26.11.2025 à 15:59
Thanksgiving : derrière l’histoire populaire des pèlerins et des « Indiens », de nombreux oubliés…
Texte intégral (2658 mots)

La fête de Thanksgiving célèbre la générosité et le partage mais l’histoire des pèlerins n’est qu’une partie d’un récit bien plus complexe.
Neuf Américains sur dix se réunissent autour d’une table pour partager un repas à Thanksgiving. À un moment aussi polarisé, toute occasion susceptible de rassembler les Américains mérite qu’on s’y attarde. Mais en tant qu’historien des religions, je me sens tenu de rappeler que les interprétations populaires de Thanksgiving ont aussi contribué à diviser les Américains.
Ce n’est qu’au tournant du XXe siècle que la plupart des habitants des États-Unis ont commencé à associer Thanksgiving aux « pèlerins » de Plymouth et à des « Indiens » génériques partageant un repas présenté comme fondateur mais ces actions de grâce collectives ont une histoire bien plus ancienne en Amérique du Nord. L’accent mis sur le débarquement des pèlerins en 1620 et sur le festin de 1621 a effacé une grande partie de l’histoire religieuse et restreint l’idée de qui appartient à l’Amérique – excluant parfois des groupes comme les populations autochtones, les catholiques ou les juifs.
Croyances agraires et fêtes des récoltes
La représentation habituelle de Thanksgiving passe sous silence les rituels autochtones de gratitude, notamment les fêtes des récoltes. Les Wampanoag, qui partagèrent un repas avec les pèlerins en 1621, continuent de célébrer la récolte de la canneberge. Par ailleurs, des festins similaires existaient bien avant les voyages de Colomb.
Comme je le souligne dans mon ouvrage de 2025, Religion in the Lands That Became America, on se réunissait déjà pour un festin communautaire à la fin du XIe siècle sur l’esplanade de 50 acres de Cahokia. Cette cité autochtone, située de l’autre côté du fleuve, en face de l’actuelle Saint-Louis, était le plus grand centre de population au nord du Mexique avant la révolution américaine.
Les habitants de Cahokia et leurs voisins se rassemblaient à la fin de l’été ou au début de l’automne pour remercier les divinités, fumer du tabac rituel et consommer des mets particuliers – non pas du maïs, leur aliment de base, mais des animaux à forte valeur symbolique comme les cygnes blancs et les cerfs de Virginie. Autrement dit, ces habitants de Cahokia participaient à un festin « d’action de grâce » cinq siècles avant le repas des pèlerins.
Des jours « d’action de grâce »
La représentation habituelle atténue aussi la tradition consistant pour les autorités à proclamer des « Jours d’action de grâce », une pratique bien connue des pèlerins et de leurs descendants. Les pèlerins, qui s’installèrent dans ce qui correspond aujourd’hui à Plymouth, dans le Massachusetts, étaient des puritains séparatistes ayant dénoncé les éléments catholiques subsistant dans l’Église protestante d’Angleterre. Ils cherchèrent d’abord à fonder leur propre Église et communauté « purifiée » en Hollande.
Après une douzaine d’années, beaucoup repartirent, traversant l’Atlantique en 1620. La colonie des pèlerins, au sud-est de Boston, fut progressivement intégrée à la colonie de la baie du Massachusetts, fondée en 1630 par un groupe plus important de puritains qui, eux, ne s’étaient pas séparés de l’Église officielle d’Angleterre.
Comme l’ont souligné des historiens, les ministres puritains de l’Église congrégationaliste, reconnue par l’État du Massachusetts, ne prêchaient pas seulement le dimanche. Ils prononçaient aussi, à l’occasion, des sermons spéciaux d’action de grâce, exprimant leur gratitude pour ce que la communauté considérait comme des interventions divines – qu’il s’agisse d’une victoire militaire ou de la fin d’une épidémie.
