes ni un journal, c'est très confus. Les déclarations de son directeur de publication encore plus confus. Le témoignage de Mme Emma S, confus. Le mail de son client qui reconnaît lui avoir commis un tort et lui devoir réparation, confus. Son client, lorsqu'elle lui a demandé s'il avait commis ce viol, une logorrhée de dix minutes confuse. Elle a d'ailleurs dû beaucoup insister pour qu'il lui dise clairement et définitivement que non, il n'a jamais violé Emma S. Summum de la stratégie de défense, même si elle était du côté du plaignant, l'avocate est parvenue à faire passer sa propre démonstration pour confuse. Dès lors, l'audience qui s'articulait autour d'arguments précis et techniques avec comme soubassement des accusations circonstanciées et recoupées se retrouvait embrumée dans un nuage de confusion. C'était en tous cas certainement la stratégie choisie : dissiper toute vérité pouvant émaner ce qui avait été dit et versé à la procédure pour y substituer et instiller le doute. Finalement, il serait plus raisonnable de ne rien prendre au sérieux ou au pied de la lettre et de se contenter de juger du caractère diffamatoire d'une phrase : « Si nous écrivons, c'est parce qu'il a violé une de nos camarades et amies. »
« There's no justice
It's just us
We need justice
For all of us »
Agnostic Front, Blind justice, 1984
Pour clore les débats, la parole revenait comme de coutume à l'accusé. N'ayant pas pu tout écouter, voici un résumé synthétique des conclusions de la défense.
Selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, qu'on ne soupçonnera pas de radicalisme féministe, en 2023, 98% des personnes se déclarant victimes des violences sexuelles hors cadre familial disent n'avoir pas déposé plainte. Le refus de recourir à la police et à la justice a certainement des raisons diverses et variées, il est néanmoins massif au point d'être quasi systématique. Le plaignant peut regretter (sic) qu'Emma S. n'ait pas déposé plainte, on ne peut néanmoins pas feindre de s'en étonner.
La publication de ce droit de réponse a suscité de nombreuses discussions et beaucoup d'inconfort dans la rédaction de lundimatin. S'il est évident que l'institution judiciaire ne répond absolument pas adéquatement à la perpétuation massive des violences sexistes et sexuelles, s'y soustraire ne peut aucunement et mécaniquement constituer la garantie de « faire mieux ».
Dès lors, la libération de la parole des femmes quant aux violences sexistes et sexuelles nous met face à deux possibilités proprement insatisfaisantes.
La première consiste à se reposer sur l'institution judiciaire et à conditionner la parole publique des femmes à la condamnation préalable de leur agresseur supposé. C'est la garantie d'une protection optimale de la présomption d'innocence des personnes accusées. Cependant, on peut déduire de l'extrême faiblesse du recours à l'institution judiciaire et les résultats statistiques des procédures pénales [3] que malgré le discours institué et institutionnel sur la justice, l'arbitraire se déplace vers les femmes victimes de violences sexuelles dont les maux et les souffrances restent majoritairement non-reconnues.
La seconde option consiste à libérer la parole des femmes sans la conditionner à la condamnation préalable des accusées. Cela permet une plus grande reconnaissance sociale des violences et des victimes mais fait courir le risque d'accusations arbitraires, de diffamation et d'atteinte à l'honneur des personnes accusées de violences.
On comprend facilement que chacune de ces options est insatisfaisante dans la mesure où aucune ne garantit l'exécution parfaite de la justice. Le risque de l'arbitraire se déplace seulement d'un pôle à un autre. Néanmoins, personne ne peut soutenir que la publicité de la parole des femmes fait encourir un plus grand risque d'arbitraire que l'institution judiciaire. Il semblerait que ce soit même factuellement l'inverse qui se produise, la libération de la parole des femmes semble avoir fait un nombre de victimes dérisoire alors que son entrave en produit en masse.
On ne pourra jamais savoir avec certitude si, comme elle l'affirme, Emma S a bien été violée par Vittorio B en juillet 2018 ou si comme lui l'affirme « elle est complètement folle ». Lundimatin aurait donc pu refuser de publier son droit de réponse au prétexte que M. Vittorio B n'a pas été condamné pour ces faits. C'est à l'évidence inverse que la rédaction s'en est remise : lundimatin ne pouvait pas ne pas laisser la possibilité à Emma S. de dire son dégout des propos tenus par Vittorio B et de raconter ce dont elle l'accusait depuis de nombreuses années. Nous avons dependant déployé beaucoup d'efforts pour recouper et corroborer, non pas la vérité de ce viol allégué, mais celle de la parole d'Emma S tout en la conditionnant à une précision importante : Vittorio B a toujours nié les faits et aucune plainte n'a été déposée contre lui.
Finalement, quelle que sera la décision de la cour, le jugement sera insatisfaisant. Si lundimatin est relaxé des faits de diffamation, la parole d'Emma S. aura été entendue et reconnue, ce qui encouragera peut-être d'autres femmes à prendre la parole ; au risque d'avoir entaché à tort la réputation de M. Vittorio B.
Si lundimatin est condamné, cela aura potentiellement un effet dissuasif sur toutes celles qui hésitent à dénoncer publiquement les violences qu'elles estiment avoir subies, Emma S. vivra probablement cela comme un redoublement de la violence qu'elle estime avoir subi mais M. Vittorio B pourra se targuer d'avoir été injustement diffamé et obtenu justice.
En somme, le concept de justice, ne se réalise ni ne s'épuise dans l'institution judiciaire.
L'avocate de M. Vittorio B réclame 20 000 euros de dommages et intérêts au directeur de publication de lundimatin [4]. Le jugement sera rendu le 26 novembre 2025. Si vous souhaitez soutenir lundimatin dans ses aventures judiciaires, nous vous rappelons qu'une cagnotte a été créée à cet effet ici :.
Valerio Solanos
[1] Nous avons changé son prénom à sa demande.
[2] La diffamation consiste à affirmer un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne. L'amplitude des faits caractérisés est donc immense. À titre d'exemple, nous avons vu à l'occasion d'une audience relais, un co-propriétaire poursuivre un autre co-propriétaire pour lui avoir dit « T'es une merde ! T'es une merde ! T'es une merde ! » lors d'une assemblée... de co-propriété. Tout cela pour dire, et c'est ce qui est contre-intuitif, que les audiences pour diffamation ne portent généralement pas sur le caractère diffamatoire ou non des propos incriminés. Il est acquis lors de l'instruction que dire d'une personne qu'elle est « une merde » ou qu'elle a violée autrui porte atteinte à son honneur ou à sa considération. Ce que les magistrats de la 17e chambre examinent c'est la mise en balance entre d'un côté la liberté d'expression et de l'autre les risques d'atteinte à l'honneur ou à la considération. Pour résumer, si la Constitution garantit la liberté d'expression, la loi y impose certaines limites, en l'occurrence ne pas proférer ou publier des paroles ou des écrits qui puissent nuire à autrui par malveillance, vengeance ou négligence.
Dès lors, il ne s'agit pas de savoir si la partie poursuivie a ou non diffamé, - elle en est quelque part déjà et a priori « coupable » -, mais d'examiner si les conditions sont réunies pour qu'elle soit relaxée au vu de la défense supérieure de la liberté d'expression.
Pour cela, la loi prévoit deux motifs de relaxe : l'exception de vérité et l'exception de bonne foi. Graal des avocats spécialisés en droit de la presse, l'exception de vérité est rarement convoquée et encore plus rarement concédée par les juges. Prenons l'exemple de nos co-propriétaires, on mesure toute la difficulté qu'il y aurait pour la partie poursuivie à démontrer que le voisin plaignant est en réalité une déjection humaine ou animale. Dans l'audience qui nous intéresse, dans la mesure où aucune plainte n'a été déposée contre Vittorio B., que les faits n'ont jamais été examinés par la justice et qu'il n'a donc jamais été condamné, qu'il soit considéré ou non comme un violeur peut être une opinion mais aucunement une vérité et encore moins une vérité judiciaire.
C'est donc l'exception de bonne foi qui est la plus souvent plaidée. Pour qu'elle soit retenue, la jurisprudence a établi certains critères qui se doivent d'être réunis : le but légitime (pour la presse on évoquera plutôt le sujet d'intérêt général), l'absence d'intention de nuire ou d'animosité, le sérieux de l'enquête et la prudence dans l'expression. Si ces quatre conditions sont réunies, les magistrats peuvent juger que les propos poursuivis rentrent dans le cadre de la liberté d'expression et relaxer les prévenus.
[3] 86% des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite entre 2012 et 2021 et 0,6% des viols ou tentatives de viols auraient donné lieu à une condamnation en 2020 selon l'INSEE.
[4] Ce dernier nous a vivement enjoint à chaudement remercier toutes celles et ceux qui l'ont aidé à préparer cette audience et se reconnaîtront, ainsi que Me Aïnoha Pascual, évidemment.
13.10.2025 à 16:17
dev
Vous vous souvenez peut-être de notre entretien avec le groupe catholique et révolutionnaire Anastasis qui signifie à la fois résurrection et insurrection. Foucauld Giuliani qui participe activement au collectif interroge cette semaine l'adhésion de la communauté catholique au mythe libéral autant qu'à la fascisation en cours. Derrière ces « impérities politiques », il localise des raisons et questions théologiques.
En 2017, le jeune Emmanuel Macron prenait le pouvoir, porté par l'enthousiasme de larges pans des médias. En jouant la carte de la « start-up nation » et en flattant le désir si moderne de « se faire soi-même » et de « ne dépendre de personne », il sut habilement capter un électorat sociologiquement plutôt varié. Par son extraction sociale, ses diplômes et son parcours professionnel de financier et de haut-fonctionnaire, il rassurait la bourgeoisie ; par son image de nouveauté et de dynamisme, il séduisit des couches plus populaires avides de croire aux récits de la méritocratie et de la promotion sociale par le travail. La suppression de l'ISF et la valorisation de l'entreprenariat illustraient parfaitement sa stratégie électorale. Opportuniste, Macron profita d'un rejet croissant de la gauche et de la droite de gouvernement, c'est-à-dire des élites politiques traditionnelles assimilées à un ordre socio-économique vermoulu.
Huit ans, deux mandats présidentiels et une succession de crises institutionnelles plus tard, il est évident que la promesse de renouveau était illusoire. Loin d'incarner un dépassement des vieilles logiques, Macron les a au contraire synthétisées et renforcées. Son projet politique se résume à une consolidation d'un néolibéralisme incapable de répondre aux exigences de solidarité, de justice fiscale et sociale et de transformation écologique. Il serait certainement puéril de reprocher au président de ne pas avoir vaincu une hydre capitaliste qui se déchaîne aujourd'hui au niveau mondial. Mais une chose est de vaincre, une autre de combattre. Jamais Macron n'engagea le rapport de force avec les classes dominantes pour la raison très simple qu'il ne le voulut jamais, comme en témoigne sa foi non démentie dans la théorie libérale du « ruissellement » de la richesse du haut vers le bas de la société ou son obstination à ne pas rétablir l'ISF. S'il est exagéré de faire de Macron un « Thatcher à la française » – le maintien de politiques redistributives et les mécanismes de solidarité mis en place durant la crise du Covid contredisent cette vision inutilement caricaturale – il est indéniable que son idéologie lui fait croire le capitalisme globalement valable et parfaitement réformable.
