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05.08.2025 à 15:17
« Comment ne pas être tué par la bombe atomique » En 1950, les curieux conseils de « Paris Match »
Texte intégral (2100 mots)
Il y a 80 ans, le 6 août 1945, se déroulait une tragédie nommée Hiroshima. Les mots de la bombe se sont alors imposés dans l’espace médiatique : « E = mc2 », « Little Boy et Fat Man », « radiations », « bikini », « gerboise », « globocide »…
Dans le Souffle d’Hiroshima, publié en 2024 aux éditions Epistémé (librement accessible en format numérique), la chercheuse Anne Wattel (Université de Lille) revient, à travers une étude culturelle qui s'étende de 1945 à 1960, sur la construction du mythe de l’atome bienfaisant.
Ci-dessous, nous reproduisons un extrait du chapitre 3, consacré à l’histoire du mot « bikini » ainsi qu’à un étonnant article publié par Paris Match en 1950.
« Il y a eu Hiroshima […] ; il y a eu Bikini avec sa parade de cochons déguisés en officiers supérieurs, ce qui ne manquerait pas de drôlerie si l’habilleuse n’était la mort. » (André Breton, 1949
Juillet 1946 : Bikini, c’est la bombe
Lorsqu’en 1946, le Français Louis Réard commercialise son minimaliste maillot de bain deux pièces, il l’accompagne du slogan : « Le bikini, première bombe anatomique. »
On appréciera – ou pas – l’humour et le coup de com’, toujours est-il que cette « bombe », présentée pour la première fois à la piscine Molitor, le 5 juillet 1946, est passée à la postérité, que le bikini s’est répandu sur les plages et a occulté l’atoll des îles Marshall qui lui conféra son nom, atoll où, dans le cadre de l’opération Crossroads, les Américains, après avoir convaincu à grand renfort de propagande la population locale de s’exiler (pour le bien de l’humanité), multiplièrent les essais atomiques entre 1946 et 1958.
La première bombe explose le 1er juillet 1946 ; l’opération est grandement médiatisée et suscite un intérêt mondial, décelable dans France-soir qui, un mois et demi avant « l’expérience », en mai 1946, renoue avec cet art subtil de la titraille qui fit tout son succès :
« Dans 40 jours, tonnerre sur le Pacifique ! Bikini, c’est la bombe » (France-soir, 19-20 mai 1946)
Mais la bombe dévie, ne touche pas l’objectif et la flotte cobaye est quasiment intacte. C’est un grand flop mondial, une déception comme le révèlent ces titres glanés dans la presse française :
« Deux navires coulés sur soixante-treize. “C’est tout ?” » (Ce soir, 2 juillet 1946) ;
« Bikini ? Ce ne fut pas le knockout attendu » (Paris-presse, 2 juillet 1946) ;
« À Bikini, la flotte cobaye a résisté » (France-soir, 2 juillet 1946).
C’est un « demi-ratage », un possible « truquage » pour l’Aurore (2 juillet 1946) ; et le journal Combat se demande si l’expérience de Bikini n’a pas été volontairement restreinte (Combat, 2 juillet 1946).
Les essais vont se poursuivre, mais le battage médiatique va s’apaiser. Le 26 juillet, Raymond Aron, dans Combat, évoque, effaré, la déception générale occasionnée par la première bombe et se désespère alors qu’on récidive :
« Les hommes seuls, maîtres de leur vie et de leur mort, la conquête de la nature, consacrée par la possession d’un pouvoir que les sages, dans leurs rêves, réservaient aux dieux : rien ni personne ne parviendra à voiler la grandeur tragique de ce moment historique. »
Et il conclut :
« […] Aujourd’hui, rien ne protège l’humanité d’elle-même et de sa toute-puissance mortelle. »
À lire aussi : Bonnes feuilles : « Des bombes en Polynésie »
Premier-Avril 1950 : « Comment ne pas être tué par une bombe atomique »
L’hebdomadaire français Paris Match, qui a « le plus gros tirage dans les années 1950 avec près de 2 millions d’exemplaires chaque semaine », dont « l ‘impact est considérable » et qui « contribue à structurer les représentations », propose dans son numéro du 1er avril 1950 une couverture consacrée, comme c’est fréquemment le cas, à l’aristocratie (ici la famille royale de Belgique) mais, dans un unique encadré, bien visible en haut de page, le titre, « Comment ne pas être tué par une bombe atomique », se présente comme un véritable produit d’appel d’autant plus retentissant qu’on sait officiellement, depuis septembre 1949, que l’URSS possède la bombe atomique.

L’article, qui nous intéresse et qui se déploie sur deux pleines pages, est écrit par Richard Gerstell qu’un encadré présente comme « un officier de la marine américaine », « un savant », « docteur en philosophie », « conseiller à la défense radiologique à l’Office de la défense civile des États-Unis ». L’auteur est chargé par le ministère de la défense d’étudier les effets de la radioactivité des essais atomiques de Bikini et d’élaborer des « plans pour la protection de la population civile contre une éventuelle attaque atomique ».
