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01.07.2025 à 15:46

Nach Gaza

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Notes pour un néonihilisme politique depuis la campagne Stop Arming Israël

- 30 juin / , ,
Texte intégral (4484 mots)

Nous avons reçu ce brillant texte depuis le mouvement Stop Arming Israël en Belgique. Il propose de penser stratégiquement et politiquement depuis les campagnes de soutien à Gaza, soit, pour reprendre Adorno, depuis et par-delà Gaza.

« Lorsque Moïse décrit le pays où coulent le lait et le miel, il décrit le paradis. Cet attachement à l'image la plus ancienne du bonheur est l'utopie juive. Qu'importe si la vie de nomade représentait effectivement le bonheur. Probablement pas. Mais plus le monde de la sédentarité en tant que monde du travail reproduisait l'oppression, plus l'état ancien ne pouvait apparaître que comme un bonheur qu'il ne fallait pas autoriser, auquel il fallait interdire de penser. Cet interdit est à l'origine de l'antisémitisme, les expulsions des juifs sont des tentatives visant soit à achever l'expulsion du paradis, soit à l'imiter. »
Adorno

Se situer politiquement

Ce n'est plus le sentiment d'urgence qui anime notre révolte, c'est celui d'une rage qui sait qu'il est trop tard. Pas trop tard pour sauver encore des vies : pour ça il n'est jamais trop tard, pour ça nous nous battrons toujours. Mais nous savons désormais qu'il est trop tard pour empêcher la pire des catastrophes d'advenir : un peuple est à l'instant même en proie à un processus génocidaire qui s'assume comme tel au vu et au su de toustes, un peuple voit sa terre chérie être ravagée pendant que des milliardaires projettent à même les décombres leurs rêves d'avenir délirants, et une internationale fasciste qui hésitent plus ou moins (selon ses foyers) à s'autoproclamer comme telle soutient ce processus et cherche à y accommoder ses populations à coups répétés de matraquage propagandiste et de répression féroce proprement dystopiques quoique réels (ces deux termes ayant désormais bel et bien scellé leur union dans notre présent : notre réalité est dystopique).

Au confluent de l'impérialisme et du racisme les plus sanglants : la Palestine. Que celle-ci suscite aujourd'hui un écho aussi retentissant de par le monde n'est probablement pas seulement dû aux images insoutenables de la violence génocidaire, ou au cri désespéré de parents palestiniens qui ne comprennent le sort qui leur est méthodiquement fait, c'est aussi le signe que quelque chose là-bas se « joue » et qui relève d'un destin qui ne concerne pas le seul peuple palestinien. Il ne s'agit pas dans ce qui suit de reléguer au second plan le peuple palestinien, sa lutte, ses souffrances, mais de déterminer ce qui ici – disons l'Europe, l'Occident, l'Empire – peut encore faire signe et sens pour toustes celleux qui ne pourront jamais supporter la soufffrance des palestinien.ne.s (d'autant moins que cette souffrance annonce peut-être la mise en oeuvre d'une nouvelle machine de guerre islamophobe), pour toustes celleux qui reconnaissent la lutte (armée) du peuple palestinien mais aussi que cette lutte (complexe) n'est pas la leur, pour toustes celleux qui ne se résoudront jamais au destin que l'Empire occidental veut imprimer au monde.

C'est donc pendant (car le pire est en cours) mais aussi après (car le pire est advenu) Gaza qu'il nous faut nous situer, situer toute réflexion quant à une éthique possible, quant à une pratique politique possible pour notre présent. À l'instar d'Adorno, et de son fameux « nach Auschwitz » – que l'on traduit souvent par « après Auschwitz », qu'il faudrait bien plus justement traduire par « depuis Auschwitz », car quand l'horreur advient et fait césure dans l'histoire elle persiste en-deça de la césure et par-delà la césure non seulement comme mise en échec de toute croyance encore possible en ce monde mais aussi comme répétition possible (à l'avenir) de ce que l'on avait cru impossible jusqu'à l'horreur advenue. C'est aussi pourquoi le même penseur disait que le legs moral d'Hitler à l'humanité était un impératif catégorique nouveau : penser et agir en sorte que jamais Auschwitz ne se répète, que jamais un autre génocide ne vienne attester l'infamie de la race humaine occidentale. S'étonnera-t-on que les plus sourds à cet impératif soient ceux qui ont figé la mémoire d'Auschwitz, en ont fait leur apanage pour mieux s'en servir comme d'un collier d'immunité justifiant toutes les horreurs (ou du moins les horreurs islamophobes, quoiqu'on sache aujourd'hui que le gouvernement Netanyhou n'a pas hésité à abattre des juifves, des humanitaires, et n'a cure des otages du Hamas) ? Adorno, ce « demi-juif » [1] comme l'a nommé avec une normativité et un mépris effarants – quasi policiers – Hanna Arendt, n'aurait pas survécu en constatant le soutien frénétique de l'Allemagne (jusque dans des sphères répertoriées à gauche) à un gouvernement génocidaire. S'étonnera-t-on qu'un gouvernement d'extrême-droite ait conduit l'État né des cendres de la Shoah à perpétrer un génocide avec l'appui de certains de ceux qu'on nomma un jour Alliés ? Pour ne pas s'en étonner, c'est « nach di Nakba », « depuis la Nakba », qu'il faut commencer à réfléchir : la Nakba, la catastrophe qui est venue actualiser avec force une dynamique coloniale déjà présente sur le sol palestinien depuis bien avant 1948, une catastrophe continuée depuis lors (en-deça, par-delà la césure) dans l'horreur (colonisation, apartheid, massacres) et venue se répéter plus vigoureusement encore depuis le 7 octobre (génocide à plein régime). La fondation d'Israël en Palestine ne relève pas de la terre promise d'un peuple génocidé par une machine de guerre occidentale, ne relève pas de la terre promise par l'Occident bienveillant à un peuple persécuté (à en vomir) et aux rescapés de la Shoah. Cette fondation c'est le dernier râle nauséabond de la Shoah, un dernier souffle vicieux de l'entreprise nazi – comme un dernier mauvais tour joué au monde, un mauvais sort jeté au monde pour qu'on ne sorte jamais de l'horreur – qui n'aura de cesse de gagner en force et en amplitude, de gonfler les voiles de la catastrophe. Et aujourd'hui de s'amonceler sans cesse ruines sur ruines en Palestine, jusqu'à ce que toute ruine soit rasée pour que pousse une babylone démentielle sous l'impulsion de Jérusalem, une Jérusalem déjà babylonisée (la désormais tristement fameuse vidéo, faite par IA et relayée par Trump, de ce que sera Gaza une fois débarrassée des palestinien.ne.s et de sa culture, dit bien quelque chose d'Israël aujourd'hui dans ses rapports avec le plus haïssables des impérialismes, celui des USA).

Netanyahou, sa cour, ses soutiens ne sont pas des descendant.e.s des victimes et des rescapé.e.s de la Shoah, une généalogie réellement historique les rattache aux nazis. Ramener le judaïsme au camp ou à la terre étatique (établie, de fait, sur la terre des autres qu'on installera à leur tour dans des camps), c'est au fond donner une solution finale à ce qui, en tant que fait non seulement religieux mais aussi, en-deça, anthropologique, historique – et culturel ! – avait trouvé dans les motifs du départ et de la traversée un régime de production de sens inouï [2]. Mais concentrer, chez nous en Occident, toute l'attention critique sur Israël, quand bien même serait-ce pour indiquer des partenariats entre nos institutions et Israël, c'est verser dans une facilité où, à nouveau, les juïfs ont bon dos. C'est surtout ne pas comprendre qu'Israël est un rouage de l'Empire, son relai oriental principal, mais aussi un terrain d'expérimentation sans précédent pour les technologies innovantes de pouvoir répréssif. Lors d'une des grandes actions de désarmement écologique qui ont eu lieu en Belgique cette année, un policier bonhome et fanfaron s'est ainsi aventuré à expliquer à des activistes que sa formation de policier mobilisait notamment des pogrammes de l'armée Israël, dont un programme psychologique pour lire les humains comme des bêtes.

Chanter politiquement

Au fond, quelle ligne devrait aujourd'hui prendre notre lutte pour la Palestine, « depuis Gaza » mais ici, loin de Gaza ? On ne peut prétendre répondre à une question pareille. Mais quelques remarques, depuis les luttes (les observations qui s'y font, les perspectives qui s'en dégagent, etc.), ne sont jamais superflues pour encourager et faire écho aux percées les plus intéressantes des derniers mois, pour aussi se détourner de ce qui aujourd'hui n'est pas à la hauteur de ce « depuis Gaza » qui nous oblige. Deux remarques seulement, à propos de deux chants qui ont été entendu à l'impressionnante action de blocage et de désarmement Stop Arming Israel ayant eu lieu la semaine dernière en Belgique, mais qu'on entend bien souvent ailleurs aussi.

« Nous sommes tous / Des palestiniens ». Qu'est-ce que nous disent ces paroles, dès lors qu'elles sont chantées par des millions de personnes non-palestinien.nes (et c'est probablement d'abord de celles-ci qu'il sera question ici bas) ?

1. D'abord, que nous ne sommes pas tous des palestiniens, sinon nous n'aurions pas besoin de le chanter : certaines personnes ont d'ailleurs à ce point en horreur, consciemment ou inconsciemment, les palestinien.ne.s (comme figure exemplaire des arabes auxquels on les renvoie d'ailleurs pour mieux diluer leur identité singulière, pour mieux en faire l'objet d'une haine raciale), que les palestinien.ne.s aujourd'hui sont génocidés avec le soutien des puissances occidentales et dans l'indifférence d'une partie de la population peu soucieuse du sort des palestinien.ne.s. Bien des personnes ne chantent pas et il nous faut alors chanter fort contre ces personnes qui déshumanisent une part de la population, se déshumanisant du même coup, car c'est du côté des palestinien.ne.s que nous sommes, en lutte avec elleux contre l'Empire. Chanter ça c'est tracer deux camps : celui des agents de l'anéantissement et des indifférents qui s'en accommodent ; celui de celles et ceux qui sont des palestinien.ne.s, c'est-à-dire qui sont prêt.e.s à prendre des risques pour l'être et pour que la Palestine soit.

2. Que certaines personnes non-palestinien.ne.s compatissent avec les palestinien.ne.s (c'est le gros de notre chœur chantant), que certaines personnes non-palestinien.ne.s sympathisent avec la lutte (armée) du peuple palestinien contre son oppresseur (et déjà ici, notre chœur perd des voix). Le chœur chantant est donc lui-même divisé : tout qui s'y trouve n'est pas forcément sympathisant de la lutte du peuple palestinien, ni n'est forcément en lutte contre l'Empire ici. Ainsi dans le chœur peuvent notamment se trouver : des consciences morales sans activité politique aucune (humanisme dépolitisé), des consciences morales qui ont une activité politique moraliste (politique humaniste), des consciences politiques en lutte et en quête d'une certaine morale dans/par leur lutte (politique éthique). C'est un peu schématique, tant pis.

Ce chant dénote donc notamment un humanisme avec tout ce que l'humanisme comporte de limite : au nom de l'humanisme, jamais rien de politique ne s'opère. La « politique » de l'humanisme, c'est en dernier ressort l'humanitaire et puisque ce dernier a désormais été privatisé, au point qu'on parle aujourd'hui d'aide inhumanitaire, l'humanisme devenu inhumain renvoie mieux que jamais, en négatif donc, à ce qu'il a toujours été : nécessaire pour sauver des vies dont l'ordre social avait déjà fait des formes de mort ; indigent d'un point de vue politique. L'autre versant de cet humanisme, c'est le droit. Nous aurons ainsi vu, tout au long du processus génocidaire, « l'arme » du droit être brandie comme l'instrument privilégié de la lutte :

  • Des étudiant.e.s situant essentiellement leur lutte sur le plan de querelles juridiques avec leur université pour rompre, au nom du droit international, des partenariats qui y contreviennent. Ainsi nombre de petits fonctionnaires en herbe ont pu élaborer des stratégies juridiques pour prendre en défaut leur rectorat, créer des commissions éthiques, se rendre dans le parlement européen pour s'y répandre (dans des micros de parlementaires) en banalités sur la situation présente et y siéger serti.e.s d'oreillettes de parlementaires. Ainsi sont faits les habitus qu'aimanteront les partis socialistes dans quelques années. Ce que ces luttes étudiantes ne parviennent absolument pas à adresser comme problème en tant que tel c'est le régime universitaire de production de savoirs lui-mêmes ; Alain Denault, dans sa préface au livre nécessaire qui démontre en quoi la numérisation du monde ne va pas sans et n'ira pas sans le sang des congolais.e.s, écrit : « les universitaires sont partout au cœur des cercles produisant les problèmes les plus graves de la société » (cf. Barbarie numérique de Fabien Lebrun).
  • Des expert.e.s en tout genre, lorsqu'on leur demandait s'iels étaient pro-palestinien.ne.s, ont souvent répondu en ce qu'il faut bien appeler un bêlement de mouton humaniste « je suis pour le droit international ». Façon implicite de dire qu'on est pour la Palestine puisque le droit international est du côté de la Palestine, mais dont l'implicite même permet qu'on évite d'instaurer une culture antagonique où il s'agit bien de prendre parti. Et prendre le parti du droit international est bien commode pour ne pas se mouiller tout en prenant soin de laver sa conscience. Triste boussole que celle du droit international , surtout quand on en fait un chapelet, quand on oublie les rudiments marxistes sur les appareils idéologiques d'État (aussi bêtes soient ces analyses marxistes, on en viendrait à les regretter aujourd'hui), quand on a pas le minimum d'acuité politique pour pressentir que le droit international est en cours d'effondrement accéléré depuis des années. Boussole pathétique, et viciée.

