18.11.2025 à 16:16
L’Afrique à l’assaut de l’IA, avec le Rwanda, le Maroc et le Kenya en moteurs
Texte intégral (2237 mots)

En adoptant la Déclaration africaine sur l’intelligence artificielle, en avril 2025, les pays africains visent à développer la souveraineté du continent sur ces enjeux stratégiques et à réduire leur dépendance aux puissances étrangères. Cette stratégie repose sur les pays moteurs tels que le Rwanda, le Maroc ou encore le Kenya.
La capitale rwandaise, Kigali, a accueilli les 3 et 4 avril 2025 le premier Sommet mondial de l’intelligence artificielle en Afrique (Global AI Summit on Africa). L’événement, organisé par le Centre pour la quatrième révolution industrielle (C4IR) et le ministère rwandais des technologies de l’information, de la communication et de l’innovation (MINICT), en partenariat avec le Forum économique mondial, a réuni plus de 3 000 participants venus de 97 pays. Chercheurs, responsables politiques, dirigeants d’entreprises et investisseurs s’y sont rencontrés pour débattre de l’avenir de l’intelligence artificielle sur le continent.
En 2020, lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos, le gouvernement rwandais avait signé un accord avec le Forum pour créer le C4IR. Composante d’un réseau de 19 centres à travers le monde, le C4IR façonne la trajectoire de la quatrième révolution industrielle grâce à des connaissances locales susceptibles de favoriser un changement global. En s’appuyant sur les priorités nationales de développement, le Rwanda a décidé de concentrer les travaux de son Centre sur l’économie des données, sur la gouvernance des données et sur l’intelligence artificielle
Le sommet d’avril dernier a marqué une étape symbolique. Pour la première fois, l’Afrique a placé la question de l’IA au cœur d’un agenda commun, en donnant naissance à la Déclaration africaine sur l’intelligence artificielle. Celle-ci définit un socle de principes et d’engagements autour de trois axes majeurs : stimuler l’innovation et la compétitivité grâce à l’IA ; construire une intelligence artificielle éthique et inclusive, ancrée dans les valeurs africaines – unité, patriotisme, cohésion sociale, résilience, travail acharné et partage ; et garantir une gouvernance responsable, capable d’encadrer la collecte, la sécurité et la souveraineté des données.
Que contient la Déclaration ?
Ce texte, signé par une cinquantaine d’États, dont l’Algérie, le Nigeria, le Kenya, le Maroc et l’Afrique du Sud, vise à rééquilibrer les rapports de force mondiaux dans le domaine technologique. Il s’agit de ne plus dépendre exclusivement des modèles et infrastructures venus d’Asie, d’Europe ou des États-Unis, mais de faire émerger une approche spécifiquement africaine, sensible aux réalités locales : agriculture, santé, climat, sécurité, inclusion financière. Cette ambition s’appuie sur trois piliers : la formation, la gouvernance et l’investissement.
Le texte prévoit ainsi la création d’un Panel scientifique africain sur l’IA, composé d’experts du continent et de la diaspora, chargé de conseiller les gouvernements sur les risques, les usages et les opportunités socio-économiques. Il propose également la mise en place d’un cadre continental de gouvernance des données, harmonisé avec les standards de l’Union africaine, et la constitution d’un Fonds africain pour l’IA doté de 60 milliards de dollars, qui servira à financer les infrastructures de calcul, les programmes de recherche et les start-ups du continent. Enfin, la Déclaration encourage la création de pôles régionaux d’incubation, appuyés par la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), pour stimuler la coopération entre États et attirer les capitaux.
Au-delà de son contenu, le sommet de Kigali a surtout incarné une nouvelle étape du leadership technologique africain. Pour le Rwanda, il a constitué un instrument d’influence et un levier diplomatique. Depuis plusieurs années, le pays se positionne comme un hub continental de l’innovation numérique, au même titre que le Maroc ou le Kenya. L’organisation du premier sommet mondial sur l’IA en Afrique consacre ce positionnement : celui d’un État qui entend participer à la définition des règles du jeu, et non simplement les subir.
Le Rwanda, pionnier et artisan d’une IA africaine
Le Rwanda aborde l’intelligence artificielle comme une politique publique à part entière. Le gouvernement a fixé pour horizon 2035 un objectif d’un milliard de dollars d’investissements directs étrangers dans le secteur numérique, en s’appuyant sur un environnement administratif fluide et une culture de la transparence qui attire les investisseurs. Le pays est aujourd’hui l’un des plus rapides du continent pour la création d’entreprises, avec des démarches intégralement dématérialisées et un accès facilité au financement pour les jeunes pousses.
Cette stratégie repose sur un écosystème cohérent. À Kigali, la Kigali Innovation City incarne cette ambition : un espace intégré réunissant universités, centres de recherche, start-ups et investisseurs, conçu pour favoriser les transferts de technologie. Le Centre pour la quatrième révolution industrielle (C4IR), partenaire du Forum économique mondial, pilote plusieurs programmes d’IA appliqués à la santé, à l’agriculture et à l’éducation. La Norrsken House, inaugurée en 2021, accueille des dizaines de jeunes entreprises africaines et internationales dans les secteurs des fintech, de la santé numérique et des services à impact social.
Dans la santé, le Rwanda est devenu un modèle continental grâce à la société américaine Zipline, qui opère depuis 2016 un réseau de livraison de médicaments, de vaccins et de poches de sang par drones. Ces vols automatisés couvrent aujourd’hui 90 % du territoire et ont permis de réduire significativement les délais d’acheminement vers les zones enclavées. Dans l’agriculture, des programmes d’analyse de données et d’imagerie satellitaire optimisent les rendements de cultures stratégiques comme le café et le sorgho, tandis que des capteurs connectés permettent de suivre la qualité des sols et l’humidité des plantations.
Le gouvernement a également adopté une stratégie nationale fintech 2024–2029, centrée sur l’accès universel aux services financiers numériques. L’objectif est de positionner Kigali comme centre financier régional tout en favorisant l’inclusion économique. L’éducation complète cette approche : plus de 5 000 ingénieurs sont formés chaque année aux technologies de l’information, et des partenariats avec l’Université Carnegie Mellon Africa ou la Hochschule Bonn-Rhein-Sieg allemande visent à développer des cursus spécialisés en IA et en cybersécurité.
Cette vision cohérente commence à produire des effets mesurables. Le Rwanda attire chaque année davantage de fonds étrangers et devient une plateforme d’expérimentation privilégiée pour les acteurs mondiaux de la technologie. L’amélioration des services publics, la modernisation de l’agriculture et l’essor des fintechs témoignent d’une transformation structurelle, où la technologie est pensée comme un outil de développement humain avant d’être un vecteur de croissance économique.
Le Maroc et le Kenya, moteurs complémentaires
La réussite de cette stratégie continentale repose sur plusieurs pays moteurs. Le Maroc s’impose déjà comme un centre régional de recherche appliquée. L’AI Movement, fondé en 2021 par le groupe OCP à Rabat, soutient des projets d’intelligence artificielle au service de l’inclusion et de la durabilité. Parmi eux, une application mobile convertit les documents administratifs en fichiers audio pour les femmes rurales analphabètes, tandis que le programme AgriEdge utilise l’imagerie satellite pour estimer les apports d’azote nécessaires aux cultures, réduisant les coûts de production tout en améliorant les rendements.
En parallèle, l’Université Mohammed-VI Polytechnique, à Ben Guérir, forme des chercheurs et des ingénieurs issus de tout le continent et organise chaque année une AI Winter School consacrée aux applications économiques de l’intelligence artificielle.
Le Kenya, de son côté, confirme son statut de « Silicon Savannah ». Le projet Konza Technopolis, à 60 kilomètres de Nairobi, vise à créer une ville intelligente africaine regroupant data centers, universités et entreprises innovantes. En mai 2024, un partenariat entre Microsoft et G42 a abouti à un investissement d’un milliard de dollars dans un centre de données, à Olkaria, qui fonctionne entièrement à l’énergie géothermique renouvelable conçu pour héberger la future région cloud Azure pour l’Afrique de l’Est. L’infrastructure a été construite par G42 et ses partenaires pour exploiter Microsoft Azure dans une nouvelle région cloud d’Afrique de l’Est.
Alimentée par l’énergie renouvelable locale, cette infrastructure accueillera aussi un laboratoire de recherche consacré aux modèles linguistiques africains et à la formation de jeunes ingénieurs. Le pays a également adopté une stratégie nationale de l’IA (2025–2030) qui prévoit le développement d’incubateurs technologiques, le soutien aux start-ups locales et la mise en place de normes éthiques et de protection des données.
Vers une souveraineté technologique africaine
Ces trajectoires parallèles – rwandaise, marocaine et kényane – traduisent une ambition commune : faire de l’intelligence artificielle et de la robotique des leviers d’émancipation économique. Chacun à sa manière incarne un modèle : le Maroc par la recherche appliquée et l’agriculture intelligente, le Kenya par l’infrastructure et la formation, le Rwanda par la gouvernance et la cohérence stratégique.
La démonstration du taxi-drone autonome EHang EH-216-S, réalisée à Kigali en septembre 2025, illustre cette dynamique. Première du genre sur le continent, elle a prouvé que la robotique pouvait contribuer à désenclaver les territoires, réduire les coûts de transport et ouvrir la voie à des mobilités aériennes à faible émission de carbone. En conjuguant innovation technologique et politiques publiques volontaristes, ces pays montrent que l’Afrique n’est plus seulement un terrain d’expérimentation pour les technologies venues d’ailleurs : elle en devient un acteur à part entière, capable d’inventer ses propres modèles de développement.
Thierry Berthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.11.2025 à 16:03
Miné par l’inflation, le Japon a-t-il vraiment fait un virage à droite avec sa nouvelle première ministre ?
Texte intégral (2756 mots)
*Pour la première fois, une femme se trouve à la tête du gouvernement au Japon. Un apparent progrès sociétal qui, pour autant, n’est pas synonyme de progressisme, au vu de ses opinions ultraconservatrices. Le gouvernement de Sanae Takaichi va avant tout devoir relever le défi de l’inflation qui frappe les foyers japonais… et, pour cela, peut-être assouplir certaines de ses positions. *
Le 4 octobre 2025, Sanae Takaichi remportait les élections internes à la présidence du Parti libéral-démocrate (PLD). Après deux semaines de suspense marquées par de multiples tractations et recompositions des alliances, elle est devenue, le 21 octobre, la première femme à se retrouver à la tête d’un gouvernement au Japon. Depuis, nombreux ont été les articles de presse à l’étranger soulignant le caractère historique de cet événement dans un pays que le pourcentage de femmes au Parlement place à la 141ᵉ position sur 193 dans le classement de l’Union interparlementaire, tout en rappelant à juste titre les positions très conservatrices de la nouvelle dirigeante, notamment sur les questions sociétales, mais aussi mémorielles).
