LePartisan - 4 vues
MEDIAS REVUES BLOGS
URL du flux RSS

ACCÈS LIBRE Une Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

19.11.2025 à 16:24

Les marques et savoir-faire culturels français : des atouts convoités à l’étranger

Cécile Anger, Docteur en droit des marques culturelles, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Au lendemain du sommet Choose France, retour sur les modes d’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.
Texte intégral (3004 mots)

Le patrimoine culturel, les musées et monuments jouent un rôle prépondérant dans les motivations des touristes qui visitent la France. Mais ce patrimoine est aussi, dans sa dimension immatérielle, un vecteur d’expertise valorisée au-delà de nos frontières.


Première destination touristique mondiale, la France a attiré 100 millions de visiteurs internationaux en 2024.

L’intérêt porté aux musées et monuments, dans leur composante matérielle – en tant que lieux qui se visitent – se mesure aussi dans leur composante immatérielle. L’apport du patrimoine culturel à l’économie se traduit par l’accueil de touristes se rendant en France, mais aussi à travers l’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.

Pour la campagne de promotion des entreprises françaises, Choose France, le gouvernement a choisi de metrre en avant des monuments insignes.

C’est précisément en raison de son patrimoine culturel que la France est arrivée en tête du classement annuel Soft Power 30 en 2017 et en 2019.

De nombreux rapports publics ont investi cette question, percevant les musées ou monuments comme détenteurs d’actifs immatériels susceptibles d’être valorisés à l’international.

Le tournant de l’économie de l’immatériel

Dès 2006, les auteurs du rapport remis à Bercy sur l’économie de l’immatériel écrivaient : « Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. » Au capital matériel a succédé le capital immatériel, le capital des talents, de la connaissance et du savoir. Ce rapport invitait les acteurs français à miser davantage sur leur capital intangible, gisement devenu stratégique pour rester compétitif. Identifiant trois atouts immatériels culturels – le nom des établissements culturels, leur image et leur expertise –, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet recommandaient d’engager une transition vers leur valorisation.

Un rapport spécifique a ainsi été commandé en 2014 par le ministère de la culture au haut fonctionnaire Jean Musitelli, « La valorisation de l’expertise patrimoniale à l’international ». En 2019, la Cour des comptes se penchait sur la valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles.

Plus récemment, en 2023, le Sénat a publié un rapport d’information réalisé par les parlementaires Else Joseph et Catherine Morin-Desailly sur l’expertise patrimoniale internationale française, faisant état d’un savoir-faire complet, ancien et reconnu, la qualité scientifique de l’expertise française étant établie « sur l’ensemble du champ patrimonial ».

L’expertise culturelle française : un vivier de métiers hautement qualifiés

La notion d’expertise renvoie à des connaissances ou compétences qui ne sont juridiquement pas protégées par brevet et qui permettent la création de produits ou services. L’expertise peut faire l’objet d’une transmission dans le cadre d’une transaction, son transfert se matérialisant par des missions de conseil ou de formation.

Les musées regorgent d’une variété de métiers et savoir-faire liés aux activités exercées par les professionnels y travaillant. Véritable « conservatoire de talents », ils détiennent une expertise technique particulièrement qualifiée et recherchée.

Constitué en interne en 2014, le département Louvre conseil a la charge de valoriser l’expertise des équipes du musée. Cette expertise porte sur les collections, les publics mais aussi sur le management. La brochure présentant l’ingénierie patrimoniale du Centre Pompidou énumère la liste des prestations possibles dans la création et la gestion d’espaces culturels : conseil en muséographie, en médiation… mais aussi accompagnement sur le plan administratif.

Les savoir-faire patrimoniaux français ont bénéficié d’une large couverture médiatique lors du chantier de restauration de Notre-Dame. Les sénatrices à l’origine du rapport précité jugeaient judicieux de profiter de la grande visibilité du chantier – servant ainsi de vitrine des métiers d’art français – pour « valoriser l’ensemble des savoir-faire qui ont collaboré à cette entreprise (archéologues, artisans d’art, architectes, maîtres d’ouvrage, restaurateurs, facteurs d’instruments…) ».

Une expertise recherchée en majorité par les pays émergents

Les pays émergents sont les principaux demandeurs de cette expertise, le patrimoine étant perçu comme un levier d’attractivité et suscitant ainsi un intérêt croissant. Faute de compétences suffisantes pour construire, agencer et gérer des musées, ils font appel à des institutions disposant de cette expérience. Les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique constituent « les marchés les plus prometteurs » sur ce plan.