L'humanisme, même politique, n'a qu'une fonction : éviter la politique, éviter l'antagonisme politique qui veut lutter au-delà du droit international dont, du reste, n'ont que foutre nos ennemis, depuis bien longtemps déjà. Car tout le problème est là : nos ennemis ne s'embarrassent pas du droit international, ils n'en usent que quand ça leur chante. À nous aussi d'en user de la sorte et de ne pas en faire le lieu référentiel de notre lutte. Sauf si l'on veut faire métier de cette indignation perpétuelle face à la violation du droit international, une indignation qui n'a d'ailleurs jamais entravé radicalement le cours de la violation. Un crime de génocide, on le prévient toujours trop tard.

Renouer avec la politique, voilà notre tâche. À l'heure où il est trop tard – pour la Palestine, pour le Congo, pour bien d'autres. Deux questions indémêlables se posent alors : Que veut dire ici politique ? Comment renouer avec la politique « à l'occasion » terrible d'un génocide qui a lieu à des miliers de kilomètres ?

C'est un autre chant qui nous donne l'indice de la politique qui (nous re)vient : « From the river to the sea, Palestine will be free ». À première oreille, c'est bien d'une libération nationale qu'il s'agit, l'énoncé balaie un espace territorial qui va de la mer au Jourdain : la terre des palestinien.ne.s. Mais il faut savoir l'entendre autrement et retrousser l'énoncé : l'espace territorial que balaie l'énoncé est alors autre, il part de la mer et du fleuve pour rayonner et se répandre de par le monde. La libération ne se fera qu'à ce prix là, car c'est bien un ordre néocolonial qui frappe la Palestine aujourd'hui comme son épicentre, et sans le soutien proactif de l'Empire occidental, et sans l'inféodation d'une grande bourgeoisie arabe à celui-ci, Israël ne pourrait pas déchainer sa violence avec une telle force : il n'y aura donc de Palestine libre qu'à nous-mêmes nous faire les agents de la destruction d'un ordre colonial, et nous ne serons jamais libres en Occident tant que la Palestine ne le sera pas. La Libération ne peut pas être uniquement nationale. Il ne s'agit évidemment pas de se poser ici en sauveur de la Palestine, car le sauvetage ne peut-être que double : c'est tout autant la Palestine qui peut nous sauver. D'où le pitoyable moralisme d'une gauche occidentale qui voudrait s'en tenir au strict BDS sans enclencher une lutte de libération sur son propre territoire. C'est bien cela que doivent par exemple assumer les étudiant.e.s : leurs universités n'ont pas moins les mains sanglantes que les universités israéliennes, elles ont juste pour elle d'être installées en Occident, c'est-à-dire dans l'imaginaire collectif : à distance des massacres, à distance pour quelques temps encore de la guerre, avec tout ce que cela leur confère d'humanisme de façade, mais leurs programmes de recherches sont de plus en plus orientés vers la guerre, leurs partenariats de recherche, pour peu qu'on y fouille, sont abjectes, et les finalités sociales de la recherche sont pour une bonne part proprement délirantes : bref l'Université n'est pas aujourd'hui abjecte parce qu'elle est en lien avec Israël, mais parce que le régime de savoir dont elle est productrice est proprement destructeur (de certaines partie du monde, exemplairement la Palestine, mais du monde en général puisqu'elle ne fait qu'alimenter le désastre écologique même quand elle fait voeu d'être actrice de cette nouvelle idéologie néocolonialibérale qu'est la transition écologique). Dès lors, il ne s'agit pas d'abord de passer les partenariats au crible pour repérer leur abjection (bien qu'il faille le faire aussi), de créer des commissions qui professionnaliseront cette évaluation, il s'agit de mener une guérilla au sein de nos institutions universitaires, une campagne de harcèlement des agents de l'ordre universitaire, de faire de l'espace universitaire le lieu d'une libération, c'est-à-dire aussi d'une réappropriation créatrice. Les sciences appliquées, les hautes écoles commerciales, la position même de recteurice, mais aussi les injonctions à la compétitivité/rentabilité au sein de l'Université, doivent être la cible de cette guérilla dont les formes sont à inventer. Étudiant.e.s, encore un effort pour être décoloniaux et anti-impérialistes.

De plus, ce qu'il faut probablement assumer aujourd'hui, à contre-courant des flottes et des marches qui prennent la direction de Gaza (sans jamais prendre les armes), c'est que la libération difficile de la Palestine et l'inopérativité du droit international témoignent de la difficulté que nous avons à nous libérer nous-mêmes, ici, de l'Empire et de son droit international. C'est pour cette raison que sont nées des campagnes comme celle de Stop Arming Israël, des campagnes qui montent en intensité au fil des mois, qui visent non seulement à faire en pratique ce que nos États se sont résolus à ne pas faire : un embargo sur les armes à destination d'Israël, en l'occurrence un embargo populaire (qui a par exemple réuni plusieurs centaines de personne à Bruxelles en Belgique la semaine dernière, pour un blocage déterminé d'une entreprise d'armement, où la police aura arrêté des centaines de personnes) [3], mais aussi à s'en prendre directement aux machines de guerre que deviennent nos États en ce moment (comme plusieurs autres centaines de personnes réunies à Tournai en Belgique la semaine dernière également, pour un désarmement tout aussi déterminé d'une autre entreprise d'armement qui a chiffré les dégats à hauteur d'un million d'euros, un désarmement à la suite duquel la police s'est lancée dans une chasse à l'activiste dans les bois pendant plusieurs heures sous le vrombissement menaçant d'un hélico) [4]. Ces actions viennent doubler ou multiplier le BDS auquel quelques politiques humanistes voudraient cantonner la lutte pour la Palestine. BDS : believe, destroy, strike. Believe : par la lutte, réactiver la confiance malgré ce « nach Gaza » terrible, car ce n'est que depuis une prise de parti et une action résolue que se devine, se goûte déjà et peut s'arracher cet autre monde auquel croire malgré tout. Destroy : lutter ce n'est pas s'en remettre à un ordre injuste en essayant de l'accomoder à la marge, ou en s'illusionant sur notre capacité à subvertir les institutions de l'injustice et de l'horreur, c'est assumer qu'il y a un monde ennemi, fait d'agents, d'infrastructures, d'institutions, et que c'est bien ce monde ennemi qu'il faut abattre, car il ne laissera jamais de répit aux autres mondes que l'on cherche à construire. Strike : frapper et mettre en grève le monde, c'est-à-dire s'organiser patiemment, même si la rage nous habite, pour ensemble désactiver le monde de l'ennemi, zone après zone, million après million, et s'il devait en aller d'une insurrection révolutionnaire... Un peu comme le disait un manifeste anti-impérialiste récent : l'espoir, le courage, l'insurrection [5].

À défaut de prendre les armes, nous faisons donc le choix de tout faire pour désarmer les entreprises qui alimentent ces machines de mort nommée Israël, nommée USA, nommée nazisme « juif », nommée fascisme démocratique de l'Occident. Guerre à la guerre, pour notre libération Insh Allah. Car nous sommes toustes des palestinien.ne.s, de la Mer au Jourdain, en passant par le monde.


[1] Par retournement du stigmate, on revendiquerait volontiers la nomination « demi-juif » pour toustes les juifves qui s'abstiennent de définir le degré de pureté de l'identité juive et s'opposent à tout ce qui définit ce degré et discrimine à l'aune de ce degré. Adorno, qui n'avait pas d'égal pour traquer les potentiels fascistes et nazis là où on ne les soupçonnerait pas d'emblée, est à cet égard un exemplaire demi-juif. Du reste, il se présenta un jour à son ami Alban Berg comme étant « juif à 100% ou à 50% », ce qui fait certes signe vers son ascendance parentale mixte, mais ce qui définit aussi un rapport au monde méfiant vis-à-vis de toute authenticité revendiquée.

[2] Ce qui n'est pas forcément contradictoire avec l'idée de Terre à venir ou de Terre promise, pour autant que même cette terre soit aussi et encore l'espace d'une extra-territorialité, un espace qui, pour répondre à l'idée d'une réconciliation non-faussée, doit faire droit à l'expérience de l'autre comme une nécessité sans quoi l'identité se refuse aux affects transformateurs et étouffe en la réduisant au néant la dimension utopique – révolutionnaire disent certain.e.s – du judaïsme. C'est ce critère notamment qui permet aujourd'hui de condamner avec force Netanyhou et son régime, de relire de façon critique cette guerre de cent ans, mais aussi de réfléchir un peu plus pragmatiquement à une solution – Inch Allah – à un État. Bien que tout.e demi juifve ne puisse probablement que voir d'un oeil soupçonneux l'équivalence entre la Terre promise et un pays unique, un seul État.

[5] Les Peuples veulent, Révolutions de notre temps Manifeste internationaliste : « Bien que tout ait été fait pour en minimiser l'importance, pour lui couper les lignes de communication, pour en brouiller le sens, le pouvoir des peuples en révolte a été contagieux. L'espoir, le courage et l'insurrection ont traversé les corps, les territoires et toutes les frontières ».

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01.07.2025 à 15:08

La France insoumise, le fascisme et la révolution

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Quel mouvement révolutionnaire en France ?

- 30 juin / , , ,
Texte intégral (10577 mots)

Voici le premier volet d'un texte qui tente de déplier une question importante : pourquoi et comment la gauche, c'est-à-dire la gauche institutionnelle, est redevenue une hypothèse crédible pour nombre de personnes ayant quelques aspirations supérieures à celle d'un réaménagement plus gentillet du capitalisme ? Question qu'il s'agit aussi pour l'auteur, de renverser : où est passée la puissance destituante et révolutionnaire qui explosait régulièrement dans les rues jusqu'en 2016 ? Rêve-t-elle désormais NFP ? [1]

« Notre marche est longue et elle laisse des traces, même si ça ne se voit pas pour l'instant ou si on ignore et méprise notre chemin. »
Sous-commandant Marcos

Introduction

Depuis quelques semaines, la parution de l'ouvrage La Meute, suscite une polémique médiatique autour de la France Insoumise, son caractère autoritaire, la place du grand chef Mélenchon, une (im)possible union des gauches, etc. Rien de très surprenant du côté des élites et de leurs médias : toutes les occasions sont bonnes pour taper sur leur « ennemi numéro 1 » du moment.

Du côté de la gauche cependant, quelques débats plus intéressants ont émergé de tout cela : quel lien y a-t-il entre les formes d'organisations et les stratégies politiques, quels moyens conditionnent quelles fins, comment se nouent ou se dénouent les relations entre efficacité et autoritarisme, [2] etc.

Malheureusement, dans tous ces débats, une fois n'est pas coutume, une part considérable du camp de l'émancipation est, comme souvent, invisibilisée : les partisan.es de la révolution, que l'on pourrait définir pour l'instant sommairement comme ceux et celles qui se posent la question de la révolution, en pensée comme en acte [3]. Les Gilets jaunes, les autonomes, les révolté.es de Nahel, les anarchistes, les féministes, les antiracistes, les syndicalistes, les queer révolutionnaires… Ces personnes qui font et ont fait vivre la lutte révolutionnaire sur le terrain depuis des années sont presque toutes absent.es (sans surprise) du commentariat politique de gauche comme de droite. Mais plus surprenant, ils.elles sont silencieux.ses. Au sujet de “La Meute”, de la France insoumise, du retour de la gauche, des suites à donner à nos révoltes, etc. Et ce, depuis quelques années maintenant.

Un silence qui se démarque de ce qui a eu lieu durant la dernière décennie. En effet depuis le début des années 2000 nous avions vu l'émergence d'une nouvelle génération qui avait, dans de nombreux pays, ciblé les organisations traditionnelles de “la gauche” au même titre que d'autres institutions conservatrices. Le rejet et même la colère formulés en mots comme en actes contre cette gauche auparavant hégémonique au sein du camp de l'émancipation, était souvent expliquée par le fait qu'elle ait perdu toute capacité de subversion [4] ou qu'elle soit intégrée et domestiquée à l'ordre politique dominant. Syndicats, partis, associations, leaders politiques, tout le monde en avait pris pour son grade.

Aujourd'hui, bien au contraire, et en France en particulier, le centre de l'attention semble être peu à peu revenu vers la gauche traditionnelle, et essentiellement celle qui se présente comme “radicale”, en la personne de Mélenchon et de la France Insoumise. Ce changement qui s'est opéré dans les dernières années a même abouti à un ralliement d'un nombre non négligeable d'ancien.nes autonomes [5]. Un fait inimaginable il y a encore quelques années car cette tendance libertaire avait, sûrement le plus explicitement, fait de la “mort de la gauche” [6] un objectif politique assumé. Si tous les prétextes sont bons pour les médias et la gauche libérale pour affaiblir depuis sa droite le parti de Mélenchon, au contraire chez les partisans de la révolution peu de voix s'élèvent pour questionner ce ralliement sans condition.

Mais alors comment expliquer ce changement d'atmosphère ? Sentiment d'urgence de la montée du fascisme ? Chocs causés par les défaites des révoltes ? Dégénérescence ou, au contraire, maturité du milieu libertaire ? Nous essayerons dans cette série de trois textes de réfléchir aux causes et conséquences de ce retour en grâce de la gauche traditionnelle au sein même des milieux révolutionnaires.

Nous reviendrons dans un premier volet sur le mouvement libertaire de la dernière décennie en France (1/3), puis nous tenterons de comprendre les raisons profondes du retour de la gauche, notamment autoritaire en réponse à la crise de la pensée libertaire et ce à travers la contre-révolution (2/3) et enfin, en partant des forces existantes, nous réfléchirons à une relation possible, depuis le bas, avec la France insoumise et aux pistes pour voir notre mouvement tel qu'il pourrait devenir : un mouvement révolutionnaire (3/3).

Mouvement réel, mouvement libertaire (1/3)

Dans cette première partie nous reviendrons sur le caractère libertaire du cycle de révoltes que nous avons vécu. Et, dans le cas de la France, nous essaierons de penser la trajectoire de la tendance appelée autonomie. De son ascension à son déclin.