L’encadré inséré par la rédaction de Paris Match vise donc à garantir la crédibilité du rédacteur de l’article, un homme de terrain, un scientifique, dont on précise qu’il « a été exposé plusieurs fois aux radiations atomiques et n’en a d’ailleurs pas souffert physiquement (il n’a même pas perdu un cheveu) », qui rend compte de sa frayeur lorsque le compteur Geiger révéla que ses cheveux étaient « plus radioactifs que la limite ». Il s’agit donc, du moins est-ce vendu ainsi, du témoignage, de l’analyse d’un témoin de choix ; il s’agit d’une information de première main.
À lire aussi : Bombe atomique et accident nucléaire : voici leurs effets biologiques respectifs
Dans les premiers paragraphes de l’article de Match, Gerstell explique avoir eu, dans les premiers temps, « la conviction que la destruction atomique menaçait inévitablement une grande partie de l’humanité ». C’est pourquoi il accueillit favorablement la parution de l’ouvrage de David Bradley, No Place to Hide (1948), qui alertait sur les dangers de la radioactivité. Mais il ne s’appuyait alors, confie-t-il, que sur une « impression » ; il manquait de recul. En possession désormais des « rapports complets des expériences de Bikini et des rapports préliminaires des nouvelles expériences atomiques d’Eniwetok », il a désormais « franchement changé d’avis ».
L’article publié dans Match vise un objectif : convaincre que la radioactivité, sur laquelle on en sait plus que sur « la poliomyélite ou le rhume », « n’est, au fond, pas plus dangereuse que la fièvre typhoïde ou d’autres maladies qui suivent d’habitude les ravages d’un bombardement ».
Fort de son « expérience “Bikini” », durant laquelle, dit-il, « aucun des 40 000 hommes » qui y participèrent « ne fut atteint par la radioactivité », Gerstell entend mettre un terme aux « légendes » sur les effets de cette dernière (elle entraînerait la stérilité, rendrait des régions « inhabitables à jamais »). « Tout cela est faux », clame-t-il ; la radioactivité est « une menace beaucoup moins grande que la majorité des gens le croient ».
Un certain nombre de précautions, de conseils à suivre pour se protéger de la radioactivité en cas d’explosion nucléaire sont livrés aux lecteurs de Paris Match : fermer portes et fenêtres, baisser les persiennes, tirer les rideaux ; ôter ses souliers, ses vêtements avant de rentrer chez soi, les laver et frotter ; prendre des douches « copieuses » pour se débarrasser des matières radioactives ; éviter les flaques d’eau, marcher contre le vent ; s’abriter dans une cave, « protection la plus adéquate contre les radiations »…
On laisse le lecteur apprécier l’efficacité de ces mesures…
Pour se protéger de la bombe elle-même dont « la plupart des dégâts sont causés par les effets indirects de l’explosion », se coucher à plat ventre, yeux fermés ; pour éviter les brûlures, trouver une barrière efficace (mur, égout, fossé) ; porter des « vêtements en coton clair », des pantalons longs, des blouses larges, « un chapeau aux bords rabattus »…
Ainsi, ce témoin, ce « savant », qui étudia l’impact de la radioactivité, rassure-t-il le lectorat français de Match : on peut se protéger de la bombe atomique, des radiations ; il suffit d’être précautionneux.
Foin des légendes ! Ce regard éclairé, scientifiquement éclairé, s’appuie sur l’expérience, sur Bikini, sur Hiroshima et Nagasaki pour minorer (et c’est peu dire) le danger des radiations, car, c’est bien connu, « les nuages radioactifs à caractère persistant sont vite dissipés dans le ciel » (cela n’est pas sans nous rappeler l’incroyable mythe du nuage qui, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, se serait arrêté aux frontières de la France) ; « la poussière radio-active persistante qui se dépose sur la peau ne paraît pas dangereuse » ; « au voisinage immédiat du point d’explosion, une pleine sécurité peut être assurée par 30 centimètres d’acier, 1 mètre de béton ou 1 m 60 de terre. À un kilomètre et demi, la protection nécessaire tombe à moins d’un centimètre d’acier et quelques centimètres de béton ».
En avril 1950, l’Américain Richard Gerstell, dont les propos sont relayés en France par l’hebdomadaire Paris Match, niait encore l’impact de la radioactivité.

Anne Wattel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.08.2025 à 15:03
Pourquoi acceptons-nous de nous déchausser à l’aéroport ?
Texte intégral (2074 mots)
Des files d’aéroport aux bacs de contrôle, un rituel discret façonne nos comportements et nous fait accepter sans y penser la logique sécuritaire.
7 h 30, terminal 2E de Roissy. Dans la file qui mène au contrôle, un cadre détache sa ceinture d’un geste mécanique, une mère sort les biberons de son sac, un touriste soupire en délaçant ses chaussures. Tous avancent dans un silence ponctué de bips, à peine troublé par le bruit des casiers sur des tapis roulants.
Cette scène se répète inlassablement : selon l’Association internationale du transport aérien, 4,89 milliards de passagers ont pris l’avion en 2024, soit plus de 13 millions de personnes chaque jour qui traversent ces dispositifs de contrôle.
On pourrait n’y voir qu’une procédure technique nécessaire. Pourtant, observé avec un œil anthropologique, ce moment banal révèle une transformation d’identité aussi efficace que discrète. Car il se passe quelque chose d’étrange dans ces files d’attente. Nous entrons citoyens, consommateurs, professionnels – nous en sortons « passagers en transit ». Cette métamorphose, que nous vivons comme une évidence, mérite qu’on s’y arrête.