Or un système économique qui définit le travail humain comme un simple moyen, le profit financier comme le principal critère de la production et qui encourage les habitudes de consommation les plus pulsionnelles et destructrices est structurellement incapable de répondre aux problèmes de notre époque. Chaque jour le capitalisme démontre qu'il produit la catastrophe climatique, dispose à la guerre du tous contre tous, consolide le triomphe des plus forts sur les plus faibles. De plus, il est clair à quiconque à des yeux pour voir ce qui se met actuellement en place aux États-Unis que ce mode de production et de consommation s'accommode parfaitement des régimes autoritaires. La fable d'un capitalisme qui irait de pair avec le libéralisme politique et les droits individuels est bel et bien morte. [1] Dès lors, l'idée martelée par le camp présidentiel depuis des années selon laquelle il incarnerait la seule alternative crédible à l'extrême droite est mortifère. Le choix ne se situe pas entre lui et une extrême droite autoritaire, raciste, climatosceptique et parfaitement alignée sur les exigences conservatrices des élites économiques. Il se situe entre ces deux propositions inopérantes et une autre voie. Cette autre voie est nécessairement révolutionnaire en ce qu'elle ne peut que vouloir l'abolition du capitalisme au niveau mondial, l'enjeu étant de combiner ce projet au maintien des droits individuels et de la démocratie, c'est-à-dire de réussir là où les régimes communistes du XXe siècle ont échoué.
Penser que nous autres, les chrétiens de France, sommes à la hauteur de la tâche, c'est se voiler la face. Une bonne partie d'entre nous participent à la fascisation politique en cours, désignant « le wokisme » comme ennemi principal à abattre, cédant à l'islamophobie pathologique qui ronge la société, troquant l'exigence de fraternité évangélique contre la chimère de « la grandeur civilisationnelle » (cette dernière attitude est incarnée à la perfection par le parti d'Éric Zemmour, Reconquête). Il y a des raisons théologiques derrière cette impéritie politique.
Décortiquons l'une d'entre elles : la tendance à déduire de la réalité universelle du péché – c'est-à-dire de la possibilité toujours laissée à l'homme de choisir le mal – un certain fatalisme politique. Selon cette optique, accepter un monde structurellement injuste, ce serait faire preuve de « réalisme » et refuser « l'utopie » car – le savez-vous, bonnes gens ? – « l'enfer est pavé de bonnes intentions ». Ainsi, considérer le capitalisme comme la fin de l'histoire et s'y soumettre équivaudrait à faire preuve de sagesse et non de pessimisme, de lucidité et non de cynisme. Alors la théologie fait le lit du conservatisme le plus obtus. La conscience du péché conduit pourtant à une position bien différente : la lutte pour les meilleures structures sociales possibles associée à la certitude que, même dans le monde le plus égalitaire qui soit, le mal et la souffrance demeureraient car « c'est du dedans, du cœur de l'homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. » (Mc, 7, 21-22) Jamais le Christ ne prend prétexte du péché humain individuel pour justifier un ordre social insatisfaisant. Au contraire, il tient ensemble la lutte contre les structures d'oppression et l'appel à la conversion toujours inachevée du cœur. En cas contraire, il se serait satisfait de l'ethnicisme ou du culte de Mammon [2], structures qu'il destitue magnifiquement une fois pour toutes. Dès lors, les chrétiens n'ont pas à être pour ou contre la révolution sociale mais à être révolutionnaire d'une manière bien particulière. Le chrétien est une révolutionnaire qui sait que la révolution n'abolira pas le mal car cette tâche, en définitive, est oeuvre divine et non humaine. Il sait que l'empire du mal excède le périmètre des conditions sociales ; il sait que jamais la révolution ne se substituera au travail de conversion, ce travail exigeant un dessaisissement de sa volonté propre au profit de la grâce divine.
Une voie s'ouvre à nous : participer aux élans révolutionnaires de notre temps en se gardant de céder aux tentations dangereuses toujours propres à de tels mouvements (illusion de pureté, essentialisation de l'ennemi, violence mimétique, dogmatisme idéologique…). Parviendrons-nous à une telle hauteur ? Si nous comptons sur nos seules forces pour y parvenir, la réponse est non. La part chrétienne en nous se doit de destituer la part humainement révolutionnaire, la part révolutionnaire exige d'être orientée évangéliquement, sinon que vaudra-t-elle ?
Paradoxes chrétiens : la plus grande hauteur s'atteint par la voie de la plus franche humilité, l'action la plus transformatrice émane de la prière la plus intime, l'ambition légitime d'étendre le règne de la communion aux frontières du monde commence par l'acte de s'agenouiller aux pieds de la croix.
Foucauld Giuliani
[1] Voir sur ce point l'ouvrage passionnant de Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de finitude (XVIe-XXIe siècle), Flammarion, 2025.
[2] Dans Urgence évangélique (Parole et Silence, 2025), nous – collectif Anastasis – avons défendu la thèse selon laquelle le capitalisme réalise en acte le culte de Mammon en cela qu'il nous enchaîne collectivement au processus destructeur de l'accumulation infinie du capital décorrélée de tout progrès social, moral ou spirituel.
13.10.2025 à 15:56
dev
On appellera « ubique » tout ce que l'on désigne tantôt par le signifiant « informatique », tantôt – et de plus en plus – par celui de « numérique ».
L'ubique est le nom et l'objet d'une enquête. Celle-ci a pour objectif de déterminer le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire de l'ubique. Peut-on se fier et prendre appui sur l'ubique dans une visée émancipatrice ? Ou, au contraire, l'ubique doit-elle être combattue en raison des incomparables moyens de contrôle et de domination qu'elle fournit ?
[Lire le premier épisode par ici.]
« Le capitalisme se forme quand le flux de richesse non qualifié rencontre le flux de travail non qualifié, et se conjugue avec lui. C'est ce que les conjonctions précédentes, encore qualitatives ou topiques, avaient toujours inhibé (les deux principaux inhibiteurs, c'étaient l'organisation féodale des campagnes et l'organisation corporative des villes). Autant dire que le capitalisme se forme avec une axiomatique générale des flux décodés »
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 565
Nos explorations, tant génétiques qu'archéologiques, ont confirmé la nature mathématique de l'ubique. Nous y avons notamment évoqué comment l'ubique s'avérait la technique idéale pour mettre en œuvre la méthode axiomatique, celle-ci consistant en un enchaînement mécanique de règles permettant de déduire tous les théorèmes d'une théorie mathématique à partir de propositions prises comme hypothèses et jamais démontrées – les axiomes. Or les travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari ont montré que l'on pouvait trouver une analogie entre l'axiomatique et le fonctionnement des sociétés modernes du capitalisme. Il est par conséquent
C'est bien un rapport d'analogie que l'on peut établir entre le Capital et les axiomatiques formelles des mathématiques – un rapport de rapports. On se fourvoierait à le concevoir comme une simple métaphore, où une caractéristique de l'un correspondrait à une propriété de l'autre – dans une comparaison un à un. Ce sont plutôt les manières dont les éléments constitutifs de l'économie politique capitaliste s'organisent entre eux qui se calquent sur les façons qu'ont les axiomatiques logico-déductives de répondre aux problèmes qui se posent à elles. En ce sens, le capitalisme n'est pas simplement comparé à une axiomatique mais il en adopte les méthodes de fonctionnement – et se heurte aux mêmes limites.
Il serait tout autant erroné de poser une telle analogie entre l'ubique et une axiomatique. L'ubique n'est pas une axiomatique. L'ubique n'est pas comparable à une axiomatique. L'ubique ne fonctionne pas comme une axiomatique. Le rapport entre ubique et axiomatique est fondamentalement différent : l'ubique permet à une axiomatique de fonctionner, de se réaliser.
Ces mises en garde précisées, voyons comment, par analogie, le capitalisme fonctionne comme une axiomatique et comment l'ubique est capable de mettre en œuvre ce fonctionnement.
Lorsqu'on axiomatise une théorie mathématique, on aboutit à un système d'axiomes portant sur des objets non qualifiés, c'est-à-dire se présentant uniquement comme des signes sans signification. La seule chose qui importe, ce sont les relations qu'entretiennent ces signes entre eux, quoi qu'ils puissent représenter.
On peut bien définir une droite comme passant par deux points ou un plan comme contenant une droite et un point extérieur à celle-ci, les notions de points, de droites et de plans n'ont pas dans l'axiomatisation de la géométrie les significations qu'on leur accorde couramment en géométrie. Elles n'en ont aucune. Et on pourrait tout aussi bien les remplacer par d'autres signifiants – par « tables », « chaises » et « chopes de bière » avait l'habitude de plaisanter David Hilbert, père de l'axiomatique moderne – ou plus prosaïquement par des x, des y et des z.
Or, c'est également sur des flux non qualifiés qu'opère le Capital. En premier lieu – et axiome principal – en conjuguant le travail et la richesse. Peu importe que cette dernière soit foncière, marchande ou financière. De même qu'il est égal que le travail consiste à cultiver des légumes, façonner du métal ou écrire un livre. Pour le capitalisme, le travail est sans qualité, quelconque. Et la richesse se présente nue, universelle. Il n'y a que du travail abstrait et de la valeur quelle que soit son utilité.
Tant l'axiomatique que le Capital fonctionnent à un degré d'abstraction ayant évacué toute signification aux objets qu'ils manipulent. C'est précisément – nous l'avons vu – à ce niveau qu'opère l'ubique : dans un processus d'abstraction de la réalité manipulant des bits d'informations dénuées de sens.
Mais le capitalisme serait bien impuissant s'il en restait à ce niveau formel sans réussir à se concrétiser dans la vie réelle. De même, une axiomatique serait de peu d'utilité si ses règles abstraites ne trouvaient à s'appliquer sur des objets mathématiques définis.
C'est pourquoi l'une des principales caractéristiques d'une axiomatique mathématique est qu'elle se réalise dans ce qu'on appelle des modèles. Toute théorie axiomatisée s'applique ainsi à différents modèles de réalisation qui, bien qu'hétérogènes, n'en sont pas moins isomorphes, c'est-à-dire partageant une même structure de relations, une même forme, définie justement par l'axiomatique. Pour rendre ceci plus clair, prenons comme exemple l'axiome énonçant qu'à tout élément x, on peut associer un élément e, tel qu'il existe une relation entre x et e dont le résultat est x. Cet axiome se réalise dans l'addition des entiers naturels avec e = 0, on a en effet x + 0 = x. Mais on trouve également une réalisation de cet axiome dans la multiplication des nombres réels en prenant e = 1 : x * 1 = x. Ou pour sortir de l'arithmétique, si l'on considère les transformations géométriques, un tel élément e consiste dans la transformation laissant tout point invariant. Etc.
Cette propriété d'isomorphisme des modèles de réalisation est d'ailleurs ce qui assure la fécondité de la méthode axiomatique. En axiomatisant une théorie mathématique, on peut en déduire des règles s'appliquant sur tout modèle de réalisation de cette axiomatique, où ces règles étaient insoupçonnées.
Or, si l'on revient au capitalisme, les États modernes peuvent être vus comme autant de modèles de réalisation de l'axiomatique du Capital. En dépit de leur différences indéniables, tous ces États, qu'ils soient totalitaires, démocratiques, socialistes ou libéraux, effectuent la même axiomatique, obéissant à un niveau d'abstraction supérieur aux règles du marché mondialisé.
Leur hétérogénéité peut de même être notamment comprise comme découlant d'une autre propriété des axiomatiques logico-déductives : pouvoir ajouter ou retirer des axiomes jusqu'à saturation – lorsque l'ajout d'un axiome supplémentaire rendrait le système contradictoire – ou appauvrissement – lorsqu'un retrait additionnel rendrait l'axiomatique incapable de permettre une déduction complète à partir des axiomes restants. Ainsi les États dits socialistes ou sociaux-démocrates auraient cette tendance à l'adjonction d'axiomes censés réguler le fonctionnement automatique du Capital. Alors que les États néolibéraux restreindraient le plus possible le nombre d'axiomes de manière à laisser les lois du marché s'exercer sans contrainte.