Ce n’est certes pas la première fois qu’une femme se retrouve à la tête d’un parti politique au Japon. En 1986, Takako Doi devenait en effet la secrétaire générale du Parti socialiste (jusqu’en 1991 puis de 1996 à 2003) ; elle est aussi la première et seule femme à avoir été présidente de la Chambre basse (1993-1996). Néanmoins, Mme Takaichi est bien la première à devenir cheffe de gouvernement.
Un parcours classique de femme politique dans un monde d’hommes
Afin d’expliquer cette nomination, on peut commencer par lui reconnaître une habileté certaine en politique et une bonne maîtrise des stratégies communicationnelles.
À l’instar de l’actuelle gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, et de plusieurs autres femmes politiques japonaises, elle a été un temps présentatrice télé avant sa première élection à la Diète (Parlement japonais) en 1993.
Elle a ensuite navigué entre plusieurs partis politiques avant de s’arrimer au PLD et de se rapprocher de son aile droite, en particulier de l’ancien premier ministre Shinzō Abe (2012-2020, assassiné en 2022).
À plus d’un titre, Sanae Takaichi, 64 ans aujourd’hui, a en réalité mené une carrière typique… d’homme politique. Elle a progressivement gravi les échelons au sein d’un parti qui, malgré quelques évolutions, privilégie encore largement l’ancienneté (son principal adversaire, Shinjirō Koizumi, âgé de 44 ans, en a sûrement fait les frais). Elle n’a, par ailleurs, jamais eu à concilier maternité et vie professionnelle, contrairement à bien des Japonaises (les enfants de son mari, ancien parlementaire du PLD, étaient déjà âgés quand ils se sont mariés en 2004).
Le pari du PLD pour redynamiser son image
Mais l’arrivée de Mme Takaichi à la tête du PLD résulte avant tout d’un pari réalisé par une frange du parti (notamment par certains de ses caciques autrefois proches de Shinzō Abe, comme Tarō Asō) pour remédier aux récentes défaites électorales subies d’abord à la Chambre basse en 2024, puis à la Chambre haute en 2025.
En faisant d’elle le nouveau visage du parti, les objectifs étaient multiples. Il s’agissait tout d’abord de redonner une image dynamique à un PLD frappé par plusieurs scandales (liens avec la secte Moon, financements de campagne illégaux, etc.), ce que les trois précédents premiers ministres (2020-2025), aux styles parfois très austères, avaient peiné à réaliser.
Cette personnalisation de la politique n’est pas nouvelle au Japon, mais il est clair, depuis les années 2000, que la figure et le style du premier ministre ont désormais un impact déterminant sur les résultats électoraux du parti. Les cadres du PLD, conscients que leur destin est étroitement lié à la perception que l’opinion publique a de leur chef, n’hésitent pas à mettre entre parenthèses leurs éventuels désaccords et leurs luttes intrapartisanes.
Bien entendu, le parti n’avait aucun doute quant au fait que la candidate avait la ferme intention de ne surtout rien changer en substance concernant la gouvernance du PLD ou les règles de financement de campagne – en dépit du slogan et mot-dièse #KawareJimintō (#ChangePLD !) utilisé dans les réseaux sociaux officiels du parti lors de cette élection à la présidence.
Ainsi, Sanae Takaichi sait également qu’elle doit cette élection à la tête du parti au soutien de personnages essentiels qui n’hésiteront pas à la pousser vers la sortie s’ils estiment qu’elle les dessert plus qu’elle ne les sert. Elle qui a plusieurs fois évoqué son admiration pour Margaret Thatcher doit sûrement se rappeler de la violence et de la rapidité avec laquelle le Parti conservateur britannique avait évincé la Dame de fer. Elle a conscience que seules de multiples victoires électorales pourraient lui permettre de consolider sa place à la tête du parti. C’est ce qui avait permis à son autre modèle, Shinzō Abe, de battre le record de longévité au poste de premier ministre (sept ans et huit mois).
C’est justement sur ce point que Mme Takaichi a su convaincre son parti. L’un de ses atouts évidents réside dans le fait qu’elle semblait être la seule à pouvoir potentiellement capter la fraction de l’électorat qui s’était tournée vers le parti d’extrême droite Sanseitō aux dernières élections à la Chambre haute (il y avait obtenu 14 sièges).
En ce sens, contrairement aux élections à la présidence du PLD de 2021 et 2024 où elle avait terminé respectivement troisième puis seconde, sa candidature arrivait cette fois-ci à point nommé puisque, sur bien des sujets, ses positions très conservatrices sont alignées sur celles du Sanseitō (par exemple sur les questions migratoires).
Une redéfinition des alliances : le « virage à droite »
Par ailleurs, ce « virage à droite » peut aussi être vu comme une manifestation du mouvement de balancier (furiko no genri) observé depuis longtemps au sein du PLD, qui consiste en une alternance à sa tête entre des figures tantôt plus libérales, tantôt plus conservatrices.
Ce phénomène, qualifié d’« alternance factice » (giji seiken kōtai) par les spécialistes, est souvent invoqué comme explication de l’extraordinaire longévité de la domination du PLD (soixante-cinq années au pouvoir entre 1955 et 2025) ; il donnerait en effet à l’électeur la vague impression d’un changement sans pour autant qu’une autre force politique s’empare du pouvoir.
Cela étant dit, certaines choses ont d’ores et déjà changé. À la suite de la nomination de Mme Takaichi à la présidence du PLD, le Kōmeitō, parti bouddhiste qui formait avec lui une coalition depuis vingt-six ans (1999), a décidé d’en sortir. Officiellement, le Kōmeitō a expliqué son geste par le refus de la première ministre de réguler davantage les dons réalisés par les entreprises aux partis politiques (le PLD perçoit la quasi-totalité des dons faits par des entreprises au Japon).
Cependant, on peine à voir pourquoi cette réforme deviendrait aussi soudainement une condition sine qua non de sa participation au gouvernement alors que le Kōmeitō a, au cours de cette dernière décennie, fait des concessions que son électorat – par ailleurs très féminin et essentiellement composé des membres de la secte Sōka gakkai – a eu bien du mal à digérer, notamment la réforme de 2015 qui a élargi les cas dans lesquels les Forces d’autodéfense japonaises peuvent intervenir à l’étranger. C’est en réalité plutôt là que se trouve la raison pour laquelle ce parti, pacifiste et présentant une fibre plus « sociale », a décidé de quitter cette alliance qui ajoutait désormais à l’inconvénient d’être une coalition minoritaire avec un PLD affaibli, celui d’opérer un virage à droite qui n’allait pas manquer de crisper ses soutiens.
Mais, alors que la situation du PLD semblait encore plus critique – au point que l’élection de sa présidente comme première ministre devenait très incertaine –, Nippon Ishin no kai, le parti de la restauration du Japon, est venu à sa rescousse.
Ce parti, dont l’assise électorale se concentre dans la région d’Ōsaka, était demeuré dans l’opposition depuis sa création en 2015. Pour autant, en dehors de son ancrage local, il ne se distinguait pas vraiment du PLD sur le plan idéologique et votait de fait en faveur de la plupart de ses projets de loi. Son président, l’actuel gouverneur d’Ōsaka Hirofumi Yoshimura, suit, tout comme son fondateur Tōru Hashimoto, avocat devenu célèbre sur les plateaux de télévision, une ligne néolibérale et sécuritaire, saupoudrée de déclarations populistes anti-establishment, nationalistes et parfois clairement révisionnistes.
La compatibilité avec le PLD, désormais menée par Sanae Takaichi, n’a probablement jamais été aussi grande. Le parti a néanmoins pris la précaution de ne pas intégrer le gouvernement, et il sait qu’en dépit du fait qu’il ne possède qu’une trentaine de sièges à la Chambre basse (environ 7 %), il est celui qui peut à tout moment le faire tomber (le PLD occupe à l’heure actuelle 196 sièges, sur les 465 de la Chambre basse).
De la Dame de fer à la Dame d’étain ?
Pour autant, doit-on s’attendre à ce que ces nouvelles alliances accouchent d’importantes évolutions au niveau des politiques publiques ? C’est plus qu’improbable.
Même sur la question migratoire, Mme Takaichi ne pourra pas revenir sur la politique volontariste engagée en 2019 par Shinzō Abe lui-même, lequel avait bien été obligé d’accéder aux doléances du monde économique (soutien indispensable du PLD) confronté à une pénurie de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs (construction, hôtellerie, etc.). Le pays comptait en 2024 environ 3,6 millions d’étrangers sur son sol (3 % de la population totale), dont environ 56 % ont entre 20 ans et 39 ans. Plus de 23 % sont Chinois, 17 % Vietnamiens et 11 % Sud-Coréens. Bien que ces chiffres soient relativement modestes, il convient de rappeler que la population immigrée au Japon a augmenté de 69 % au cours de ces dix dernières années.
Bien sûr, tout comme Shinzō Abe, la première ministre ne manquera pas d’afficher sa fermeté et fera peut-être adopter quelques mesures symboliques qui n’auront qu’un impact numérique marginal.
Elle pourrait certes avoir les coudées plus franches si elle décidait de dissoudre la Chambre basse et remportait ensuite une large victoire électorale qui redonnerait à son parti une confortable majorité. Son taux de soutien actuel dans l’opinion publique (autour de 70 %), et les prévisions favorables au PLD concernant le report des votes des électeurs du Sanseitō, du parti conservateur et du parti de la restauration du Japon (environ 25 % de report vers le PLD), pourraient bien l’inciter à adopter cette stratégie.
Cependant, ce soutien dans l’opinion (notamment chez les jeunes où le taux atteint les 80 %) n’est guère le produit de ses positions conservatrices, mais plus le résultat d’une communication – aussi redoutable que superficielle – qui fait espérer un renouveau. C’est bien plus sur l’amélioration de la situation économique d’un Japon durement frappé par l’inflation (notamment liée à des importations rendues coûteuses par un yen faible) que la cheffe du gouvernement est attendue.
Ses premières déclarations en tant que première ministre montrent que Mme Takaichi en est bien consciente et qu’elle va par ailleurs devoir assouplir ses positions sur plusieurs thèmes. En somme, la Dame de fer va devoir opter pour un alliage plus malléable.
Arnaud Grivaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.11.2025 à 16:02
La guerre de communication derrière la pénurie de carburant au Mali
Texte intégral (3603 mots)
De nombreux articles ont déjà été publiés sur la pénurie de carburant provoquée au Mali par le blocus que les djihadistes imposent à la quasi-totalité du pays. La présente analyse propose une approche communicationnelle de cette crise sans précédent.