La mécanique d’une transformation rituelle
Ce qui frappe d’abord, c’est la dépossession progressive et systématique. Objets personnels, vêtements, symboles de statut disparaissent dans des bacs plastiques standardisés. Cette logique semble arbitraire : pourquoi les chaussures et pas les sous-vêtements ? Pourquoi 100 ml et pas 110 ml ? Cette apparente incohérence révèle en réalité une fonction symbolique : créer un dépouillement qui touche aux attributs de l’identité sociale.
L’ethnographe Arnold van Gennep avait identifié dès 1909 cette première phase des rites de passage : la séparation. L’individu doit abandonner son état antérieur, se délester de ce qui le définissait dans le monde profane. Ici, le cadre cravaté devient un corps anonyme, dépouillé provisoirement de son costume, soumis au même regard technologique que tous les autres. Cette égalisation forcée n’est pas un effet de bord mais le cœur du processus : elle prépare la transformation d’identité en neutralisant temporairement les hiérarchies sociales habituelles.
Puis vient l’examen : scanners, détecteurs, questions sur nos intentions. « Pourquoi voyagez-vous ? Qui allez-vous voir ? Avez-vous fait vos bagages vous-même ? » Chaque voyageur devient temporairement suspect, devant prouver son innocence. Cette inversion de la charge de la preuve – renversement du principe fondamental « innocent jusqu’à preuve du contraire » – passe inaperçue tant elle semble « logique » dans ce contexte.
Cette phase correspond à ce que Van Gennep appelait la marge ou période liminale, que l’anthropologue Victor Turner a ensuite développée : un moment où le sujet, privé de ses attributs sociaux habituels, se trouve dans un état de vulnérabilité qui le rend malléable, prêt à être transformé. Dans cet entre-deux technologique, nous ne sommes plus tout à fait des citoyens, pas encore des voyageurs.
Enfin, la réintégration, selon l’ethnographe Arnold van Gennep : nous voilà admis dans l’espace post-contrôle. Nous sommes officiellement devenus des « passagers » – un statut qui suppose docilité, patience, acceptation des contraintes « pour notre sécurité ». L’espace post-contrôle, avec ses duty free et ses cafés hors de prix, marque cette transformation : nous ne sommes plus des citoyens exerçant un droit de circuler, mais des consommateurs globaux en transit, doublement dépossédés de notre ancrage politique et territorial.
Un théâtre sécuritaire paradoxalement efficace
Ces dispositifs présentent un paradoxe troublant. D’un côté, ils détectent effectivement des objets interdits (couteaux oubliés, liquides suspects) et exercent un effet dissuasif réel. De l’autre, ils peinent face aux menaces les plus sophistiquées : en 2015, des équipes de test états-uniennes ont réussi à faire passer des armes factices dans 95 % de leurs tentatives.
En six ans (de 2007 à 2013), le programme de détection comportementale états-unien SPOT a coûté 900 millions de dollars et n’a détecté aucun terroriste. Il a raté les seuls vrais terroristes qui sont passés dans les aéroports, mais il n’y a eu aucun détournement aux États-Unis. Le programme semble donc à la fois inutile (pas de menace réelle) et inefficace (échec sur les vraies menaces).
Cette inefficacité opérationnelle se double d’un déséquilibre économique majeur : selon l’ingénieur Mark Stewart et le politologue John Mueller, les dizaines de millions investis annuellement par aéroport génèrent si peu de réduction effective du risque terroriste que les coûts dépassent largement les bénéfices escomptés.
L’expert en sécurité Bruce Schneier parle de « théâtre sécuritaire » pour désigner cette logique : des mesures dont l’efficacité principale est de rassurer le public plutôt que de neutraliser les menaces les plus graves. Ce n’est pas un dysfonctionnement mais une réponse rationnelle aux attentes sociales.
Après un attentat, l’opinion publique attend des mesures visibles qui, bien que d’une efficacité discutable, apaisent les peurs collectives. Le « théâtre sécuritaire » répond à cette demande en produisant un sentiment de protection qui permet de maintenir la confiance dans le système. Les chercheurs Razaq Raj et Steve Wood (Leeds Beckett University) décrivent sa mise en scène aéroportuaire, rassurante mais parfois discriminatoire.
Dans cette logique, on comprend pourquoi ces mesures persistent et se généralisent malgré leurs résultats limités. En outre, elles contribuent à renforcer une adhésion tacite à l’autorité. Ce phénomène s’appuie notamment sur le biais du statu quo, qui nous enferme dans des dispositifs déjà établis et sur une dynamique sociétale de demande toujours croissante de sécurité, sans retour en arrière semblant possible.
L’apprentissage invisible de la docilité
Car ces contrôles nous apprennent quelque chose de plus profond qu’il n’y paraît. Ils nous habituent d’abord à accepter la surveillance comme normale, nécessaire, bienveillante même. Cette habituation ne reste pas cantonnée à l’aéroport : elle se transfère vers d’autres contextes sociaux. Nous apprenons à « montrer nos papiers », à justifier nos déplacements, à accepter que notre corps soit scruté « pour notre bien ».