Le rapport du Sénat considère que la France possède de sérieux atouts pour prendre part à ce marché :

« Il est clair que la réputation de ses savoir-faire et la renommée de certains de ses établissements au niveau mondial, qu’il s’agisse du Louvre, du château de Versailles ou du Mont Saint-Michel, contribuent à asseoir sa position sur le plan international. »

Une combinaison gagnante : l’apport de marque et d’ingénierie

Les grands accords internationaux s’accompagnent fréquemment d’un élément complémentaire à l’expertise : la marque des institutions culturelles.

Le Louvre Abou Dhabi incarne cette pluralité. Signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis, l’accord prévoyait la création d’un musée constitué avec l’expertise des équipes muséales françaises et portant le nom du Louvre. Plusieurs volets composent cet accord : l’accompagnement en ingénierie, le prêt d’œuvres des collections françaises (plusieurs musées étant parties prenantes) ainsi que le prêt du nom du Louvre à travers un contrat de licence de marque.

Il en va de même dans l’expérience du Centre Pompidou, qui valorise tant ses savoir-faire que sa marque, celle-ci étant apposée sur le devant des nouveaux musées, dont les façades s’ornent ainsi du sceau de l’institution française. Présent sur tous les continents, il a collaboré en Europe avec la ville de Malaga (Espagne) et la Fondation bruxelloise Kanal. En Asie, il s’est associé avec la société d’aménagement West Bund pour accompagner la création d’un musée à Shanghai (Chine). Son action se mesure aussi en Amérique du Sud (Brésil) et dans les pays du Golfe (Arabie saoudite).

On notera cependant que la valorisation de la marque, a fortiori dans un contexte international, n’a de sens que pour des institutions notoires. Si l’expertise des musées français peut relever tant d’institutions nationales que de structures territoriales, le rayonnement de la marque semble limité aux grands musées, qualifiés par certains auteurs, dont l’économiste Bruno S. Frey, de « superstar » en raison de leur statut et de leur aura.

Une économie fondée sur l’excellence française ?

L’affirmation constante de la nécessité de valoriser l’expertise et les marques culturelles peut être vue comme l’application de la théorie de l’avantage comparatif développée par l’économiste britannique David Ricardo au XIXe siècle. Selon cette théorie, « chaque nation a intérêt à se spécialiser dans la production où elle possède l’avantage le plus élevé comparativement aux autres ». Aussi s’agit-il de « concentrer ses efforts à l’export sur des secteurs où le pays possède de réels avantages comparatifs ».

Il convient toutefois de nuancer ce postulat, car si la France possède assurément des marques fortes et une expertise patrimoniale reconnue, elle n’est pas la seule à en disposer ni à les proposer sur la scène internationale, ce marché étant concurrentiel et, au demeurant, occupé par d’autres États « également bien positionnés », notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie.

Les marques muséales américaines s’exportent également. D’aucuns auront en tête l’exemple très connu du Guggenheim, à l’origine même du concept de « marque muséale », au sens de « brand » et de « trademark », c’est-à-dire un outil de développement économique et d’expansion internationale. Le Guggenheim de Bilbao (Espagne) en témoigne : la fondation new-yorkaise a cédé le droit d’usage de son nom et perçu, en échange, 20 millions de dollars (17,2 millions d'euros) de royalties pour l’usage de sa marque.

Le Museum of Modern Art de New York (MoMA) valorise aussi son nom et son expertise. Il a, par exemple, exporté son concept de boutique de design hors des frontières américaines, avec l’implantation de deux MoMA Design Stores au Japon, à Tokyo et à Kyoto.

Des outils de diversification des ressources propres

On rappellera qu’historiquement, les musées apportaient leur savoir-faire dans une logique, non pas de valorisation mais de solidarité avec d’autres pays. C’est le cas des chantiers de fouilles archéologiques relevant avant tout d’une logique de coopération. La valorisation économique des savoir-faire est un phénomène nouveau, dont l’émergence s’explique par une demande croissante d’ingénierie culturelle émanant de certains pays mais aussi par le contexte budgétaire.