Le fond de l'air

La dernière décennie a été marquée par une vague de révoltes et révolutions aux quatre coins de la planète ; tellement nombreuses et massives (numériquement les plus importantes de l'histoire en un temps si court) que nous pourrions parler d'une ère d'insurrections [7]. Si chaque contexte est bien sûr spécifique, on a pu reconnaître de nombreuses caractéristiques communes entre ces mouvements. L'une d'entre elle sur laquelle nous aimerions nous attarder ici fut l'importance des pratiques, idées et militant.es libertaires [8].

Même quand ces dernier.ères ne furent pas directement à la tête ou à l'initiative des révoltes comme au Brésil, en Tunisie, en Grèce, en Espagne, au sein des différents Occupy ou plus récemment en Indonésie, c'était l'atmosphère même des révoltes qui s'apparentait à la pensée libertaire ou anarchiste : Affrontements de rue (souvent sous la forme Black Bloc) et illégalisme assumé, pratique de l'occupation territoriale (immeubles, places, quartiers, villes), place de l'auto-organisation, de la spontanéité, du groupe affinitaire comme unité principale d'organisation, manifestations non déclarées, refus des chefs et de la représentation, refus de l'autoritarisme et pratique de l'horizontalité, refus de hiérarchiser les luttes, place de l'humour et de l'art sauvage, désir d'un changement immédiat et non pas remis à demain et bien sûr méfiance voir hostilité vis-à-vis des institutions de gauche traditionnelle, etc. Tout un tas de caractéristiques que nous avons pu retrouver aux quatre coins de la planète comme à Hong Kong (2019), en Birmanie (2020), en Syrie (2011), en Biélorussie (2020) ou au Soudan (2018) pour ne citer que quelques exemples. Dans plusieurs de ces mouvements, la faiblesse, le rejet ou même l'absence de la gauche et des formes contraignantes et/ou folklorique de ses organisations traditionnelles a permis le déploiement d'une politique de la quotidienneté partiellement émancipée et donc enfin capable de réinventer des formes d'organisations, des idées ; et surtout de redevenir une menace.

En regardant en arrière et au-delà de la France, on voit qu'effectivement, sans pour autant que les gens se revendiquent tous.tes autonomes ou anarchistes, portent des drapeaux noirs ou du adidas, quelque chose dans le sens commun du mouvement réel [9] était bel et bien libertaire. Insistons que ces idées et surtout ces pratiques, ont largement débordé les milieux anarchisants traditionnels et sont apparues au sein du mouvement réel non-partisan [10] dans toutes ses franges en révoltes [11]. Mais aussi chez d'autres milieux ou mouvements politiques : mouvement féministe et queer, mouvement écologiste, alter-mondialiste, mouvement kurde, etc. : tous se sont trouvés irrigués par un ruissellement libertaire. Il n'est pas anodin que le PKK et les Zapatistes, deux des dernières organisations révolutionnaires de masses de notre époque, toutes deux issues à l'origine du marxisme-léninisme, se soient convertis idéologiquement à la pensée libertaire.

Dépassant très largement les petits groupes ou expériences anarchistes préexistantes, dans les soulèvements les plus avancés, ce fond de l'air a pris une forme populaire et de masse touchant du bout du doigt ce que nous pensons être l'horizon libertaire par excellence : l'émergence de pouvoirs populaires. C'est-à-dire l'institution d'espaces d'auto-gouvernement (Communes, caracoles, conseils territoriaux, assemblées populaires, etc.) où les gens ont pris le pouvoir sur leur quotidien et leur territoire sans qu'aucun parti ou gouvernement ne leur dicte quoi faire et où ils exercent sans attendre leur capacité à se gouverner eux-mêmes et à prendre en main (au moins partiellement) leur vie quotidienne et la reproduction de celle-ci.

C'est ce qui est arrivé de façon encore embryonnaire et parfois balbutiante sur les places de Tunis, New York, Maidan, Tahrir, etc. ; sur les ronds-points de Gilets jaunes, dans les assemblées territoriales et féministes en Amérique latine, ou bien encore en Syrie, à l'échelle de villes entières, à travers les conseils locaux de la révolution dans les territoires où le régime d'Assad était parti.

Et enfin, sûrement dans sa forme la plus poussée, au Soudan sous la forme de comités de résistances organisés par quartiers entiers capables d'organiser la révolution et même d'essayer d'en dessiner les suites à travers l'écriture collective d'une « charte révolutionnaire pour l'autorité du peuple » [12]. Ce qui n'était alors qu'un horizon lointain et souvent fantasmé pour tant de libertaires sous le nom de Commune [13], avait subitement pris forme dans plusieurs révolutions de notre époque (souvent sans qu'ils s'en aperçoivent) et à une échelle rarement égalée.

Néanmoins, incapables de peser durablement sur les suites des soulèvements et touchant leurs propres limites, dans la grande majorité des cas, ces formes nouvelles et territoriales de pouvoir locaux furent balayées par la contre-insurrection, ou progressivement mises au second plan par les récupérations de gauche [14] comme de droite [15], ou tout simplement par l'épuisement.

Le retour de la politique sauvage

Révoltes libertaires et apparition de pouvoirs populaires naissants, tout ça est loin d'être unique dans l'histoire. De nombreuses périodes historiques ont connu ce type d'explosions destituantes où le mouvement réel déborde des digues construites non seulement par le pouvoir établi, mais aussi par sa prétendue opposition : les années 60-70 n'étant qu'une des périodes les plus connues avec ce rejet radical de la gauche stalinienne et soviétique de la part d'une grande partie de la jeunesse et du mouvement ouvrier.

La dernière décennie fut un retour de ce que Charles Reeve nomme socialisme sauvage [16], Jean Tible Politique Sauvage [17] ou même Pacôme Thiellement les sans-roi [18]. Ces formes d'expression de la révolte qui tentent de faire vivre la révolution ici et maintenant, qui refusent la médiation d'institutions même de gauche, et qui émergent pour s'opposer à l'autoritarisme, au conservatisme du système, mais aussi à son ennemi historique au sein de son propre camp : le socialisme des chefs. Cette mouvance qui considère que le mouvement réel doit être dirigé par une avant-garde éclairée (les chefs) pour arriver à ses fins.

Les raisons de ce retour du mouvement libertaire sont nombreuses [19] et si nous ne les approfondirons pas dans ce texte, on peut tout de même citer une des hypothèses que nous retenons : plusieurs des pays où les révoltes ont éclaté ont déjà connu de près ou déjà vécu “la gauche” (socialiste, communiste, démocrate) au pouvoir et celle-ci est souvent assimilée, soit à un cauchemar autoritaire dans sa version radicale (Syrie, Biélorussie, Ukraine, Hong Kong, Libye, Kazakhstan), soit à une succession de trahisons et de compromissions avec le pouvoir capitaliste pour sa version libérale (Partis “socialistes” en France, Espagne, Grèce, etc. ; Convencion au Chili ; Démocrates aux USA, etc.).

Ainsi, une fois terminée l'éphémère période de “la fin de l'histoire”, censée symboliser la victoire définitive du libéralisme et du capitalisme contre le communisme (mais qui n'a finalement duré, au mieux, qu'entre la chute du mur de 1989 et l'insurrection zapatiste de 1994) et au moment de se révolter à nouveau contre l'ordre injuste et invivable de l'Empire, les peuples se sont plutôt tournés vers les rares référents disponibles pouvant incarner la résistance et qui n'avaient pas été totalement discrédités : la pensée et surtout la pratique libertaire ou anarchisante d'une part. Mais aussi l'islamisme, beaucoup plus structuré idéologiquement, organisationnellement et avec des propositions quant à l'après de la révolte.

L'attitude de la grande majorité de la gauche mondiale face à ce cycle de révoltes confirma d'ailleurs en grande partie la défiance initiale. Quand les révoltes n'utilisaient pas suffisamment les référents de gauche (drapeau rouge, chansons traditionnelles, mots d'ordre classiques), celle-ci a adopté une attitude indifférente (Soudan et Myanamar : sûrement aussi par racisme) ou méprisante (contre les Gilets jaunes à l'étranger et en France même), voire carrément contre-révolutionnaire quand ces mêmes révoltes contredisaient leurs dogmes géopolitiques ou politiques. Soutenant parfois explicitement ou implicitement la contre-révolution dans le cas de Hong Kong (2019), de l'Iran (2019,2022), de la Syrie (2011), du Liban (2019) ou de l'Ukraine (2014) [20]. Dans d'autres cas, comme au Chili (2019), en Espagne (2011) ou en Grèce (2011), une gauche se présentant comme radicale, nouvelle et en rupture avec la gauche libérale, a été bien moins chahutée dans les révoltes et est même parvenue à se présenter comme une continuation des mobilisations lui permettant de se faire une place au pouvoir. Suscitant par conséquent un intérêt bien plus important de la part de la gauche internationale. Pourtant, là-bas aussi ces nouveaux.lles élu.es ont bien vite ressemblé aux politiciens qu'ils prétendaient combattre. Incapables de briser voire même d'infléchir le statu quo.

La France : Acmé et chute de l'autonomie

Mais revenons au cas français. Depuis le début du siècle, la France a été le théâtre comme au Chili, au Soudan ou en Iran et dans tant d'autres pays, d'une montée en puissance progressive du mouvement réel. 2005 : révolte des banlieues pour Zyed et Bouna, 2006 : mouvement contre le CPE ; 2008-2018 : lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et mouvement des ZAD ; 2016 : mouvement contre la loi travail ; 2016 (mort d'Adama Traoré) ; 2017 (viol de Théo) et mouvement contre les violences policières ; 2017 : mouvement #MeToo ; 2017 : collages contre les féminicides et bien d'autres encore. Pendant une grosse dizaine d'années, se sont succédé une série de mouvements de contestation de plus en plus inventifs et subversifs contre l'ordre établi.

Comme ailleurs, cette série de mouvements a vu arriver la contagion des idées et pratiques libertaires. Et un mouvement en particulier a, à plusieurs reprises, défrayé la chronique : le mouvement autonome.

L'autonomie, comme mouvement politique, se laisse (volontairement) difficilement définir. On utilise le terme ici pour désigner ce courant politique (dont la filiation historique vient directement du mouvement autonome italien des années 70 [21]) se caractérisant par une série de principes, pratiques et codes : anti-étatisme et anticapitalisme, rupture avec les partis et les syndicats (décrits comme des institutions compromises avec le système), illégalisme, squat, vol et auto-réduction [22], le refus de séparer la politique et la vie, la pratique de l'émeute, le refus de l'idéologie (en théorie) et de l'autoritarisme. Et bien sûr une croyance en la révolution comme nécessaire rupture qui doit s'incarner aussi ici et maintenant et non pas une fois que « les conditions objectives » sont réunies comme le disaient de nombreuses organisations socialistes au XXe siècle.

Au-delà d'une histoire et d'une esthétique propre, les racines philosophiques et politiques de l'autonomie s'entrecoupent avec l'anarchisme et certains communismes hétérodoxes. Il existe bien sûr plusieurs tendances au sein de l'autonomie. Les deux branches principales partent généralement de ce que les Italien.nes nommaient l'autonomie ouvrière, marxiste, opéraiste et l'autre l'autonomie diffuse, plus proche de l'anarchisme, de l'insurrectionalisme, du post-modernisme ou du situationnisme. En France, ces deux tendances (et surtout la seconde) ont été incarnées notamment dans les ZAD, le cortège de tête, les textes du Comité Invisible, l'expérience des réseaux mutu, la profusion de cantines populaires, de communautés politiques, de groupes affinitaires, etc.

Le courant de l'autonomie qui a eu l'impact et la renommée nationale, voire internationale la plus importante fut nommé par ses détracteurs « Appellisme » en référence à l'écriture et à la publication du texte fondateur de cette tendance : Appel [23], écrit en 2003. Si cette tendance trouve son origine théorique dans la revue Tiqqun parue en 1999, elle s'est essentiellement faite connaître à travers trois livres signés Comité Invisible et « l'affaire de Tarnac ». Elle fut longtemps l'une des tendances les plus organisée et la plus large [24] de l'autonomie. Si les « appellistes » eux-mêmes se refusent à toute catégorisation et raillent l'idée même que quelque chose comme l'appellisme puisse exister, on peut néanmoins tenter de décrire de façon forcément incomplète [25] les objectifs originaux proposés par les textes de référence :

1 : Tenter de réarticuler construction et destruction au sein du mouvement autonome.
2 : Remettre au goût du jour la stratégie à une époque où elle était souvent absente de certaines idéologies anti-autoritaires.
3 : Réapprendre à penser le temps long de la construction révolutionnaire sans retomber dans une acception classique et rigide du parti.

“Détruire la gauche' était alors un corollaire de tout cela, pour que ces perspectives puissent s'imposer il fallait en finir définitivement avec l'éternel retour de la gauche comme unique débouché des mouvements de révolte [26]. D'où résultait une stratégie qui mêlait interventions de rue confrontationnelles, construction d'agents d'énonciation stratégiques (d'abord sous différents noms dans différentes situations, puis à plus grande échelle avec le Comité Invisible), perturbations des moments de recomposition de la gauche, et établissement d'une série de lieux et de moyens matériels liés entre eux par cette perspective stratégique.

Pour y parvenir, la recherche de nouvelles formes d'organisation était centrale et ce, notamment à travers une espèce de parti conspiratif peu formalisé et non public. Ce dernier fût composé de plusieurs collectifs politiques de vie présents dans une quarantaine de villes en France et dans le monde. Participant à la plupart des soubresauts de l'époque depuis les mouvements sociaux en France jusqu'aux révoltes en Grèce, aux USA et même dans les pays arabes, cette expérience, clivante [27] et motrice à la fois pour l'ensemble de l'autonomie, s'est terminée en tant que force organisée, en 2018 du fait de contradictions internes exacerbées par des désaccords stratégiques au sujet des suites à donner à la victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de l'irruption du féminisme et de l'intersectionnalité au sein d'une autonomie qui les avait largement écarté, et enfin en raison d'une division entre des partisan.tes d'une hypothèse territoriale de long terme et d'autres d'une forme métropolitaine offensive insaisissable donc peu ancrée.