Dans une guerre, qu’elle soit conventionnelle ou asymétrique, comme c’est le cas au Mali et plus largement au Sahel, il est déconseillé de porter un coup avant d’en mesurer les conséquences. La pénurie de carburant actuelle résulte de l’amateurisme des autorités maliennes, qui ont été les premières à interdire la vente de carburant aux citoyens venant s’approvisionner avec des bidons. Cette décision s’inscrit dans leur stratégie visant à couper la chaîne d’approvisionnement des djihadistes afin de réduire la mobilité de ceux-ci. Dans la région de Nioro, les autorités militaires ont interdit, le 30 juillet 2025, « la vente de carburant dans des bidons ou des sachets plastiques ». Rappelons que les djihadistes ne sont pas les seuls à utiliser les bidons : les populations rurales s’en servent aussi, pour de multiples usages, notamment pour le fonctionnement des équipements agricoles.
À la suite de la décision du 30 juillet, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin, JNIM) a étendu l’interdiction à l’ensemble de la population. Ainsi, dans une vidéo publiée le 3 septembre, l’organisation terroriste a adressé un message aux commerçants et aux chauffeurs de camions-citernes qui importent des hydrocarbures depuis les pays côtiers voisins du Mali, à savoir la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Sénégal et la Mauritanie. Elle a annoncé des représailles à l’encontre de quiconque violerait cette décision.
Assis en tenue militaire, Nabi Diarra, également appelé Bina Diarra, porte-parole du JNIM, explique en bambara les raisons de ce blocus. Son porte-parolat met à mal l’argument selon lequel les djihadistes seraient exclusivement des Peuls, car Nabi Diarra est bambara. D’après lui :
« Depuis leur arrivée, les bandits qui sont au pouvoir [les militaires, ndlr] fatiguent les villageois en fermant leurs stations-service. Pour cette raison, nous avons également décidé d’interdire toutes vos importations d’essence et de gasoil, jusqu’à nouvel ordre. […] Ces bandits ont voulu priver les villageois d’essence et de gasoil, pensant que cela arrêterait notre activité de djihad. Est-ce qu’un seul de nos véhicules ou de nos motos s’est arrêté depuis le début de cette opération ? Aucun ! Nous continuons notre travail. Les conséquences ne touchent que les plus vulnérables. »
Après cette annonce, une centaine de camions-citernes ont été incendiés par les djihadistes sur différents axes. Des vidéos ont été publiées sur les réseaux sociaux par les auteurs afin de démontrer leurs capacités de nuisance. Dans une vidéo que nous avons pu consulter, un homme à moto montre près d’une quarantaine de camions-citernes incendiés sur la route nationale 7, entre Sikasso et la frontière ivoirienne.
Dans sa vidéo annonçant le blocus, le JNIM a également interdit la circulation de tous les autobus et camions de la compagnie Diarra Transport, qu’il accuse de collaborer avec l’État malien. Depuis, la compagnie a cessé ses activités. Après un mois d’inactivité, le 6 octobre, sa directrice générale Nèh Diarra a publié une vidéo sur les réseaux sociaux pour justifier les actions de son entreprise et, indirectement, présenter ses excuses aux djihadistes dans l’espoir que ces derniers autorisent ses véhicules à reprendre la route.
Le 17 octobre, dans une autre vidéo, arme de guerre et talkie-walkie en main, le porte-parole du JNIM a autorisé la reprise des activités de la compagnie de transport, dans un discours au ton particulièrement clément :
« Nous sommes des musulmans, nous sommes en guerre pour l’islam. En islam, si vous vous repentez après une faute, Allah accepte votre repentir. Donc, les gens de Diarra Transport ont annoncé leur repentir, nous allons l’accepter avec quelques conditions. La première est de ne plus vous impliquer dans la guerre qui nous oppose aux autorités. Transportez les passagers sans vérification d’identité. La deuxième condition va au-delà de Diarra Transport : tous les transporteurs, véhicules personnels, même les mototaxis, doivent exiger des femmes qu’elles portent le hijab afin de les transporter. »
Pour finir, il exige de tous les conducteurs qu’ils s’arrêtent après un accident afin de remettre les victimes dans leurs droits. Une manière de montrer que les membres du JNIM sont des justiciers, alors qu’ils tuent fréquemment des civils innocents sur les axes routiers. Le cas le plus récent et le plus médiatisé remontait à deux semaines plus tôt : le 2 octobre, le JNIM avait mitraillé le véhicule de l’ancien député élu à Ségou et guide religieux Abdoul Jalil Mansour Haïdara, sur l’axe Ségou-Bamako, le tuant sur place. Il était le promoteur du média Ségou TV.
Dans les gares routières de Diarra Transport, des scènes de liesse ont suivi l’annonce de la reprise. La compagnie a même partagé la vidéo du JNIM sur son compte Facebook, avant de la supprimer plus tard. Le lendemain, elle a annoncé la reprise de ses activités, avant que le gouvernement malien ne les suspende à son tour.
Revenons au blocus sur le carburant. Il ne concerne pas uniquement Bamako, comme on peut le lire dans de nombreux articles de presse. Il couvre l’ensemble du territoire national.
Cependant, les médias concentrent leur couverture sur la situation dans la capitale, principal symbole politique de la souveraineté des autorités en place. Les analyses, notamment celles des médias étrangers, gravitent autour d’une question centrale : Bamako va-t-elle tomber ? Nous répondons : le Mali ne se limite pas à Bamako. Toutes les localités du pays sont affectées par ce blocus. Les habitants des autres localités méritent autant d’attention que les Bamakois.
Pays enclavé, au commerce extérieur structurellement déficitaire, le Mali dépend totalement des importations. Les régions de Kayes, plus proche du Sénégal, et de Sikasso, plus proche de la Côte d’Ivoire, sont toutefois moins impactées par ce blocus, qui est particulièrement concentré autour de Bamako. Les attaques sont principalement menées sur les voies menant à la capitale. Des actions sporadiques ont également été signalées sur l’axe Bamako-Ségou, afin de priver les régions du centre, comme Ségou et Mopti, d’hydrocarbures. Dans la ville de Mopti, les habitants manquent de carburant depuis deux mois. Depuis un mois, ils n’ont pas eu une seule minute d’alimentation électrique. Ils ne réclament d’ailleurs plus l’électricité, devenue un luxe : ils recherchent plutôt du carburant pour pouvoir vaquer à leurs occupations.
La violence des mots pour camoufler l’insuffisance des actes
Confrontées à la crise, les autorités, tant régionales que nationales, ont préféré masquer l’impuissance par la désinformation, l’appel mécanique à la résilience et la censure des voix critiques.
Le 23 septembre, le gouverneur de la région de Mopti a présidé une réunion de crise consacrée à la pénurie de carburant. Au lieu de s’attaquer aux racines du mal, le directeur régional de la police, Ibrahima Diakité, s’en est pris aux web-activistes de la région, couramment appelés « videomen (ils prononcent videoman) » au Mali, qui, selon lui, se font particulièrement remarquer par leur « incivisme ». Les créateurs de contenus sont blâmés et menacés par la police pour avoir diffusé des faits et alerté sur les souffrances qu’ils vivent, à l’image de l’ensemble de la population. Au lieu de s’en prendre aux djihadistes, M. Diakité dénigre les citoyens qui publient sur les réseaux sociaux des images de longues files de conducteurs attendant désespérément d’être servis dans les stations-service :
« Si nous entendons n’importe quel “videoman” parler de la région de Mopti, il ira en prison. Il ira en prison ! Celui qui parle au nom de la région ira en prison, parce que c’est inadmissible ! […] Ils mettent Mopti en sellette, oubliant que les réseaux [sociaux, ndlr] ne se limitent pas au Mali. »
Il exige donc de censurer tout propos mettant en évidence l’incompétence des autorités à pallier un problème qui compromet leur mission régalienne. Au lieu de rassurer la population en annonçant des politiques qui atténueront sa souffrance, il opte pour la censure et la menace d’emprisonnement. Dans sa vocifération autoritaire, il mobilise un récit classique en appelant à préserver l’image du pays et en présentant les web-activistes comme des ennemis de celui-ci, des ignorants qui ne comprennent rien aux événements en cours :
« On est dans une situation où les gens ne comprennent rien de ce qui se passe dans leur pays et ils se permettent de publier ce genre de vidéo. Mais c’est le Mali tout entier qui est vilipendé à travers ce qu’ils disent, parce que le monde le voit. […] Ils sont en train d’aider l’ennemi contre le pays. Monsieur le gouverneur, il faut saisir le moment pour remettre ces gens à leur place, pour les amener à comprendre que, dans un État, tant que tu es Malien et que tu restes au Mali, tu respectes la loi ; sinon, tu quittes notre pays si tu ne veux pas te soumettre aux lois de la République. »
Le policier s’est substitué au législateur en appelant le gouverneur à adopter une loi autorisant la censure médiatique locale de cette crise.
Dans les heures qui ont suivi, de nombreux journalistes et web-activistes l’ont interpellé sur les réseaux sociaux pour obtenir des explications concernant l’existence d’une loi malienne prohibant la diffusion d’informations factuelles. Les contenus des web-activistes n’ont pas pour objectif de ternir l’image du pays. Contrairement à ce que laisse entendre le directeur régional de la police, il n’est pas plus malien qu’eux. Il ne lui revient pas non plus de décider qui doit quitter le pays.
Nous observons un clivage général au sein de la population malienne. Les dirigeants et leurs soutiens estiment que tous les citoyens doivent obligatoirement soutenir la transition. Ceux qui la critiquent sont qualifiés de mauvais citoyens, voire d’apatrides. Cette pression a étouffé le pluralisme et la contradiction dans l’espace médiatique.
« Ils ont su créer la pénurie de carburant dans la tête des Maliens »
Pendant que les citoyens passent la nuit dans les files d’attente pour s’approvisionner en carburant, l’un des désinformateurs du régime, adepte des théories du complot, Aboubacar Sidiki Fomba, membre du Conseil national de transition, a livré, dans un entretien avec un videoman, des explications qui défient tout entendement. Dans cette vidéo publiée le 7 octobre, il établit un lien entre la stratégie du JNIM et la volonté de l’Alliance des États du Sahel (AES, qui regroupe le Mali, le Burkina Faso et le Niger) de créer sa propre monnaie. D’après lui, l’objectif de ce blocus, qu’il présente comme la dernière stratégie des terroristes, est de porter atteinte au pouvoir d’Assimi Goïta et à l’AES :
« Ils attaquent les citernes, puis font croire aux populations qu’il y a une pénurie de carburant, alors qu’il n’y en a pas. Mais ils convainquent tout le monde qu’il y a une pénurie. Ils créent la psychose. Sous l’effet de la panique, les citoyens provoquent eux-mêmes une pénurie qui, à l’origine, n’existait pas. »
Dans la même vidéo, il dissocie les coupures d’électricité de la pénurie de carburant, expliquant les premières par des problèmes de remplacement de câbles électriques défaillants. Pourtant, c’est bien le manque de carburant qui est à l’origine des coupures d’électricité observées ces dernières années. Le blocus n’a été qu’un accélérateur d’une crise énergétique déjà déclenchée. Il a considérablement réduit les capacités de production énergétique. Selon une étude conduite par le PNUD, en 2020, « la production électrique était de 2 577,44 GWh (69 % thermique, 26,8 % hydraulique et 4,2 % solaire photovoltaïque) ».