La pratique s’est maintenue et étendue. Pendant la révolution américaine, par exemple, le Congrès continental déclara un Jour d’action de grâce pour commémorer la victoire de Saratoga en 1777. Le président James Madison proclama plusieurs jours d’action de grâce pendant la guerre de 1812. Les dirigeants des États-Unis comme ceux des États confédérés firent de même durant la guerre de Sécession.
Cette tradition a influencé des Américains comme Sarah Hale, qui plaida pour l’instauration d’un Thanksgiving national. Rédactrice en chef et poétesse surtout connue pour Mary Had a Little Lamb, elle réussit à convaincre Abraham Lincoln en 1863.
La fête des récoltes de 1621
La vision que beaucoup d’Américains se font du « premier Thanksgiving » ressemble à la scène représentée dans une peinture de J. L. G. Ferris portant ce titre. Réalisée vers 1915, elle est proche d’une autre image très populaire, The First Thanksgiving at Plymouth, peinte à la même époque par Jennie Augusta Brownscombe. Ces deux œuvres déforment le contexte historique et représentent de manière erronée les participants autochtones issus de la confédération Wampanoag toute proche. Les chefs amérindiens y portent des coiffes propres aux tribus des grandes plaines, et le nombre de participants autochtones est nettement sous-estimé.
Le seul témoignage oculaire qui subsiste est une lettre de 1621 du pèlerin Edward Winslow. Il y rapporte que Massasoit, le chef des Wampanoag, était venu avec 90 hommes. Cela signifie, comme le suggèrent certains historiens, que le repas partagé relevait autant d’un événement diplomatique scellant une alliance que d’une fête agricole célébrant une récolte.
La peinture de Ferris laisse aussi entendre que les Anglais avaient fourni la nourriture. Les habitants de Plymouth apportèrent de la « volaille », comme Winslow s’en souvenait – probablement de la dinde sauvage – mais les Wampanoag ajoutèrent cinq daims qu’ils venaient d’abattre. Même la récolte de « maïs indien » dépendit de l’aide autochtone. Tisquantum, dit Squanto, le seul survivant du village, avait prodigué des conseils vitaux en matière de culture comme de diplomatie.
La scène enjouée de l’image masque aussi à quel point la région avait été bouleversée par la mort. Les pèlerins perdirent près de la moitié de leur groupe à cause de la faim ou du froid durant leur premier hiver. Mais, après les premiers contacts avec des Européens, un nombre bien plus important de Wampanoag étaient morts lors d’une épidémie régionale qui ravagea la zone entre 1616 et 1619. C’est pour cela qu’ils trouvèrent le village de Squanto abandonné, et que les deux communautés furent disposées à conclure l’alliance qu’il facilita.
La primauté des pèlerins
Les pèlerins sont arrivés tard dans l’histoire de Thanksgiving. La proclamation de 1863 de Lincoln, publiée dans Harper’s Monthly, évoquait « la bénédiction des champs fertiles », mais ne mentionnait pas les pèlerins. Ils n’apparaissaient pas non plus dans l’illustration du magazine. La page montrait villes et campagnes, ainsi que des esclaves émancipés, célébrant la journée par une prière « à l’autel de l’Union ». Pendant des années avant et après cette proclamation, d’ailleurs, de nombreux Sudistes se sont opposés à Thanksgiving, qu’ils percevaient comme une fête abolitionniste, venue du Nord.
L’absence des pèlerins s’explique, puisqu’ils n’étaient pas les premiers Européens à débarquer sur la côte est de l’Amérique du Nord – ni à y rendre grâce. Des catholiques espagnols avaient ainsi fondé Saint-Augustin en 1565. Selon un témoignage de l’époque, le chef espagnol demanda à un prêtre de célébrer la messe le 8 septembre 1565, à laquelle assistèrent des Amérindiens, et « ordonna que les Indiens soient nourris ».
Deux décennies plus tard, un groupe anglais avait tenté, sans succès, de fonder une colonie sur l’île de Roanoke, en Caroline du Nord – incluant un ingénieur juif. Les Anglais eurent davantage de succès lorsqu’ils s’installèrent à Jamestown, en Virginie en 1607. Un commandant chargé de mener un nouveau groupe en Virginie reçut pour instruction de marquer « un jour d’action de grâce au Dieu tout-puissant » en 1619, deux ans avant le repas de Plymouth.