Ce désir de valorisation ne saurait être appréhendé indépendamment du contexte économique contemporain. Il s’agit également de favoriser le développement de ressources propres, venant abonder les budgets, de plus en plus tendus, des institutions culturelles. Les subsides publics n’étant pas mirifiques, les musées doivent répondre à l’impérieuse nécessité de diversifier leurs sources de financement.

Le Centre Pompidou perçoit entre 14 millions et 16 millions d’euros par an au titre de ses partenariats internationaux. S’agissant de l’exemple emblématique du Louvre Abou Dhabi, le montant total de l’accord s’élève à 1 milliard d’euros, la valorisation de la marque « Louvre » représentant 400 millions d’euros.

Ces redevances de licence de marque et d’ingénierie culturelle viennent compléter les ressources propres des établissements, rejoignant ainsi d’autres recettes, parmi lesquelles le mécénat, la location d’espaces, la vente de produits en boutique…

Pendant la fermeture du Centre Pompidou Paris, le programme Constellation prend le relais pour aller hors les murs à la rencontre des publics, partout en France et dans le monde, entre 2025 et 2030. Centre Pompidou

Des partenariats adaptés au contexte local

Face au constat d’un intérêt marqué de la part de pays émergents auprès de musées européens et états-uniens pour construire une offre culturelle, se pose la question de la construction de cette offre et de la confrontation de regards différents.

Ainsi que le relève la juriste Marie Maunand :

« Le développement des échanges internationaux dans le domaine patrimonial induit une dynamique de transfert d’expertise des pays du Nord – pays développés à économie de marché – vers des pays dits du Sud – qui sont soit émergents soit moins avancés – qui pourrait contribuer à la diffusion d’un modèle culturel unique. »

La diversité doit être au cœur de ces accords afin d’éviter toute forme de standardisation. Une approche pragmatique adaptée au contexte local, propre à celui qui est demandeur de l’expertise, s’avère primordiale.

Un transfert de savoir-faire suppose une transmission d’informations ou de compétences. En dépit de la nature commerciale de ces partenariats, il ne saurait s’agir d’un discours simplement descendant de la part de l’expert ou du « sachant » vers son partenaire, mais bien d’un échange favorisant la rencontre de points de vue variés. Dans ce sens, Émilie Girard, présidente d’ICOM France observe un « changement de paradigme et de posture dans le mode de construction d’une expertise plus tournée vers le dialogue ».

Mentionnant la mise en œuvre du partenariat avec les Émiriens, Laurence des Cars, présidente-directrice générale du Louvre, évoque la question de la médiation et de l’explication des œuvres, et, dans le cadre de cet échange entre la France et les Émirats arabes unis, de « l’altérité culturelle » et des manières permettant aux différents publics de partager des œuvres d’art en l’absence de références culturelles ou religieuses communes.

En 2015, le rapport livré par Jean Musitelli cité par Marie Maunand relevait :

« La valorisation dans le contexte de la mondialisation doit […] concourir à la diversification des expressions culturelles […] en se montrant attentif aux attentes et aux besoins des partenaires et en ajustant l’offre aux réalités et traditions locales, [avec] […] des alternatives au modèle standard tel qu’il est véhiculé par la globalisation. »

C’est aussi un rôle que souhaitent allouer à l’expertise française les autrices du rapport de la mission sénatoriale d’information.

Si sa valorisation procède pour partie d’une démarche économique, elle est aussi le reflet d’enjeux diplomatiques, dont l’objectif est de renforcer le rayonnement et l’influence de la France sur la scène internationale. Else Joseph, sénatrice des Ardennes, notait ainsi :

« Ces dernières années, combien l’influence de la France est, si ce n’est en recul, du moins de plus en plus contestée et fragilisée. C’est particulièrement vrai dans les instances internationales en matière culturelle, à l’instar de l’Unesco, où les pays occidentaux se voient régulièrement reprocher une attitude néocoloniale. »

En vue d’y apporter une réponse, la parlementaire suggérait de « tirer parti de la solide expertise de la France dans le domaine patrimonial pour maintenir notre capacité d’influence ».

En ce sens, l’expertise et les marques culturelles sont assurément une incarnation du soft power de la France, qu’il importe autant de valoriser que de préserver.

The Conversation

Cécile Anger a soutenu sa thèse de doctorat en 2024 à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est depuis jeune docteure associée à l'Ecole de Droit de la Sorbonne. Son domaine de recherche porte sur les marques culturelles ainsi que la protection et la valorisation de l'image des œuvres d'art, musées et monuments. Elle a commencé sa carrière au musée de Cluny, puis occupé le poste de Cheffe du service marque et mécénat au Domaine national de Chambord avant de rejoindre l'équipe de l'Établissement public du Mont Saint-Michel.