Le pays doit accélérer sa transition énergétique afin de réduire sa dépendance aux importations d’hydrocarbures et de limiter ses émissions de gaz à effet de serre. En plus de la crise énergétique, ce blocus a également entraîné une pénurie d’eau potable dans la région de Mopti, le gasoil étant utilisé pour la production et la distribution d’eau.
Le même parlementaire s’est ensuite attaqué aux conducteurs de camions-citernes, les accusant de « complicité avec les terroristes ». Selon lui, les conducteurs simuleraient des pannes pour quitter les convois escortés par l’armée et revendre leur cargaison d’hydrocarbures aux groupes djihadistes. À la suite de cette déclaration, le Syndicat national des chauffeurs et conducteurs routiers du Mali (Synacor) a lancé un mot d’ordre de grève et déposé une plainte contre Fomba pour diffamation. Au lieu d’apporter la preuve de ses accusations, ce dernier a finalement présenté ses excuses aux conducteurs de camions-citernes. Il avait auparavant annoncé la mort de Nabi Diarra et qualifié de deepfake les vidéos du porte-parole du JNIM – une énième fausse information. Par la suite, le porte-parole a diffusé des vidéos dans lesquelles il précise la date d’enregistrement et se prononce sur des faits d’actualité.
Le pouvoir dénonce la piste ukrainienne
Au sommet de l’État, lors d’un déplacement dans la région de Bougouni le 3 novembre, le président de la transition a appelé les Maliens à faire preuve de résilience et à limiter les sorties inutiles. Assimi Goïta a tenté de rassurer la population et de dissuader ceux qui apportent leur aide aux djihadistes : « Si nous refusons de mener cette guerre, nous subirons l’esclavage qui en sera la conséquence », a-t-il déclaré face aux notables de la région. Il a salué le courage des chauffeurs et des opérateurs économiques pour leurs actes de bravoure. En effet, depuis l’instauration du blocus, les premiers risquent leur vie, et les seconds voient leur investissement menacé.
Assimi Goïta a laissé entendre que des puissances étrangères soutiennent les actions des djihadistes. Il convient de rappeler que l’Ukraine a apporté son aide aux rebelles séparatistes du Cadre stratégique permanent (CSP), lesquels coopèrent parfois avec le JNIM dans le nord du pays. Alors que les djihadistes revendiquent l’application de la charia, les rebelles exigent la partition du territoire. Les deux mouvements se sont, à plusieurs reprises, alliés pour combattre l’armée malienne. Le 29 juillet 2024, Andriy Yusov, porte-parole du renseignement militaire ukrainien (GUR), a sous-entendu, lors d’une émission de télévision locale, que son service était en relation avec les rebelles indépendantistes du nord du Mali. Après la dissolution du CSP fin 2024, l’Ukraine a poursuivi son aide au groupe rebelle qui a pris le relais au nord du Mali, le Front de Libération de l’Azawad (FLA). Parmi les actions, nous pouvons noter « la visite de conseillers militaires ukrainiens dans un camp du FLA l’an dernier. Dans la foulée, plusieurs combattants du FLA sont envoyés en Ukraine. De retour dans le désert, ils adoptent les mêmes tactiques que celles de l’armée ukrainienne contre les positions russes ».
Cette aide fournie par l’Ukraine s’inscrit dans le prolongement du conflit qui l’oppose à la Russie, devenue le principal partenaire du Mali dans la lutte contre le terrorisme depuis la fin de la coopération militaire avec la France en 2022. Grâce à ce nouveau partenariat, la ville de Kidal contrôlée par les rebelles depuis 2012 a pu être reprise en novembre 2023. Toutefois, la situation sécuritaire s’est détériorée dans le reste du pays, les djihadistes ayant renforcé leur influence et étendu leur présence à l’ensemble des régions.
Les autorités maliennes estiment que cette assistance ukrainienne est soutenue par la France, qui souhaiterait l’échec de la transition. Dans leurs éléments de langage, les responsables de la transition expliquent tous leurs problèmes par des complots contre leur régime et contre le Mali. Toutes les difficultés et incompétences sont justifiées par « l’acharnement de la France » contre la transition. L’ancienne puissance coloniale a pour sa part ouvertement montré son opposition à cette transition qu’Emmanuel Macron qualifie de « l’enfant de deux coups d’État ».
La guerre de communication est au cœur de la crise malienne et ne semble pas devoir s’arrêter si tôt. Pendant que les médias occidentaux commentent l’éventualité d’une prise de Bamako par le JNIM, le gouvernement malien a inauguré le 11 novembre le Salon international de la défense et de la sécurité intitulé Bamex 25. Cette exposition turque est, pour la transition malienne, un autre moyen de communiquer au monde que la situation sécuritaire est sous contrôle.
Ayouba Sow ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.11.2025 à 15:38
Tanzanie : la fermeture de l’espace numérique, élément clé de la répression
Texte intégral (1904 mots)
Face au puissant mouvement de contestation qui s’est emparé de la Tanzanie à la suite des élections générales, l’une des réponses du pouvoir a consisté à couper les réseaux sociaux. Dans ce grand pays d’Afrique de l’Est, comme dans bien d’autres pays aujourd’hui, la maîtrise de l’espace numérique est devenue un aspect central de la répression.
Le 29 octobre 2025, la Tanzanie a tenu des élections générales censées prolonger la trajectoire démocratique d’un pays souvent vu comme un îlot de stabilité politique en Afrique de l’Est.
Mais dans un climat déjà tendu – manifestations sporadiques à Zanzibar et Arusha, arrestations d’opposants, présence accrue de force de sécurité et fermeture partielle des médias critiques –, le scrutin s’est transformé en crise politique majeure. La présidente sortante Samia Suluhu Hassan, devenue présidente de Tanzanie en mars 2021 à la suite du décès du président John Magufuli, dont elle était la vice-présidente, a été élue avec près de 98 % des voix dans un contexte où le principal parti d’opposition, Chadema, avait été marginalisé et plusieurs de ses dirigeants arrêtés.
Dès l’annonce des résultats, des manifestations de protestation ont éclaté à Dar es Salaam (la plus grande ville du pays, où vivent environ 10 % des quelque 70 millions d’habitants du pays), à Mwanza et à Arusha. Les affrontements auraient fait, selon les sources, entre 40 et 700 morts, et plus d’un millier de blessés.
Face à la propagation des manifestations, le pouvoir a réagi par un couvre-feu national, un déploiement militaire dans les grandes villes et une coupure d’accès à Internet pendant environ 5 jours, invoquant la prévention de la désinformation comme mesure de sécurité. L’accès à Internet a été partiellement rétabli, mais les restrictions sur les réseaux sociaux et les plates-formes de messagerie persistent.
Ce triptyque autoritaire – fermeture politique, verrouillage territorial et blackout numérique – a transformé une contestation électorale en véritable crise systémique de confiance entre État et citoyens, entre institutions et information, et entre stabilité et légitimité.
Gouverner par le silence : quand le contrôle de l’information devient une stratégie de stabilité
Le contrôle de l’information comme pratique de gouvernement
Dans la perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), la séquence tanzanienne illustre une tendance plus large qui est celle de la transformation de la gestion de l’information en technologie de pouvoir (voir notamment, Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975 ; Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990).
Le blackout numérique ne vise pas seulement à contenir la désinformation ; il reconfigure les conditions mêmes de la visibilité. Comme le souligne Pierre Musso dès 2003 dans Télécommunications et philosophie des réseaux, l’espace numérique n’est plus un simple médium mais un espace politique. En contrôler l’accès, c’est aussi gouverner la perception.
Privés de réseaux sociaux, les citoyens perdent sur-le-champ leurs canaux d’expression. Les médias indépendants se retrouvent aveugles et les ONG ne peuvent plus documenter les violences.
C’est ainsi que l’État redevient le seul producteur de discours légitime : une régie symbolique de l’ordre public, pour reprendre la notion de Patrick Charaudeau (2005) sur la mise en scène du pouvoir.
Cette stratégie s’inscrit dans un continuum déjà observé lors d’autres scrutins africains (Ouganda 2021, Tchad 2021, Sénégal 2024). Elle marque une mutation du contrôle politique où il ne s’agit plus de réprimer la parole mais de désactiver les infrastructures mêmes de la parole.
La fabrique de la stabilité par la censure
Le discours officiel invoque la lutte contre les fausses informations pour justifier les coupures. Mais l’analyse sémiotique révèle un glissement de sens. L’ordre public devient synonyme de silence collectif et la stabilité politique se construit sur la neutralisation des espaces numériques de débat.
Les travaux en communication politique (Dominique Wolton, 1997) montrent que la démocratie suppose du bruit, du conflit, du débat et que le silence n’est pas l’ordre mais plutôt la suspension de la communication sociale.
Cette logique de stabilité performative donne l’illusion qu’il suffit que l’État contrôle la perception du désordre pour produire l’image d’un ordre.
Dans l’analyse du cas tanzanien, cette mise en scène du calme repose sur une invisibilisation dans la mesure où le calme apparent des réseaux remplace la réalité conflictuelle du terrain. Ce phénomène de stabilité performative, c’est-à-dire ici le calme apparent des réseaux traduisant une stabilité imposée, a déjà été observé au Cameroun et en Ouganda. Dans ces cas, la coupure d’Internet fut utilisée pour maintenir une image d’ordre pendant les scrutins contestés.
Or, la Tanzanie est un pays jeune. Près de 65 % de sa population a moins de 30 ans. Cette génération connectée via TikTok, WhatsApp ou X a intégré les réseaux sociaux non seulement comme espace de loisir mais aussi comme lieu d’existence politique. La priver soudainement d’accès dans ce moment précis porte à l’interprétation inévitable d’un effacement d’une part de la citoyenneté numérique.
Cette fracture illustre une asymétrie de compétences médiatiques qui se caractérise par le fait que le pouvoir maîtrise les outils pour surveiller tandis que les citoyens les mobilisent pour exister. Le conflit devient ainsi info-communicationnel dans la mesure où il se joue sur les dispositifs de médiation plutôt que dans la confrontation physique.
Aussi les répercussions sont-elles économiquement et symboliquement élevées.
Les interdictions de déplacement paralysent le commerce intérieur et les ports, les coupures d’Internet entraînent une perte économique estimée à 238 millions de dollars (un peu plus de 204 millions d’euros) et les ONG et entreprises internationales suspendent leurs activités face au manque de visibilité opérationnelle.