Le système fonctionne aussi par inversion des résistances. Résister devient suspect : celui qui questionne les procédures, qui refuse une fouille supplémentaire, qui s’agace d’un retard, se transforme automatiquement en « problème ». Cette classification morale binaire – bons passagers dociles versus passagers difficiles – transforme la critique en indice de culpabilité potentielle.
À force de répétition, ces gestes s’inscrivent dans nos habitudes corporelles. Nous anticipons les contraintes : chaussures sans lacets, liquides prédosés, ordinateurs accessibles. Nous développons ce que le philosophe Michel Foucault appelait des « corps dociles » : des corps dressés par la discipline qui intériorisent les contraintes et facilitent leur propre contrôle.
Au-delà de l’aéroport
Cette transformation ne se limite pas aux aéroports. La pandémie a introduit des pratiques comparables : attestations, passes, gestes devenus presque rituels.
Nous avons pris l’habitude de « présenter nos papiers » pour accéder à des espaces publics. À chaque choc collectif, de nouvelles règles s’installent, affectant durablement nos repères.
Dans la même veine, l’obligation de se déchausser à l’aéroport remonte à une seule tentative d’attentat : en décembre 2001, Richard Reid avait dissimulé des explosifs dans ses chaussures. Un homme, un échec… et vingt-trois ans plus tard, des milliards de voyageurs répètent ce geste, désormais inscrit dans la normalité. Ces événements agissent comme des « mythes fondateurs » qui naturalisent certaines contraintes.
Le sociologue Didier Fassin observe ainsi l’émergence d’un « gouvernement moral » où obéir devient une preuve d’éthique. Questionner un contrôle devient un marqueur d’irresponsabilité civique. Ce qui rend cette évolution remarquable, c’est son caractère largement invisible. Nous ne voyons pas le rituel à l’œuvre, nous vivons juste des « mesures nécessaires ». Cette naturalisation explique sans doute pourquoi ces transformations rencontrent si peu de résistance.
L’anthropologie nous apprend que les rituels les plus efficaces sont ceux qu’on ne perçoit plus comme tels. Ils deviennent évidents, nécessaires, indiscutables. Le système utilise ce que le politologue américain Cass Sunstein appelle le « sludge » : contrairement au « nudge » qui incite subtilement aux bons comportements, le sludge fonctionne par friction, rendant la résistance plus coûteuse que la coopération. Les travaux de psychologie sociale sur la soumission librement consentie montrent que nous acceptons d’autant plus facilement les contraintes que nous avons l’impression de les choisir. En croyant décider librement de prendre l’avion, nous acceptons librement toutes les contraintes qui s’y rattachent.
Questionner l’évidence
Identifier ces mécanismes ne signifie pas qu’il faut les dénoncer ou s’y opposer systématiquement. La sécurité collective a ses exigences légitimes. Mais prendre conscience de ces transformations permet de les questionner, de les délibérer, plutôt que de les subir.
Car comme le rappelait la philosophe Hannah Arendt, comprendre le pouvoir, c’est déjà retrouver une capacité d’action. Peut-être est-ce là l’enjeu : non pas refuser toute contrainte, mais garder la possibilité de les penser.

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.07.2025 à 15:21
Le succès des groupes de K-pop en Europe, la consécration d’un long travail du gouvernement sud-coréen
Texte intégral (1306 mots)
Le « girl group » sud-coréen Blackpink se produira les 2 et 3 août 2025 au Stade de France, confirmant l’ampleur prise par la K-pop en France. Ce double concert illustre non seulement l’essor fulgurant du genre à l’échelle mondiale, mais aussi son implantation croissante sur la scène musicale hexagonale, portée par une stratégie culturelle coréenne ambitieuse et une communauté de fans en pleine expansion.
L’occasion pour nous de vous présenter cet article paru sur The Conversation en anglais en mars 2024, trois mois avant que le groupe de K-pop SEVENTEEN joue à Glastonbury (Angleterre).
La K-pop a atteint de nouveaux sommets internationaux au cours de la dernière décennie. Le groupe féminin Blackpink a marqué l’histoire en 2024 en rejoignant le « Billions Club » de Spotify avec leur single de 2020 How You Like That, dépassant le milliard d’écoutes. Le groupe de K-pop le plus célèbre, BTS, fait également partie de ce club grâce à ses titres Dynamite (2020) et Butter (2022).
Le succès mondial de la K-pop est le résultat d’une stratégie de marketing culturel habile, déployée par le gouvernement coréen en collaboration avec les industries créatives. Cette stratégie a coïncidé avec la généralisation de l’accès aux contenus culturels via les plates-formes de streaming et les réseaux sociaux, permettant de constituer une base de fans mondiale comptant plusieurs centaines de millions de personnes.
L’histoire du succès de la K-pop
Tout a commencé lorsque le gouvernement coréen a reconnu le potentiel économique du contenu créatif dans les années 1990. La Corée du Sud cherchait alors des moyens de se relever des ravages de la crise financière asiatique de 1997.
Même lorsque la libéralisation et la dérégulation imposées par le Fonds monétaire international ont été mises en œuvre dans les années 2000, le gouvernement a continué à soutenir les industries du cinéma, de la télévision et de la musique en gardant un contrôle ferme sur leur développement et leur exportation. Cela comprenait des incitations financières pour les sociétés de production et le développement d’infrastructures, notamment l’accès à Internet haut débit dans tout le pays, afin de soutenir la production et la consommation de contenus.