Malgré la fin de cette expérience, une large partie de leurs idées (à travers le site lundimatin, le media Contre-Attaque, les éditions la Tempête, par exemple) ainsi que l'infrastructure matérielle construite au fil des années (lieux, réseaux, militant.es en France et ailleurs) existe encore et on retrouve quelques ancien.nes membres de cette “camaraderie” dans bon nombre d'espaces politiques qui cherchent difficilement à dépasser les limites rencontrées par le mouvement révolutionnaire (Soulèvements de la Terre, Syndicat de la Montagne limousine, etc.).

L'autonomie dans toutes ses composantes, pris part activement aux différentes luttes entre 2005 et 2018. Le grand public la connaît surtout en raison des actes offensifs du black bloc ou alors des “antifa”, et même si les affrontements physiques avec la police et la casse en manifestation était une part importante, voire constitutive, du mouvement autonome, ils n'étaient que la part la plus visible et bankable médiatiquement d'un mouvement large aux pratiques diverses. L'élargissement et les rencontres avaient souvent lieu à l'occasion de mouvement traditionnels lancés par la gauche [28] (CPE 2005 ; mouvement pour les retraites 2010-2011 ; loi travail 2016 ; mouvement d'occupations d'université 2018) et ce sont avant tout les pratiques, la subversion de la politique traditionnelle (notamment de gauche) ainsi que la radicalité des militants autonomes qui séduisirent certaines parties de la société, en premier lieu une jeunesse de classe moyenne de plus en plus précarisée des grandes villes aux perspectives peu réjouissantes ainsi qu'une classe moyenne ou populaire plus âgée, politisée à gauche mais dégoûtée par le gouvernement Hollande et ses énièmes compromissions.

Durant toutes ces années de montée en puissance du mouvement réel, nous avons vu la gauche syndicale et électorale, auparavant hégémonique au sein du champ de la contestation, se réduire jusqu'à être dépassée par des militant.es ou des révoltés sans affiliations. Une multitude de petits groupes, politiques, d'ami.es, de lycéen.nes, de collègues, de syndicalistes en rupture avec leurs directions firent grossir peu à peu ce qui n'était auparavant qu'un milieu réduit comptant seulement quelques milliers de personnes. Et c'est à l'occasion de la loi travail que militant.es autonomes (notamment sa frange appelliste) et leurs idées furent le plus visibles et audibles au sein de la contestation générale. Les murs étaient tapissés de slogans autonomes [29], les assemblées de facs tenues habituellement par la gauche traditionnelle (UNEF, NPA) étaient rendues impossibles par leurs perturbations, les blocages étaient lancés ou massivement rejoints par eux.elles, les rues, les manifestations sauvages, la rencontre entre libertaires divers durant Nuit debout, etc. Et bien entendu émergea la forme la plus symbolique de ces années d'autonomie : le cortège de tête.

Refusant de continuer à défiler en ordre rangé derrière les syndicats et les partis, des militant.es autonomes et des lycéen.nes insubordonnés prirent la tête des cortèges durant le mouvement contre la loi travail, non sans heurts violents avec les services d'ordre des syndicats, puis avec la police. Mais après quelques manifestations, les syndicats décidèrent finalement d'abandonner la tête et nous avons pu assister dans plusieurs villes en France à des manifestations où une tête de cortège festive, offensive et sans drapeaux de parti ou syndicat (autonome dans son sens premier donc) était plus de deux ou trois fois plus importante que la partie syndicale [30]. Chacun de ces mouvements sociaux, la loi travail en particulier, vit fleurir dans son sillage une multitude de petits mouvements de contestations plus ou moins localisés, de grèves sauvages, la profusion de centaines de micro-groupes, d'occupations d'universités ou de maisons vides, la création d'auto-médias, de cantines, etc.

Selon nous, si l'autonomie a été forte pendant cette décennie et a tant grossi, ce n'est pas parce qu'elle aurait « recruté » de nouveaux membres, été très forte en propagande, doté de grands moyens ou d'une stratégie particulièrement élaborée. C'est avant tout qu'elle comprenait et qu'elle partageait les affects destituant de son époque : ce refus de la politique politicienne, gauche comprise. Qu'elle partageait ce désir de faire plutôt que de discourir. Ce désir de rupture avec le statut quo : de renversement des régimes, des petits-rois, des politiciens, des institutions. Et qu'elle était capable de transformer en pratique des idées et des tendances à agir qui étaient déjà présentes dans la société.

Raison aussi de son succès sur le plan culturel selon nous : les franges les plus organisées eurent une influence réelle sur les mots d'ordre et sur ces mouvements, mais n'essayèrent jamais d'en prendre la direction ni de s'en faire les représentants. Par refus de l'avant-gardisme ou alors par compréhension que cela était impossible étant donné le niveau de défiance envers toute forme de leadership au sein de tous ces mouvements. On pourrait résumer en disant que le mouvement autonome parvint partiellement au moins, à fusionner avec le mouvement réel et à bel et bien devenir l'eau plutôt que le poisson dans l'eau [31]. Nous donnant un indice furtif de ce à quoi pourrait ressembler un mouvement révolutionnaire.

Malheureusement, à l'époque comme aujourd'hui, bien peu de militants autonomes (nous y compris) saisirent entièrement la place que nos idées prenaient au sein du mouvement réel et comme dans d'autres pays (le Brésil étant l'exemple le plus parlant tant les libertaires furent à l'origine de la révolte de 2013) ils.elles furent incapables de confirmer l'essai pour devenir réellement menaçant pour les élites. C'est-à-dire non pas épisodiquement, mais sur la durée.

Inattendus pour beaucoup, le prolongement et l'approfondissement de ces mouvements et donc la menace réelle vinrent de territoires inattendus. Et l'arrivée de ce qu'attendait depuis toujours l'autonomie : une insurrection populaire, signifia aussi la fin de l'autonomie telle que nous l'avions connue.

Massification et chute de l'autonomie : les gilets jaunes

Le mouvement des Gilets jaunes fut à la foi la confirmation de l'approche et des pratiques de l'autonomie : manifestations non déclarées, offensivité, sortie des formes traditionnelles de la contestation, occupations territoriales, construction de cabanes, refus de représentation, de la droite comme de la gauche, désir affirmé de révolution. Un mouvement autonome massif et sans A majuscule (car non rattaché à l'idéologie et à la tradition de l'Autonomie) ; mais paradoxalement ce fut aussi le moment où l'on vit le passage des autonomes à l'arrière-garde du mouvement réel. Dans le sens où ils tentèrent de suivre et comprendre la révolte plutôt qu'ils ne la menèrent culturellement et pratiquement.

Très peu présents sur les ronds-points, dans le leadership du mouvement, dans les propositions des suites (comme le RIC), ils furent dans un premier temps et comme la majorité de la gauche, essentiellement dans une position critique [32]. Et si de part et d'autre, une partie d'entre eux participèrent activement au mouvement de diverses manières (Maison des Peuples de Saint Nazaire, groupe de Rungis, cabane de Montreuil ou de Commercy, éclosion du média Cerveaux-non-disponibles, journal Jaune à Toulouse, caravane GJ sur la montagne Limousine, pour n'en citer qu'une partie) la grande majorité des autonomes ne participèrent qu'au moment de manifestations et adoptèrent une attitude proche de celle qu'ils reprochaient historiquement aux milant.es gauchistes : surplombants, perturbés par le contact avec le populaire et l'impur, figé.es dans leurs propres pratiques, critiquant l'émergence du nouveau, utilisant un vocabulaire peu compréhensible et idéologique, etc. Si les appellistes adhérèrent peut-être plus rapidement au mouvement dès ses débuts [33], même ceux et celles qui étaient censé.es être le mieux préparés à l'insurrection étant donné qu'ils l'avaient annoncée [34], eurent une influence quasi nulle dans celle-ci une fois venue. Le hasard faisant que la force qu'ils avaient construite les années passées n'existait alors plus en tant que telle depuis peu. Minée par les divisions internes, ils restèrent incapables de proposer une approche coordonnée et impactante de l'événement.

Et si, passés les débuts du mouvement, des tentatives comme deux événements importants sur lesquels on ne reviendra pas en détail ici, à savoir la tentative de l'assemblée des assemblées [35] ainsi que la manifestation sur les Champs Élysées du 16 mars 2019, ont été proposé par l'autonomie, celle-ci n'a pas été capable de rencontrer réellement le mouvement. C'est-à-dire d'être bouleversée et par conséquent transformée par l'événement. Seul moyen de, à son tour, transformer la révolte. Après une décennie de montée en puissance, les autonomes se sont à l'époque retrouvé.es démunies, voire sidérés face à l'irruption bien réelle d'un mouvement insurrectionnel. Comme si, avant de l'avoir vécu, personne n'y croyait vraiment.

Ce rendez-vous manqué et l'impact qu'il a eu sur le mouvement libertaire nous pousse à penser que, plus que le Covid, qui est souvent cité pour l'expliquer, ce sont les Gilets jaunes qui sont la cause principale du déclin de la frange organisée du mouvement réel qui leur préexistait. Dans toute sa diversité. Comment continuer après cela ? Comment recommencer les manifestations ? Comment comprendre cette faiblesse et ce retard ? Quelles limites le mouvement avait-il réellement ? Ce n'est pas un hasard si le cortège de tête ne reviendra plus après cette date ou alors sous une forme ritualisée, inoffensive et sans joie.

Si un sentiment d'occasion ratée persiste depuis ce jour, il ne faut pas être trop dur avec nous-mêmes : les moments de révolte d'une telle ampleur sont souvent surprenants et souvent des occasions de bouleversement (a posteriori) et donc de recomposition des milieux révolutionnaires (68 en fut un qui aboutit à l'autonomie en Italie, le printemps des peuples de 1848 à l'émergence d'un mouvement ouvrier organisé, etc.). La théorie y est souvent fracturée par le réel. On attendait une révolte des quartiers populaires ou une insurrection anticapitaliste et c'est finalement une jacquerie populaire qui a lieu. On souhaitait une grève écologiste de masse et c'est finalement un mouvement contre une taxe dite écolo. On pensait que ça serait le peuple de gauche se soulevant contre le capitalisme, mais le peuple de gauche était absent et à la place c'est un “peuple” ni de gauche ni de droite mais pourtant bel et bien révolutionnaire qui s'est soulevé pour tenter d'attaquer le “système”.

Si peu d'ouvrages, articles ou discussions publiques pertinents ont vu le jour depuis l'intérieur du mouvement pour illustrer ces débats, cela n'a pas empêché de nombreuses discussions internes et de tentatives d'avoir lieu. On a ainsi vu quelques expériences balbutiantes émerger dans les années qui ont suivies mais sans grand succès (Akira ou Acta par exemple), limitées par de trop nombreuses contradictions internes et une réflexion théorique et stratégique encore non-aboutie.

Mais avec le temps, la réflexion stratégique a semblé ralentir et dans les dernières années c'est plutôt un affaiblissement, voire une dispersion de l'autonomie à laquelle on a assisté. Le manque d'espace commun dans lequel se retrouver et imaginer la suite, a poussé une partie des autonomes à se rabattre sur ce qu'ils connaissaient le mieux ou ce qui faisait le plus de sens dans la période selon eux.elles : l'écologie pour certain.es, la construction territoriale pour d'autres, le féminisme ou encore l'internationalisme. Mettant de côté parfois ce qui faisait la force de l'autonomie : un mouvement transversal et révolutionnaire (qui s'attaque à tous les aspects de la vie et du pouvoir), mais approfondissant parfois certains des autres aspects de la lutte auparavant dilués dans cette vocation de l'autonomie d'attaquer le pouvoir sur tous les fronts.

Aujourd'hui, à l'exception notable des Soulèvements de la Terre, mais qui s'éloignent progressivement de cette tradition et sur lesquels nous reviendrons plus en détail dans les deux prochains textes, l'autonomie est devenue presque inexistante en tant que force cohérente et reste marquée par son manque de perspectives, de vision stratégique et surtout d'inventivité. Cette dernière étant sans doute la qualité principale qui lui avait permis d'ouvrir une brèche dans la monotonie gauchiste lors de la décennie précédente.

Au-delà des militant.es autonomes s'identifiant comme tels, la plus grande part des gens qui avaient pris part à tout ça, s'étaient retrouvés de près ou de loin dans ce puissant mouvement libertaire et qui parfois, avaient cru la révolution possible, sont repartis à leur vie, rattrapés par la fatigue, les galères de la vie quotidienne, dégoûtés souvent du résultat et à nouveau isolé.es, déprimé.es sombrant souvent dans le cynisme et l'impuissance face à un monde de plus en plus violent. Continuant à débattre au bar ou à la machine à café, à aller épisodiquement manifester (pas pour tout le monde), mais presque de manière automatique, sans y mettre le cœur. Et à raison : comment croire dans une manifestation syndicale ou dans un black bloc antifa quand on a connu les Gilets jaunes ?

Crise du mouvement libertaire et persistance du mouvement réel

Si, en plus des Gilets jaunes, le Covid contribua sans doute à affaiblir le mouvement de contestation, ce dernier repris vite de l'ampleur et les rues furent de nouveau envahies avec le mouvement contre la réforme des retraites de 2022 où plusieurs millions de gens manifestèrent pendant plusieurs mois. Pourtant ce mouvement fut représentatif du repli de l'autonomie mais aussi du début du retour en force de la gauche traditionnelle. Ce mouvement fut massif (et notamment dans les petites et moyenne villes, conséquence à retardement des Gilets jaunes) mais les syndicats restèrent entièrement décideurs et dictèrent à nouveau la marche à suivre. En miroir des mouvements précédents, les pratiques d'auto-organisation et l'inventivité furent quasi-absentes. “L'autonomie qui manque” entendait-on à l'époque.