Mais au-delà du coût économique, la coupure d’Internet produit un effet délétère où la relation de confiance entre État et citoyens est rompue. L’information, en tant que bien commun, devient ici un instrument de domination.
Crise de la médiation et dérive sécuritaire en Afrique numérique
En Tanzanie, la circulation de l’information repose désormais sur des dispositifs de contrôle, non de transparence. L’État agit comme gatekeeper unique en filtrant les récits selon une logique de sécurité nationale. On assiste ainsi à une crise de la médiation où le lien symbolique entre institutions, médias et citoyens se défait.
Cette rupture crée une désintermédiation forcée où des circuits parallèles (VPN, radios communautaires, messageries clandestines) émergent, mais au prix d’une fragmentation du débat public. La sphère publique devient une mosaïque de micro-espaces informels, sans régulation et favorisant l’amplification des rumeurs et de discours extrêmes.
La situation tanzanienne dépasse le cadre du pays, en mettant en évidence les tensions d’un continent engagé dans une modernisation technologique sans démocratisation parallèle. L’Afrique de l’Est, longtemps vitrine du développement numérique avec le Kenya et le Rwanda, découvre que l’économie digitale ne garantit pas la liberté numérique.
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Là où les infrastructures se développent plus vite que les institutions, les réseaux deviennent des zones grises de gouvernance. Ni pleinement ouverts ni totalement fermés, ils sont constamment surveillés. Le cas tanzanien incarne ainsi un moment charnière où la technologie cesse d’être vecteur de progrès pour devenir vecteur de pouvoir.
Dans une approche SIC, la question centrale reste celle de la sécurité communicationnelle.
Peut-on parler de sécurité nationale lorsque la sécurité informationnelle des citoyens est compromise ? La coupure d’Internet ne prévient pas la crise mais la diffère, la rendant plus imprévisible et violente. Cette distinction entre sécurité perçue et sécurité vécue est la preuve que la stabilité ne se mesure pas à l’absence de bruit mais à la qualité du lien informationnel entre les acteurs.
Une démocratie sous silence
La Tanzanie illustre une mutation du pouvoir à l’ère numérique : gouverner, c’est aussi, désormais, gérer la visibilité. Mais la maîtrise de cette visibilité ne suffit pas à produire la légitimité. En restreignant l’accès à l’information, le régime tanzanien a peut-être gagné du temps mais il a sûrement perdu de la confiance. Pour les observateurs africains et internationaux, cette crise n’est pas un accident mais le symptôme d’une Afrique connectée, mais débranchée de sa propre parole.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.11.2025 à 10:15
Pourquoi davantage de dette européenne favorisera la croissance et la consolidation des finances publiques des pays de l’UE
Texte intégral (2484 mots)

L’émission de dette par l’Union européenne, lancée par le plan de relance européen du 27 mai 2020 (Next Generation EU), peut profiter à ses États membres. Car qui dit dette, dit obligation, mais aussi actif financier. Un actif sûr européen demandé par les investisseurs du monde entier, comme alternative aux bons du Trésor fédéral états-unien.
Alors que l’impératif de réduction du déficit budgétaire continue d’alimenter la crise politique en France et que les négociations s’engagent sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) de l’Union européenne (UE), cette dernière continue de monter en puissance en tant qu’émetteur de dette obligataire.
Cet essor est du au plan de relance européen proposé par la Commission européenne le 27 mai 2020, à savoir Next Generation EU (NGEU). Celui-ci semble avoir ouvert la voie vers une capacité d’emprunt européenne permanente. Durant l’été 2025, l’UE met au point le programme SAFE (Security Action for Europe) qui prévoit 150 milliards d’euros de dette, tandis que la Commission européenne propose la création d’un instrument de gestion de crise. Celui-ci autoriserait l’exécutif européen à lever jusqu’à 400 milliards d’euros le cas échéant.
Dans cet article, j’explique pourquoi l’émission pérenne et accrue de dette européenne contribuera à la consolidation des finances publiques des États membres. Raison de plus pour l’UE d’accélérer dans cette direction.
Ce que veulent les investisseurs
Le point de départ de ce raisonnement est simple : que demandent les investisseurs en la matière ?
En 1999, la création de l’Union économique et monétaire (UEM) crée le potentiel de défauts souverains en Europe, c’est-à-dire le risque financier qu’un État membre ne rembourse pas ses dettes. L’UEM a soustrait la création monétaire au contrôle des États membres pour la confier à la Banque centrale européenne. Sans ce contrôle, les États de l’Union européenne perdent la certitude de pouvoir honorer leurs obligations souveraines car ils renoncent à la possibilité d’avoir recours à la création monétaire pour se financer.
Pour un ensemble de raisons, ce risque financier potentiel déstabilise le fonctionnement des marchés des capitaux, car il élimine le statut d’actif sûr dont jouissaient les titres de dette publique jusque-là.
C’est la raison pour laquelle les investisseurs financiers ont très tôt compris que l’Union économique et monétaire devrait être complétée par la création d’un actif sûr européen, soit d’une part en recourant à l’émission et la responsabilité conjointes des États de l’UE, soit d’autre part à l’émission de titres de dette par la Commission européenne.
Une alternative aux actifs libellés en dollar
L’offre de ce nouvel actif financier européen devrait être volumineuse, fréquente et pérenne de manière à s’ériger en actif financier de référence et valeur refuge dans le marché financier européen. Pour la quasi-totalité des investisseurs, le modèle à reproduire est celui du marché états-unien de la dette publique, dont le pivot est le bon du Trésor fédéral.
À lire aussi : Face à la dette publique, « trois » Europe et une seule monnaie
À cela s’ajoute une demande croissante de la part des investisseurs extraeuropéens pour une alternative aux actifs libellés en dollar. Cette tendance est apparue depuis une dizaine d’années avec l’arsenalisation croissante du dollar par l’administration fédérale états-unienne. Le terme « arsenalisation du dollar » renvoie à un ensemble de pratiques à visée géopolitique, comme la menace d’interdire l’accès aux marchés financiers américains ou des poursuites judiciaires pour non-respect de sanctions (contre l’Iran, par exemple) prononcées par l’administration. Depuis un an, l’instabilité politique aux États-Unis, notamment la menace de réduire l’indépendance de la Réserve fédérale, a accru cette demande de diversification. L’euro est bien placé pour offrir une alternative, mais à condition de pouvoir offrir un actif aussi sûr et liquide que le bon du Trésor fédéral.
Étant donné que l’évolution de l’UE en émetteur souverain est une demande forte des investisseurs, par quels mécanismes cela pourrait-il contribuer à la consolidation des finances publiques des États membres ?
Premier canal : l’offre accrue d’actifs sûrs rassurera les investisseurs
Le premier mécanisme concerne l’effet général sur l’évaluation des risques de crédit par les investisseurs. L’augmentation nette de l’offre d’actifs sûrs aura un effet général rassurant et par conséquent réduira les primes de risque, mais aussi les spreads (différence de taux d’intérêt d’une obligation avec celui d’une obligation de référence de même durée) entre États de l’UE.
Un exemple de cette dynamique est l’expérience de l’automne 2020, avant et après l’annonce de l’accord sur le plan de relance européen. Tant que cet accord éludait les dirigeants européens, la fébrilité était palpable sur les marchés et les spreads. Celui de l’Italie en particulier avait tendance à s’écarter. L’annonce de l’accord a immédiatement inversé la dynamique. La mise en œuvre du programme fait qu’aujourd’hui les États membres du sud de l’UE – Italie, Espagne, Portugal – empruntent à des conditions similaires à celles de la France.
Deuxième canal : attraction accrue de capitaux extraeuropéens
Le deuxième mécanisme répond à la demande de diversification des investisseurs extraeuropéens. En leur proposant une alternative crédible aux actifs en dollar, l’émission accrue de dette européenne attirera un surcroît de flux extraeuropéens vers l’Europe. Cela augmentera l’offre de crédit en Europe, ce qui diminuera les taux d’intérêt de façon générale et facilitera le financement de l’économie européenne.
Troisième canal : emprunter pour investir agira sur le dénominateur
Le troisième mécanisme dépend de l’utilisation des ressources collectées par l’émission de dette. Si, comme avec le plan de relance européen Next Generation EU, ces ressources sont affectées à l’investissement public, notamment en infrastructures, cela améliorera la croissance potentielle.
L’accélération de la croissance générera un surplus de recettes fiscales, tout en agissant sur le dénominateur (à savoir le PIB, auquel on rapporte le stock de dette publique pour obtenir le ratio qui sert le plus souvent de référence dans les débats sur la soutenabilité des dettes). Les effets bénéfiques attendus sont aujourd’hui visibles dans les principaux États membres bénéficiaires de ce plan de relance, à savoir l’Italie et l’Espagne.
L’amélioration des perspectives de croissance aura aussi un effet spécifiquement financier. Pourquoi ? Car elle contribuera à retenir davantage de capitaux européens qui aujourd’hui s’exportent aux États-Unis pour chercher des rendements plus élevés dans les start-ups du pays de l’Oncle Sam. En d’autres termes, la résorption de l’écart de croissance entre États-Unis et Europe offrira relativement plus d’opportunités de placement en Europe même à l’épargne européenne.
Quatrième canal : favoriser la constitution de l’union du marché des capitaux
Un actif sûr européen est la pièce maîtresse pour enfin aboutir à l’union des marchés des capitaux. L’offre d’un actif financier de référence, ou benchmark asset, contribuera à uniformiser les conditions financières dans les États de l’UE, favorisera la diversification et la dénationalisation des expositions au risque et fournira du collatéral en grande quantité pouvant servir à garantir les transactions transfrontières au sein de l’UE.
Cette dernière fonction des titres de dette publique (servir de collatéral dans les transactions financières) est capitale pour le fonctionnement du système financier contemporain. Lorsque les banques et autres firmes financières ont besoin de liquidités, elles se tournent vers d’autres firmes financières et leur en empruntent en garantissant la transaction par des titres de dette publique.
L’utilisation de ces titres à cette fin découle de leur statut d’actif sûr. C’est la raison pour laquelle un actif sûr européen sous forme de titres émis par la Commission européenne favorisera les transactions transfrontières : une banque portugaise pourra beaucoup plus facilement emprunter des liquidités à un assureur allemand si la transaction est garantie par des titres européens plutôt que par des titres portugais par exemple.
L’union des marchés des capitaux, c’est-à-dire l’élimination du biais national dans la composition des portefeuilles d’actifs, améliorera l’allocation globale du capital en permettant de mieux aligner épargne et investissements à travers le marché européen. Cela était précisément l’un des effets principaux escomptés lors de la création de l’Union économique et monétaire (UEM).