Cette stratégie a porté ses fruits. La popularité d’un flux constant de séries télévisées coréennes a commencé à croître au Japon et en Chine. Le gouvernement coréen a investi davantage encore dans les infrastructures pour faire croître l’industrie et diffuser les contenus au-delà de la région. Aujourd’hui, 60 % des abonnés de Netflix dans le monde ont déjà visionné un programme coréen sur la plateforme.
Le succès de la culture populaire coréenne se ressent également dans d’autres secteurs de l’économie. Les stars de la K-pop et du cinéma signent des contrats publicitaires avec des entreprises coréennes, faisant la promotion de cosmétiques, de machines à laver ou de smartphones auprès d’un public mondial.
Le marché des contenus culturels coréens est désormais l’un des plus importants au monde, évalué à environ 80 milliards de dollars US (environ 70 milliards d’euros) en 2024, soit un niveau proche de celui de la France et du Royaume-Uni. Sa croissance continue repose sur une politique multifacettes mêlant investissements financiers, allègements fiscaux et soutien institutionnel, tant dans le pays qu’à travers des centres culturels coréens implantés à l’étranger. Le gouvernement offre également des incitations financières pour encourager la coopération entre sociétés de production et conglomérats (par exemple LG ou Samsung), qui bénéficient eux-mêmes du rayonnement de la culture populaire coréenne à l’international.
Ce succès contribue également à la diplomatie publique de la Corée du Sud. La stratégie concertée de « nation branding » mise en place à la fin des années 2000 et dans les années 2010 par l’administration de Lee Myung-Bak visait à améliorer la position du pays dans les différents classements d’image de marque des nations. Lee reconnaissait le rôle que pouvait jouer le soft power pour asseoir la position de la Corée du Sud comme puissance d’influence modérée sur la scène internationale.
Depuis lors, les stars de la K-pop ont été impliquées dans la diplomatie publique du pays sur la scène internationale, notamment à l’ONU ou lors de la COP 26.
Un groupe de K-pop pas comme les autres ?
Cela ne signifie pas que le groupe SEVENTEEN, par exemple, ne soit qu’un rouage d’une vaste machine de production et d’exportation de contenus culturels coréens. Contrairement à de nombreux autres groupes de leur génération, les membres produisent une grande partie de leur propre travail, écrivent des chansons et des raps et chorégraphient eux-mêmes leurs danses.
Particularité inhabituelle, SEVENTEEN est composé de plusieurs sous-groupes. Il arrive que ces sous-groupes enregistrent séparément afin de mettre en valeur leurs compétences respectives en rap, danse et chant. Comme c’est souvent le cas dans la culture populaire coréenne, le groupe cherche à multiplier les points de connexion avec son public.
On peut citer en exemple la série de téléréalité du groupe, Going SEVENTEEN, mélange de jeux, de défis et de coulisses diffusé chaque semaine sur YouTube et V Live, une application coréenne de streaming en direct pour les célébrités.
Autre caractéristique commune à de nombreux groupes de K-pop, SEVENTEEN compte des membres originaires de différents pays, dont la Chine et les États-Unis. Cela les aide à se connecter avec leurs fans étrangers et garantit qu’il y a toujours un membre capable de participer aux médias internationaux dans d’autres langues que le coréen.

Sarah A. Son ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.07.2025 à 16:27
L’art lyrique, un marqueur géographique de l’identité culturelle européenne
Texte intégral (1884 mots)
Longtemps confiné aux cours royales européennes, l’opéra s’est imposé comme un art complet et une force géopolitique. À la fois édifice, spectacle et symbole, il structure les territoires, reflète les rapports de pouvoir et incarne une mémoire collective en mutation.
Premier épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».
L’opéra, forme artistique complète alliant théâtre, musique, danse mais aussi architecture, s’est imposé comme un objet géoculturel singulier. Né en Europe vers 1600, il dépasse le cadre d’un simple spectacle pour devenir un phénomène de société qui se développe dans le temps et l’espace, façonnant des territoires, incarnant des identités collectives et révélant des logiques de pouvoir. S’il demeure au départ enraciné dans une tradition européenne, il s’est au fil du temps mondialisé en suivant divers flux migratoires, en répondant aux attentes de réseaux diplomatiques et de certaines politiques culturelles.
De par sa polysémie, le terme « opéra » désigne à la fois un lieu visible et une forme artistique invisible qualifiée d’art lyrique. Comme toute manifestation musicale, on peut considérer que cet art total se manifeste sur un « territoire à éclipses » composé de tous ses acteurs même s’il reste indissociable d’un espace bien localisé, souvent symbolique et stratégiquement situé : celui de son théâtre et de la ville qui l’accueille.
La plupart des grandes maisons d’opéra européennes (Bayreuth, Milan, Paris ou Vienne) incarnent un patrimoine tant esthétique que politique. Leur architecture monumentale leur donne parfois l’allure d’édifices religieux. Victor Hugo disait d’ailleurs de l’Opéra de Paris qu’il était la réplique profane de Notre-Dame de Paris.