Et l'ubique est ici encore une technique parfaitement appropriée pour permettre cet isomorphisme. En modifiant les valeurs que peuvent prendre telle ou telle variable d'un programme ubique, ce dernier produit autant de résultats distincts et pourtant structurés de manière similaire. De même, l'ajout ou le retrait de variables ou de conditions algorithmiques sur celles-ci autorisera à un traitement ubique plus ou moins contraint.
Bref, tout système axiomatique est susceptible d'être codé ubiquement. Or, si l'on accepte l'analogie entre axiomatique et capitalisme, on ne peut qu'en conclure, par transitivité, que les principes fonctionnels du capitalisme sont susceptibles d'être mis en œuvre par l'ubique. Est-ce à dire que l'ubique est irrémédiablement condamné à faire fonctionner l'axiomatique du Capital ?
Ce serait aller un peu vite en besogne ! Car toute axiomatique possède ses limites. Bien que se voulant universelle, une axiomatique n'est jamais capable de tout embrasser dans ses filets. C'est le sens du théorème d'incomplétude de Gödel que nous avons vu précédemment : toute axiomatique se heurte à certaines propositions qui restent irrévocablement indécidables. Cela peut être également conclu du fait qu'il a été démontré que toute axiomatique suffisamment élaborée possède un modèle de réalisation dans l'arithmétique des entiers. Bien que ce soit un domaine infini, cette dernière ne manipule que des éléments discrets et se révèle donc incapable d'appréhender la puissance du continu, qui échappe par conséquent à toute axiomatique.
De même, ce qui confirme l'analogie avec une axiomatique, le capitalisme est inévitablement confronté à des limites. Celles-ci peuvent être externes, comme celle qui devient de plus en plus patente dans l'extraction de ressources naturelles qui existent en quantités nécessairement limitées, tandis qu'un axiome constitutif du Capital exige de celui-ci une croissance illimitée. L'acceptation des lois du capitalisme par les formations sociales, dont ce dernier se nourrit en les exploitant, en constitue également une limite externe. Et le Capital possède par ailleurs des limites internes comme la baisse tendancielle du taux de profit, mise en lumière par l'analyse marxienne – soit la contradiction découlant de la nécessité du Capital de produire toujours plus de survaleur, c'est-à-dire toujours plus de profit par rapport au capital investi en moyens de production et en salaires et donc, du fait d'un environnement concurrentiel, de réduire irrésistiblement la part dévolue au paiement de la force de travail, par exemple en la remplaçant grâce aux gains de productivité engendrés par les nouvelles technologies – telles que l'ubique –, alors qu'un axiome premier du capitalisme veut que seul le travail humain génère de la valeur. Bref, le Capital n'a de cesse de tarir la source à laquelle il s'abreuve.
Bien entendu, le Capital s'efforce – et parvient – à constamment déplacer les bornes auxquelles il se heurte et qui le contraignent. Tout comme une axiomatique cherche à incorporer, en ajoutant ou en retirant des axiomes, les propositions qui lui échappent. Il n'empêche qu'il existera toujours des limites infranchissables, pour une axiomatique comme pour le Capital – ce qui n'est pas pour nous étonner si nous acceptons l'analogie entre les deux.
Que signifient ces limites et ces lignes de fuite pour l'ubique ? Nous avons refusé l'analogie entre cette dernière et l'axiomatique et posé que l'ubique pouvait faire fonctionner une axiomatique. Mais nous n'avons jamais affirmé que l'ubique était limitée à cela. Ainsi, l'ubique est potentiellement capable de traitements échappant à l'axiomatique qu'elle met en œuvre. __Rien n'oblige l'ubique à faire tourner l'axiomatique du Capital. Au contraire, l'ubique est susceptible d'être utilisée à son encontre.
Ce qui nous fait certes retomber sur la question motivant notre enquête : l'ubique est-elle conservatrice ou révolutionnaire ? Mais nous sommes désormais en mesure d'affirmer qu'il n'existe de réponse catégoriquement positive ou négative à cette question. Nous pouvons dès lors considérer l'ubique comme étant en tension entre deux pôles – l'un confortant la domination du capitalisme et l'autre permettant de s'en émanciper. Et nous devons poursuivre notre enquête...
« Le fétichisme de l'information est la généralisation du fétichisme de la marchandise. C'est seule‐ ment par sa transcription en information que toute activité humaine apparaît comme sociale, et le devient effectivement, comme le travail ne devient social dans le capitalisme que lorsqu'il devient marchandise, et s'incarne dans une marchandise. »
Thèses sur l'informatique, in Véloce, 01, janvier 2018, http://www.lisez-veloce.fr/veloce-01/theses-sur-linformatique/.
Nos investigations nous ont justement mené à distinguer au sein de l'ubique deux pôles opposés, l'un permettant potentiellement d'échapper à la domination capitaliste et l'autre s'y conformant, voire la renforçant. Nous allons dans le présent volet de notre enquête poursuivre cette dernière piste, celle du pôle capitaliste de l'ubique, tout en gardant bien à l'esprit que l'ubique ne se réduit pas à cette seule facette.
Précédemment, nous n'avons abordé la relation entre l'ubique et le système de domination capitaliste qu'indirectement. Partant de l'analogie entre le capitalisme et les axiomatiques logiques, puisque l'ubique permet de mettre en œuvre ces dernières, nous en avons déduit, par transitivité, que l'ubique devait également être un moyen approprié pour faire fonctionner le capitalisme. Mais nous pouvons désormais approfondir notre compréhension de ce qui lie capitalisme et ubique – tout du moins le pôle conservateur de l'ubique.
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une “gigantesque collection de marchandises” [...] » Ainsi commence le premier chapitre du livre I du Capital, dans lequel Karl Marx élabore une analyse de ce qu'est le capitalisme. Et cette première phrase contient déjà en substance tout ce qui caractérise la nature et le fonctionnement du capitalisme : un système entièrement soumis au concept abstrait de marchandise – dont l'analyse montrera qu'il en découle toutes les autres catégories capitalistes : travail, argent, valeur, capital – et une dynamique qui ne peut être que celle de l'accumulation perpétuelle et universelle – aboutissant à une « gigantesque collection » devant toujours être poursuivie et étendue. Or tout ce que nous avons vu jusqu'à présent à propos de l'ubique nous permet de conclure de manière similaire : la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de pensée scientifique et technique de l'ubique apparaît comme une gigantesque collection de calculs. Détaillons...
Qu'est-ce qu'une marchandise ? C'est quelque chose – objet matériel ou service – qui peut être échangé – c'est-à-dire dans le système capitaliste : vendu et acheté – sur un marché. En vertu de
quoi, une marchandise du point de vue capitaliste est un être artificiel par essence biface : sa face concrète est l'objet particulier ou le service particulier que l'on vend ou que l'on achète pour son utilité effective particulière – sa valeur d'usage – et qui est le produit d'un travail humain particulier ; sa face abstraite se manifeste par ce qui rend la marchandise comparable à toute autre – notamment à la marchandise dite universelle qu'est l'argent – et donc susceptible d'être échangée contre elle – sa valeur d'échange. Et à un niveau supérieur d'abstraction, c'est le produit de tout travail humain indifférencié : sa valeur – tout court.
Or cette caractéristique d'avoir deux visages peut se retrouver dans les calculs de l'ubique. Car qu'est-ce qu'un calcul du point de vue de l'ubique ? Nous l'avons vu au cours de notre enquête, dans la génétique de l'ubique : c'est le résultat auquel aboutit une machine de Turing. C'est là la face concrète du calcul : être la décision particulière obtenue mécaniquement par l'ubique. Mais nous avons vu également qu'existaient des machines de Turing dites universelles – dont font partie nos ordinateurs actuels – capables d'exécuter n'importe quelle machine de Turing particulière. Ainsi, à un niveau d'abstraction supérieur, un calcul particulier n'est jamais qu'une décision, parmi tous les calculs décidables, à laquelle une machine universelle de Turing est à même d'aboutir. C'est là la face abstraite du calcul : être, certes, un résultat particulier, mais juste un parmi tout ce qui est calculable – ou, dit autrement, être l'une des décisions qu'il est possible d'obtenir par l'ubique parmi tout ce qui est décidable.
C'est par cette face abstraite – via le concept de machine universelle de Turing – que l'ubique cherche à coloniser progressivement le domaine du calculable, du décidable, dans une dynamique d'expansion visant à recouvrir l'intégralité de ce domaine. Il s'agit là de la même dynamique par laquelle le capitalisme – via le concept de valeur – cherche à coloniser progressivement tout le domaine du « marchandisable ». Ainsi le capitalisme est-il une collection gigantesque constamment accrue de marchandises et l'ubique une collection constamment étendue de calculs.
Il faut bien insister sur le fait que dans les deux cas, bien qu'un support concret lui soit nécessaire, c'est par sa face abstraite – machine universelle de Turing pour l'ubique et valeur pour le capitalisme – que l'ubique et le capitalisme sont engagés dans un mouvement extensif s'autoentretenant. C'est-à-dire que ce n'est pas le besoin concret et particulier d'un produit ou d'un service qui préside à sa production en tant que marchandise pour le capitalisme, mais le fait que cette marchandise étend l'empire de la valeur. Autrement dit, le capitalisme reste indifférent au contenu particulier de ce qui est marchandisé : que cela améliore la qualité de vie ou, au contraire, remette en cause la vie même, la marchandise – qu'elle soit arme de destruction massive, produit polluant, infrastructure d'oppression ou prothèse médicale, objet utilitaire, performance artistique, poison ou médicament, service culturel ou sexuel, etc. – sera produite par le capitalisme. Parce qu'elle a une valeur.
De manière similaire, serait-ce moins le besoin concret et particulier d'une décision à un problème particulier qui préside à programmer un calcul que celui d'étendre l'empire du calculable par l'ubique ? Une réponse affirmative permettrait en tout cas de comprendre le moteur du déferlement de l'ubique ces dernières décennies dans toutes les activités humaines : sociales, économiques, administratives, ludiques, médicales, politiques, etc. Et là aussi, la théorie de l'information – que nous examinerons prochainement dans notre enquête — est explicitement indifférente au contenu faisant l'objet d'une communication ubique. Peu importe pour l'ubique que le message soit constructif ou destructeur, d'amour ou de haine, etc. — il se doit d'être calculé et communiqué. Parce qu'il est calculable par une machine universelle de Turing.
Dans les deux cas, le principe abstrait, qui cependant nécessite de s'incarner dans un support concret, ne se maintient que par sa propre extension en reconduisant ce mouvement expansionniste à l'infini.
Et puisque nous avons qualifié de colonisation la dynamique auto-reproductrice visant à étendre l'empire de la valeur capitaliste comme celui du calcul ubique, il nous faut remarquer que les frontières délimitant ce qui en fait ou non partie restent dans les deux cas indéfinies. On a vue que, génétiquement, l'ubique est incapable de savoir a priori si un calcul aboutira à une décision ou non. De même, le capitalisme ne saurait décider a priori si un produit ou un service est « marchandisable » ou non, s'il est issu ou pas d'un travail productif. Il faut que soit produit concrètement le résultat de ce travail particulier pour savoir s'il permet un accroissement de valeur. L'incertitude est de même nature, ne pouvant être résolue que par la face concrète du calcul ou de la marchandise. Dans les deux cas, c'est justement ce qui permet que ces frontières soient constamment tentées d'être repoussés. Quitte à forcer le réel à rentrer dans ce qui est calculable ou « marchandisable », par une opération d'abstraction et en laissant de côté, en ignorant, tout ce qui empêche la calculabilité ou la « marchandabilité » – en somme tout ce qui est informel – que l'on peut prendre au double sens de ce qui n'a pas de forme suffisamment maléable, ou qui ne peut faire l'objet d'une information quantifiée.