Mais si ce mouvement fut la démonstration de la faiblesse du mouvement libertaire, le mouvement réel quant à lui ne se fit pas beaucoup attendre pour insister à nouveau sur les fissures et les contradictions de la société aussi bien que de la gauche. Peut être inspiré par les Gilets jaunes, une fois passé ce mouvement relativement classique et finalement inoffensif, les années qui ont suivies ont vues plusieurs segments de la population se révolter à leur tour contre l'État Français. La révolte pour Nahel en juin 2023 tout d'abord : plus grande révolte des quartiers populaires de l'histoire de France de par son intensité (près d'un millier de bâtiments publics, banques et supermarchés brûlés en seulement quelques nuits [36]) ; insurrection en Kanaky en 2024 ; révolte des agriculteur.rices 2024, mouvement en Martinique. Si chacun.e de ces mouvements comprenait son lot de limites [37] et surtout fut incapable ne serait-ce que d'esquisser un rapprochement entre les uns et les autres, cela reste une succession de cinq révoltes (d'éclatements populaires qui sortent totalement des formes encadrées, traditionnelles et légales de la contestation) qui ont frappé la France entre 2018 et 2025. Montrant les contradictions de plus en plus fortes de la société française, faisant certainement de la France, aux côtés des États-Unis, un des pays occidentaux au plus haut potentiel insurrectionnel.

Malgré une époque clairement marquée par la pensée, la pratique et le mouvement libertaire, cette période a aussi démontré les limites et impasses du mouvement : difficultés à composer avec ce qui n'est pas “pur”, c'est-à-dire qui ne partage pas les mêmes codes, les mêmes mots, le même drapeau ; à connecter les révolté.es entre eux.elles ; dispersion et manque de capacité de coordination et de mutualisation ; absence de plan d'intervention conséquent ; naïveté quant aux intentions et capacités d'interventions d'autres forces partisanes ; faiblesse de sa stratégie de long terme pendant le mouvement ET hors mouvement.

En suivant David Graeber, on pourrait dire que le mouvement libertaire en France comme ailleurs a été pris par le choc de sa propre victoire culturelle. Un mouvement pensé comme a-hégémonique était devenu hégémonique au sein du camp de l'émancipation. Ne sachant que faire de cette force, comme tant de fois dans l'histoire, les libertaires ont laissé le pouvoir à ceux qui n'en sont pas encombrés (extrême droite ou gauche “radicale”) et se sont repliés dans des territoires plus familiers, plus simples (petits collectifs, associations, luttes ou communautés locales, etc.).

Pour ce qui est de l'autonomie en particulier, la révolte des Gilets jaunes et celles qui l'ont suivie, plutôt que d'être des moments de confirmation, ont agi comme un révélateur des dérives possibles de cette tendance quand elle s'enferme sur elle-même : idéologique ou identitaire, extrêmement blanche et élitiste, centrée sur la France, voire sa propre localité, ne parvenant pas à dialoguer avec le populaire ou l'autre quel qu'il soit (étranger, issu de l'immigration, du monde rural, etc.) Des dérives qui ont, à bien des moments, réduit le mouvement autonome à un simple “milieu” parmi d'autres. Donc inoffensif et fait de normes et règles non écrites et, au final, conservatrices.

De manière générale, toutes ces limites mettent en lumière une crise de la stratégie et de la pratique libertaire. Cette crise ne se limite d'ailleurs ni à la France ni aux libertaires. Elle touche l'ensemble des révoltes des dernières années, sans perspectives de changements profonds ou d'alternatives. Dernière démonstration que l'époque était libertaire. Sa crise a entraîné celle de l'ensemble du mouvement de luttes né de nos révoltes.

Reprendre

Ce ne sont finalement pas les défaites apparentes successives qui nous donnent le plus un sentiment d'échec. Les révolutions les plus puissantes sont toujours bâties dans les brèches ouvertes par des tentatives passées et sur les leçons qu'elles délivrent aux révolté.es. Notamment sur les impasses rencontrées. « Les révolutions profondes sont rendues possibles par des séquences de soulèvements qui rencontrent et dépassent leurs limites, à la recherche de cette rupture par insistance. » [38] La Commune de Paris s'est appuyée sur la défaite de 1848, la révolution russe de 1917 sur celle de 1905 où sont inventés les soviets, la révolution soudanaise de 2019 sur les mouvements étudiants de 2013 où les comités de résistances y avaient déjà été esquissés ,etc. Aucune de ces révolutions n'était aboutie ou totalement victorieuse mais chacune, prise successivement, fut plus profonde que la précédente.

Ce que l'on regrette le plus, c'est l'incapacité (pour l'instant) du mouvement libertaire de faire de ces révoltes successives une étape, un palier sur lequel bâtir. Bâtir un mouvement capable de se maintenir aussi bien dans les victoires que dans les défaites. Un mouvement libertaire capable à nouveau et plus largement encore de faire fusion avec le mouvement réel en révolte successive afin de donner naissance à véritable mouvement révolutionnaire. C'est-à-dire une force, une écologie dirait Rodrigo Nunes [39], consciente d'elle-même et composée de multitudes d'organisations, groupes, médias, bandes, quartiers, etc. unis (mais pas uniformes) derrière un cap commun : une rupture révolutionnaire et la construction d'un monde égalitaire.

Malheureusement ce n'est actuellement pas le chemin que sont en train de prendre les libertaires dispersés par les défaites. Et profitant du découragement et de l'impuissance, c'est un retour discret mais déterminé qui a commencé : celui de la gauche. Chantant ce vieux refrain bien connu, qui, en faisant mine de célébrer le retour du mouvement réel nous commande en réalité de le raccompagner dans le « droit chemin » et nous dit à toutes : « Cette nouvelle politique est fantastique, mais elle semble avoir atteint ses limites ; nous avons besoin... de l'ancienne politique » [40].

Dans le prochain épisode nous tenterons de comprendre : Qu'entend-on par contre-révolution ? Quels sont ses outils ? Qui profite de nos défaites ? Comment la gauche est-elle revenue en force ?

Lucas Amilcar
lucas_amilcar at riseup.net


[1] NDLR : Nous avons hésité à publier ce texte. Parfois, ce sont les points d'énonciation les plus proches qui nous agacent le plus. Ici, certaines catégories politiques convoquées pour analyser l'évolution des tendances révolutionnaires hexagonales nous semblent peu opérantes. S'il y a bien eu de microscopiques milieux autonomes dans quelques grandes villes de France dans les années 80, il n'y a jamais eu de mouvement autonome au sens historique du terme, voir La Horde d'Or de Moroni et Balestrini, ou Autonomie ! de Marcello Tari à ce propos. Quant à la tarte à la crème de « l'appellisme » qui a longtemps nourrit les rapports de police autant que le ressentiment militant, il faudra prendre un jour le temps d'en tirer les quelques enseignements qui nous prémunissent autant de la mythification que de la mystification et du ridicule. Cela dit, ce texte de Lucas Amilcar a le grand mérite d'ouvrir des questions importantes et ambitieuses, d'où sa publication malgré les incompréhensions.

[3] Une conception qui n'exclue donc pas a priori les militant.es de la FI qui se définissent comme une des composantes d'une “révolution citoyenne” au long cours. Nous y reviendrons dans le 3e volet de ce texte

[4] Abandon de la perspective révolutionnaire d'une large partie du syndicalisme en occident et de transformation en outil de cogestion du capitalisme ; liens historiques entre démocraties parlementaires et autoritarisme ; compromissions innombrables des partis socialistes avec le capitalisme ; obsession pour le recrutement, slogan sans vie et sans actes etc.

[5] Partisans de l'autonomie, ce courant politique révolutionnaire qui fait de l'autonomie au capitalisme, à l'État mais aussi aux partis et aux syndicats un objectif.

[6] Nous y reviendrons mais cela entendait que la gauche était souvent considérée par l'autonomie comme un obstacle sur le chemin de la révolution. Rappelant cette phrase de Dionys Mascolo : “Le contraire d'être de gauche, ce n'est pas être de droite, c'est être révolutionnaire.”

[7] Constat que l'on retrouve par exemple dans les livres Révolutions de notre temps, If we burn de Vincent Bevins et Pour une politique sauvage de Jean Tible.

[8] Ici entendu au sens de ceux et celles qui considèrent que la révolution comme la société doit être organisée par en bas et non pas par en haut ; qui refusent de confier son pouvoir entre les mains d'un gouvernement, un chef, un mari, un patron ou un état et enfin qui défendent que la liberté ne va pas sans l'égalité.

[9] Terme que nous utilisons ici en reprenant les mots de Marx pour définir toutes les personnes qui se soulèvent pour abolir l'état actuel des choses.

[10] Non affiliés à une idéologie ou à une tendance politique définies.

[11] Sans pour autant qu'il y ait systématiquement de conversion idéologique aux tendances libertaires bien entendu.

[12] Au sujet de l'impressionnante expérience révolutionnaire soudanaise nous recommandons de lire le très bon média Sudfa-media et par exemple mais aussi d'aller à la rencontre et d'écouter les révolutionnaires soudanai.ses en exil, très nombreux.ses en France.

[13] Pensons aux Commune de Oaxaca en 2006, de Oakland en 2011, ou à Nuit Debout en France qui toutes utilisèrent cet imaginaire

[14] Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Boric au Chili

[15] Militaire en Egypte, technocrates au Sri Lanka, Islamistes en Tunisie, fascistes au Brésil etc.

[16] Le Socialisme sauvage. Essai sur l'auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours. Charles Reeve, éditions l'Échapée.

[17] voir Politique sauvage, Jean Tible, Éditions Terres de Feu.

[18] Voir la formidable exégèse de l'histoire de France de Pacôme Thiellement “L'empire n'a jamais pris fin” - Blast

[19] Hybridation entre pratiques anarchisantes d'activistes des sud et des nord pendant le mouvement anti-globalisation ; traumatisme des dérives des organisations classiques de gauche du XXe siècle ; importance d'internet qui permet de se passer de certaines capacités des organisations classiques ; incapacité des forces politiques d'assurer leur rôle de médiation face à une offensive brutale du capital, etc.

[20] L'obsession d'avoir raison, plutôt que la reformulation théorique face au réel, a parfois des conséquences dramatiques.

[21] Sur l'autonomie italienne on conseille l'excellent La horde d'or, Italie 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle Éditions de l'Éclat, Autonomie ![ de Marcello Tari, éditions La Fabrique ou encore Années de rêves et de plomb d'Alessandro Stella, éditions Agone.

[22] L'autoréduction est une pratique politique anticapitaliste qui consiste à imposer, de manière collective et militante, la baisse du prix d'un produit ou d'un service, voire sa gratuité.

[23] Qu'il faut lire : https://libcom.org/library/appel

[24] Le nombre réel de ce parti sans carte ni adhérent.e sera toujours difficile à quantifier mais on pourrait l'estimer à plusieurs centaines, voire jusqu'à peut-être un millier.

[25] D'autant plus que nous n'avons connu ce mouvement de près qu'à partir de 2016 et jamais depuis l'intérieur.

[26] Expression régulièrement utilisée par la gauche pour dire que toute révolte doit trouver un 'débouché' institutionnel, le plus souvent par un vote à gauche, ou une reprise en politique parlementaire des revendications du mouvement.

[27] Contre-coup des fantasmes positifs comme négatifs provoqué par une tendance qui a maintenu, jusqu'à aujourd'hui, une grande part d'opacité sur ses formes d'organisations et ses paris stratégiques, l'appellisme fut souvent critiqué par une bonne partie de l'autonomie. Et l'anathème “appelliste” utilisé pour disqualifier tout ce qui s'apparente de près ou de loin à de l'autoritarisme ou du « stratégisme » au sein de l'autonomie est encore utilisé aujourd'hui.

[28] Une des nombreuses contradictions de l'autonomie qui, si elle critiquait avec virulence les syndicats et la gauche, dépendait presque exclusivement de ses appels pour se mettre en branle et toucher de nouvelles personnes.

[30] Pour l'évolution du Black bloc au cortège de tête, voir https://taranis.news/2023/03/black-bloc-le-cote-obscur-de-la-force/

[31] L'Insurrection qui vient, la fabrique

[32] Pour la critique de la critique voir : https://paris-luttes.info/la-revolution-pour-ou-contre-11165

[34] Notamment bien sûr dans L'insurrection qui vient mais aussi dans Premières mesures révolutionnaires aux côté d'Eric Hazan.

[35] Très prometteuse mais vite délaissé par beaucoup de ronds-points Gilets jaunes et envahies par des militant.es de gauche qui n'avaient rejoint que tardivement et sans être transformé, le mouvement.

[37] Notamment la révolte des agriculteurs totalement encadré par la FNSEA quasi-immédiatement

[38] Révolutions de notre temps - Manifeste internationaliste des Peuples Veulent

[39] Neither vertical nor horizontal - Rodrigo Nunes

[40] Jasper Bernes et Joshua Clover cité dans Neither Vertical nor Horizontal

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30.06.2025 à 21:38

« Femmes, Vie, Liberté » contre la guerre

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Ni l'État génocidaire d'Israël, ni la dictature de la République islamique, vive les luttes populaires [Collectif ROJA]

- 30 juin / , ,
Texte intégral (3224 mots)

Roja est un collectif féministe et internationaliste basé à Paris, composé de membres issues des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté », il nous a transmis cette prise de parole et de position à la suite de la "guerre de 12 jours" opposant le régime israélien au régime iranien.

Au lendemain de l'agression militaire israélienne de 12 jours contre l'Iran, menée avec le soutien armé des États-Unis, dont les principales victimes furent des civils – qu'ils soient iraniennes ou israéliennes – n'ayant pas choisi cette guerre, nous continuons à croire que la seule issue pour déjouer la logique meurtrière d'États dont la survie repose sur le maintien du spectre de la guerre, est de faire entendre, haut et fort, notre cri : entre deux régimes guerriers, patriarcaux et coloniaux, nous ne prenons pas partie. Ce refus n'est pas un repli ou une neutralité. Il constitue, au contraire, le point de départ de notre lutte. Une lutte qui chérit la vie et qui rejette la logique meurtrière des guerres.