19.11.2025 à 11:52

Pourquoi publier une « nouvelle » histoire de France en 2025

Éric Anceau, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Lorraine
La recherche dispose aujourd’hui de méthodes qui renouvellent notre connaissance du passé et nous invitent à considérer l’histoire sous des angles inédits.
Texte intégral (2155 mots)
_Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple_ (1830), tableau d’Eugène Delacroix (1798-1863) exposé au Louvre (Paris). Musée du Louvre via Wikimédia Commons

La connaissance du passé évolue au fil des recherches. Du big data à l’archéologie préventive, la palette d’outils à disposition de l’historien s’enrichit. Et on s’intéresse aujourd’hui à des sujets longtemps restés sous silence, comme l’environnement ou le genre. Regard sur cette nouvelle approche de l’histoire.


L’histoire de France est un inépuisable sujet de discussion pour les personnalités politiques de tous bords, les médias, les Français et les étrangers qui observent les querelles qui agitent notre pays autour de son passé avec un mélange d’admiration, d’amusement et d’agacement. Les représentations qui en ont été proposées lors de la cérémonie des Jeux olympiques de Paris, à l’été 2024, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre.

De fait, la connaissance du passé progresse au fil des recherches. Le contexte de naguère n’est plus celui d’aujourd’hui et les interprétations de l’histoire s’entrechoquent. On ne peut ainsi pas parler du passé colonial de la France en 2025 comme on le faisait au « temps béni des colonies », pour reprendre le titre de la chanson ironique et critique, en 1976, de Michel Sardou, Pierre Delanoë et Jacques Revaux – pour ne donner que cet exemple.

C’est pourquoi nous avons entrepris avec une centaine de spécialistes une Nouvelle Histoire de France. Publiée en octobre 2025 aux éditions Passés composés, cette somme de 340 éclairages, des Francs à la crise actuelle de la Ve République, de Vercingétorix à Simone Veil, tient compte des renouvellements de la discipline. Explications.

Une histoire trop longtemps tiraillée entre roman national et déconstruction

Non seulement la France a été au cœur de la plupart des principaux événements qui ont scandé l’histoire mondiale des derniers siècles, mais elle a également été en proie à des clivages politiques, religieux et idéologiques majeurs : les catholiques face aux protestants, les républicains contre les monarchistes ou encore la droite face à la gauche.

Ce passé, long, riche et tumultueux, n’a cessé d’être instrumentalisé. À partir du XIXe siècle, et plus particulièrement de la IIIe République, a dominé un « roman national » qui présentait la France sans nuances, puissante et rayonnante, et faisait de tous ces affrontements un préalable douloureux mais nécessaire à un avenir radieux.

À partir des années 1970, cette histoire a commencé à être déconstruite par le postmodernisme soucieux de rompre avec la modernité née pendant les Lumières, de libérer la pensée et de délivrer l’individu du passé pour l’inscrire pleinement dans le présent, en fustigeant les grands récits historiques.

Cette approche a été salutaire car elle a fait réfléchir, a remis en cause de fausses évidences et a fait progresser notre connaissance. Ainsi, pour reprendre le cas de l’histoire coloniale, Edward Saïd (1935-2003) a-t-il souligné, dans l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978, 1980 pour l’édition française), ce que le regard occidental porté sur l’Orient et sur les colonisés avait pu avoir de biaisé, voire de méprisant, même s’il a pu pécher lui-même par réductionnisme et caricature pour défendre sa thèse.

Et certains déconstructeurs en sont venus à noircir systématiquement l’histoire de France, comme le fit par exemple Claude Ribbe avec son Crime de Napoléon (2005) comparant l’esclavage et la traite négrière à la Shoah et Napoléon à Hitler.

Cependant, d’autres ont rapidement profité de ces derniers excès pour proposer de nouveau un roman national qui a pu prendre un tour essentialiste. Il existe pourtant et évidemment une voie entre la fierté aveugle des uns et la passion destructrice des autres.

Un troisième moment historiographique

De la fin des années 2000 au milieu de la décennie suivante, trois grandes entreprises collectives ont contribué à explorer une autre voie, à distance des interprétations partisanes.