Une architecture de prestige pour un art territorialisé
Cette territorialisation de l’opéra s’exprime par son inscription concrète dans le tissu urbain et social qui lui permet de développer un lien avec ses acteurs à différentes échelles, de façonner des goûts et de s’inscrire dans la mémoire collective. Qu’ils soient architectes, musiciens, chanteurs ou décorateurs, tous ces artistes contribuent à la construction d’un « produit social » au centre d’un enjeu urbain.
Ces maisons ne sont pas seulement des scènes artistiques, mais également des instruments d’image et d’attractivité participant au marketing territorial à différentes échelles. Restaurer ou construire un opéra revient à affirmer un statut, à valoriser une centralité et répondre à une ambition, celle d’appartenir aux grandes métropoles qui comptent dans un espace mondialisé. Ces lieux s’insèrent ainsi dans un maillage hiérarchisé où l’on trouve des pôles émetteurs comme Paris ou Berlin, des lieux de consécration non pérennes à l’image des grands festivals lyriques (Aix-en-Provence ou Bayreuth), des espaces émergents ou de diffusion secondaire (Dijon).
Ce réseau lyrique ouvert sur le monde, structuré par des flux d’artistes, d’œuvres et de publics, repose sur des logiques économiques, sociales, politiques et bénéficie, en France tout au moins, du soutien des pouvoirs public et d’institutions comme la Réunion des opéras de France (ROF) ou l’Association française des agents artistiques (Afaa). Il reflète aussi des déséquilibres entre grandes capitales et régions périphériques à l’échelle des pays mais aussi du continent européen. Face aux besoins de financement récurrents, aux incertitudes consécutives aux réformes territoriales et au besoin de s’adapter à un monde qui change, l’opéra reste un sujet de préoccupation constante pour les décideurs, soucieux de voir perdurer un bien culturel qui s’est fondu dans notre civilisation occidentale.
D’un art de cour à un outil de soft power
Historiquement, l’opéra est né à la cour, celle des Médicis, puis des Bourbon, avant de s’implanter dans les palais européens, servant à magnifier le pouvoir, à imposer des goûts esthétiques tout en devenant un objet d’ostentation. Dès le XVIIe siècle, la forme musicale s’exporte dans les cours européennes qui très souvent font construire des salles, s’équipent de machineries savantes et s’entourent d’artistes de talents qu’elles mécènent, rivalisant ainsi entre-elles.
Quand Mazarin importe l’opéra italien en France ou que Louis XIV fonde l’Académie royale de musique, l’art lyrique participe à un projet politique : affirmer la suprématie d’un modèle culturel. Dans l’ouvrage Fragments d’Europe, la carte illustrant l’expansion de l’opéra dans les cours européennes puis sur l’ensemble du continent montre que ce réseau lyrique s’est constitué au fil du temps, tissant une toile avec d’autres phénomènes comme la propagation de l’art baroque.
Comme le souligne le géographe Michel Foucher, cette logique se poursuivra en Europe au XIXe siècle avec un Verdi devenu l’étendard du Risorgimento italien ou un Wagner incarnant l’identité allemande. Plus tard, la bourgeoisie prendra le relais et s’appropriera ce divertissement pour se distinguer socialement du reste de la population.
Dans les colonies, l’implantation des maisons d’opéra (Alger, Tunis, Hanoï) accompagne l’imposition d’une influence culturelle européenne qui déborde du continent. Cette tradition lyrique s’exportera d’ailleurs sur d’autres continents (Amérique du Nord, Asie, Amérique latine) le plus souvent portée par les diasporas européennes.
Aujourd'hui, les politiques culturelles soutenant la production lyrique et son export participent à une forme de soft power dont l’objectif est de diffuser l’image d’une culture européenne raffinée. La circulation des stars se joue des frontières. Elles sont en lévitation permanente du fait de voyages aériens fréquents entre les plus grandes maisons d’opéra du monde. Ce jet-singing conduit à la mise en place d’un territoire lyrique mondialisé avec un répertoire constitué de quelques œuvres célèbres et au succès garanti.
La voix, objet de jouissance contesté ou adulé
L’art lyrique trouve une grande partie de son intérêt et de sa raison d’être dans la jouissance provoquée par l’écoute de la voix, objet de fascination et de mystère. Toutefois, dans certaines régions du monde, la voix chantée a pu (ou peut) être jugée subversive, voire dangereuse, par certains régimes théocratiques ou autoritaires, tout comme la thématique abordée par les œuvres, leur mise en scène parfois avant-gardiste ou tout simplement le choix de la distribution artistique.
La pénétration de la forme musicale accompagnée de ses théâtres s’est ainsi opérée d’une façon différentielle dans le temps et l’espace, traçant des limites culturelles bien réelles qui participent à la lecture du monde sur le plan géopolitique devenant tantôt un outil de dialogue interculturel, tantôt une arme de domination révélant des lignes de fracture ou de convergence entre blocs culturels. Ces dernières se combinent avec les frontières linguistiques même si la langue chantée dans un opéra reste souvent anecdotique par rapport à la musique dont la capacité à émouvoir demeure généralement universelle.
L’opéra, un élément à prendre en compte dans l’analyse des territoires et les relations
L’opéra, considéré comme un objet géographique structurant les territoires, nous interroge sur la manière dont les sociétés acceptent (ou non) cet art, sur la place qu’elles réservent à ses lieux, à ses récits et à ses voix, sur la possibilité qu’elle lui laisse de structurer un imaginaire partagé participant à la construction d’une identité collective. Sa territorialisation, loin d’être figée, reflète les mutations du monde à différentes échelles, les attentes et objectifs de ses acteurs, les ressources mises en œuvre pour pérenniser son fonctionnement et son implication dans les échanges diplomatiques.