Enfin, comme nous somme partis du Capital pour examiner la similarité entre capitalisme et ubique, nous pouvons également prendre appui sur l'une des principales conclusions mises à jour par Marx sur la nature du capitalisme. À première vue, celui-ci semble reposer sur des cycles dans lesquels une marchandise serait convertie en argent, qui à son tour permettrait l'achat d'une autre marchandise et ainsi de suite. Soit symboliquement un cycle M-A-M, où M représente une marchandise – comme toutes sont équivalentes du point de vue de la valeur, il n'y a pas lieu de différencier la marchandise de départ de celle à laquelle on aboutit – et A de l'argent. Or, le véritable moteur du capitalisme selon Marx serait en réalité un cycle A-M-A', où de l'argent A sert à produire une marchandise M permettant d'obtenir plus d'argent A'.
En ce qui concerne l'ubique, on pourrait penser qu'il est mu par des cycles où un calcul C permettrait d'obtenir une information I, qui à son tour servirait à un nouveau calcul et ainsi de suite. Soit symboliquement un cycle C-I-C – tous les calculs étant équivalents du point de vue d'une machine universelle de Turing, il n'y a pas lieu non plus de différencier le calcul de départ et celui auquel on aboutit. Or, le véritable moteur de l'ubique n'est-il pas en réalité un cycle I-C-I', où de l'information I sert à produire un calcul C permettant d'obtenir davantage d'information I' ?
S'il fallait une preuve empirique à cette formule I-C-I', l'émergence ces dernières années de ce que l'on nomme « big data » nous en fournit une toute trouvée. Les algorithmes dits d'autoapprentissage en intelligence artificielle – ou machine learning – ne parviennent à une efficacité qu'à la condition d'être nourris, éduqués, avec suffisamment de données, d'informations et produisant un surcroît d'informations, soit une plus-value d'informations.
Dès lors, la production de davantage d'informations devient une condition vitale pour ces calculs. La finalité de l'ubique devient alors l'accroissement infini de la production d'informations et non de
calculs – qui nécessitent toujours des besoins concrets : aboutir à telle décision particulière. Tout comme la finalité du capitalisme est l'accroissement infini de la production d'argent et non de marchandises – qui nécessitent toujours des besoins concrets : satisfaire telle utilité particulière.
Au terme de cette étude comparative des concepts et principes de fonctionnements au cœur du capital et de l'ubique, on ne peut que conclure à une parfaite adéquation de cette dernière au capitalisme. Mais souvenons-nous que nous n'avons examiné ici qu'un pôle de l'ubique. Or les similitudes que nous avons mis en lumière entre ce pôle et le capitalisme se rapportent toutes à une opération caractéristique : la quantification. La valeur – tout court – d'une marchandise est ce qui permet de la considérer sous son seul aspect quantifié de valeur d'échange par rapport à d'autres marchandises, faisant fi de toute notion qualitative liée à sa valeur d'usage. Le mouvement d'autoreproduction du capital, mu par la valeur, est une extension quantitative : A' doit être quantitativement supérieur à A – tout comme I' doit être quantitativement supérieur à I. Le moteur du Capital est ainsi la réduction économique au nombre, à la comptabilité, à la monnaie, etc., bref au quantifiable.
Dès lors, nous pouvons désormais qualifier de numérique ce pôle capitaliste de l'ubique. C'est dans sa dimension numérique que l'ubique s'avère une science et une technique au service du capitalisme, par sa capacité génétique à opérer des calculs sur des nombres. À partir du moment où le réel peut être abstrait et modélisé dans des nombres – numérisable –, l'ubique est l'outil parfait pour faire tourner le capitalisme.
Reste à voir comment le capitalisme s'est transformé pour rendre le réel quasi exclusivement numérique. Et si ce « quasi » laisse échapper quelque chose qui pourrait relever du pôle antagoniste émancipateur de l'ubique...
« Le Guide du routard galactique définit le service commercial de la Compagnie cybernétique de Sirius comme “un ramassis de pauvre mecs stupides qui finiront par se retrouver les premiers contre le mur le jour de la révolution”, avec une note indiquant que la rédaction du Guide était in‐ téressée par toute candidature pour reprendre le poste de spécialiste en robotique. »
Douglas ADAMS, Le Guide du Routard Galactique, Traduit de l'anglais par Jean BONNEFOY, Paris, Éditions Denoël, 1979, 1982 pour la traduction française, p. 121
Nous sommes parvenus lors de la dernière étape de notre enquête à désigner par « numérique » le pôle capitaliste de l'ubique. Il est un autre terme, tombé de nos jours en désuétude, qui est cependant intimement lié à ce même pôle de l'ubique : celui de cybernétique. Or il n'est pas inconsidéré de trouver dans la pensée cybernétique, dont les fondements remontent à la seconde guerre mondiale et à la conversion durant la guerre froide de l'effort militaire en direction de l'efficience au service du capitalisme, déterminé à s'étendre à l'intégralité des activités – humaines ou non – sur l'ensemble de la planète – voire au-delà, les racines de ce qui fait désormais notre quotidien : l'ubiquité de l'ubique, tout du moins de sa face numérique. Il convient donc de nous plonger dans ce « moment cybernétique » et d'expliciter son importance fondamentale dans le développement de l'ubique numérique.
Les définitions caractérisant la cybernétique sont diverses : « science générale de la régulation et des communications dans les systèmes naturels ou artificiels, « étude des mécanismes d'information des systèmes », « science générale du fonctionnement de l'esprit », « élaboration de modèles de rétroaction dans les sciences biologiques ou humaines », « théorie générale des machines », « art de rendre l'action efficace », « science de l'organisation efficace », « science des analogies maîtrisées entre organismes et machines », « science des métaphores défendables », « branche des mathématiques qui traite des problèmes de contrôle, de récursivité et d'information », etc. On rappelle souvent l'étymologie grecque du terme : κυβερνητική, kubernetikê, art de piloter un navire, gouvernail et, par suite, gouverner. Si tout cela peut laisser une vague idée de ce qu'est la cybernétique, en ce qui nous concerne, il s'agit d'abord et avant tout d'une religion de cinglés.
Cette religion a son pape, guru, grand rabbin et grand mufti tout à la fois ; ses apôtres, prêtres et imams, ses lieux de culte et ses messes, ses piliers cardinaux, son inextinguible soif d'œcuménisme, ses schismes ayant donné naissance à d'autres écoles, etc. Mais surtout sa foi inébranlable en son idole, totem, golem et son Graal : l'information selon quoi tout peut être expliqué.
L'information telle que la considère la cybernétique trouve sa source dans un article publié en 1948 par Claude Shannon, ingénieur en génie électrique et mathématicien aux Laboratoires Bell – et en quelque sorte messie de la cybernétique –, suite à ses travaux en cryptographie durant la guerre : « Une théorie mathématique de la communication » – dont le titre sera ensuite renommé « La théorie mathématique de la communication », accentuant le caractère messianique de cette sainte parole. Le but de Shannon est d'optimiser la transmission d'un signal via un canal de communication en distinguant l'information portée par ce signal du bruit circulant inopportunément sur ce même canal. Cela le mène à définir un codage optimal de l'information sous forme binaire – composée de 0 et de 1 — et ainsi poser le bit comme unité élémentaire de l'information numérique discrète et à donner une mesure mathématique de la quantité d'information contenue dans un message. Si bien qu'on se réfère à ce papier comme théorie de l'information, tant la communication n'a d'intérêt que si elle communique de l'information et, inversement, l'information n'est intéressante que dès lors qu'elle peut être communiquée.
La même année, Norbert Wiener – véritable pape de la cybernétique – publie l'ouvrage fondateur : « La cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine ». Il y définit notamment une mesure de la quantité d'information, similaire à celle de Shannon, bien qu'obéissant à une logique et une démarche différente, abordant la question de l'information dans le domaine du continu plutôt que celui des mathématiques discrètes auxquelles se réfère Shannon, et se préoccupant plus de la prédiction des signaux plutôt que du codage des symboles – dont il faut souligner qu'ils n'intéressent la théorie de Shannon qu'en tant que signes structurellement organisés, indépendamment des objets réels qu'ils désignent.
C'est à partir de ces deux œuvres canoniques que la cybernétique va déclencher son entreprise de conquête des sciences, tant exactes qu'humaines ou sociales. L'information y tient un rôle central, en ce qu'elle est vue comme une grandeur physique, à côté de la matière et de l'énergie, indispensable pour expliquer tout phénomène réel. Là se situe le premier commandement de la cybernétique : Tu n'auras d'autres dieux que l'information.
Ce mantra planera sur l'hôtel Beekman, Park Avenue, à New York — consacré temple de la cybernétique –, où se tiendront entre 1942 et 1953 une série de conférences financées par la fondation Macy. Là se rencontreront mathématiciens, anthropologues, psychologues, neurophysiciens, psychanalystes non freudiens, économistes, logiciens, etc. Tous de brillants experts dans leur domaine. Tous unis par cette croyance que l'information pouvait construire un langage commun, à même d'enrichir leurs disciplines respectives. Tous ayant foi en ce que la cybernétique soit cette méta-science unificatrice des savoirs interdisciplinaires, qui donnerait une explication définitive du monde, de la société, de l'humain et de son cerveau. Tous plus cinglés les uns que les autres.
Commençons notre vol au-dessus de ce nid de coucous par observer celui qui non seulement donna son nom à la cybernétique mais qui en dégagea les concepts cardinaux : son souverain pontife, Norbert Wiener. Sa démence à lui est quasiment d'ordre clinique, tant chacun de ses travaux est empreint de contradictions proprement schizophréniques. C'est durant la guerre qu'il développe pour la défense anti-aérienne la notion de boucle de rétroaction, ou feedback. Le principe en est assez simple : il s'agit de considérer les effets d'une action produite en vue d'une finalité, comme pouvant être réintroduits en tant que causes de cette action, en vue de se rapprocher du but visé. Concrètement, la trajectoire du système composé d'un avion et de son pilote doit être
prise en compte pour corriger à l'instant suivant l'angle de visé du canon qui cherche à l'abattre. En dépit de cette genèse purement militaire, Wiener s'affichera comme profondément antimilitariste, refusant – contrairement à von Neumann, autre figure importante de la cybernétique à laquelle nous allons nous intéresser dans un instant – de participer à l'élaboration de la bombe atomique ; ou s'opposant, au nom de la responsabilité du scientifique, à dévoiler les résultats de ses travaux au complexe militaro-industriel, afin de les préserver d'une utilisation destructrice. C'est aussi le choc causé par les drames de Bergen-Belsen et Hiroshima qui poussèrent Wiener à développer la cybernétique, comme moyen rationnel d'éviter que le gouvernement des sociétés soit soumis aux humaines passions pouvant conduire à de telles atrocités.
Car pour Wiener, le mécanisme de feedback permet d'expliquer qu'un système reste stable, que ce système soit machinique, vivant – animal ou humain – ou social. Cette homéostasie serait permise par une circulation optimale de l'information, permettant au système pris dans de telles boucles de rétroaction de s'autoréguler. On comprend dès lors tout l'intérêt de la théorie de l'information développée dans le cadre des télécommunications par Shannon, celle-ci ayant comme objectif d'optimiser la communication.