La guerre asymétrique entre Israël et la République islamique – qui, rappelons-le, n'a ni commencé le 13 juin ni prend fin avec un message de Trump sur son réseau social – est avant tout une guerre contre les populations. C'est une attaque contre tout ce qui garantit la survie et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire : infrastructures, réseaux et systèmes sur lesquels repose la vie des habitants. Elle vise directement ce que nous avons construit à travers le mouvement « Zan, Zendegi, Azadi » (« Femme, Vie, Liberté ») et tout ce que ce slogan, incarne : un combat féministe, anti-impérialiste et égalitaire, né de la résistance populaire kurde qui a résonné à travers tout l'Iran.

« Femme, vie, liberté contre la guerre » n'est pas qu'un slogan, mais une ligne de démarcation claire avec des tendances dont les contradictions apparaissent aujourd'hui plus crûment que jamais : d'un côté, les opportunistes qui ont soutenu les sanctions américaines et les ingérences occidentales depuis des années, banalisant le génocide à Gaza, tout comme les guerres impérialistes occidentales, ceux qui se sont réjoui de l'agression israélienne espérant qu'elle apporte enfin une « libération ».

De l'autre, les campistes qui assimilent toute opposition à l'Occident à une « résistance », ainsi que ceux qui, au nom de « l'urgence » ou du « bien du peuple » passent sous silence les crimes de la République islamique tant à l'intérieur du pays que dans la région, ainsi que son instrumentalisation du discours anti-impérialiste toutes comme son instrumentalisation de la cause palestinienne. Brouillant la frontière entre résistance populaire et pouvoir d'État, depuis 7 octobre, ils se sont rangés derrière tout ce qui s'oppose aux plans du fameux « nouvel ordre au Moyen‑Orient », négligeant les luttes des femmes et des personnes queers, des minorités et des démunis, comme si elles étaient secondaires.

Or, ces ennemis sont le miroir parfait l'un de l'autre dans leur barbarie. Israël conduit les enfants de Gazas à l'abattoir en brandissant le drapeau arc-en-ciel ; la République islamique d'Iran a non seulement massacré les manifestants en Iran mais a noyé aussi dans le sang la révolution populaire syrienne, sous le masque de l'anti-impérialisme. Le premier commet un génocide à l'encontre des Palestinien.nes ; l'autre soumet et opprime les peuples non perses à l'intérieur de ses frontières.

Netanyahu usurpe le slogan « Femme, vie, liberté » pour tenter de légitimer son expansionnisme militaire et colonial et le faire passer comme « intervention libératrice ». Khamenei mobilisait toutes ses forces pour étendre un « empire chiite » régional, au nom de la lutte contre Daech et de la « défense de la Palestine ».

Ces deux régimes capitalistes n'occupent certes pas la même position dans l'ordre mondial. Le rôle de la République islamique dans cette guerre ainsi que sa puissance militaro-logistique n'atteint certainement pas celui d'Israël, et le régime iranien ne bénéficie pas des soutiens impérialistes occidentaux. Cette asymétrie ne l'empêche pourtant pas d'infliger violences, injustices et souffrances, comme le fait le sionisme fasciste. Toute relativisation des crimes de la République islamique, ne peut être que fallacieuse. Outres les politiques oppressives à l'intérieur de ses frontières, elle s'est embourbée dans un projet nucléaire au coût exorbitant.

Nous n'avons pas à choisir entre un régime sioniste génocidaire et le régime islamiste oppressif. Nous traçons une troisième voie, celle dessinée par les multiples formes de luttes populaires du Moyen-Orient, par une solidarité et un internationalisme par en bas.

Pour construire un front solide contre le génocide israélien et arracher le discours anti-impérialiste des mains de la République islamique, il faut nous démarquer clairement de ces deux impasses et de réaffirmer le lien ndissoluble entre toutes les luttes populaires au Moyen-Orient et au-delà., en nous opposant à la fois au colonialisme impérialiste et à la colonisation interne d'État.

En solidarité avec les destins liés des peuples du Moyen-Orient — de Kaboul à Téhéran, du Kurdistan à la Palestine, d'Ahvaz à Tabriz, du Baloutchistan à la Syrie et au Liban —, nous nous adressons aux opprimées et aux démunies d'Iran et de la région, à la diaspora, ainsi qu'aux camarades à travers le monde, partagent nos idéaux et notre espoir.

13 juin : la danse macabre des bombardiers et des missiles

Le nettoyage ethnique et la volonté génocidaire de l'État criminel israélien ne datent ni d'hier, ni de cette année, ni même de ce siècle. Mais la faille géopolitique ouverte dans la région depuis le 7 octobre, ne laissant derrière elle que sang et ruines, engloutit désormais également la République islamique et les peuples d'Iran, à une vitesse vertigineuse et avec une intensité saisissante. L'horizon est si obscur qu'il nous bouleverse profondément, toutes et tous.

Durant ces douze jours sombres, l'armée israélienne a bombardé des milliers de sites à travers l'Iran y compris les zones résidentielles où habitent les généraux des Gardiens de la révolution. Si les frappes ont visé les installations nucléaires, les bases militaires, les centres gouvernementaux et la radiotélévision d'État, elles ont touché aussi les raffineries, les dépôts de pétrole et les infrastructures vitales, et tout ce qui garantit les moyens de subsistance de la population et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire.

Contrairement à ce qu'affirment les propagandistes qui parlent de « liberté » livrée par les bombes, nous avons été témoins de massacres aveugles de civils, dont un grand nombre d'enfants. Selon l'ONG Hrana [1], 1054 personnes ont été tuées, des milliers blessés. Sans oublier les 28 Israéliennes tuées par les missiles iraniens, parmi lesquels quatre femmes d'une même famille.

Dans cette situation critique, la République islamique a non seulement abandonné une population terrifiée sans la moindre assistance — incapable de fournir les services les plus élémentaires, tels qu'une information publique claire et efficace, des abris d'urgence, ou des systèmes d'alerte — mais elle a également instauré une atmosphère ultra-sécuritaire : déploiement massif des forces anti-émeutes dans les rues, multiplication des checkpoints, et intensification de la répression.

La militarisation du pays en temps de guerre, qui témoigne de l'incapacité du régime à garantir une vie sécurisée, ne nous surprend pas. Mais les appels à « pendre chaque traître à chaque arbre » sont la conséquence logique d'un ordre fondé — à son niveau le plus profond — sur la répression, la peine de mort, les arrestations, et la militarisation de l'espace social à l'intérieur (en particulier dans les régions périphériques, comme Kurdistan et Baloutchistan), et sur l'expansionnisme militaire à l'extérieur.

Les conséquences désastreuses de cette guerre ne s'arrêtent pas avec le cessez-le-feu. La République islamique en profite pour se venger contre la société iranienne : elle a déjà lancé une véritable chasse aux « espions », et sa machine à exécuter s'est déjà remise en marche. Depuis le 12 juin, au moins six personnes, dont trois kurdes, ont été exécutées dans des procès expéditifs pour prétendu espionnage au profit du Mossad. D'autres prisonnieres, notamment des militantes kurdes, sont aujourd'hui menacées d'une exécution imminente. Dans la paranoïa généralisée du régime, toute voix dissidente peut désormais être accusée de « sionisme » ou d'être « agent de l'étranger ». À cette atmosphère de terreur s'ajoutent l'aggravation de la crise économique, la perte massive d'emplois et une inflation galopante.

Représentation coloniale et banalisation de la guerre

La « guerre contre le terrorisme » — ce projet impérialiste initié au tournant du XXIᵉ siècle dans le sang de l'Afghanistan et de l'Irak — a laissé un héritage sanglant aujourd'hui transmis à Israël : une attaque « préventive » pour contenir le danger supposé de l'arme nucléaire iranienne. Une fois encore, le même récit familier est ressassé par les grands médias monopolistiques : Israël ne frappe que des « cibles militaires », avec des « missiles de précision » et des « drones intelligents », dans le but d'apporter liberté et démocratie au peuple iranien.

Mais ce récit ne dit rien de Parnia Abbasi, poétesse de 24 ans tuée à Sattar Khan. Il ne mentionne pas Mohammad-Ali Amini, jeune pratiquant de taekwondo, ni Parsa Mansour, membre de l'équipe nationale iranienne de padel. Il ne laisse entendre aucune voix de Fatemeh Mirheyder, Niloufar Ghalehvand, Mehdi Pouladvand ou Najmeh Shams. Aucune d'entre euxelles n'était une « cible militaire » ni une « menace nucléaire » — seulement des corps déchiquetés en silence par les missiles israéliens, ignorés par les médias internationaux. Voilà la pointe de l'iceberg de cette « liberté » qu'Israël, avec le blanc-seing de l'Occident, construit sur des ruines et des cadavres.

Les forces réactionnaires — dont le projet de « renversement » du régime ne vise qu'un changement cosmétique et autoritaire depuis le sommet, sans transformation démocratique réelle ni bouleversement des rapports sociaux — ont salué avec empressement leur éternel sauveur : Israël. Les monarchistes ont réduit les victimes des bombardements à de simples chiffres, déclarant, avec un cynisme brut et un langage comptable : « La République islamique exécute des milliers de personnes chaque année ; donc, le massacre de quelques dizaines ou centaines de personnes par Israël est le prix à payer pour se débarrasser de ce régime. » C'est cette même logique déshumanisante, quantitative et mathématique, que les États-Unis ont invoquée pour larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki : si la guerre continue, il y aura plus de morts, donc mieux vaut tout raser.

Le massacre de civils lors des récentes attaques israéliennes, la sur-sécurisation extrême de l'espace public en Iran, et la destruction des infrastructures sociales ne sont ni des erreurs accidentelles, ni de simples « dommages collatéraux ». Ils font partie intégrante de la logique même de la guerre — surtout quand cette guerre est menée par un régime comme Israël. L'argument courant selon lequel les civils ou les infrastructures civiles seraient utilisés comme « boucliers humains » — utilisé naguère pour justifier la destruction de Gaza, et aujourd'hui pour les frappes contre la prison de Dizel-Abad ou l'hôpital Farabi à Kermanshah — n'est qu'un artifice destiné à brouiller la logique destructrice de la guerre et à inverser les rôles et les responsabilités.

Il n'existe pas de « bonne frappe » ni de « bombardement juste ». L'histoire sanglante de l'Irak, de l'Afghanistan et de la Libye — cette même Libye que Netanyahu cite explicitement comme modèle souhaité d'un accord avec le régime iranien — en est une preuve accablante.

Non à une répétition de la Libye, non à une répétition de l'été 1988 : souvenons-nous de l'histoire !

Il est aujourd'hui aussi essentiel de rappeler le chemin qui mena de la guerre Iran-Irak — glorifiée par la propagande du régime comme une « bénédiction » — à l'été 1988, marqué par le massacre de milliers de prisonnierères politiques, dont de nombreuxses militantes de gauche ayant lutté contre le régime du Shah, que de se remémorer les dynamiques impérialistes qui ont conduit à la « libyanisation » de la Libye.

L'histoire des « interventions humanitaires » impérialistes en Irak et en Afghanistan, sous prétexte d'armes de destruction massive ou de « crimes contre l'humanité », doit être relue à la lumière de l'histoire parallèle qui, depuis avant 1979 jusqu'à aujourd'hui, a constamment privilégié la lutte contre l'impérialisme au détriment d'autres combats de libération.

Dans le même temps, les leçons du colonialisme de peuplement israélien — de la catastrophe de la Nakba en 1948 à la trahison de Nasser et du panarabisme envers la cause palestinienne en 1967 — doivent être invoquées depuis les terres du Turkménistan iranien et du Kurdistan.

Cela fait maintenant plus d'une décennie que la peur d'une « syrianisation » a été utilisée comme arme rhétorique pour délégitimer les luttes populaires autonomes. Les idéologues de « l'îlot de stabilité » et leurs complices intermittents ont appelé le peuple aux urnes, tandis qu'ils légitimaient la participation sanglante des forces de Qods à la « syrianisation » de la Syrie, en la présentant comme une stratégie de dissuasion destinée à éviter que l'Iran ne subisse le même sort.

Il y a environ 45 ans, au début de la guerre Iran-Irak, certains groupes dits « progressistes », en considérant ce conflit comme un événement « patriotique », sont tombés dans le piège du nationalisme iranien. Le résultat n'a été autre que le renforcement du pouvoir monopolistique des forces islamistes. Certains d'entre eux sont restés silencieux face à l'instrumentalisation de l'étiquette « anti-impérialiste » pour imposer le voile obligatoire aux femmes ou lancer des opérations militaires contre le Kurdistan ; d'autres, même s'ils ont élevé la voix, n'ont pas réussi à mobiliser l'opinion publique contre l'assimilation de l'ennemi intérieur à l'ennemi extérieur, ni à dénoncer la normalisation d'une hiérarchie de pouvoir centrée sur l'homme/persan/chiite.

Précisément à ce moment où « l'urgence de la situation » tend à faire croire que « maintenant » est un instant d'exception, détaché de toute histoire ou continuité, il n'y a rien de plus vital que de convoquer la mémoire plurielle et complexe de notre histoire. C'est uniquement à travers cette mémoire — et depuis le regard des peuples opprimés — que nous pouvons dire « non » simultanément à l'impérialisme, à la militarisation sécuritaire et à la rationalité campiste. Cette mémoire multiple, qui insiste à la fois sur les solidarités et les différences de Kaboul à Gaza, requiert une ouverture radicale qui n'a qu'un seul nom : l'internationalisme.