Appréhender cet art sous l’angle géographique n’exonère cependant pas d’une approche croisée avec d’autres disciplines – la musicologie notamment – pour savoir délimiter tant les styles que leurs zones d’influence. Dans son ouvrage Géographie de l’opéra au XXᵉ siècle, Hervé Lacombe avait déjà résumé ce que l’art lyrique en ses lieux pouvait représenter comme enjeux :
« L’expansion du modèle lyrique occidental est l’un des cas les plus fascinants de développement d’une forme artistique constituant à la fois un divertissement raffiné, le véhicule d’une culture, un outil nationaliste, un instrument de propagande civilisationnelle, une forme de reconnaissance internationale. »

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.07.2025 à 15:36
La Terre est-elle le berceau de l’humanité ? Quelques réponses en science-fiction
Texte intégral (2402 mots)

L’image de la Terre « berceau » de l’humanité a longtemps nourri l’imaginaire de la colonisation spatiale, de la science-fiction et l’esprit des entrepreneurs de conquêtes spatiales. Elle est aujourd’hui remise en question par une multitude d’œuvres de science-fiction, au cinéma comme en littérature.
« La Terre est le berceau de l’humanité, mais nul n’est destiné à rester dans son berceau tout au long de sa vie. » Cette phrase du père de l’astronautique moderne Constantin Tsiolkovski (1857-1935) a marqué durablement l’astroculture sous toutes ses formes, dans sa Russie natale comme en Occident. Elon Musk, les personnages du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014) ou bien ceux du roman Aurora (Kim Stanley Robinson, 2015) citent aisément la métaphore du « berceau » pour justifier la colonisation spatiale, ou au contraire la discuter.
De ses origines jusqu’à son assimilation et son questionnement par la science-fiction (SF) contemporaine, plongeons dans les méandres d’une métaphore qui structure puissamment les imaginaires de l’exploration spatiale.
Une citation aux origines floues devenue un lieu commun
La métaphore du « berceau » est en réalité un amalgame de deux citations. Tsiolkovski était un des fers de lance du cosmisme russe, un courant philosophique, scientifique et spirituel apparu à la fin du XIXe siècle. Selon lui, la destinée humaine est de quitter la Terre pour « contrôler entièrement le système solaire. » Il exprime cette idée dans une lettre, datant de 1911, adressée à un ami ingénieur. Cette correspondance est la source la plus fréquemment utilisée pour référencer la métaphore du berceau, pourtant le mot « berceau » (« cradle » en anglais, « колыбель » en russe) n’y est pas utilisé.
L’image du berceau apparaît en 1912, en conclusion d’un de ses articles pour un magazine d’aéronautique, dans une phrase qui détermine la structure de la métaphore :
« Notre planète est le berceau de la raison, mais personne ne peut vivre éternellement dans un berceau. »
Différents passages de Tsiolkovski semblent donc avoir été amalgamés en une citation dont l’origine exacte fait l’objet de confusions et dont la traduction opère un changement de sens : la « planète » devient la Terre et la « la raison » devient l’humanité. Cette citation controuvée s’est ainsi transformée au fil du temps en un puissant lieu commun souvent mobilisé pour soutenir la colonisation spatiale.
Un lieu commun débattu en science-fiction
Tsiolkovski avait une riche activité d’écrivain-vulgarisateur. Plusieurs de ses nouvelles racontent le futur spatial de l’humanité en décrivant des habitats spatiaux ou l’expérience sensorielle et émotionnelle de la vie en impesanteur. Inspiré par Jules Verne et l’astronome Camille Flammarion, il a contribué comme eux à poser les fondements de ce qu’on nommera plus tard la science-fiction.
La SF est née à la fin des années 1920, dans les pulps magazines américains. Seuls les textes scientifiques sur l’astronautique de Tsiolkovski sont alors connus au-delà de l’Atlantique. Les idées qu’il développe dans ses récits ont participé à bien des égards à l’élaboration de l’imaginaire science-fictionnel, mais sa métaphore reste finalement son héritage le plus perceptible dans le genre.
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L’auteur de SF britannique Brian Aldiss cite Tsiolkovski dans son roman Mars Blanche (2001), l’idée du berceau est employée comme un argument en faveur de la colonisation de Mars, puis critiquée par un personnage qui la range parmi les lieux communs empêchant de renouveler l’imaginaire de l’exploration spatiale.
Kim Stanley Robinson discute également de la sédimentation de la métaphore dans son roman Aurora (2015). L’auteur états-unien affirme avoir voulu « tuer cette idée que l’humanité est vouée à aller dans les étoiles ». Une scène illustre cette intention : lors d’un colloque, les revenants d’une mission de colonisation spatiale se battent avec ceux qui justifient ce projet grâce à l’image du berceau.
Dans ces œuvres, l’usage tel quel de la citation de Tsiolkovski permet le développement d’une double critique : celle de l’image produite par cette métaphore et celle du bien-fondé de la colonisation spatiale. C’est une chose nouvelle dans la SF du XXIe siècle puisqu’avant les années 1990, « être contre l’espace [revenait à] être contre la SF », selon le critique Gary Westfahl.