On constate également que le feedback s'appliquant à des phénomènes téléologiques – i.e. ayant un but défini –, la flèche du temps s'en retrouve renversée : ce n'est plus le passé qui détermine le présent, mais le futur, posé comme objectif à atteindre, qui conditionne l'action présente. Et cette inversion vient rencontrer la formule mesurant la quantité de l'information, celle-ci – c'est là encore von Neumann qui le soulignera – étant similaire à celle de l'entropie, mais de signe inverse. Or, en thermodynamique, l'entropie est une grandeur caractérisant la dissipation de l'énergie, mesurant statistiquement le degré de désordre d'un système clos, lequel désordre ne pouvant que s'accroître au sein de ce système, selon la seconde loi de la thermodynamique. Ainsi, l'information, définie comme néguentropie, expliquerait que, dans un univers voué à un désordre croissant, il existe des poches où, au contraire, ce serait l'ordre qui augmenterait. L'entropie avait permis aux physiciens de montrer l'irréversibilité du temps : celui-ci s'écoulant nécessairement dans le sens d'un accroissement de l'entropie. L'information, selon la cybernétique de Wiener et Shannon, vient contrecarrer cette direction au sein d'enclaves, tendant vers une augmentation de l'organisation. Et, selon Wiener, « la vie trouve abris dans certaines de ces enclaves ».
Toute sa vie, Wiener sera pris dans cette bipolarité, oscillant entre des moments de dépression pessimiste – sachant que le monde, soumis à l'érosion de l'entropie, glisse inexorablement sur une pente menant à une complète désorganisation – et d'exaltation euphorique en envisageant le même monde comme un champ infini de communications, où quelques îlots d'organisation luttent contre ce désordre grâce à la circulation de l'information.
C'est loin d'être la seule contradiction qui minera l'esprit délirant du mathématicien. L'ensemble de ses écrits trahit en effet un immense paradoxe entre une profonde conviction humaniste et les soubassements théoriques de la cybernétique résolument dirigés vers une remise en question radicale de toute la tradition philosophique quant à la nature humaine. Car, si depuis Descartes — malgré l'opposition spinoziste selon laquelle « on ne sait pas ce que peut le corps » –, l'humain est réduit à la « chose pensante », son corps pouvant être assimilé à une machine, la cybernétique de Wiener pousse le réductionnisme un cran plus loin en limitant l'esprit à sa capacité à traiter des informations, c'est l'humain tout entier qui devient ainsi assimilé à la machine ubique. Wiener n'aura de cesse de répéter qu'il n'existe pas de différence de nature entre la condition animale – et humaine en particulier –, la société et la machine : toutes peuvent être considérées comme des boîtes noires traitant des informations en entrée pour produire des informations en sortie.
Et pourtant, Wiener affirmera aussi que jamais la machine n'atteindra la capacité du cerveau humain, semblant ainsi sacraliser ce dernier. Et pourtant, Wiener n'aura de pire cauchemar que l'humanité laisse place à son devenir cyborg – terme pourtant directement forgé sur celui de cybernétique. Et pourtant, Wiener se battra bec et ongles contre l'usine automatisée, considérant que celle-ci conduirait à une perte d'emplois d'une ampleur sans précédent, alors que la société actuelle a fait du salariat la seule ressource pour subvenir aux besoins vitaux de la majorité des êtres humains. En cela, Wiener s'affirmera même anticapitaliste. Et pourtant, c'est sur la cybernétique qu'il a fondée – et les différentes disciplines qui en ont découlé – que le capitalisme s'appuiera pour trouver les moyens de sa mutation vers sa forme dite néo-libérale dans laquelle nous vivons à présent.
Si Norbert Wiener fut le pape de la cybernétique, l'un de ses principaux cardinaux et apôtres fut sans nul doute Warren McCulloch. Neuropsychiatre de son état, c'est lui qui organisa les messes cybernétiques des conférences Macy et qui, davantage encore que Wiener, incarnera ce qui s'est joué dans le projet cybernétique. Sa préoccupation prépondérante – virant au trouble obsessionnel – est de comprendre et d'expliquer le fonctionnement du cerveau. Avec le logicien Walter Pitts, autre évangéliste majeur de l'histoire de la cybernétique, il publie en 1943 un article séminal dans lequel est proposé un modèle purement logique de l'activité neuronale.
Von Neumann – encore lui ! – donnera le résumé le plus pertinent du papier de McCulloch et Pitts : « Ils voulaient traiter des neurones. Il décidèrent qu'ils ne souhaitaient pas s'attacher aux caractéristiques physiologiques et chimiques des neurones réels dans toute leur complexité. Ils ont eu recours à ce que l'on nomme en mathématique la méthode axiomatique, qui consiste à énoncer un certain nombre de postulats simples et à ne pas se préoccuper des moyens dont la nature se sert pour réaliser l'objet en question. » Leurs neurones logiques sont effectivement extrêmement simples – binaires, c'est-à-dire fonctionnant selon le principe du tout ou rien : lorsqu'ils reçoivent une impulsion dépassant un certain seuil, ils passent d'un état dormant à excité et peuvent ainsi transmettre cette impulsion aux neurones voisins, qui réagissent de même. Les auteurs présentent explicitement ce modèle comme équivalent à une machine de Turing. Ce qui les amène à voir le cerveau comme centre de traitement de l'information, les fonctions de l'esprit comme des opérations mathématiques transformant des entrées en sorties, la pensée se réalisant concrètement via des connexions neuronales que l'on peut reproduire peu ou prou à l'aide de circuits électriques. McCulloch comprendra parfaitement que ceci bouleverse la définition de l'humain, ne faisant au final aucune différence entre le système nerveux et une machine ubique, et qualifiera cette entreprise de « grande hérésie ».
Il y a là un renversement typique de la cybernétique et qui nous importe au plus haut point dans notre enquête. Le biologiste Ralph Gerard le pointera lors de la neuvième conférence Macy en 1952, en expliquant que « la tâche des neurophysiologistes du groupe est de fournir aux mathématiciens des données pour qu'ils puissent construire leur modèles sans trop perdre le sens du réel. Le réel est ainsi devenu le moyen et le moyen – c'est-à-dire le modèle – la fin. » Cette inversion est d'ailleurs conforme à la polysémie du mot « modèle » même : est modèle ce qui imite le réel, mais également ce qui est, ou mérite d'être imité. Ceci illustre que davantage qu'à une représentation du réel, ce à quoi a œuvré la cybernétique a été de transformer à son image notre appréhension de celui-ci et les agencements que nous y produisons. Et ce renversement a été rendu possible par l'avènement de la machine ubique par excellence : l'ordinateur.
Notre enquête l'a montré : l'ubique a en effet pour objet d'effectuer des calculs sur des modèles du réel et les résultats de ces calculs sont réinjectés dans la réalité, permettant ainsi de définir le réel comme moyen et le modèle comme fin. Les conséquences d'un tel renversement sont lourdes : dès lors que des machines – les ordinateurs – furent capables de mettre en œuvre l'ubique, l'étude des opérations effectuées ubiquement sur ces modèles mathématiques a grandement influencé la compréhension des fonctionnements réels ainsi modélisés, en réduisant cette compréhension aux seules opérations ubiquement réalisables. C'est ainsi qu'on en est venu à parler – saut épistémologique directement imputable à la cybernétique – de traitement de l'information pour décrire le fonctionnement du cerveau humain.
Il est grand temps de présenter plus en détail ce personnage haut en couleur, déjà apparu à de multiples reprises dans le cours de notre enquête : John von Neumann. Car si Turing, avec son concept de machine universelle, a fourni à l'ubique ses fondements théoriques, c'est von Neumann qui lui donnera une réalité concrète en définissant l'architecture des ordinateurs, sur laquelle se basent encore nos machines ubiques actuelles.
Ce n'est là qu'une des contributions, toutes majeures, que le mathématicien et physicien touche à tout, exilé de Hongrie aux États-Unis dans les années 1930, léguera à la postérité. Disciple de David Hilbert, il se lança, encore adolescent, dans les tentatives de conjurer la crise des fondements mathématiques. S'il fut dévasté par le coup d'arrêt à cette entreprise qu'apportèrent les théorèmes d'incomplétude de Gödel, il enrichira la logique formelle d'une théorie des classes, ensuite améliorée par Paul Bernays puis Kurt Gödel. Dans la même veine, il s'attaqua à l'axiomatisation de la physique quantique, travaux qui aboutirent à une réduction mathématique réconciliant Werner Heisenberg et Erwin Schrödinger. Ce qui le conduira après son émigration à devenir l'un des principaux contributeurs au projet Manhattan d'élaboration de l'arme atomique, calculant notamment la distance idéale au sol que devrait avoir la bombe lors de son explosion pour engendrer un maximum de dégâts. Auparavant, il publia, avec Oskar Morgenstern, la célébrissime et toujours fertile « Théorie des jeux et comportements économiques » ; trouva une solution au problème de l'équilibre général, formulé par Léon Walrace via une méthodologie des points fixes ayant inspiré depuis de nombreux « prix Nobel » d'économie ; et construisit un modèle optimal de croissance économique équilibrée dont l'influence se fait également toujours sentir dans les idéologies et politiques économiques actuelles. Enfin, il s'illustra à la fin de sa courte vie, interrompue par un cancer à l'âge de 53 ans, par une théorie des automates cellulaires autoreproducteurs, cherchant, entre autres, à rendre compte des possibilités du traitement biologique réel de l'information.
Le point commun à toutes ces prolifiques et à chaque fois fructueuses réalisations, outre qu'elles ont toutes influencé plus ou moins directement la cybernétique, puis les sciences et techniques qui lui ont succédé, est qu'elles cherchent toutes à résoudre un problème – déjà typique dans l'art de piloter un navire ou de gouverner – : conjurer « l'imprédictibilité, l'indétermination, l'imprévu, l'incalculable [...] et qui revient toujours à la mise hors-jeu du facteur le moins prévisible qui soit [...] : l'être humain ».
Nous pourrions continuer ainsi notre panorama des personnages illustres de la cybernétique avec le couple d'anthropologues Margaret Mead et Gregory Bateson ou les artisans de ce qui fut nommé seconde cybernétique ou cybernétique du second ordre, incluant l'observateur au sein des systèmes observés, Heinz von Foerster, Humberto Maturana et Francisco Varela. Nous aurions pu aussi insister sur ses origines et financement militaires durant la seconde guerre mondiale et la guerre froide, notamment sous l'égide de Vannevar Bush, dont le projet Memex, sorte d'extension
ubique de la mémoire humaine, préfigura à la fois l'ordinateur et le Web. Nous aurions pu détailler la foisonnante descendance de la cybernétique : théorie générale des systèmes, biotechnologie, sciences cognitives, connexionnisme, computationnalisme, intelligence artificielle, gouvernementalité, théories du management, logistique, théorie des flux, recherche opérationnelle, etc. Mais tout ceci est déjà abondamment documenté et, s'il est besoin d'approfondir, on pourra se référer à la bibliographie présente dans les notes de travail de cette enquête.
Et ce que nous avons vu de la cybernétique suffit déjà à nous permettre d'en tirer une conclusion pertinente pour notre enquête. On peut en effet considérer que l'apport de cette religion de cinglés à l'ubique réside principalement dans la mise en forme numérique du monde, de la société et des êtres humains en vue de les exploiter ubiquement.