Nous ne comptons sur aucun État mais sur les peuples

Au moment où tant l'État israélien que la République islamique cherchent à imposer un récit triomphal de cette guerre, notre tâche est de déconstruire leurs discours glorifiant la résistance et les prétendus succès militaires. Notre terrain d'action ne réside ni dans l'alignement derrière des États ni dans l'illusion d'un salut venu d'en haut, mais dans le soin mutuel, l'entraide, et la construction de réseaux de soutien, de savoirs et de solidarité — des personnes âgées aux enfants, des exclues aux personnes en situation de handicap. C'est cette force de vie, de résistance et de création que nous avons vue se déployer avec éclat lors du soulèvement « Jin, Jiyan, Azadî », où la solidarité entre opprimées a incarné une force de vie et de création.

La résignation fataliste, la soumission à un feu qui semble tomber du ciel, ou la représentation d'un horizon apocalyptique où tout serait déjà fini, sont autant de formes de reproduction de la logique de mort. Au moment où, par les négociations (directes ou indirectes, explicite ou cachées), la République islamique essaie de reconsolider son pouvoir au prix de quelques concessions tout en resserrant l'étau sur la société iranienne, nous misons sur la puissance des peuples — de Téhéran à Gaza — qu'aucun État ne peut égaler ou anticiper. C'est là la voie d'une émancipation capable de renverser les discours guerriers dominants et de démentir tous les pronostics.

« Femme, Vie, Liberté ».

Berxwedan jiyan e

La résistance, c'est la vie ; Vivre, c'est résister

Liberté pour la Palestine.

Roja
Le 25 juin 2025

Roja est un collectif féministe et internationaliste indépendant basé à Paris, composé de membres issues des géographies d'Iran, d'Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Le collectif Roja a été fondé en septembre 2022, suite au féminicide d'État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté ». Tout en centrant son action sur les luttes politiques et sociales en Iran et au Moyen-Orient, Roja est également engagé dans les combats locaux et internationalistes en France, notamment dans les actions de solidarité avec la Palestine. (Le mot « Roja » signifie « rouge » en espagnol ; en kurde, « roj » signifie « lumière » ou « jour » ; et en mazandarani, « roja » désigne « l'étoile du matin ».)


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30.06.2025 à 17:15

lundi bon sang de bonsoir cinéma

dev

Épisode 5 : depuis Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

- 30 juin / ,
Lire + (302 mots)

Ce 5e épisode de lundi bon sang de bonsoir cinéma est consacré à l'oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Pour en discuter, nous retrouvons Saad Chakali, Nicolas Klotz, Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano. En attendant, ou pas, que la vidéo soit mise en ligne, vous pouvez lire cet excellent article de Saad Chakali et Alexia Roux paru ce lundi : Parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer et visionner Nos yeux se sont ouverts de Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano disponible juste en dessous.

À voir à partir de jeudi 3 avril à 20h

Nos yeux ce sont ouverts Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano

Déjà vu :

Épisode 4 : Cannes, la critique, la Palestine (avec Victor Morozov)

Épisode 3 : Jean-Luc Godard

Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Épisode 1 : Ghassan Salhab

Que peut le cinéma au XXIe siècle ? - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali


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30.06.2025 à 17:12

Déborder Bolloré

dev

Un lundisoir avec Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall

- 30 juin / , ,
Texte intégral (4175 mots)

Déborder Bolloré, Faire face au li­bé­ra­lisme au­to­ri­taire dans le monde du livre, c'est un recueil de 18 articles co-édité par plus d'une centaine d'éditeurs indépendants qui souhaitaient prendre part à la campagne nationale contre le milliardaire le plus détesté des français (et des autres). Pour discuter du livre, du projet et de son contenu, on accueille Théo Pall des éditions Burn Août, Valentine Robert Gilabert qui a travaillé sur l'offensive de Bolloré sur le monde de l'édition depuis quelques années et Amzat Boukari-Yabara, historien qui travaille de longue date sur la Françafrique [1]

Canicule oblige, nous avons un peu de retard, l'entretien sera publié mercredi.

À voir mardi 31 juin à partir de 20h :

Version podcast

Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.


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Voir les lundisoir précédents :

Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)

De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein

Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre

Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert

Pour une politique sauvage - Jean Tible

Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili

Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi

Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï

La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste

Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris

Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani

Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel

Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria

Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate

Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel

Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul

Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay

Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes

Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil

Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian

La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine

Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson

Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat

Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer

Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer

Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique

La division politique - Bernard Aspe

Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens

Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol

Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher

Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent

Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires

Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard

10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni

Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand

Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova

Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine

Combattre la technopolice à l'ère de l'IA avec Felix Tréguer, Thomas Jusquiame & Noémie Levain (La Quadrature du Net)

Des kibboutz en Bavière avec Tsedek

Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly

Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber

Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron

Communisme et consolation - Jacques Rancière

Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat

L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie

Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête

Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert

Que peut le cinéma au XXIe siècle - Nicolas Klotz, Marie José Mondzain & Saad Chakali
lundi bonsoir cinéma #0

« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury

Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon

Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2

De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)

De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau

Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)

50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol

Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos

Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini

Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães

La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau

Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher

Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre

Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke

Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella

Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari

Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore

Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre

De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou

La littérature working class d'Alberto Prunetti

Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët

Feu sur le Printemps des poètes ! (oublier Tesson) avec Charles Pennequin, Camille Escudero, Marc Perrin, Carmen Diez Salvatierra, Laurent Cauwet & Amandine André

Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn

Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole

De nazisme zombie avec Johann Chapoutot

Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022

Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse

Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique

Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer

L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin

oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live

Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes

Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes

Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions

Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde

Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe

Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?

Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage

Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien

Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant

Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe

Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques

Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass

Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]

Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute

Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche

Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines

Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning

De gré et de force, comment l'État expulse les pauvre, un entretien avec le sociologue Camille François

Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain

La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer

Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun

Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon

Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo

Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille

Une histoire du sabotage avec Victor Cachard

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Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]

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Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.

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Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.


[1] Voir notre entretien avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel avec lesquels il a co-dirigé l'ouvrage de référence : L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.

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30.06.2025 à 16:12

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

dev

parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer Saad Chakali & Alexia Roux

- 30 juin / , ,
Texte intégral (5085 mots)

Le caractère destructeur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ! Comprenons-en le sens depuis l'insufflation d'un texte de Walter Benjamin de 1931, qui s'intitule justement ainsi. Un mot d'ordre, faire de la place ; une seule activité, déblayer. Aucune haine, seulement un grand besoin d'air vif et d'espace à libérer. Leurs films sont si jeunes et si enjoués, ne craignent aucun malentendu, sont la fiabilité même, ont la tradition pour sol en étant celle des opprimé-e-s, qui savent ouvrir les yeux pour les fermer à l'oppression. La jeunesse d'un tel cinéma, moderne et primitif, donc barbare, remonte à loin, le cinéma muet et l'antiquité même, jusqu'aux montagnes qui sont des souvenirs de soleil. Ils déblaient en traçant des sentiers quand tout semble mal tourner, non pour la passion triste des ruines, mais pour l'amour des chemins qui les traversent.

« Nous sommes convaincu qu'une grande révélation
ne peut sortir que de l'insistance obstinée sur une même difficulté. »
(Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò, 1947)

« Originé dans l'événement d'une rencontre (ce "soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l'amour trame l'expérience infinie, ou inachevable,
de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l'Un »
(Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, 1989)

1) Deux faits, intimes et historiques, tous politiques : Jean-Marie Straub naît à Metz en 1933, rencontre en 1954 Danièle Huillet qui avec lui dit non à l'enseignement de cinéma prodigué par l'IDHEC, rompt et s'exile en 1958 en disant non à la guerre d'Algérie, est condamné par contumace à un an de prison, la peine pour insoumission étant levée en 1971. Deux histoires de colonisation, asymétriques : l'une s'est imposée à lui (sans remonter à plus loin, la Moselle était française jusqu'en 1870, germanique entre 1871 et 1918, française jusqu'en 1940 et son annexion par l'Allemagne nazie, re-francisée en 1945) ; l'autre à laquelle il s'est d'emblée opposé (en soutenant par son exil la cause de l'indépendantisme algérien). Le non au cinéma académique, qui est le oui d'amoureux d'un autre cinéma, contraire, diagonalise ces histoires, de culture (et de colonialisme) et de migration (entre les langues). La première langue des films de Straub-Huillet est l'allemand ; s'ensuit l'italien, le français n'arrivant paradoxalement qu'à Rome avec Othon d'après Corneille en 1969 et il faudra encore attendre le court Toute révolution est un coup de dés d'après Mallarmé pour que soit tourné leur premier film en France, en 1977. Les premières coupures, partition belliqueuse des nations et pluralité conflictuelle des langues, en inaugurent d'autres, entre les plaques tectoniques de l'image et du son, en dépit de l'unité matérielle des prises d'écoute et de vue. En 2006, le décès de Danièle Huillet, autre rupture irrémédiable, signe pour Jean-Marie Straub, son inconsolable, l'abandon de la pellicule (les trois derniers courts, préparés ensemble depuis l'usage du support analogique, sont Itinéraire de Jean Bricard et, d'après Pavese, Le Genou d'Artémide et Le stregue, femmes entre elles, sortis en 2008), suivi par le passage définitif au numérique, amorcé avec Europa 2005 – 27 octobre (2006), avec un total de dix-huit films réalisés jusqu'à la mort de Jean-Marie Straub en 2022.

2) La résistance n'est pas pour eux seulement une métaphore, mais d'abord une pratique concrète. On y éprouve l'affûtage de tous les antagonismes au principe des meilleures dialectiques et leurs silex s'étoilent en étincelles : entre les matériaux (les lieux et les textes), entre les époques (l'autrefois des œuvres ré-citées et le maintenant des prises tournées), entre le vivant qui passe dans les images, librement, mouvant et multiple, et la rigoureuse immobilité de l'idée qu'attestent le découpage filmique et les cadres, entre le silence profond de la terre et la voix qui ne s'élève qu'en passant sous elle (afin de voir le peuple qui manque, ce désert, selon Gilles Deleuze, en l'espèce inspiré ici par Paul Klee), entre ce geste radical et singulier de cinéma et l'industrie à laquelle tourne le dos ce dernier, entre leurs films mêmes et les spectateurs et spectatrices qui doivent beaucoup désapprendre afin de pouvoir libérer leur curiosité et, ainsi, reverdir leur sensibilité. Une définition théorique : il n'y a de forme que par la confrontation de la matière et de l'idée, qui est leur dialectisation même. S'ensuivent des inventions : les textes moins adaptés qu'adoptés en ayant leur traduction propre, leur rythmicité accordée au travail de récitation ou de lecture, et des sous-titres qui en répondent, pour des films qui peuvent avoir plusieurs versions, non seulement linguistiques, pour ce qui s'agit seulement des commentaires en voix off, mais encore avec le découpage rigoureusement identique sauf les prises, différentes (toujours, la dialectique du réel et de l'idée). Ainsi, et autres, existent quatre versions de La Mort d'Empédocle et de Noir péché, trois de Sicilia !, deux d'Antigone et d'Une visite au Louvre. On n'avait encore jamais entendu la musique dite savante pareillement : en son direct (Bach) et en plein air (Schönberg dans les Abruzzes), en plan-séquence pour le premier ; pour le second, dans le morcellement filmique de son unité musicale et sa reconstitution par le montage, toujours respectueuse de la prise directe, d'abord des voix seules (Moïse et Aaron) puis avec les instruments (en studio pour Du jour au lendemain). Une contradiction fertile : le cinéma le plus moderne est celui qui se montre fidèle à l'art des grands anciens, Griffith et Stroheim, Ford et Renoir, Lang et Dreyer. Une conséquence pratique : leurs films auront été peu vus, mais qui les aura vraiment regardés toujours vaillamment les défendra. Et si cette moindre invisibilité est un cri de rage contre l'inégalité qu'imposent les lois du marché, c'est aussi un appel révolutionnaire à s'en émanciper, en imaginant d'autres manières de montrer les films et, sans passeports, de les faire circuler. Les films de Straub-Huillet sont à la fois, et radicalement, barbares et cultivés : à la racine, les plans montrent aux paysages, qu'ils prolongent autrement que des pages d'écriture, qu'ils sont des porteurs de paix pour autant qu'ils sont les gardiens des morts et des luttes oubliées que les monuments d'État trahissent ; à la racine, ils sont l'étrangeté que nation et culture asphyxient par consensus ou idéologie, moins distanciation, traduction fautive du maître Brecht, qu'estrangement, dé-familiarisation. L'antagonisme aiguillonne ainsi leur matérialisme que l'on dira aléatoire (au sens d'Althusser relisant Lucrèce, soit ouvert à l'événement et l'imprédictible), leur communisme éternel (selon Alain Badiou, disciple d'Althusser et penseur contemporain de l'événement).

3) Comme la question juive est un versant de la montagne dont l'autre est une question arabe pour Jean-Luc Godard, leur grand ami, la triade des films « juifs » de Straub et Huillet, Einleitung. Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schönberg (1972), Moïse et Aaron (1974) et Fortini/Cani (1976) ont pour articulations des figures arabes : le double panoramique égyptien en 16 mm. dans la plaine fertile du Louxor pour Moïse et Aaron, le peuple palestinien de Fortini/Cani et la seconde partie, égyptienne là encore, de Trop tôt/Trop tard (1981). Chacals et Arabes (2011) d'après Franz Kafka réitère encore que questions arabe et juive sont les deux faces indissociables d'une même pièce, jusqu'au couteau qui, censé les séparer, ensemble les anéantira. Leur cinéma qui dit oui, d'une puissance affirmative sans égal, est celui d'un non primordial. Le non est premier, celui d'un refus catégorique des compromissions, trahisons, résignations ; il est autant la condition de possibilité du oui, de toutes les affirmations. L'affirmation est la clameur des titres exclamatifs : Lothringen ! (1994), Sicilia ! (1998), La Guerre d'Algérie ! (2014). Le non à la guerre d'Algérie est déjà celui qu'Antigone profère contre Créon, l'héroïne tragique de Sophocle-Hölderlin-Brecht, en ayant alors pour contexte de son adoption en cinéma (plutôt qu'adaptation, on y insiste) les bombes US qui tombent sur l'Irak en 1990, ce non qui retentit encore dans La Guerre d'Algérie ! (2014). Et, ailleurs, dans le coup de feu de la grand-mère Fähmel de Non réconciliés (1965) d'après Heinrich Böll, dans En rachâchant (1982) d'après Marguerite Duras et son enfant Ernesto refusant de retourner à l'école, dans le poing final et fermé du Retour du fils prodigue – Humiliés (2002) d'après Elio Vittorini. Notons que le non est plus souvent féminin que masculin, ceux d'Othon et Lothringen ! Revenons au plan égyptien de la sortie d'usines de Trop tôt/Trop Tard, vrai-faux remake de la vue première des frères Lumière puisque le point de vue adopté n'est ici en rien patronal : comment ne pas y voir, après coup, l'imprévisible même, les ferments virtuels ou moléculaires de l'événement du soulèvement populaire de la place Tahrir de 2010-2011 ?