Mais au fil des ans, les pèlerins de Plymouth ont lentement gagné une place centrale dans ce récit fondateur de l’Amérique. En 1769, les habitants de Plymouth firent la promotion de leur ville en organisant un « Forefathers’ Day » (« Jour des Pères fondateurs »). En 1820, le politicien protestant Daniel Webster prononça un discours à l’occasion du bicentenaire du débarquement à Plymouth Rock, louant l’arrivée des pèlerins comme « les premiers pas de l’homme civilisé » dans la nature sauvage. Puis, dans un ouvrage de 1841, Chronicles of the Pilgrim Fathers, un pasteur de Boston réimprima le témoignage de 1621 et décrivit le repas partagé comme « le premier Thanksgiving ».
L’essor de l’immigration
Entre 1880 et 1920, les pèlerins se sont imposés comme les personnages centraux des récits nationaux sur Thanksgiving et sur les origines des États-Unis. Il n’est pas surprenant que cette période corresponde au pic de l’immigration aux États-Unis, et de nombreux Américains considéraient les nouveaux arrivants comme « inférieurs » à ceux qui avaient débarqué à Plymouth Rock.
Les catholiques irlandais étaient déjà présents à Boston lorsque le volume Pilgrim Fathers parut en 1841, et davantage encore arrivèrent après la famine de la pomme de terre dans les années suivantes. La population étrangère de Boston augmenta lorsque la pauvreté et les troubles politiques poussèrent des catholiques italiens et des juifs russes à chercher une vie meilleure en Amérique.
La même situation se produisait alors dans de nombreuses villes du Nord, et certains protestants étaient inquiets. Dans un best-seller de 1885 intitulé Our Country, un ministre de l’Église congrégationaliste avertissait que « La grandeur de bien des villages de Nouvelle-Angleterre est en train de disparaître, car des hommes, étrangers par leur sang, leur religion et leur culture, s’installent dans des foyers où ont grandi les descendants des pèlerins. »
Lors du 300ᵉ anniversaire du débarquement et du repas, célébré en 1920 et 1921, le gouvernement fédéral émit des timbres commémoratifs et des pièces de monnaie. Des responsables organisèrent des spectacles, et des hommes politiques prononcèrent des discours. Environ 30 000 personnes se rassemblèrent à Plymouth pour entendre le président Warren Harding et le vice-président Calvin Coolidge louer « l’esprit des pèlerins ».
Bientôt, les inquiétudes xénophobes concernant les nouveaux arrivants, en particulier les catholiques et les juifs, amenèrent Coolidge à signer le Immigration Act de 1924, qui allait largement fermer les frontières américaines pendant quatre décennies. Les Américains continuèrent de raconter l’histoire des pèlerins même après que la politique migratoire des États-Unis devint de nouveau plus accueillante en 1965, et beaucoup la relaieront encore l’année prochaine à l’occasion du 250ᵉ anniversaire des États-Unis. Compris dans son contexte complet, c’est un récit qui mérite d’être raconté. Mais il convient de rester prudent, car l’histoire nous rappelle que les histoires sur le passé spirituel du pays peuvent soit nous rassembler, soit nous diviser.
Thomas Tweed ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.11.2025 à 15:55
Et si l’accent « neutre » n’existait pas ?
Texte intégral (1848 mots)

À en croire un sondage récent, les accents régionaux seraient en train de s’effacer. Derrière cette inquiétude largement relayée se cachent deux réalités que nous connaissons tous mais que nous préférons souvent oublier : la prononciation, par nature éphémère, change constamment et le nivellement actuel des accents n’a rien d’exceptionnel. Quant à l’« accent neutre » auquel nous comparons ces accents régionaux, il n’a jamais existé ailleurs que dans nos imaginaires linguistiques.