À partir de 2009, Joël Cornette a ainsi dirigé, pour l’éditeur Belin, une Histoire de France en plus de dix volumes et 10 000 pages, faisant la part belle aux sources et aux illustrations. Claude Gauvard a pris peu après la tête d’une Histoire personnelle de la France en six volumes aux Presses universitaires de France, avant que Patrick Boucheron et un autre collectif ne publient, en 2017, aux éditions du Seuil, une Histoire mondiale de la France autour d’événements destinés à faire réfléchir.

Ces trois histoires proposaient un récit chronologique et s’appuyaient sur des spécialistes reconnus pour essayer de recentrer un pendule de l’histoire qui avait sans nul doute trop oscillé. Il nous est cependant apparu qu’il y avait nécessité de proposer un autre projet de grande ampleur, une Nouvelle Histoire de France. Nous avons emprunté cette même voie médiane, en rassemblant d’ailleurs plusieurs des autrices et auteurs qui avaient participé aux entreprises précédentes, mais en procédant aussi différemment, sous forme encyclopédique et chronologico-thématique.

Pierre Nora (1931-2025) qui avait dirigé une somme pionnière au milieu des années 1980, les Lieux de mémoire, nous disait au début du processus éditorial, en 2023, que le temps était sans doute venu d’ouvrir un troisième moment historiographique, celui d’une histoire soustraite à la fausse modernité qui conduit à ne lire le passé qu’avec des schémas actuels de pensée, celui d’une histoire renonçant au nouveau mantra qui rend l’Occident coupable de tous les maux et qui pare le reste du monde de toutes les vertus par un excès symétrique à celui par lequel le premier s’est longtemps pris pour le phare de la planète renvoyant le second à sa supposée arriération, celui enfin d’une histoire extraite du cadre étroit de notre hexagone pour montrer ce que la France doit au monde mais aussi ce qu’elle lui a apporté, dans un incessant mouvement de circulation à double sens, à la fois humain, matériel et immatériel.

De nouveaux sujets et des méthodes nouvelles

Avec cette Nouvelle Histoire de France, il s’agit de renoncer aux effets de mode, d’accorder toute leur place aux incontournables – les personnalités, les faits marquants, les œuvres majeures – sans omettre aucun des renouvellements majeurs de ces dernières années. La discipline a évolué en effet tant dans les objets (histoire impériale et coloniale, histoire des voix oubliées et des marges négligées, histoire du genre et des femmes, histoire environnementale…), que dans les méthodes (archéologie préventive, prosopographie, approche par le bas, jeu sur les échelles, big data…).

Parmi les nouveaux sujets historiques, l’environnement est très certainement l’un de ceux qui ont pris le plus de place dans la recherche en raison de la dégradation accélérée de la planète due au double processus de marchandisation du monde
– porté par un imaginaire économique de croissance infinie – et d’artificialisation de la planète – reposant sur un imaginaire technoscientifique prométhéen – qui se développe depuis la fin du XVIIIe siècle. En mettant en avant ces alertes précoces et les alternatives proposées dans le passé, l’histoire environnementale est porteuse de sens pour l’avenir et c’est pourquoi nous voulions lui accorder une grande place en confiant à Charles-François Mathis, son chef de file en France, le soin de l’aborder.

Quant aux méthodes nouvelles à disposition de l’historien, il nous faut dire un mot, là encore à titre d’exemple, de l’archéologie préventive. Celle-ci a commencé à se développer en France à partir des années 1970, avec l’ambition de préserver et d’étudier les éléments significatifs du patrimoine archéologique français menacés par les travaux d’aménagement et les projets immobiliers. Elle a permis de mieux comprendre l’héritage gaulois de la France et ses limites. Et qui mieux que Dominique Garcia, grand spécialiste de la Gaule préromaine et directeur de l’Institut national de la recherche archéologique préventive (Inrap) pour traiter le chapitre « Gaulois » de notre ouvrage ?

En outre, l’histoire n’est pas une discipline isolée mais elle s’enrichit du dialogue avec les autres sciences humaines et sociales et c’est dans cet esprit que nous avons aussi fait appel à 17 auteurs et autrices de 14 autres disciplines, habitués à travailler en profondeur historique : le géographe Jean-Robert Pitte, le spécialiste de la littérature française Robert Kopp, l’historienne de l’art Anne Pingeot, le philosophe Marcel Gauchet… Tous ont accepté de mettre leur savoir à la portée du plus grand nombre au prix d’un effort de synthèse et de vulgarisation.