4) Straub-Huillet ont des artistes de prédilection et d'amitié auxquels ils ont dédié des constellations ou bien consacré des conversations en archipel : des écrivains comme Corneille et Brecht, Kafka et Hölderlin, Bernanos et Barrès, Pavese et Vittorini (Malraux n'arrivera que tardivement pour Straub seul et Bernanos est un amour de jeunesse retrouvé avec la vieillesse pour un diptyque, Dialogues d'ombres en 2013 et l'ultime La France contre les robots en 2020). On doit également compter sur un peintre comme Cézanne, des musiciens tels Bach et Schönberg et les cinéastes précédemment cités. Ouvrons ici une parenthèse : tourné en vidéo pour la Rai 3 sur invitation d'Enrico Ghezzi en 1985, Proposta in quattro parti cite dans son premier mouvement l'intégralité de A Corner in Wheat de David W. Griffith, un film de 1909 ; Cézanne en 1989 cite un extrait de Madame Bovary de Jean Renoir, réalisé en 1934, et L'Aquarium et la Nation en 2015, un autre de La Marseillaise du même Renoir, tourné pour la CGT en 1938. Leur atelier de cinéma décape les oripeaux d'une asphyxiante culture au nom de la pierre de taille des œuvres, textes, peintures et musiques, restituées contre toute fausse familiarité et dans leur matérialité même, entière (ou lacunaire quand les œuvres sont inachevées, œuvres de Brecht et Kafka, Hölderlin et Schönberg). Les commanditaires y perdent alors leur latin en refusant l'objet commandé, comme cela a été le cas avec Cézanne dédaigné par le musée d'Orsay. La prédilection dit sinon l'amour des textes que labourent les lectures et les traductions, les récitations et les relectures, et qui sont d'abord des rencontres. Le sens s'y sédimente, émancipé de la culture bourgeoise, en diagonalisant l'Histoire. Restituer, c'est restaurer mais la restauration s'y entend à l'opposé radical de son acception bourgeoise. La restauration est une justice pour l'environnement terrestre saccagé par le capital, et pour celui de l'art par la culture mercantile. De toutes parts, Venise prend l'eau et il faut le souffle d'un Éole pour s'extirper de son agonie. Ainsi que l'aurait dit Félix Guattari, leur cinéma tient d'une écologie intégrale, à la fois environnementale, sociale et mentale – le vert de la terre jusque dans les têtes. Eux-mêmes l'ont répété : leur refus de tout anthropocentrisme les a conduit à respecter chaque centimètre carré de l'image, les gens autant que l'air et le ciel. Leur cinéma ? Une région du vivant, une nouvelle ère géologique. Une cosmologie, même, quand leurs films montrent ce qui arrive au monde quand le cosmos se rappelle à lui, de la nuit étoilée de Moïse et Aaron, aux montagnes en souvenirs de soleil de Cézanne et du diptyque hölderlinien La Mort d'Empédocle / Noir pêché entre 1986 et 1988.

5) Il faut du deux pour ouvrir au trois : pas le chiffre du tiers en juge de paix, mais le nombre avérant qu'il y a du conflit (les chocs du champ-contrechamp) comme de l'utopie (le dehors du hors-champ). Diviser pour décomposer, détailler pour recomposer, déposer la bourgeoisie pour en extraire le compost, l'alluvion de ses quelques ruines réfractaires. Un couple (le premier du cinéma ?) pour un cinéma bipolaire, une machine pour l'œil (et un seul axe pour chaque prise de vue) et une autre pour l'oreille (avec l'enregistrement en son direct), avec également plusieurs versions d'un même film combinant le respect du découpage et le réel irréductible des prises, toujours différentes. En effet, il faut deux yeux pour faire un regard et deux oreilles pour faire une écoute. Alors s'ils sont quatre fois deux, imaginez. Alors on entend, on voit. On comprend, on se fait voyant en s'ouvrant à l'inouï : l'Allemagne qui n'a rompu avec le nazisme que formellement (le double coup de tonnerre inaugural, Machorka-Muff et Non réconciliés d'après Heinrich Böll en 1962-1965) ; la musique de Bach emplie de travail autant que de la terre de ses enfants morts et des révoltes écrasées des paysans insurgés (Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1967) ; la rumeur populaire de Mai 68 perçue sur les hauteurs du mont Palatin par un pouvoir d'État dont le goût des affaires remonte à l'antiquité romaine (Othon), ; la religion sacrificielle du capital et ses idolâtres fascistes dans De la nuée à la résistance (1979) ; la mémoire vive de la crypte communarde contre le caveau programmé de la gauche qu'est le Programme commun (Toute révolution est un coup de dés) ; la terre que le progrès a depuis longtemps blessée dans La Mort d'Empédocle ; les vestiges du divin dans la vie humble des humains pour Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006) ; les chiens du Sinaï qui continuent de mordre et aboyer, plus fort que jamais depuis Fortini/Cani, auxquels on opposera la mort du loup dans De la nuée à la résistance, qui meurt en dieu des forêts. Et les montagnes de feu qui élèvent comme chez Kenji Mizoguchi, de la Sainte-Victoire de Cézanne à l'Etna d'Empédocle. Ce sont deux stèles à distance, dalles, jumelles, lointaines et volcaniques, d'un mausolée pour les enfants morts, ceux de Bach et tous les autres, victimes de violences politiques et policières, harcelés pour judéité et antifascisme (Non réconciliés), brûlés vifs dans un transformateur en chaise électrique (Europa 2005 – 27 octobre) ou bien encore éborgné (Joachim Gatti, 2009).

6) Le dur désir de durer, à seule fin que dure le doux : dans le cinéma de Straub-Huillet, les durées s'offrent aux longues impatiences, dont parlait Paul Claudel au sujet du génie. Ainsi, les marches endurantes et vives d'Othon, cette comédie du pouvoir très hawksienne dans la vitesse comme dans le ton (et les rapports entre les sexes), et puis dans De la nuée à la résistance, dans Un héritier (2010), dans La France contre les robots. Ainsi, les courses du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau (1968) et Amerika-Rapports de classes (1984), la première, digne d'un film noir antiraciste des années 50 et la seconde, tout à fait chaplinesque. Ainsi, les travellings en voiture de Leçons d'histoire et Trop tôt/Trop tard qui réinventent ceux de Roberto Rossellini en rivalisant, à l'époque, avec les road-movies du Nouvel Hollywood et leurs suiveurs européens, évidemment Wim Wenders. Ailleurs, ce sont les immobilités de pierre, dans le maintien des droitures et la tenue des dignités, notamment lorsque des innocents sont l'objet ciblé de procès iniques en étant biaisés : Bach raconté jusque dans le détail des rivalités professionnelles et des notes de frais par sa compagne Anna Magdalena, Karl dans Amerika/Rapports de classes, l'héroïne éponyme d'Antigone et les inventeurs d'un communisme autogestionnaire auxquels des partisans opposent le pragmatisme social d'une fin de partie fatale d'Ouvriers, paysans (2000), jusqu'au poing serré au milieu des fourmis à la fin du Retour du fils prodigue – Humiliés. Le motif du procès revient souvent, celui du fils à la mère dans Sicilia ! d'après Elio Vittorini, encore dans le premier épisode de Kommunisten (2014) d'après Le Temps du mépris d'André Malraux, chaque fois dans la hantise du procès des sorcières de Dies Irae (1943) de Carl T. Dreyer. Sinon, le pouvoir exagère, ses représentants sont hystériques, dans Othon, Antigone et Amerika. Ailleurs, peuvent s'épanouir la douceur, l'amour scellé dans le visage juvénile de Danièle Huillet dans Non réconciliés, le chien aboyant au loin dans Cézanne, le poisson en train de griller dans Sicilia !, une main qui se pose sur une joue dans Kommunisten. Entre le dur et le doux, il y a encore toutes les gammes du rire, sardonique dans Othon ou vivifiant dans Sicilia ! Et la joyeuse tonitruance de critiquer l'existant (avec Cézanne dans Une visite au Louvre en 2003 qui, peut-être, est le film le plus enthousiaste qui soit à défendre la critique des œuvres d'art, jusque dans la véhémence pourvu qu'elle soit vive, généreuse et créatrice).

7) Quelques avant-dernières choses, vues et entendues chez Straub-Huillet, et promises à durer des millions d'années. Le coup de feu final de Non réconciliés. La course d'un descendant d'esclave en fuite dans Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Le long travelling en voiture à Rome dans Leçons d'histoire. La dédicace à Holger Meins au début de Moïse et Aaron, son plan de nuit étoilée que l'on ne peut voir qu'au cinéma, et les serpents dans ce dernier film comme dans une version d'Antigone. La mort du loup dans De la nuée à la résistance. Le panoramique autour de la colonne de Juillet qui la dévisse dans le sens inverse des aiguilles du capitalisme au départ de Trop tôt/Trop tard. La course chaplinesque d'Amerika/Rapports de classes et son récit d'une mère abîmée par la division du travail salarié. Le graffiti ouvrant Du jour au lendemain demandant « Où gît votre sourire enfoui ? » et, à la fin, le garçon demandant à ses parents ce que signifie « être moderne ». Le rémouleur affûtant les vieux couteaux de la révolution concluant Sicilia ! Les communistes autogestionnaires en procès dans Ouvriers, paysans et l'emploi exceptionnel du zoom seulement prescrit par l'espace où les acteurs sont filmés. La voix cinglante de Julie Koltaï lisant les propos de Cézanne dans Une visite au Louvre. L'actrice jouant Déméter et supportant le soleil dans la forêt de Ces rencontres avec eux 1947-2005. Circé qui pense à Ulysse et Orphée assumant la mort d'Eurydice dans L'Inconsolable et Le streghe. L'œil arraché du fils d'Armand Gatti dans Joachim Gatti à partir duquel voir, même mutilé, le paradis d'O somma luce, celui que chante dans la langue de Dante Giorgio Passerone, le cul posé sur le soc qui fend le sol de la culture en lui rappelant qu'elle est d'abord agriculture. La paire de ciseaux rayant le parquet de Chacals et Arabes. Les plans d'eaux qui sont des paysages de guerre et de résistance d'Itinéraire de Jean Bricard et Gens du lac. Les deux marches au bord du Léman composant La France contre les robots et assurées par le fidèle allié Christophe Clavert. Évoquons le retour par trois fois, vraiment risqué et dialectiquement de haute volée, à Maurice Barrès, l'écrivain français paradoxalement le plus lu et relu dans les films de Straub-Huillet avec Corneille (Othon et deux fragments, à nouveau Othon et Horace, dans Corneille-Brecht en 2009). La triade Lothringen !, Un héritier et À propos de Venise sauve du nationalisme de l'écrivain la langue de résistance universelle de la terre, ses vivants et leurs morts, qui serait aujourd'hui de Palestine. Enfin, il y a l'Ernesto de Marguerite Duras qu, en rachâchant, refuse de retourner à l'école pour y apprendre des choses qu'il ne sait pas. Lui aussi dit non, telle la Colette Baudoche de Lothringen !, elle, contre une Europe truquée par l'union franco-allemande. Il nous faut donc rachâcher, encore et toujours. Ernesto sait très bien, lui, qu'il apprendra comme nous, nous avons appris, et avons tant encore à apprendre à l'enseigne de la contre-école du cinéma de Straub-Huillet : I-NÉ-VI-TA-BLE-MENT.

8) Une sidération dans la constellation : du coup de feu inaugural de la grand-mère de Non réconciliés à l'adresse fraternelle écrite au début de Moïse et Aaron, brûle la mèche d'une histoire de l'Allemagne reliant les générations du non, les premières que l'on stigmatise de folles en les renvoyant à l'asile, les dernières que l'on punit de la prison où l'on maquille des suicides. L'Allemagne a choisi : depuis un siècle, elle dit oui à tous les génocides, Héréros et Namas dans l'actuelle Namibie en 1904, les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens aujourd'hui. Peut-être qu'un jour, et contrairement à elle, nous nous permettrons de choisir, comme Rome dans la seconde partie du titre original d'Othon. En passant, « straub » signifie en vieil allemand brut, débraillé ; le verbe « sich sträuben », se dresser, hérisser. Demeure – douloureuse mais nécessaire vérité – la citation de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht en second titre de Non réconciliés : Seule la violence aide, là où la violence règne. La violence n'y est pas une ni la même, mais se divise : à la violence mythique instituant le droit pour conserver l'existant, Walter Benjamin opposait la violence divine, qui est révolutionnaire et interruptrice en destituant le droit autant que la logique jésuitique des moyens et des fins, au nom des vivants. L'autre violence, qui aide contre celle dont la volonté est un règne, la contre-violence qui n'imite pas celle qui l'entrave mais la contredit dans la guise du désœuvrement, revient à qui dit non à ce qui nie la vie, à qui ouvre les yeux en fermant ceux de l'oppression. Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

« Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous »
(Jean-Sébastien Bach, Zerreißet, zersprenget, zertrümmert die Gruft
[Rompez, pulvérisez, fracassez la caverne], cantate BWV 205, 1725)

« La joie de la destruction est en même temps joie créatrice »
(Mikhaïl Bakounine, La Réaction allemande, 1842)

Saad Chakali & Alexia Roux

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