Nous employons ici à dessein l'adjectif « numérique » et dans un double sens. Tout d'abord parce qu'il s'agit bel et bien de représentations sous forme de nombres. Mais également car, d'après ce que nous avons précédemment dégagé, cette mise en forme s'est faite au service du capitalisme et l'exploitation ainsi visée est capitaliste. Ce que nous illustrerons dans la prochaine étape de notre enquête, à travers les applications actuelles de l'ubique – du numérique, en fait – découlant de la cybernétique.
« Les publicités des divers organismes de protection anti-psi, à la TV et dans les homéojournaux, ne cessaient de haranguer le public ces derniers temps. Défendez votre intimité, proclamaient-elles partout et à chaque moment. Est-ce qu'un étranger n'est pas à l'affût de vos pensées ? Êtes-vous vraiment seul ? Cela concernait les télépathes... mais il y avait aussi les nauséeuses causes de sou‐ ci dues aux précognitifs. Vos actes sont-ils prédits par quelqu'un que vous n'avez jamais rencontré ? Quelqu'un que vous ne tiendriez pas à connaître ni à inviter chez vous ? Mettez fin à votre anxiété ; contactez le plus proche organisme de protection qui vous fera savoir si vous êtes ou non victime d'intrusions psychiques interdites et qui, sur vos instructions, les neutralisera – ceci pour un prix modéré. »
Philip Kindred DICK, Ubik, 1969, traduction Alain DORÉMIEUX, Paris, Éditions Robert Laffont, 1970, p. 14-15
Nous vivons à l'ère du numérique. Le numérique a envahi l'intégralité de nos vies sociales, personnelles, professionnelles, privées, économiques, politiques, etc. Ce constat semble aujourd'hui largement partagé, au point de devenir indiscutable. Ce que notre enquête a montré, c'est qu'il n'est pas innocent que soit employé le vocable de « numérique » pour caractériser cet état de fait : c'est qu'il est intimement lié à la domination capitaliste. Rien d'étrange à cela car le même constat peut être sans conteste attribué au capitalisme : n'a-t-il pas indiscutablement envahi l'intégralité de nos vies sociales, personnelles, professionnelles, privées, économiques, politiques, etc. ? Ne vivons-nous pas à l'ère de l'apogée du capitalisme ? Ce qui relève moins d'une évidence, c'est que cette hégémonie conjointe du numérique et du capitalisme a pour fondements les principaux concepts cybernétiques, que la dernière étape de notre enquête a dépeints à gros traits.
Prenons le premier d'entre eux : le feedback ou boucle de rétroaction, consistant à réintroduire dans les causes d'une action les effets de celles-ci en vue de s'approcher inexorablement d'un but à atteindre. Ce principe est par exemple mis en œuvre dans l'une des manifestations les plus récurrentes de l'ubique numérique de nos jours : la sélection de recommandations. Il n'est plus un film que l'on regarde, une musique que l'on écoute, sans qu'il en soit proposé d'autres plus ou moins semblables à regarder ou écouter. Il n'est plus une marchandise que l'on achète, sans que d'autres produits complémentaires soient recommandés à l'achat. Il n'est plus une nouvelle relation que l'on noue, sans que d'autres personnes vers qui se rapprocher également ne soient conseillées. On pourrait continuer ainsi la litanie des recommandations systématiquement mises en avant dans l'univers numérique. Chacune d'entre elles, sans exception, se base sur un feedback, prenant en compte les actions des utilisatrices et utilisateurs pour solliciter de nouveaux actes, qui entraîneront à leur tour de nouvelles recommandations plus affinées, et ainsi de suite. L'objectif
est ici purement capitaliste : capturer les désirs des utilisatrices et utilisateurs, en tant qu'elles et ils ne sont considéré
es que comme consommatrices et consommateurs, de manière à vendre davantage de marchandises.C'est là également le but explicite de la publicité et du marketing, originairement, bien avant l'ère numérique. Mais les outils numériques ont pu décupler le pouvoir de capture exercé par ces domaines mercantiles. Là encore, des boucles de rétroactions sont mises en œuvre pour, en fonction par exemple du temps passé à regarder une publicité ou de la propension à se rendre sur le site marchand du produit vanté, présenter un marketing de plus en plus ciblé et ayant donc davantage de chance de déboucher sur un acte d'achat. Et c'est un autre principe cybernétique qui s'illustre ici : la croyance qu'une numérisation maximale des activités permet de diriger celles-ci plus efficacement. Remarquons au passage que la publicité est au cœur du modèle économique des industries du numérique. Celles-ci n'ayant que des marchandises à écouler sans coût additionnel de reproduction, le modèle capitaliste de base de création de la valeur ne peut être appliqué et la publicité vient compenser cette impossibilité à générer soi-même de la valeur en capturant celle classiquement créé par les annonceurs.
Les empires de Google/Alphabet ou de Facebook/Meta sont entièrement construits là-dessus, grâce à leur capacité à modéliser numériquement le profil de leurs utilisatrices et utilisateurs – à travers, entre autres, l'enregistrement de leurs recherches ou de leurs interactions avec les contenus proposés par leurs « amis » – directement monétisable auprès des annonceurs.
On touche ici au domaine de ce que l'on appelle aujourd'hui le « big data » : la massification des données collectées dans tous les actes de la vie. Que vous surfiez sur Internet, que vous vous déplaciez en transports en commun au moyen d'une carte à puce, que vous sollicitiez un service public, que vous payiez vos impôts, que vous demandiez un remboursement de sécurité sociale, que vous ayez des problèmes de santé, que vous exerciez une activité sportive, que vous sollicitiez votre « assistant personnel intelligent », que vous achetiez des produits munis de puces RFID, que vous scanniez un QR code, que vous vous divertissiez sur un objet connecté ou en réservant un billet électronique, que vous investissiez en bourse, que vous fassiez la moindre opération bancaire, chacun de ces actes donne lieu à l'enregistrement de données sur vous-même, vos goûts, vos choix, votre état, vos besoins et, au final, vos manières de vivre ? Et en vertu du feedback, l'exploitation de ces données sera utilisée pour orienter ces manières de vivre et leur faire produire ainsi d'autres données de plus en plus conformes aux desiderata du capitalisme.
Et l'exploitation des big data fait appel à la statistique, instrument privilégié de la cybernétique – souvenons-nous en particulier que la définition de la quantité d'information repose sur la mécanique statistique. Celle-ci se nourrit de chiffes – plus elle en dispose, plus les conclusions qu'elle permet de tirer seront fiables. Là aussi, le capitalisme n'a pas attendu le numérique pour faire de la statistique son outil de travail au service de la comptabilité. Mais avec le numérique, cet usage de la statistique acquiert des propensions phénoménales et modifie en profondeur nos façons de penser. Ainsi la recherche scientifique, dirigée par le numérique et les statistiques qu'il permet d'établir, est de moins en moins mue par l'émission d'hypothèses théoriques que les expériences sont chargées de vérifier. Avec la statistique, ce sont les expériences mêmes qui, en produisant quantité de données permettent d'établir des hypothèses. On ne recherche plus de causalité aux événements, on se contente de corrélations entre eux.
Tous les algorithmes dits « d'intelligence artificielle », tant à la mode ces derniers temps, consistent à établir des corrélations statistiques à partir d'une énorme quantité de données numériques. L'apprentissage profond, ou deep learning, n'est rien d'autre que l'alimentation de réseaux de neurones – autre concept né de la cybernétique – avec des données permettant statistiquement de créer des « circuits » récurrents au sein de ces réseaux, circuits permettant de produire des conclusions – numériques elles aussi – qui seront à même d'être corrigées ou confirmées et d'être ainsi réintroduites – feedback encore ! – dans les réseaux neuronaux.
Les itinéraires conseillés par Google Maps sont un cas d'école faisant intervenir l'ensemble de ces concepts cybernétiques. Pour estimer votre temps de trajet, Google Maps s'appuie en premier lieu sur les données transmises par votre déplacement – feedback – mais également sur l'ensemble des données de la totalité – big data – des utilisatrices et utilisateurs présentes et présents dans le périmètre, permettant d'en déduire par exemple qu'un ralentissement est actuellement constaté sur votre route. Et pour savoir si ce bouchon persistera lorsque vous atteindrez le segment actuellement encombré, des réseaux neuronaux interviennent, entraînés sur une multitude de paramètres issus de tout l'historique – big data encore et numérisation maximale – enregistré par Google Maps sur ce tronçon depuis l'aube des temps numériques : augmentation du trafic certains jours, données météorologiques selon la saison, information du cadastre ou de la voirie sur les travaux en cours, etc.
L'intérêt capitalistique devient évident si l'on songe à cette nouvelle profession – éminemment cybernétique et numérisée – qu'exercent les chauffeuses et chauffeurs de VTC. Optimiser leur temps de trajet permet de maximiser leur notation – numérique elle aussi – et, selon la boucle de rétroaction mise en œuvre par la plateforme dont dépendent ces auto-entrepreneuses et autoentrepreneurs du VTC, leur apporte plus d'opportunité de servir des clients, ce qui fera évoluer leur cote, générant plus de revenus. Il nous faut noter à ce point qu'un tel système de notation permet d'appliquer un chiffre – la note – à une activité et par extension à une personne, comme dans le système de contrôle social mis en place en Chine qui n'a plus rien à envier aux fictions à la Black Mirror. En son principe même, la notation est numérique et participe de la numérisation totale du monde – objectif cybernétique s'il en est.
Mais, au-delà des VTC, dans le capitalisme mondialisé, l'estimation des trajets acquière une importance cruciale pour tout ce qui relève de la logistique des flux de marchandises. Lorsque chaque marchandise vendue en un point du monde peut être fabriquée à l'autre bout de ce même monde et à partir de pièces et matières premières conçues, usinées ou extraites en divers endroits dispersés, l'optimisation des flux de ces différents éléments devient primordiale, depuis les routes par air, mer et terre qu'ils empruntent jusqu'à leur agencement dans les immenses bateaux cargos selon l'ordre des ports où ils déchargent une partie de leur marchandises, en passant par l'ordonnancement et le dimensionnement des camions chargés de les acheminer vers leur destination.
Le numérique permet tout cela – et bien plus ! Et ce qu'il n'autorise pas encore est dénoncé comme issu d'une insuffisance de numérisation. Cette logique d'accroissement sans cesse renouvelé rejoint le principe même du capitalisme, qui ne tourne que par l'itération sans fin de la valorisation de la valeur. Le profit engendre plus de profit, tout comme le numérique génère plus de numérique.
Le capitalisme en est ainsi venu à partager le rêve cybernétique de la mise en ordre totale du monde par la computation numérique, de manière à éliminer toute incertitude et que tout se déroule conformément à une logique implacablement axiomatique.
Mais Gödel et à sa suite Turing et Church l'ont démontré : toute axiomatique est incomplète. Deleuze et Guattari en ont déduit l'existence de « lignes de fuite ». Ainsi le cauchemar tout à la fois cybernétique et capitaliste que nous traversons n'est pas inéluctable. L'ubique n'est pas condamné au numérique. Ce sont ces lignes de fuites qu'il convent désormais à notre enquête d'explorer...
13.10.2025 à 15:49
dev
Sur L'autre collaboration de Michel Onfray
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Il y eut une époque où Michel Onfray passait pour un libertaire demi-habile et pleinement prétentieux. Pour vendre de plus en plus mauvais livres, il a su faire sa mue en âne de plateaux télés et clown d'extrême-droite. Ali Benziane a eu l'étrange idée de lire son dernier opus L'autre collaboration, les origines françaises de l'islamo-gauchisme dans lequel le philosophe version Shein n'hésite pas à démontrer que Jean-Luc Nancy, Lacoue-Labarthe ou encore Deleuze n'était ni plus ni moins antisémites. En voici la note et peine de lecture.