Chaque année ou presque, un sondage annonce que les accents seraient « en voie de disparition ». La dernière étude en date, publiée en septembre 2025 par la plateforme Preply et largement propagée par le biais des réseaux sociaux, va dans ce sens : plus d’un Français sur deux (55 %) estimerait que les accents régionaux disparaissent. De manière assez remarquable, cette inquiétude serait surtout portée par les jeunes : près de 60 % des participants de 16 à 28 ans disent constater cette disparition. Cette crainte occulte pourtant deux réalités essentielles : un accent n’est jamais figé, et l’idée d’un accent « neutre » relève davantage du mythe que de la réalité.
L’accent « neutre » est une illusion
Dans les représentations de bon nombre de francophones, il existe une prononciation « neutre » sans marque régionale ou sociale que beaucoup considèrent aussi comme la « bonne prononciation ». Mais cette vision ne résiste pas à l’analyse. Tous les modèles de prononciation avancés jusqu’à aujourd’hui (par exemple, le roi et sa cour au XVIIe siècle, plus tard la bourgeoisie parisienne, et récemment les professionnels de la parole publique, notamment dans les médias audiovisuels) ont en commun un ancrage géographique bien précis : Paris et ses environs, et parfois aussi la Touraine où les rois de France avaient leurs résidences d’été.
L’accent dit « neutre » est donc avant tout un accent parisien. Et la plupart des locuteurs non parisiens le reconnaîtront comme tel. Il n’est pas dépourvu de traits caractéristiques qui nous permettent de le reconnaître, mais il est simplement l’accent du groupe social dominant. D’ailleurs, une enquête menée auprès de différentes communautés parisiennes dans les années 2000 le montrait déjà : les représentations de l’accent parisien varient fortement selon la perspective du locuteur, interne ou externe à la communauté parisienne.
Ainsi, hors de la capitale, de nombreux locuteurs associent Paris à un accent non pas « neutre », mais « dominant » et qu’ils associent implicitement au parler des couches sociales favorisées de la capitale. À Paris même, les perceptions du parler parisien sont beaucoup plus hétérogènes. Certains locuteurs affirment ne pas avoir d’accent, d’autres en reconnaissent plusieurs, comme l’« accent du 16e » (arrondissement) associé aux classes favorisées, « l’accent parigot » des anciens quartiers populaires, ou encore l’« accent des banlieues » socialement défavorisées. Cette pluralité confirme donc une chose : même à Paris, il n’existe pas de prononciation uniforme, encore moins neutre.
Les différentes formes de prestige d’un accent
Dans une large enquête sur la perception des accents du français menée avec mes collègues Elissa Pustka (Université de Vienne), Jean-David Bellonie (Université des Antilles) et Luise Jansen (Université de Vienne), nous avons étudié différents types de prestige des accents régionaux en France méridionale, au Québec et dans les Antilles. Nos résultats montrent tout d’abord à quel point cette domination de la région parisienne reste vivace dans nos représentations du « bon usage ». Dans les trois régions francophones, les scores liés à ce que l’on appelle le « prestige manifeste » de la prononciation parisienne sont particulièrement élevés. Il s’agit de ce prestige que l’on attribue implicitement aux positions d’autorité et que les locuteurs interrogés associent souvent à un usage « correct » ou « sérieux ». Mais les résultats montrent également l’existence d’un « prestige latent » tout aussi marqué. Il s’agit là d’un prestige que les accents locaux tirent de leur ancrage identitaire. Ce sont souvent les variétés régionales qui sont ainsi caractérisées comme étant « chaleureuses » ou « agréables à entendre », et elles semblent inspirer la sympathie, la confiance, voire une certaine fierté.
Ces deux axes expliquent aussi qu’on puisse, dans la même conversation, dire d’un accent qu’il « n’est pas très correct » tout en le trouvant « agréable à entendre ». Ce jeu de perceptions montre bien que la prétendue neutralité du français « standard » n’existe pas : elle est simplement le reflet d’un équilibre de pouvoirs symboliques continuellement renégocié au sein de la francophonie.