Durant la première décennie de son existence, cette intégration financière a eu lieu, bien que cela servît à financer des bulles de crédit dans la périphérie qui alimentèrent la crise de l’Union économique et monétaire en 2009-2012. Les flux accrus de capitaux vers les États membres du sud de l’Europe ont diminué drastiquement le coût de financement des entreprises et des autorités publiques mais ont principalement été canalisés vers des investissements improductifs et spéculatifs comme la bulle immobilière en Espagne. Or, intégration financière et bulles de crédit ne sont pas synonymes : si les conditions sont mises en place pour canaliser le surcroît de flux de capitaux transfrontières vers les investissements productifs, la hausse de la croissance sera durable.
Christakis Georgiou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 14:31
La quête de « l’utérus artificiel » : entre fiction et avancées de la recherche
Texte intégral (2523 mots)
Et si la gestation ou, du moins, une partie du processus, pouvait être externalisée au moyen de dispositifs extra-utérins, que ce soit pour poursuivre le développement de nouveau-nés prématurés ou pour des visées plus politiques, comme lutter contre la baisse des naissances ? Une telle technologie est encore très loin d’être réalisable, mais des recherches sont bel et bien menées dans ce domaine.
En août dernier, la rumeur circulait qu’un chercheur chinois, Zhang Qifeng, fondateur de Kaiwa Technology, travaillait au développement de robots humanoïdes dotés d’utérus artificiels, capables de porter un fœtus jusqu’à dix mois. Le prototype serait presque finalisé et devrait être prêt d’ici à 2026. Prix du « robot de grossesse » : 100 000 yuans (environ 12 000 euros).
Après vérification, il s’avère que cette technique de procréation, appelée « ectogenèse », ne verra pas le jour en Chine et que les informations relayées sont fausses. Il en est de même de l’existence de Zhang Qifeng.
Toutefois, même si pour l’heure l’utérus artificiel (UA) relève de la science-fiction, la création d’un tel dispositif technique – perçu comme le prolongement des couveuses néonatales et des techniques de procréation médicalement assistée – fait l’objet de recherches dans plusieurs pays.
Des recherches sur l’animal autour de dispositifs extra-utérins
L’idée de concevoir et de faire naître un enfant complètement en dehors du corps de la femme, depuis la conception jusqu’à la naissance, n’est pas nouvelle. Le généticien John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964), inventeur du terme « ectogenèse », l’avait imaginé en 1923.
Selon les prédictions de ce partisan de l’eugénisme, le premier bébé issu d’un UA devait naître en 1951.
Henri Atlan, spécialiste de la bioéthique et auteur de l’Utérus artificiel (2005), estimait, quant à lui, que la réalisation de l’UA pourrait intervenir d’ici le milieu ou la fin du XXIᵉ siècle.
Même si l’UA n’existe pas encore, les chercheurs ont d’ores et déjà commencé à faire des essais chez les animaux, dans l’espoir de développer par la suite des prototypes d’UA applicables à l’être humain.
En 1993, par exemple, au Japon, le professeur Yoshinori Kuwabara a conçu un incubateur contenant du liquide amniotique artificiel permettant à deux fœtus de chèvres (de 120 jours et de 128 jours, la gestation étant de cinq mois chez la chèvre, soit autour de 150 jours) de se développer hors de l’utérus pendant trois semaines. À leur naissance, ils ont survécu plus d’une semaine.
En 2017, un article publié dans Nature Communications a révélé les travaux de l’équipe d’Alan Flake, chirurgien fœtal à l’hôpital pour enfants de Philadelphie (États-Unis), qui ont permis à des fœtus d’agneaux de se développer partiellement, là encore dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide amniotique artificiel, pendant quatre semaines. Avec un apport nutritionnel approprié, les agneaux ont connu une croissance apparemment normale, notamment au niveau du développement des poumons et du cerveau.
Côté développement embryonnaire, toujours chez l’animal, en 2021, des chercheurs chinois ont mis au point un système capable de surveiller le développement d’embryons de souris de manière entièrement automatisée, abusivement surnommé « nounou artificielle ».
L’utilisation d’animaux à des fins de recherche, bien qu’elle soit réglementée dans de nombreux pays, y compris les pays de l’Union européenne (Directive européenne 2010/63 UE) et aux États-Unis (Animal Welfare Act), soulève néanmoins des questions éthiques.
Des recherches et des avancées aussi sur l’humain
Dans le domaine de la procréation humaine, les avancées sont également considérables. Il est possible depuis 1978 – année de la naissance de Louise Brown, premier « bébé-éprouvette » du monde – de concevoir un embryon par fécondation in vitro (FIV), puis de l’implanter avec succès dans l’utérus de la mère.
En 2003, les travaux de la chercheuse américaine Helen Hung Ching Liu ont démontré la possibilité d’implanter des embryons dans une cavité biodégradable en forme d’utérus humain et recouverte de cellules endométriales. Faute d’autorisation légale, les embryons, qui se développaient normalement, ont été détruits au bout de six jours.
En 2016, un article publié dans Nature Cell Biology a également révélé que le développement embryonnaire pouvait se poursuivre en laboratoire, grâce à un système in vitro.
Le défi pour les chercheurs consiste à combler la période qui suit les 14 premiers jours de l’embryon conçu par FIV – période qui correspond à un seuil critique car elle comprend des étapes clés du développement de l’embryon.
À ce jour, de nombreux pays ont défini une limite de quatorze jours à ne pas dépasser pour le développement embryonnaire in vitro à des fins de recherche ou pour la fécondation, soit sous la forme de recommandations, soit par l’intermédiaire d’une loi, comme c’est le cas en France.
Dans le futur, un risque de détournement des finalités initiales ?
Les recherches actuelles sur le développement de l’UA « partiel » dans lequel l’enfant serait placé dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide de synthèse sont motivées par des raisons thérapeutiques, notamment la réduction de la mortalité des nouveau-nés prématurés.
Toutefois, l’UA « total » qui permettrait une gestation extra-corporelle, de la fécondation à la naissance, pourrait se déployer pour répondre à d’autres objectifs. Il s’agit naturellement d’un exercice de prospective, mais voici certains développements qui semblent envisageables si l’UA « total » venait à être développé et à devenir largement accessible.
Certaines femmes pourraient y avoir recours pour des raisons personnelles. Henri Atlan en avait déjà prédit la banalisation :
« Très vite se développera une demande de la part de femmes désireuses de procréer tout en s’épargnant les contraintes d’une grossesse […] Dès qu’il sera possible de procréer en évitant une grossesse, au nom de quoi s’opposera-t-on à la revendication de femmes pouvant choisir ce mode de gestation ? »
Dans une société capitaliste, certaines entreprises pourraient encourager la « culture des naissances » extra-corporelles afin d’éviter les absences liées à la grossesse humaine. Une discrimination pourrait alors s’opérer entre les salariées préférant une grossesse naturelle et celles préférant recourir à l’UA dans le cadre de leur projet de maternité. Dans un contexte concurrentiel, d’autres entreprises pourraient financer l’UA. Rappelons à cet égard que, aux États-Unis, plusieurs grandes entreprises (Google, Apple, Facebook, etc.) couvrent déjà le coût de la FIV et/ou de la congélation des ovocytes afin d’attirer les « meilleurs profils », bien qu’aucune de ces pratiques ne constitue une « assurance-bébé ». Plusieurs cycles de FIV peuvent en effet être nécessaires avant de tomber enceinte.
L’UA pourrait être utilisé afin de pallier l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) en vigueur dans de nombreux États, ou être préféré à la GPA afin d’éviter les situations où la mère porteuse, après s’être attachée à l’enfant qu’elle portait, refuse de le remettre aux parents d’intention, ou encore pour une question de coût.
L’industrie de la fertilité pourrait développer ce qui serait un nouveau march, celui de l’UA, parallèlement à ceux de la FIV, du sperme, des ovocytes et de la GPA, déjà existants. Nous aboutirions alors à une fabrication industrielle de l’humain, ce qui modifierait profondément l’humanité.
Indéniablement, l’UA pourrait mener à la revendication d’un droit à un designer baby (bébé à la carte ou bébé sur mesure) sous le prisme d’un eugénisme privé. Avec un corps pleinement visible et contrôlable dans l’UA, les parents pourraient exiger un « contrôle de qualité » sur l’enfant durant toute la durée de la gestation artificielle.
Aux États-Unis, plusieurs cliniques de fertilité proposent déjà aux futurs parents de choisir le sexe et la couleur des yeux de leur enfant conçu par FIV, option couplée à un diagnostic préimplantatoire (DPI). D’autres, telles que Genomic Prediction, offrent la possibilité de sélectionner le « meilleur embryon » après un test polygénique, avant son implantation dans l’utérus de la mère. La naissance de bébés génétiquement modifiés est aussi possible depuis celles de Lulu et de Nana en Chine, en 2018, malgré l’interdiction de cette pratique.
Dernier élément de cet exercice de prospective : l’UA pourrait être utilisé à des fins politiques. Certains pays pourraient mener un contrôle biomédical des naissances afin d’aboutir à un eugénisme d’État. D’autres États pourraient tirer avantage de l’UA pour faire face au déclin de la natalité.
Qu’en pensent les féministes ?
En envisageant la séparation de l’ensemble du processus de la procréation – de la conception à la naissance – du corps humain, l’UA suscite des débats au sein du mouvement féministe.
Parmi les féministes favorables à l’UA, Shulamith Firestone (1945-2012), dans son livre The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution (1970), soutient que l’UA libérerait les femmes des contraintes de la grossesse et de l’accouchement. Plaidant contre la sacralisation de la maternité et de l’accouchement, elle estime que l’UA permettrait également aux femmes de ne plus être réduites à leur fonction biologique et de vivre pleinement leur individualité. Cette thèse est partagée par Anna Smajdor et Kathryn Mackay.
Evie Kendel, de son côté, juge que, si l’UA venait à devenir réalité, l’État devrait le prendre en charge, au nom de l’égalité des chances entre les femmes.
Chez les féministes opposées à l’UA, Rosemarie Tong considère qu’il pourrait conduire à « une marchandisation du processus entier de la grossesse » et à la « chosification » de l’enfant. Au sujet des enfants qui naîtraient de l’UA, elle affirme :
« Ils seront de simples créatures du présent et des projections dans l’avenir, sans connexions signifiantes avec le passé. C’est là une voie funeste et sans issue. […] Dernière étape vers la création de corps posthumains ? »
Tous ces débats sont aujourd’hui théoriques, mais le resteront-ils encore longtemps ? Et quand bien même l’UA deviendrait un jour réalisable, tout ce qui est techniquement possible est-il pour autant souhaitable ? Comme le souligne Sylvie Martin, autrice du Désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel (2012), tous les êtres humains naissent d’un corps féminin. Dès lors, en cas d’avènement de l’UA, pourrions-nous encore parler « d’être humain » ?
Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.11.2025 à 16:35
L’Irlande a une présidente de gauche, mais la vie politique reste dominée par des hommes de droite
Texte intégral (2561 mots)
La victoire d’une femme de gauche à la présidentielle qui vient de se tenir en Irlande ne signifie pas que la politique du pays sera significativement changée. Contrairement à la France, la présidence, en Irlande, est une fonction secondaire, l’essentiel du pouvoir exécutif se trouvant entre les mains du chef du gouvernement.
Le vendredi 24 octobre, le corps électoral irlandais s’est rendu aux urnes pour choisir sa future présidente. Le suspense a été de courte durée : Catherine Connolly, candidate indépendante et soutenue par les partis de gauche, est arrivée largement en tête. Elle devance Heather Humphreys, sa rivale investie par le parti de centre droit Fine Gael.
Connue pour ses engagements en faveur de la justice sociale et de la protection du climat, Catherine Connolly a fréquemment dénoncé le génocide du peuple palestinien durant sa campagne, n’hésitant pas à critiquer ouvertement les actions de Donald Trump. Peu après sa victoire, elle a assuré, en irlandais et en anglais, qu’elle serait « une présidente inclusive ».
Cette large victoire ne signifie pourtant pas qu’une politique de gauche sera désormais mise en œuvre en Irlande, les prérogatives de la présidence irlandaise étant nettement moins étendues que celles de son homologue française.
Le classement : l’originalité du mode de scrutin irlandais
Au premier abord, ce sont les similitudes entre les deux fonctions qui frappent. En France, comme en Irlande, c’est le peuple qui est directement chargé de désigner la personne qui occupera la fonction. Les modalités de ce vote sont pourtant très différentes.
En France, l’élection se déroule au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, et le corps électoral s’exprime en sélectionnant un candidat à chaque tour. Le système irlandais est plus complexe, mais offre plus d’espace à l’expression démocratique. Le scrutin se fait à la proportionnelle et repose sur un vote unique transférable.
Dans l’isoloir, chaque personne à la possibilité de classer les candidates et les candidats. La première préférence sera systématiquement comptabilisée. Si aucun candidat n’a atteint la majorité absolue après le premier dépouillement des premières préférences, le candidat arrivé en dernier est éliminé et le transfert débute. Si le candidat classé premier sur un bulletin est éliminé après le dépouillement des premières préférences, le vote sera transféré au candidat classé deuxième et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un candidat ou une candidate soit élue. Vendredi dernier, aucun transfert n’a été nécessaire pour élire Catherine Connolly puisqu’elle a obtenu 63,36 % des premières préférences.
Des compétences constitutionnelles en apparence similaires
Les dispositions consacrées à la présidence dans les Constitutions française et irlandaise confirment les ressemblances. Dans les deux pays, la présidence est normalement assurée de mener son mandat à terme (elle ne peut être forcée à la démission par le Parlement que dans des circonstances exceptionnelles ; en France comme en Irlande, aucune destitution n’a jamais abouti). Elle est également, à la tête des forces armées, chargée de promulguer les lois, de nommer le premier ministre et son gouvernement, et de prononcer la dissolution de la chambre basse du Parlement. Pourtant, des détails importants distinguent les deux fonctions.
Le pouvoir de nomination de la présidence irlandaise n’est pas libre : il s’exerce systématiquement sur avis du Dáil Éireann (la chambre basse du Parlement irlandais), comme le veut la pratique traditionnelle des régimes parlementaires. Le pouvoir de dissolution est lui aussi conditionné à la demande du Taoiseach, le premier ministre irlandais. La présidente peut néanmoins refuser une telle demande si le premier ministre ne dispose plus de la confiance de l’Assemblée. À ce jour, aucun refus n’a jamais été exprimé.
La présidente irlandaise peut également transférer un projet de loi à la Cour suprême pour contrôler sa conformité à la Constitution – l’équivalent d’une saisine du Conseil constitutionnel par la présidence française –, mais cette compétence est également rarement utilisée.
Une présidence irlandaise moins genrée car moins puissante
Lorsqu’elle est entrée en fonctions le 11 novembre, Catherine Connolly est devenue la troisième femme à occuper la présidence irlandaise.
La première, Mary Robinson, a été élue en 1990 et a démissionné en 1997 afin de devenir Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. L’élection qui a suivi la démission de Mary Robinson a vu le succès d’une autre Mary. Mary McAleese, présidente pendant quatorze ans, entre 1997 et 2011, a été la première présidente née en Irlande du Nord.
En comparaison, la fonction présidentielle française, qui n’a jamais été occupée par une femme, est plus marquée par les normes de genre. Cependant, il ne faut pas en tirer de conclusions hâtives. La gouvernance en Irlande est menée par le Taoiseach (le premier ministre). L’histoire irlandaise n’a vu que des hommes se succéder à cette fonction. En France comme en Irlande, jusqu’ici, jamais une femme n’a exercé le rôle principal et chargé de mener la politique du pays (la présidence en France et le Taoiseach en Irlande).
La composition de l’actuel gouvernement irlandais, dirigé par le Taoiseach Micheál Martin (Fianna Fáil, centre droit), confirme tristement l’actualité de ces stéréotypes de genre, puisqu’il ne compte que 3 femmes sur 15 membres, ce qui reflète le classement de l’Irlande à la dernière place en Europe en termes de proportion de femmes députées.
Une présidence qui préside, l’autre qui gouverne
Les différences les plus significatives entre les présidences française et irlandaise se révèlent dans la pratique de ces fonctions et dans leur relation au pouvoir politique.
La présidence irlandaise ne s’aventure pas dans le jeu politique et la politique du pays, sphère confiée au Taoiseach et au gouvernement. Pourtant, Eoin Daly rappelle que la présidence irlandaise peut être amenée à un jouer un rôle d’arbitre dans la procédure législative, notamment en cas de conflits entre les deux chambres de l’Oireachtas, le Parlement irlandais.
Dans les faits, l’émergence de majorités stables au sein des deux assemblées du Parlement a cantonné les occupants de la présidence à un rôle cérémonial.
Les occupants de la présidence irlandaise ont démontré beaucoup de réticences à s’immiscer dans les questions de politique intérieure. On peut tout de même noter une tendance grandissante de la présidence à exprimer des positions politiques depuis les années 1990 et le mandat de Mary Robinson. Le président sortant, le populaire Michael D. Higgins, est connu pour ses positions critiques à l’égard de certaines politiques gouvernementales. Il a notamment dénoncé l’incapacité des politiques publiques à contrôler la crise du logement en Irlande.
Dans le contexte français, dès 1958, positionner la présidence dans la posture d’un arbitre ne satisfaisait pas. Face au Conseil d’État, Michel Debré (qui a dirigé le groupe de rédaction de la Constitution de la Vᵉ République, ndlr) esquissait à l’époque, une présidence qui serait « bien plus qu’un arbitre entre les partis », une véritable « clé de voûte » des institutions, selon la célèbre formule. Le président, élu au suffrage universel depuis 1962, dispose de prérogatives dispensés de contreseing, dont l’usage n’est pas conditionné à l’aval du Parlement.
C’est là une différence majeure avec la présidence irlandaise. Sous la Ve République, l’Élysée est devenu le centre gravitationnel du pouvoir, son occupant étant souvent simultanément chef de l’État, chef de parti et chef de majorité politique à l’Assemblée nationale. La réunion de ces trois fonctions autour d’une figure populairement désignée a notamment permis l’émergence d’une pratique présidentialiste du régime.
La Constitution faite « par et pour le pouvoir exécutif » a néanmoins aussi vu des présidents en difficulté. Cependant, même lorsqu’un président s’est retrouvé en retrait, soit parce qu’il devait cohabiter avec un premier ministre d’une autre formation politique, soit parce qu’il n’était plus soutenu par une majorité stable, comme Emmanuel Macron depuis 2022, les présidents sont restés – sous différentes formes et par divers moyens – des figures actives dans la gouvernance du pays.
Les paradoxes des présidences française et irlandaise
Pour Eoin Daly, la campagne présidentielle précédant l’élection de Catherine Connolly a illustré les paradoxes de la fonction. Alors que, durant la campagne, les débats ont longuement évoqué les positionnements politiques des deux candidates sur des problèmes politiques actuels, la fonction est presque exclusivement cérémoniale après l’élection.
Aussi, les conséquences de la large victoire de la candidate de gauche ne doivent pas être surestimées. L’Irlande a déjà eu des présidentes de gauche, mais elle n’a jamais eu un gouvernement de gauche.
Le journaliste Fintan O’Toole y voit le grand paradoxe de la vie politique irlandaise :
« les victoires présidentielles de la gauche n’ont pas inauguré la social-démocratie, mais un capitalisme financier féroce. »
L’élection directe par le peuple d’une personnalité ne vaut pas adoption de son positionnement politique à l’échelle nationale. Daly souligne ainsi que les candidats doivent ainsi « faire campagne pour obtenir un mandat du peuple, mais une fois en fonction, ils ne trouvent aucun moyen réel, autre que la parole, pour remplir ce mandat ». Bref, l’élection éclipse la fonction.
Ce déséquilibre est absent du contexte français, tant la présidence a progressivement gagné en pouvoir depuis 1962. Pourtant, les événements politiques des deux dernières années ont ravivé le paradoxe propre à la pratique du mandat présidentiel français. La présidence n’a pu s’imposer qu’en comptant sur des majorités parlementaires dévouées et disciplinées. Une fois ce socle fragilisé (en 2022) puis rompu (en 2024), elle s’est éloignée des schémas connus jusqu’ici et tente désormais de maintenir un équilibre précaire. Du fait des compétences que lui attribuent la Constitution, la présidence française, contrairement à la fonction irlandaise, ne sera jamais uniquement réduite à la parole, même si la valeur de celle-ci peut drastiquement baisser dans certaines circonstances.
Camille Barbe ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.11.2025 à 16:09
Il y a 140 ans, la France attaquait Taïwan
Texte intégral (2949 mots)

Épisode peu connu des aventures militaires françaises au XIXe siècle, la guerre franco-chinoise de 1884-1885 fut marquée par plusieurs batailles, dont témoigne notamment le cimetière militaire français à Keelung, dans le nord de Taïwan. L’île, que les troupes françaises n’envahirent que très partiellement, est aujourd’hui sous la menace d’une invasion venue de République populaire de Chine. Même si les moyens employés ne seraient bien sûr pas les mêmes, les affrontements de Keelung demeurent porteurs de leçons stratégiques à ne pas négliger.
Depuis la loi du 28 février 2012, le 11 novembre – traditionnellement journée de commémoration de l’Armistice de 1918 et de la victoire de la Première Guerre mondiale – rend hommage à tous les « morts pour la France », quels que soient le lieu et le conflit, y compris ceux tombés lors des opérations extérieures. À près de 10 000 kilomètres de la tombe du Soldat inconnu face aux Champs-Élysées (Paris), cette journée revêt une signification particulière au cimetière français de Keelung, sur la côte nord de l’île de Taïwan. Ce lieu, largement méconnu du grand public, abrite les sépultures de soldats français tombés durant la guerre franco-chinoise de 1884-1885, un conflit qui opposa les forces françaises de la IIIe République à l’empire Qing chinois.