La Belle sera réveillée, non par le baiser d'un prince charmant, mais par l'écho de la gifle retentissante que le maître de cuisine assénera au marmiton.
Walter Benjamin
Dans sa réinterprétation du conte La Belle au bois dormant, Walter Benjamin identifie la vérité à la Belle tout en reléguant le prince charmant aux oubliettes. Pas de baiser langoureux, Benjamin nous emmène dans les bas-fonds du château, dans les coulisses du grand théâtre historique, précisément là où tout se joue. Car la Belle de Benjamin n'est pas celle des contes de fées, elle gît, plongée dans un long et profond sommeil, dans un monde où la vérité est malmenée, violée, souillée. Il ne peut y avoir de happy-ending folklorique mais une lutte de tous les instants, souterraine, impitoyable.
L'une des plus belles définition de la vérité se trouve dans ce poème de Jalaluddin Rumi :
La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve.
De nos jours, les pseudo penseurs et autres philosophes de papier ne se contentent pas de ramasser les fragments du miroir de Rumi. Ils les utilisent comme une arme, éraflant, écorchant, tailladant leurs ennemis jurés, à savoir les véritables penseurs qui ne prétendent pas détenir la science infuse, mais essaient patiemment de reconstituer le miroir, parfois durant toute une vie de dur labeur, s'efforçant de bâtir une œuvre digne de ce nom, comme un reflet fidèle de la vérité philosophique. « Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur » écrivait Paul Valéry et c'est précisément la seule stratégie véritable des marmitons. Parmi ces derniers, certains semblent se délecter d'une pathétique plongée dans un crépuscule sans fin, s'enfonçant toujours plus dans les abîmes néantisantes de la déchéance intellectuelle. Dans l'un de ses livres les plus récent —L'autre collaboration, Plon, 2025— (dont on espère toujours qu'il sera le dernier— Hélas !), le polygraphe forcené Michel Onfray s'est attaqué à un maître ès philosophie, j'ai nommé Jean-Luc Nancy, qui, en une dizaine d'ouvrages devenus des références, a produit infiniment plus de matière à penser que notre professeur et sa centaine d'opuscules. Dans cet essai, en voulant à tout prix assimiler les grands penseurs dits « de gauche » au courant « islamo-gauchiste », notre Don Quichotte d'Argentan, brandissant son clinquant marteau nietzschéen, part en croisade contre tout ce qui lui paraît une faucille et un marteau repeintes aux couleurs de l'islam. Jurant de détruire ses idoles philosophiques, dont la seule ombre —gigantesque il est vrai— lui est tout bonnement intolérable, il pratique la reductio ad hitlerum à tout va (Nancy honore les mains d'Adolf Hitler lit-on en tête de chapitre). Nazi, antisémite, négationniste… Notre marmiton a la diatribe psittacique et la calomnie facile (trop facile lorsque les principaux intéressés sont morts depuis belle lurette). Foucault— « le père du wokisme » (sic !) —, Deleuze, Sartre… et bien sûr Marx, « leur père à tous » (resic !). Personne ne doit être épargné par notre chercheur de nazi. Tout en traitant au passage les marxistes de « chiens » (chacun appréciera la finesse du propos), il s'agit, coûte que coûte, de traquer l'antisémite tapi derrière l'intellectuel de gauche, qu'il se réclame ou non de Marx. Mais, une fois encore, inutile de s'encombrer de la moindre précision. Pour certains penseurs cités dans le livre (Alain, Garaudy…), l'antisémitisme est un secret de polichinelle. Mais pour déceler un soi-disant antisémitisme larvé dans la pensée de Nancy, Lacoue-Labarthe ou encore Deleuze, notre pauvre marmiton a dû s'épuiser à force de contorsions en tout genre.
En traversant ainsi les bas-fonds de la pensée, j'ai l'impression d'évoluer dans Le pont du Nord, ce film de Jacques Rivette où l'on passe, presque sans crier gare, de la parodie enfantine au jeu morbide. On se dit que ce règlement de compte post-mortem qui se mue en haine pure et simple (car c'en est une) doit sûrement avoir une explication plus profonde. Onfray se trahit dans une note de bas de page où il affirme avoir été « traité d'antisémite » par Nancy dans une tribune publiée dans Libération et qui date de… 2012. Il est vrai que le coup devait être particulièrement rude à en juger par le seul titre dudit texte : « Du ressentiment à l'effondrement de la pensée : le symptôme Onfray. » Treize ans plus tard, la plaie demeure ouverte… Il soutient que la raison d'un tel brûlot tiendrait simplement au fait qu'il s'est borné à « inviter à lire » une œuvre de Jean Soler dans un compte-rendu, mais il passe sous silence que cette prétendue invitation — farouchement anti-monothéiste — établit une équivalence troublante entre Hitler et Moïse. Même Alain Soral n'aurait pas osé ! On comprend dès lors que ses attaques contre Nancy soient portées par un zèle manifeste à prouver que non seulement notre malheureux protagoniste n'est pas antisémite, mais que, selon l'adage, c'est celui qui dit qui est. Du début à la fin du chapitre (notes de bas de page comprises), le marmiton en fait une affaire personnelle et ne se prive pas d'afficher son mépris pour Nancy et son travail : « ... un universitaire aux tirages aussi confidentiels que des recueils de poèmes publiés à compte d'auteur ! » écrit-il. A ce stade, il est inutile d'évoquer les ridicules et insignifiantes mirlitonnades de notre penseur nietzschéen…
Philippe Lacoue-Labarthe (surnommé Lacoue), autre penseur important et acolyte de Nancy, également attaqué dans cet opuscule, décrit très bien, au tout début de son livre La fiction du politique, cette époque singulière où la pensée philosophique n'est plus que l'ombre d'elle-même. Je cite : L'œuvre du plus grand penseur, sans conteste, de ce temps relève presque exclusivement du commentaire, et de son propre aveu ne fait pas même « œuvre » au sens où la tradition a entendu ce terme. La modestie affichée par Lacoue contraste violemment avec la suffisance du marmiton, prompt à distribuer des coups bas en s'attardant sur la nature des relations entre les deux penseurs. Or, pour qui souhaite comprendre la véritable communauté philosophique unissant Nancy et Lacoue, il suffit de se reporter à la première partie de Proprement dit, un entretien sur le mythe entre Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard. Le marmiton enchaîne par une attaque de ce livre important qu'est Le mythe nazi (peut-on résolument citer une production onfrayesque qui restera dans les annales de la pensée philosophique ?). Le titre de cet ouvrage, publié par Nancy et Lacoue en 1991, ne signifie pas que le nazisme se serait bâti sur un mythe, comme on pourrait le croire au premier abord, mais bien qu'il a été édifié comme un mythe, à travers l'esthétisation du politique. Il reproche aux deux auteurs d'écarter d'un revers de main les atrocités commises contre les Juifs par les nazis et particulièrement la Shoah qui est pour lui l'essence du projet politique national-socialiste. En somme, selon le logiciel onfrayen, toute philosophie qui veut transcender les faits historiques pour mieux les comprendre est négationniste et révisionniste. Pour comprendre, lisons plutôt Lacoue dans le texte : « le mythe n'est rien de « mythologique ». C'est une « puissance », la puissance même du rassemblement des forces et des directions fondamentales d'un individu ou d'un peuple, c'est-àdire la puissance d'une identité profonde, concrète et incarnée » (Fiction p.135). Et ainsi : Le nazisme est le mythe nazi, c'est-à-dire le type aryen, comme sujet absolu, pure volonté (de soi) se voulant elle-même (Fiction p.137). D'où : Le nazisme est un humanisme (Fiction p.138). Horreur et damnation, s'écrie le marmiton. Mais pour qui voit un peu plus loin que le bout de la lorgnette, l'actualisation des forces abstraites évoquées par Lacoue se concentre dans le sujet rêvé et c'est donc pour cela que, pour les nazis, les Juifs n'appartiennent pas à l'humanitas ainsi définie parce qu'ils n'ont ni rêves ni mythes. Le mythe est remplacé par la Loi et pour le nazisme en tant que fiction du politique, le Juif ne peut pas être un sujet. D'où persécution et extermination. On comprend à quel point ce raisonnement peut être redoutable si on utilise la méthode Onfray, en l'interprétant comme une faute originelle du peuple juif qui finalement aurait attiré Auschwitz. Si, dans Le mythe nazi, Lacoue et Nancy ne parlent pas directement d'Auschwitz, c'est parce qu'ils l'ont abordé ailleurs et avec une finesse et une profondeur qu'Onfray n'égalera jamais. Ce que ce dernier ne saisit pas, c'est que l'objectif de l'ouvrage n'est pas de commenter la Shoah, mais de mettre au jour la genèse d'une idéologie totalitaire en Occident. Il ne s'agit donc pas d'un texte « judéo-centré » consacré uniquement à la tragédie de l'extermination, mais d'une analyse de la façon dont un pouvoir a pu ériger une esthétique mortifère, en construisant la figure d'un « Juif-type », aboutissement tragique de la longue histoire du Juif comme paria. Réduire le nazisme à la seule « solution finale », c'est interdire toute réflexion sérieuse sur les conditions de possibilité de la Shoah. De la même manière, affirmer que la Shoah c'est le nazisme, c'est se condamner à ne pas penser l'émergence possible d'un « nouvel Auschwitz », si l'on n'envisage pas Auschwitz comme un site, un lieu de possibilité, et non comme un simple fait historique. Or, tirer les leçons du passé suppose précisément d'identifier ces conditions pour empêcher que l'horreur ne se reproduise sous d'autres formes. Ainsi, Nancy dans le texte (cité par Onfray lui-même !) : L'assurance confortable dans les certitudes de la morale et de la démocratie, non seulement ne garantit rien, mais expose au risque de ne pas voir venir, ou revenir, ce dont la possibilité n'a pas tenu à un pur accident de l'histoire. Assimiler une telle démarche de pensée à un « anéantissement des Juifs » et une « destruction de l'Occident », peut-on imaginer simplification plus grossière ? Mais lorsque l'on comprend le projet idéologique de Michel Onfray cela ne nous étonne guère : il faut à tout prix réhabiliter l'Occident— la fameuse « civilisation judéo-chrétienne » — dans son valeureux combat contre les barbares islamo-gauchistes. Inévitablement (on le voit venir de très loin), le marmiton reproche une complaisance suspecte avec la pensée de Heidegger qui est, selon lui, la voie royale vers la collaboration. Pourtant, dans cet autre livre majeur qu'est La fiction du politique, Lacoue se défend de toute forme d'heidegerrianisme et analyse avec subtilité le grand aveuglement du philosophe allemand, en l'interprétant comme un symptôme de l'hubris qui précède la « césure » causée par la fin de la métaphysique : qui, dans ce siècle, devant la mutation historico-mondiale sans précédent dont il a été le théâtre et l'apparente radicalité des propositions révolutionnaires, qu'il fût « de droite » ou “de gauche », n'a pas été floué ? Et au nom de quoi ne l'aurait-il pas été ? « De la démocratie » ? Laissons cela à Raymond Aron, c'est-à-dire à la pensée officielle du Capital (du nihilisme accompli, pour lequel en effet tout vaut). Aron et Onfray même combat ? Notre pourfendeur en chef de l'islamo-gauchisme appréciera certainement… De même, à la toute fin de La Fiction du politique, on peut lire : le silence [de Heidegger] - la « sauvegarde » de l'Allemagne - valait-il le risque, pour la pensée elle-même, d'un aveu (sans aveu) de complicité avec le crime ? C'est cette question que, pour un « millénaire » (qu'on se souvienne aussi de la réalité de ce calcul historique), laisse ouverte la pensée du penseur. L'ultime paradoxe est qu'elle soit gardée, en mémorial, dans le poème d'un poète juif [Paul Celan], qui s'intitule, on s'en souvient - et il faut s'en souvenir -, Todtnauberg.