L’émancipation des accents « périphériques »
Notre étude montre également que cette association de l’accent parisien au prestige manifeste et des accents dits « périphériques » au prestige latent n’est pas fixée à tout jamais. Dans les trois espaces francophones étudiés, les accents autrefois perçus comme des écarts à la norme deviennent peu à peu porteurs d’un prestige plus manifeste. Ils commencent donc à s’imposer comme des modèles légitimes de prononciation dans de plus en plus de contextes institutionnels ou médiatiques autrefois réservés à la prononciation parisienne.
Ce mouvement s’observe notamment dans les médias audiovisuels. Au Québec, par exemple, les journalistes de Radio-Canada assument et revendiquent aujourd’hui une prononciation québécoise, alors qu’elle aurait été perçue comme trop locale il y a encore quelques décennies. Cette prononciation n’imite plus le français utilisé dans les médias audiovisuels parisiens comme elle l’aurait fait dans les années 1960-1970, mais elle intègre désormais ces traits de prononciation propres au français québécois qui étaient autrefois considérés comme des signes de relâchement ou de mauvaise diction.
Ces changements montrent que la hiérarchie traditionnelle des accents du français se redéfinit. L’accent parisien conserve une position largement dominante, mais son monopole symbolique s’effrite. D’autres formes de français acquièrent à leur tour des fonctions de prestige manifeste : elles deviennent acceptables, voire valorisées, dans des usages publics de plus en plus variés. Ce processus relève d’une lente réévaluation collective des modèles de légitimité linguistique.
Une dynamique normale du changement
Revenons à la question des changements perçus dans les accents régionaux évoquée en introduction. La langue est, par nature, en perpétuel mouvement, et la prononciation n’y échappe pas : certains traits s’atténuent, d’autres se diffusent sous l’effet de facteurs notamment sociaux. La mobilité des locuteurs, par exemple, favorise le contact entre des variétés de français autrefois plus isolées les unes des autres. Ce phénomène est particulièrement visible dans des métropoles comme Paris, Marseille ou Montréal, où se côtoient quotidiennement des profils linguistiques hétérogènes. À cela s’ajoute l’influence des médias, amorcée avec la radio et la télévision au début du XXe siècle et aujourd’hui démultipliée par les réseaux sociaux. Ces dynamiques expliquent en partie le nivellement actuel de certains accents, avec la raréfaction de certains traits locaux. Mais cela ne signifie pas pour autant la disparition de toute variation. Des mouvements parallèles de différenciation continuent d’exister et font émerger de nouveaux accents, qu’ils soient liés à l’origine géographique des locuteurs ou à leur appartenance à un groupe social.
À côté de ces changements « internes à la langue », les valeurs sociales que l’on associe à ces variétés évoluent elles aussi. Les frontières de ce qui paraît « correct », « populaire », « légitime » se déplacent avec les représentations collectives. Ainsi, aussi bien les accents que les hiérarchies qui les encadrent se reconfigurent régulièrement. Une observation qui distingue notre époque, cependant, c’est le fait que les normes langagières ne se redéfinissent plus seulement « par le haut » sous l’influence « normative » d’institutions comme l’Académie française, mais aussi « par le bas » sous l’effet des usages de la langue quotidienne qui s’imposent simplement par la pratique.
En somme, même si l’on redoute la disparition des accents, la variation continuera toujours de suivre son cours. Nul ne peut la figer. Et l’accent prétendument « neutre » n’a jamais existé autrement que dans nos représentations fantasmées. Ainsi, la prochaine fois que vous entendez quelqu’un vous dire qu’il ou elle ne pense pas avoir d’accent, souvenez-vous que ce n’est pas qu’il n’en a pas, mais que c’est simplement le sien qui (jusqu’ici) a dominé – pour reprendre les propos de Louis-Jean Calvet – dans la Guerre des langues et les politiques linguistiques (1987).