Un symbole aux enjeux écologiques
L’absence de remise en question de la colonisation spatiale perdure encore dans la SF actuelle. Elle s’observe dans la manière dont la métaphore du berceau se trouve paraphrasée dans certaines œuvres, comme le blockbuster Interstellar (2014). Dans une réplique, le héros du film affirme :
« Ce monde est un trésor […], mais il nous dit que l’on doit le quitter maintenant. L’humanité est née sur Terre, on n’a jamais dit qu’elle devait y mourir. »
L’image du berceau est remplacée par le verbe « naître » (« Mankind was born on Earth »), mais le sens de la métaphore reste bien présent tandis qu’une justification écologique est ajoutée, en écho aux considérations de l’époque. Avec cette paraphrase, c’est davantage un sursaut de conservation de l’humanité que l’idée originelle de son émancipation par l’accès à l’espace qui est mise en avant.
Dans le film Passengers (2016), le mot « berceau » est investi du même imaginaire de l’aventure spatiale : quitter la Terre permettrait de sauver l’humanité. Toutefois, des enjeux économiques s’y ajoutent de façon à souligner la dimension astrocapitaliste d’un tel projet d’exode. En guise d’« introduction à la vie coloniale », un hologramme explique au personnage principal :
« La Terre est une planète prospère, le berceau de la civilisation (« the cradle of civilization »). Mais pour beaucoup, elle est aussi surpeuplée, surtaxée, surfaite (« overpopulated, overpriced, overrated »). »
La Terre est ainsi envisagée comme une marchandise par la compagnie privée qui possède le vaisseau. Son fond de commerce n’est pas la survie de l’humanité, mais l’exode vers une planète B édenique à bord de vaisseaux de croisière.
Le nom de Tsiolkovski s’efface dans ces deux films, et avec lui le lien syntaxique entre « Terre » et « berceau » grâce au verbe « être ». Le mot « berceau » devient dès lors un symbole. Sa seule mention dans un contexte astroculturel suffit à évoquer la Terre, et à ouvrir la voie à tous les espoirs d’une vie plus agréable, plus libre et plus abondante sur une autre planète.
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Du berceau au foyer
L’imaginaire spatial apparaît aujourd’hui comme un champ de bataille culturel au sein duquel s’opposent diverses représentations de l’aventure spatiale. Aux récits les plus traditionnels – les rêves de conquête et d’utopie spatiales – s’opposent des récits dans lesquels les humains renoncent à la colonisation spatiale comme la publicité satirique de l’association Fridays for Future à propos de l’élitisme de la colonisation spatiale. Elle s’oppose, entre autres, au slogan « Occupy Mars » de SpaceX, l’entreprise astronautique d’Elon Musk, en détournant les codes de leurs supports de communication.
On peut trouver des récits similaires dans la SF, comme la bande dessinée Shangri-La (2016), de Mathieu Bablet, ou le roman l’Incivilité des fantômes (2019), de Rivers Solomon, qui extrapolent les racines capitalistes et colonialistes du rêve d’exode dans l’espace.
À l’interstice de ces deux pôles se trouvent des récits cherchant le pas de côté pour continuer à rêver de voyages spatiaux sans succomber à un récit dominant.
La critique du récit spatial dominant passe fréquemment par l’étude de sa réappropriation du mythe américain de la frontière (la Frontier, le front pionnier de la conquête de l’Ouest), de ses aspects militaires ou de sa dimension astrocapitaliste.
La métaphore du berceau reste trop souvent évacuée lorsqu’il est question de changer nos représentations de l’espace. S’il faut « cesser de parler de l’espace comme d’une frontière », comme l’appelle de ses vœux l’anthropologue Lisa Messeri, sans doute faut-il tout autant cesser de considérer la Terre comme un berceau. Mieux vaudrait la considérer comme un foyer, sans tomber dans la naïveté de croire qu’une telle reformulation permettrait de sortir du paradigme astrocapitaliste.
La stratégie de communication de Blue Origin – entreprise spatiale créée par Jeff Bezos – accapare déjà l’image du foyer pour se différencier de son concurrent SpaceX. Leur slogan tente de nous en convaincre : Blue Origin réalise ses projets spatiaux « pour le bénéfice de la Terre ».
Au moins certaines œuvres permettent un peu de respiration face à cette opération de récupération de la critique inhérente au « nouvel esprit du capitalisme ». À l’instar du roman Aurora (2015), de Kim Stanley Robinson, le Roman de Jeanne (2018), de Lidia Yuknavitch, Apprendre si par bonheur (2019), de Becky Chambers et le film Wall-E (2008), d’Andrew Stanton, sont des œuvres qui expérimentent, dans le fond et dans la forme, un double changement discursif : l’espace y devient au mieux un milieu à explorer avec humilité, au pire un lieu auquel l’humain renonce, mais il n’est plus une frontière à conquérir ; la Terre y est un foyer que l’on retrouve après des années d’absence et que l’on entretient du mieux possible, mais jamais un berceau que l’on veut à tout prix quitter.
L’auteur remercie Célia Mugnier pour son aide sur la traduction de la métaphore du berceau.

Gatien Gambin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.