Dans Banalité de Heidegger, Jean-Luc Nancy ne cherche nullement à disculper Heidegger de son antisémitisme ; bien au contraire, il montre que l'analyse heideggérienne du « Juif-type », conçu comme totalement déraciné de l'être (sans historialité) dans les Cahiers noirs, aggrave encore son cas. C'est ce que Nancy désigne comme un « antisémitisme historial » : le retour aux Grecs, à l'être, se fait nécessairement contre les Juifs, identifiés au « non-être ». Heidegger sait parfaitement ce qu'il fait : il recueille « l'ordure banale » pour la convertir en une élaboration prétendument supérieure, ce qui revient à reconnaître une « vérité supérieure de l'antisémitisme » (Banalité, p. 40). De là découle l'idée de « détruire la destruction » : Nancy met en rapport le déclin de l'Occident avec l'antisémitisme principiel. Pour lui, l'antisémitisme s'inscrit dans la longue histoire du christianisme, renforcé et exacerbé par Luther. Heidegger, selon Nancy, n'a pas seulement été antisémite : il a voulu penser, jusqu'à son extrémité, la nécessité foncière et historico-destinale de l'antisémitisme (Banalité, p. 76). Ainsi, la banalité de Heidegger renvoie à la banalité du mal : celle de l'antisémitisme comme donnée originaire, déjà présente dans le déclin inexorable de l'Occident, signe d'une autodestruction immanente de celui-ci. Or Heidegger ne s'interroge jamais sur les causes ou l'origine de l'antisémitisme : il le reçoit comme un élément de l'envoi occidental, une banalité déjà transformée en discours haineux et grotesque, tel celui des Protocoles des Sages de Sion (Banalité, p. 43). L'exclusion des Juifs lui paraît aller de soi et leur sacrifice, en quelque sorte, prévisible. Il ne suffit pas de condamner l'ignominie de l'antisémitisme, écrit Nancy, il faut en mettre les racines au jour— et cela ne signifie rien de moins qu'intervenir au cœur même de notre culture. Plus encore, dans La haine des juifs, Nancy tente de comprendre l'antisémitisme chez Heidegger en mettant en lumière ce qui, dans sa pensée fortement influencée par les présocratiques, serait « juif » : le vertige métaphysique, la césure entre l'être et l'étant, l'oubli de l'être, etc. Le Juif devient alors le pharmakos, bouc émissaire éternel, celui qui fait oublier jusqu'au bouc de la tragédie grecque (La Haine). Le peuple juif incarne la tragédie elle-même, c'est-à-dire la différence ontologique comme césure entre être et étant. De ce fait, pour accéder à l'être dans son univocité, il faut d'abord « détruire la destruction ». Dans Supplément, Nancy rappelle que, pour Heidegger, le judaïsme constitue le principe même de la destruction de l'Occident chrétien, donc de la métaphysique. Or, christianisme et judaïsme demeurent liés, malgré la tentative paulinienne qui, en rejetant l'origine juive du christianisme, fonde en réalité l'antisémitisme et ouvre la fuite en avant de la religion chrétienne. C'est pourquoi, pour Nancy, l'antisémitisme de Heidegger est d'essence chrétienne. On comprend dès lors le rejet viscéral que suscite une telle lecture chez les défenseurs de la prétendue « civilisation judéo-chrétienne ». Que dire alors quand Onfray clame que l'islam porte « une haine orientale contre l'Occident » (sic !) et évoque sans ménagement « une haine musulmane du judaïsme » (resic !) ? Contrairement à ces affirmations à l'emporte-pièce, que reprend également Stéphane Zagdanski, l'islam ne porte pas en lui un antisémitisme intrinsèque car la religion musulmane ne s'est pas construite contre le judaïsme et encore moins contre le peuple juif. Dès son apparition, l'islam, en cherchant à dépasser la césure entre être et étant, tente d'ancrer le judaïsme vers un nouveau lieu symbolique, marqué par le changement de qibla (direction sacrée) opéré par le Prophète, réorientant la prière de Jérusalem vers La Mecque. Ici, il ne s'agit pas d'un ancrage dans l'être, mais dans l'Un, donc au-delà de l'être. L'islam propose ainsi un passage du concept de « peuple élu » à celui de « peuple universel ». Réduire l'islam à une « théologie de la substitution », comme le fait Zagdanski, paraît d'autant plus discutable que la notion d'élection divine du peuple d'Israël est bel et bien présente dans le Coran, mais qu'elle s'y trouve déplacée, reconfigurée et universalisée, loin du schéma strictement hébraïque. Comme le souligne Lacoue, il ne faut guère s'étonner que le judaïsme ait toujours été considéré comme “un corps étranger” au sein de la civilisation européenne. En raisonnant de la sorte, on se place en faux face à un aveuglement irrationnel, dépourvu de fondement, auquel Onfray contribue activement. Il s'agit du passage d'un antisémitisme d'extrême droite à un « islamo-gauchisme » incarnant le nouvel antisémitisme post-7 octobre, que l'on cherche à « nazifier » à tout prix. Tout en fermant les yeux sur la collusion de la droite identitaire occidentale avec un national-sionisme qui prétend parler et tuer au nom du peuple juif ! Ainsi, on finit par confondre les vessies et les lanternes, transformant les choses en leur contraire. Les réflexions de Nancy dans La haine des juifs sont prolongées dans Exclu le juif en nous, un petit livre très intéressant qui manifestement est trop court pour être digne d'être lu par notre marmiton snobinard. Pourtant, l'auteur y tente une archéologie de la haine des Juifs dans une société qui, tout en ayant évacué le mythe, reste profondément marquée par la querelle séculaire entre le logos grec et le dieu caché juif. Les origines de l'antisémitisme sont à repérer au plus intime de notre culture européenne, écrit-il en introduction avant de poser la question : Comment, de ces prémisses contradictoires, a pu s'engendrer l'histoire si longue et si terrible de la haine du 'Juif' masquant une haine occidentale de soi ? Ce qui nous amène à la question suivante : est-ce que l'alliance entre la droite identitaire occidentale et le sionisme politique d'extrême droite est un accomplissement de la civilisation judéo-chrétienne ou une énième expression de cette haine occidentale de soi ? Pour répondre à la problématique de l'Occident comme sujet, Lacoue-Labarthe affirme dans une conférence donnée à Monastir en Tunisie et reprise dans le recueil de textes La réponse d'Ulysse : « Peut-être alors, dans cette époque où l'Occident philosophique touche à sa limite, l'islam recèle-t-il la chance d'une autre pensée de ce que nous n'appellerions plus le sujet. » Ce glissement vers une pensée d'inspiration orientale (sinon orientée) n'est pas sans évoquer les propos que Michel Foucault tint un jour lors d'un échange avec des moines bouddhistes : « Il n'y a aucun philosophe qui marque cette époque. Car c'est la fin de l'ère de la philosophie occidentale. Ainsi, si une philosophie de l'avenir existe, elle doit naître en dehors de l'Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l'Europe et la non-Europe. » De même, selon Lacoue, ce n'est qu'en se « désoccidentalisant » que l'islam peut en finir avec le « Dieu mort » nietzschéen. Mais une telle entreprise est loin d'être gagnée. La récupération de l'islam comme idéologie politique qui se veut anti-occidentale tout en pratiquant la stratégie de la terreur, enfante des monstres. Lacoue continue : [L'islamisme] s'il lutte contre ce qu'il appelle l'”Occident”, c'est avec les moyens, et les visées de l'Occident. Or, une résistance à l'oppression qui emprunte ses armes à l'oppresseur est toujours vaincue. (Ulysse, p.55). Le marmiton aurait alors cru tenir la preuve définitive que Lacoue-Labarthe cumulait les tares : à la fois infâme nazi et odieux « islamo-gauchiste »…
Si déconstruire le vernis occidental pour comprendre l'origine profonde d'un fait aussi grave que l'antisémitisme signifie détruire l'Occident et les Juifs (comme Hitler), à ce moment-là on ne peut plus rien dire et encore moins réfléchir. Nous devons nous plier à la loi grossière du point Godwin et seule l'inénarrable logorrhée onfrayesque fait office de lumière dans la nuit (ou comment prendre sa vessie distendue pour le phare d'Alexandrie). Pour l'heure, laissons le marmiton faire ce qu'il aime plus que tout : déambuler dans ses ruines. S'agissant de Lacoue-Labarthe, je renvoie les lecteurs intéressés au Post-scriptum 3 de La Fiction du politique, où il répond aux diverses objections formulées à l'encontre de son travail et anticipe de façon remarquable, des années avant leur survenue, les critiques adressées par M. Onfray.
Je conclurais avec l'engagement pro palestinien de Deleuze que j'ai étudié de près durant l'écriture de mon essai Panser Gaza. Lorsque l'auteur de Logique du sens affirme que l'histoire d'Israël compte « beaucoup d'Oradour », il ne fait pas montre de « palestinisme » (affection mystérieuse qui atteindrait les intellectuels de gauche) et encore moins de négationnisme. Deleuze ne fait que rappeler que la création de l'appareil d'Etat israélien a été jalonnée de massacres et de destruction de villages palestiniens. Les plus meurtriers restent ceux de Deir Yassin et Dawaimeh et l'horreur de ces massacres opérés par les milices terroristes sionistes n'a absolument rien à envier au drame d'Oradour-sur-Glane. Il n'y a donc pas lieu de s'offusquer lorsque Deleuze évoque « le terrorisme sioniste » car ce dernier existe bel et bien à travers (entre autres) les exactions du groupe Stern et des milices paramilitaires qui ont sévi dès les années 1940. Bien entendu, le marmiton pense enfoncer le clou de la crucifixion antisémite en dévoilant le lien que fait Deleuze entre sionisme et capitalisme, pourtant évident pour celui qui veut bien se pencher sur l'histoire de l'édification de l'appareil d'état israélien. En guise d'exemple concret, et sans trop s'attarder sur le terrain des idées : les séjours répétés de Ben Gourion aux Etats-Unis pour récolter des fonds afin de financer les milices qui donneront les forces de défense israélienne. Et non, ce n'est pas une énième identification « marxiste » : Juif=argent ! Last but not least, le chantre de la civilisation judéo-chrétienne reprend mot pour mot la rhétorique de Netanyahu selon laquelle le mufti de Jérusalem aurait susurré la solution finale à l'oreille de ce pauvre Hitler… N'étant pas graphomane et étant occupé à d'autres projets plus intéressants (dont la traduction d'une grande poétesse palestinienne tuée à Gaza), je n'ai pas le temps (et encore moins la force) d'écrire sur les autres chapitres, dont les seuls intitulés donnent du fil à retordre au plus aguerri des exégètes de la logorrhée professorale : Foucault attend l'imam caché, Lacoue-Labarthe bénit le nazisme, Deleuze touriste à Oradour… Heureusement, mon métier de pharmacien me garantit un accès illimité aux calmants, l'aspirine demeurant le plus fidèle allié face à une lecture aussi pénible qu'éprouvante.
Ali Benziane