Marc Chalier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.11.2025 à 15:50
Boissons au cannabis : comment une faille juridique a créé une industrie de plusieurs milliards de dollars que le Congrès veut maintenant interdire
Texte intégral (1698 mots)
Une disposition passée inaperçue dans le budget fédéral des États-Unis signé par le président Trump pourrait bouleverser une industrie florissante : celle des boissons au THC.
Le 12 novembre 2025, le Congrès américain a voté une loi limitant les produits à base de chanvre à 0,4 mg de delta-9-tétrahydrocannabinol, autrement dit THC, par contenant. Cette mesure, après une période de grâce d’un an, interdit de facto la plupart des nombreuses boissons, gommes et cigarettes électroniques (« vapes ») au THC actuellement vendues dans les stations-service, supermarchés et bars américains. Pour comprendre l’importance de cette nouvelle, il faut d’abord expliquer comment ce marché fonctionne, et pourquoi cette interdiction pourrait être appliquée… ou ignorée.
Cannabis, chanvre et THC : un peu d’histoire
La plante de cannabis contient plus de cent « cannabinoïdes », des composés chimiques qui interagissent avec le système endocannabinoïde humain. Le THC (tétrahydrocannabinol) est considéré principal responsable des effets psychoactifs. Légal aux États-Unis au XIXe siècle, le cannabis est progressivement interdit à partir de 1937, puis classé en 1970 comme narcotique de catégorie I – la plus strictement prohibée.
Depuis 1996, certains États américains ont commencé à légaliser le cannabis, d’abord à usage médical, puis récréatif à partir de 2012. Aujourd’hui, plus de 40 États l’autorisent sous une forme ou une autre, mais il reste illégal au niveau fédéral.
Dans ce contexte de contradictions entre lois fédérales et étatiques, une nouvelle distinction va tout changer : celle entre « cannabis » et « chanvre ».
Une industrie née d’un vide juridique
Vous n’en avez probablement jamais entendu parler, pourtant selon Fortune Business Insight le marché des boissons au THC génère déjà plus de 3 milliards de dollars (plus de 2,6 milliards d’euros) aux États-Unis.
Tout commence en 2018, lorsque le Farm Bill américain légalise le « chanvre » – défini comme du cannabis contenant 0,3 % ou moins de THC. L’objectif initial était de relancer l’industrie du chanvre industriel pour produire des textiles et des matériaux. Mais la loi contient une ambiguïté cruciale : ce seuil de 0,3 % s’applique au poids à sec de la plante, sans préciser de norme pour les produits transformés.
Des industriels américains ont rapidement identifié une opportunité. Pour une gomme typique de 5 grammes contenant 10 milligrammes de THC, soit une dose standard, le THC ne représente que 0,2 % du poids total. Pour une boisson de 355 grammes (12 onces) la même dose, le THC ne représente que 0,003 % du poids total. Techniquement, ces produits sont du « chanvre » légal, même s’ils produisent des effets psychoactifs identiques au cannabis.
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Résultat : dès 2021, des boissons et gommes au THC psychoactif ont commencé à apparaître dans les magasins et les bars des États où aucune loi sur le cannabis récréatif n’existait.
L’innovation qui change tout
Concernant les boissons, cette faille juridique n’aurait jamais créé une industrie de plusieurs milliards de dollars sans une percée technologique cruciale apparue au début des années 2020, la nano-émulsion.
Le THC est une molécule lipophile qui se sépare naturellement de l’eau. Pendant des années, les fabricants ont tenté de créer des boissons stables au THC. Les émulsions traditionnelles prenaient de soixante à cent vingt minutes pour produire leurs effets : vitesse bien trop lente pour concurrencer ceux de l’alcool.
La nano-émulsion change la donne. En réduisant les gouttelettes de THC à l’échelle nanométrique, cette technologie permet au THC de se dissoudre efficacement dans l’eau et d’être absorbé par l’organisme en vingt minutes environ : un délai comparable à celui d’une bière ou d’un cocktail.
Pour la première fois, les boissons au THC peuvent se positionner comme des substituts fonctionnels aux boissons alcoolisées.