C’est à ce prix que cette histoire en 100 chapitres, 340 éclairages et 1 100 pages se veut renouvelée et tout à la fois érudite et vivante, encyclopédique et ludique, dépassionnée… mais passionnante !

The Conversation

Éric Anceau a dirigé la « Nouvelle histoire de France » publiée aux éditions Passés composés.

18.11.2025 à 16:17

Jeux vidéo : comment mieux protéger les données personnelles des joueurs les plus accros ?

Arthur Champéroux, Doctorant en droit à la protection des données à caractère personnel, Université Paris-Saclay; Université Laval
En l’absence de consensus scientifique sur l’existence d’une addiction aux jeux vidéos, un certain flou juridique permet aux éditeurs de collecter les données des joueurs à des fins commerciales, sans protection suffisante pour ces derniers.
Texte intégral (1903 mots)
Les personnes accros aux jeux vidéo sont vulnérables. Tima Miroshnichenko/Pexels, CC BY

L’addiction aux jeux vidéo est un trouble comportemental dont la reconnaissance scientifique et juridique divise les experts. Or, les éditeurs de jeu collectent les données des joueurs potentiellement concernés. En l’absence de consensus scientifique sur la question de ce type de dépendance, qu’en est-il de la protection juridique des gameurs ?


L’addiction se définit comme la perte de contrôle d’un objet qui était à l’origine une source de gratification pour l’usager. De nombreuses études scientifiques ont tenté d’établir des liens entre l’utilisation d’écrans et une forme de dépendance chronique assimilable à de l’addiction.

Par conséquent, cette question s’est imposée logiquement dans les discussions et expériences scientifiques. Le trouble du jeu vidéo (gaming disorder) est un trouble du comportement reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2018 (CIM-11), mais aussi par l’American Psychiatric Association depuis 2013 (DSM-5-TR). Ces deux classifications reposent sur une série de symptômes dont la combinaison tend à indiquer une forme d’addiction aux jeux vidéo. Toutefois, la communauté scientifique est divisée sur sa reconnaissance en tant que pathologie.

Ce constat appelle à l’approfondissement des études sur le sujet. Toutefois, avant le stade « pathologique », il est possible de considérer plusieurs niveaux de gravité de l’addiction, qui traduisent déjà des formes de dépendance aux jeux vidéo.

En effet, les formes les plus graves d’addiction concerneraient de 0,5 % à 4 % des joueurs, tandis que d’autres études montrent que la consommation problématique des jeux vidéo est bien plus répandue, avec 44,7 % des personnes présentant des difficultés avec la consommation des écrans.

La première conséquence de cette addiction est la perte de contrôle du temps de jeu, d’ailleurs accrue pour les joueurs de moins de 18 ans, dont le lobe frontal responsable de l’autocontrôle est en cours de formation. Néanmoins, les formes d’addiction aux jeux vidéo représentent aussi une opportunité pour l’industrie du jeu vidéo à travers la mise en place d’une économie de l’attention très lucrative.

Retenir l’utilisateur, collecter des données

Sa logique est la création de services en ligne conçus pour retenir l’utilisateur et collecter le maximum de données liées à l’activité du joueur pour effectuer de la publicité comportementale. L’industrie du jeu vidéo s’est d’ailleurs particulièrement démarquée dans son expertise pour la collecte de données des joueurs, d’un côté, et, d’un autre côté, pour sa maîtrise des mécaniques de jeu (game pattern) afin de susciter l’engagement des joueurs.

Certains industriels, eux-mêmes, avertissent des dangers de la « weaponized addiction », lorsque la tendance à l’addiction est instrumentalisée au profit de l’optimisation du ciblage publicitaire. À l’inverse, d’autres experts rejettent en bloc la vision d’un rôle joué par l’industrie dans l’addiction des joueurs, malgré les nombreuses critiques de la recherche en science de l’information et les dérives documentées périodiquement.

Quelles protections juridiques pour les joueurs concernés ?

Par ricochet, l’absence de consensus scientifique impacte les systèmes juridiques qui éprouvent des difficultés à protéger les joueurs concernés. Concrètement, les juridictions nationales peinent à reconnaître l’addiction comme source de préjudice pour les joueurs.