Le paradoxe du marché
L’innovation technologique ne suffit pas à expliquer le succès commercial. Les mêmes boissons au THC affichent des résultats diamétralement opposés selon leur canal de distribution.
Dans les États où le cannabis récréatif est légal (en Californie ou à New York, par exemple), les boissons au THC ne sont vendues que dans des dispensaires (boutiques spécialisées dans la vente de cannabis), où elles représentent moins de 1 % des ventes totales de cannabis. En cause : les consommateurs habitués des dispensaires ne s’y rendent pas pour acheter leurs boissons quotidiennes comme ils achèteraient de la bière, par exemple, mais plutôt pour acquérir des produits plus forts comme la fleur de cannabis et les cigarettes électroniques. Une boisson au THC à 7 dollars (6 euros) offre une dose unique, alors qu’une recharge de cigarette électronique à 15 dollars (près de 13 euros) en fournit entre dix et vingt. De plus, les dispensaires doivent également composer avec des contraintes de réfrigération et d’espace qui pénalisent les produits volumineux comme les canettes.
Dans les États où le cannabis récréatif n’est pas légal comme le Texas, la Floride ou la Caroline du Nord par exemple, la situation est différente. Ces mêmes boissons au THC, étiquetées « chanvre », sont distribuées dans les supermarchés et les bars aux côtés des boissons alcoolisées. Elles sont proposées à un prix inférieur (4 ou 5 dollars, soit 3 ou 4 euros) que dans les dispensaires, en raison d’une réglementation plus souple et plus avantageuse fiscalement. Des enseignes, comme les stations-service Circle K, les grandes surfaces Target ou la chaîne de restaurants Applebee’s, ont intégré ces produits à leur offre. D’après des sources internes, les boissons au THC représenteraient 12 % du chiffre d’affaires texan de Total Wine la plus grande chaîne américaine de distribution de boissons alcoolisées.
Contexte concurrentiel
La différence réside dans le contexte concurrentiel. Dans les supermarchés et les bars, les boissons au THC se placent face à la bière, au vin et aux spiritueux, un marché en déclin aux États-Unis, notamment chez les jeunes consommateurs.
Mais certains acteurs de l’industrie des boissons alcoolisées y voient une opportunité commerciale pour la vente sur place et à emporter. Un client ne consommant pas d’alcool et qui commandait autrefois un verre d’eau au bar peut désormais acheter un cocktail au THC et générer du chiffre d’affaires pour l’établissement.
L’interdiction sera-t-elle appliquée ?
L’interdiction votée le 12 novembre 2025 entrera en vigueur dans un an. Elle rendra illégaux au niveau fédéral la plupart des produits au chanvre psychoactif actuellement commercialisés. Mais le Texas et plusieurs autres États, souvent conservateurs, ont déjà légalisé ces produits en légiférant au niveau étatique.
Cette contradiction entre la loi fédérale et les lois étatiques n’a rien d’inédit. Plus de 40 États américains ont légalisé le cannabis médical ou récréatif alors qu’il reste interdit au niveau fédéral. Dans la pratique, les forces de l’ordre locales appliquent les lois étatiques, non les lois fédérales. Le Texas, dont l’industrie du chanvre pèse 4,5 milliards de dollars (soit 3,8 milliards d’euros), rejoint ainsi les nombreux États dont les législations entrent en conflit avec Washington.
Une distinction juridique technique (le seuil de 0,3 % de THC en poids sec établi par le Farm Bill de 2018) a créé en quelques années une industrie de plusieurs milliards de dollars qui concurrence directement le marché des boissons alcoolisées. Malgré la nouvelle tentative du Congrès pour l’empêcher, cette industrie pourrait suivre la trajectoire du cannabis récréatif : interdite au niveau fédéral, mais florissante dans les États qui choisissent de ne pas appliquer cette nouvelle mesure.
Robin Goldstein a reçu des financements de l'Université de Californie.
Magalie DUBOIS ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.