Récemment, les exemples se multiplient avec des contentieux autour du jeu Fortnite d’Epic Games au Canada et aux États-Unis lui reprochant de n’avoir pas assez protégé les données personnelles des enfants, mais aussi des pratiques commerciales trompeuses où l’addiction a été soulevée par les associations de joueurs.

De même, des plaintes ont été déposées contre la plate-forme de jeux vidéos Roblox de Google, mais aussi contre le jeu Call of Duty d’Activision aux États-Unis, qui se sont globalement soldées par des refus des juridictions, soit de recevoir les plaintes, soit de reconnaître la responsabilité des éditeurs de jeux vidéo vis-à-vis des designs addictifs.

En France, la question ne s’est pas spécialement judiciarisée, toutefois, le législateur a adopté des mesures de pédagogie à travers la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique dite loi SREN du 21 mai 2024 qui amende l’article L. 611-8 du Code de l’éducation en ajoutant une formation à la « sensibilisation aux addictions comportementales au numérique » dans l’enseignement supérieur.

L’autorité de protection des données personnelles en France (CNIL) a d’ailleurs consacré une série de travaux de recherche à la question de l’économie des données dans le jeu vidéo.

Malgré les efforts d’adaptation des systèmes juridiques, la position de vulnérabilité psychologique des personnes addictes aux jeux vidéo appelle à une prise en compte plus conséquente.

Considérant les liens entre l’économie de la donnée et l’instrumentalisation potentielle de l’addiction des joueurs, il est nécessaire de considérer l’encadrement de cette activité sous l’angle du droit à la protection des données à caractère personnel. Celui-ci, dans l’Union européenne, peut protéger les joueurs de deux façons : en encadrant l’utilisation des données personnelles qui servent à identifier les joueurs addictes, et en instaurant une limitation spécifique de la publicité comportementale par les dispositions relatives aux traitements automatisés.

Une surveillance commerciale insuffisamment encadrée

En pratique, le temps de jeu, la fréquence et le caractère compulsif des achats sont des données couramment utilisées par l’industrie pour identifier les habitudes de consommation des joueurs. D’ailleurs, les joueurs les plus dépensiers sont communément surnommés les « baleines », comme dans le monde du casino.

L’utilisation de ces données est strictement encadrée, soit en tant que données sensibles si ces données sont relatives à la condition médicale de la personne au stade de la pathologie, ce qui demeure peu probable, soit en tant que donnée personnelle comportementale. Si ces données sont sensibles, l’éditeur du jeu vidéo doit demander l’autorisation explicite au joueur d’utiliser ces données.

Si ces données ne sont pas sensibles, l’utilisation de ces données reste bien encadrée, puisque l’éditeur doit tout de même justifier de la finalité du traitement et d’une base légale, c’est-à-dire présenter un fondement juridique (exécution du contrat, intérêt légitime qui prévaut sur les intérêts du joueur, ou consentement du joueur). À noter que la publicité comportementale semble n’être autorisée que sur la base du consentement du joueur.

En Union européenne, le Règlement général à la protection des données (RGPD) encadre les traitements automatisés qui sont au cœur du fonctionnement de la publicité comportementale. Pour résumer, la loi garantit que le joueur puisse refuser le traitement de ses données personnelles pour de la prospection commerciale. Cette garantie est constitutive de la liberté de choix du joueur. De plus, le nouveau Règlement européen des services numériques (ou Digital Services Act, DSA) interdit la publicité comportementale auprès des enfants joueurs.

Néanmoins, de nombreux jeux ne sont pas encore en conformité avec ces règles, malgré les efforts des autorités de protection européennes. Finalement, le poids du respect des droits du joueur à refuser cette forme de surveillance commerciale repose encore sur le joueur lui-même, qui doit rester vigilant sur l’utilisation de ces données.

Ce constat est problématique, notamment lorsque l’on considère la vulnérabilité des joueurs dans leur prise de décision sur l’utilisation de leurs données, notamment lorsqu’ils souffrent de troubles addictifs du jeu vidéo.

Cependant, la possibilité récente de recours collectifs pour les préjudices liés à la violation du RGPD, comme l'énonce l’article 80, pourrait ouvrir la voie à un contrôle des données personnelles par les communautés de joueurs et un rééquilibrage des forces en présence. Les développements jurisprudentiels sont attendus par les associations de joueurs, les autorités de protection des données et l’industrie avec impatience.

The Conversation

Arthur Champéroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12 / 25

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
🌞