Poignant vestige d’un affrontement meurtrier ayant coûté la vie à au moins 700 soldats français et à plusieurs milliers de combattants chinois, ce cimetière incarne la mémoire douloureuse d’une guerre coloniale brutale menée par la France en Asie dans sa quête de domination sur l’Indochine. Cent quarante ans après la fin du conflit, ces tombes rappellent le prix payé par ces hommes, loin de leur patrie, dans une guerre dont l’histoire reste peu enseignée.
Chaque 11 novembre, une cérémonie discrète, mais solennelle y est organisée par le Bureau français de Taipei, pour honorer ces « morts pour la France » et raviver la mémoire d’une page méconnue de l’histoire franco-chinoise et franco-taïwanaise.
Aux prémices de l’Indochine, une guerre franco-chinoise
Bien que plus tardive que celle d’autres puissances européennes comme le Portugal, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, l’entreprise coloniale française en Asie, amorcée sous Louis XIV, se généralise au XIXe siècle. Elle débute en Chine continentale, dans le but d’obtenir des avantages commerciaux équivalents à ceux accordés au Royaume-Uni par le traité de Nankin en 1842. Ce sera chose faite en 1844, avec la signature du traité de Huangpu.
En 1856, la deuxième guerre de l’opium éclate. La France y prend une part active, justifiant son intervention par l’assassinat d’un missionnaire français. En décembre 1857, les troupes franco-britanniques s’emparent de la ville de Canton, qu’elles occuperont pendant quatre ans. Le traité de Tianjin, signé en 1858, ouvre onze ports supplémentaires aux puissances étrangères, autorise l’établissement d’ambassades à Pékin, le droit de navigation sur le Yangzi Jiang, et la libre circulation des étrangers dans toute la Chine. En octobre 1860, les troupes alliées marchent sur Pékin et le palais d’été est pillé. Cette première guerre ouvre une période de rivalité entre la France et la Chine qui se prolongera jusqu’à la chute de Diên Biên Phu en 1954 – une véritable « guerre de cent ans », selon le professeur François Joyaux.
Mais en parallèle, un autre théâtre cristallise les tensions : l’Indochine. La France, qui mène une politique active sur le Mékong, établit la colonie de Cochinchine en 1862. Les ambitions françaises sur le Tonkin, région historiquement sous suzeraineté chinoise, exacerbent les tensions. Les « Pavillons noirs », anciens rebelles Taiping expulsés par la dynastie Qing, s’allient avec leurs anciens bourreaux pour attaquer les intérêts français. La riposte française entraîne une nouvelle guerre.
Keelung et l’extension du conflit à l’île de Formose
Bien que le traité de Hué, signé en 1884, place l’Annam et le Tonkin sous protectorat français, la Chine refuse de verser l’indemnité de guerre et attaque une colonne française à Bac Lê.
Le conflit s’intensifie et prend une dimension maritime. L’amiral Courbet prend la tête de l’escadre d’Extrême-Orient. En août 1884, la flotte du Fujian et l’arsenal de Fuzhou – construit par le Français Prosper Giquel – sont anéantis en trente minutes.
Contre l’avis de Courbet, qui souhaitait concentrer l’effort sur le nord de la Chine (notamment Port Arthur), Jules Ferry ordonna de poursuivre les opérations vers l’île de Formose (Taïwan) afin de saisir des gages territoriaux en vue de forcer la Chine à négocier.
D’abord repoussées à Keelung fin août, les forces françaises arrivent à s’emparer de la ville début octobre, mais échouent à capturer Tamsui. Par la suite, après l’échec du blocus de l’île par l’escadre de Courbet et l’impossibilité de s’enfoncer dans les terres, des renforts d’Afrique permettent une nouvelle offensive en janvier 1885 sur les hauteurs de Keelung. Malgré la conquête des Pescadores fin mars, les troupes françaises sont décimées par des épidémies de choléra et de typhoïde. Face au blocage tactique des forces françaises à Formose et au début des négociations d’un armistice franco-chinoise, les hostilités cessèrent à la mi-avril.
La bataille de Formose s’achève sur un retour au statu quo ante bellum. Dans le Tonkin, malgré les revers de Bang Bo et Lạng Sơn – qui provoquent la chute du gouvernement de Jules Ferry –, les forces françaises finissent par prendre le dessus. Le Traité de Tianjin, signé en juin 1885, met fin à la guerre : la Chine renonce à toute prétention souveraine sur l’Annam et le Tonkin, tandis que la France quitte Formose et restitue les Pescadores.
Deux ans plus tard, en 1887, l’Union indochinoise est officiellement créée, regroupant la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin et le Cambodge. Le Laos y sera intégré en 1899. C’est le point de départ de l’Indochine française, future perle de l’empire, qui marquera pendant plusieurs décennies la présence de la France en Asie du Sud-Est.
Le cimetière de Keelung, une histoire tumultueuse
Officiellement, près de 700 soldats français ont perdu la vie à Keelung. Parmi eux, 120 sont tombés au combat, 150 ont succombé à leurs blessures, et les autres ont été emportés par la maladie. À l’origine, les corps des soldats français furent répartis entre deux cimetières : l’un à Keelung, et l’autre à Makung, dans l’archipel des Pescadores.
D’abord sous protection chinoise, le cimetière est quasiment entièrement détruit puis relocalisé, après l’invasion japonaise de Formose en 1895. Plusieurs accords furent signés entre les autorités françaises et japonaises pour assurer l’entretien du nouveau cimetière. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, le site fut progressivement abandonné et tomba en ruine. En 1947, le consulat général de France à Shanghai entreprit une rénovation du cimetière. Puis, en 1954, les stèles et les corps restants du cimetière de Makung furent transférés à Keelung.
Avec la reprise progressive de relations non officielles entre la France et Taïwan, le site passa sous la responsabilité du secrétariat général de l’Institut français de Taipei. En 1997, la mairie de Keelung en reprit la gestion. Classé monument historique par la ville en 2001, le cimetière est désormais intégré à un parc urbain. Chaque année, le Bureau français de Taipei et l’association du Souvenir français y organisent des cérémonies commémoratives à l’occasion du 11-Novembre, en hommage aux soldats morts pour la France.
Lors de la Fête des fantômes, célébrée le 15e jour du septième mois lunaire selon les traditions bouddhiste et taoïste, les habitants rendent également hommage aux défunts du cimetière.
Quelles leçons géopolitiques au XXIᵉ siècle ?
Alors que de nombreux analystes évoquent l’ambition de Pékin de reprendre l’île par la force, les enseignements historiques de la bataille de Formose constituent un précieux legs tactique et stratégique pour mieux appréhender la complexité d’une telle entreprise. Récemment, un article du think tank états-unien RAND Corporation lui a même été consacré.
En 1885, Taïwan n’était certes qu’un objectif secondaire pour la France, qui cherchait avant tout à affaiblir la Chine impériale dans le cadre de sa conquête de l’Indochine. De surcroît, la dynastie Qing était en pleine décrépitude et au crépuscule de son règne. Pourtant, malgré une nette supériorité technologique, les forces françaises échouèrent à imposer durablement leur présence sur l’île, soulignant la résilience locale et les limites de la puissance militaire face à un environnement insulaire aux reliefs marqués.
L’expédition française fut d’ailleurs observée avec attention par un autre acteur régional alors en pleine ascension, qui convoitait également l’île : le Japon. Ainsi, l’amiral Tōgō Heihachirō, futur commandant en chef de la marine impériale japonaise, a même visité Keelung pendant l’occupation française et aurait été briefé par le maréchal Joffre (alors capitaine).
Si la planification de l’invasion de Taïwan par les États-Unis en 1944, ainsi que de récents wargames privilégiaient un débarquement au sud de l’île, la défense du nord reste aujourd’hui centrale dans la stratégie taïwanaise. En témoigne l’exercice militaire annuel taïwanais Han Kuang. Lors de la dernière édition en juillet 2025, la 99e brigade des Marines taïwanais s’est notamment entraînée à se déployer rapidement du sud vers le nord de l’île et avait simulé la réponse à une tentative de pénétration des forces de l’Armée populaire de libération à Taipei via la rivière Tamsui, la même manœuvre qu’avait échoué à réaliser l’amiral Courbet cent quarante ans auparavant.
La bataille de Formose est donc une leçon tactico-stratégique qui conserve toute sa pertinence aujourd’hui, gravée dans les pierres tombales du cimetière français qui surplombe encore la rade, témoin silencieux des ambitions contrariées et des échecs humains sur cette île disputée.
Cet article a été co-rédigé avec Colin Doridant, analyste des relations entre la France et l’Asie.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.11.2025 à 12:19
L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump
Texte intégral (2669 mots)

Autour de Donald Trump, nous retrouvons bon nombre de personnalités influencées par l’idéologie des Lumières sombres. L’auteur de l’essai qui a donné son nom à cette école de pensée, Nick Land, demeure relativement peu connu mais ses travaux sont de plus en plus étudiés. Pour les comprendre, il est nécessaire de bien appréhender la notion d’hyperstition qu’il a forgée.
Philosophe britannique né en 1962, Nick Land est connu pour avoir popularisé l’idéologie de l’accélérationnisme. Son travail s’émancipe des conventions académiques et utilise des influences peu orthodoxes et même ésotériques.
Dans les années 1990, Land était membre de l’Unité de Recherche sur la Culture cybernétique (CCRU), un collectif qu’il a cofondé avec la philosophe cyber-féministe Sadie Plant à l’Université de Warwick et dont l’activité principale consistait à écrire de la « théorie-fiction ». À cette époque, Land a cherché, dans ses travaux, à unir la théorie post-structuraliste, principalement la pensée d’auteurs comme Marx, Bataille, Deleuze et Guattari, avec des éléments issus de la science-fiction, de la culture rave et de l’occultisme. Si la démarche de la CCRU en tant que telle était expérimentale, plusieurs éléments laissent penser rétrospectivement que Land y a insufflé des éléments relevant de sa propre idéologie.
Land a démissionné de Warwick en 1998. Après une période de disparition, il réapparaît à Shanghai où il réside toujours, sans reprendre de poste universitaire, devenant alors le penseur fondateur du mouvement (néo-) réactionnaire (NRx), connu sous le nom de Lumières sombres (Dark Enlightenment), du nom de son essai paru en 2013. Un ouvrage qui aura un impact majeur.
De l’importance des Lumières sombres et de Land en leur sein
Il est important aujourd’hui d’étudier l’idéologie des Lumières sombres car celle-ci est devenue très influente au sein de la droite radicale, spécialement aux États-Unis depuis le début du second mandat de Donald Trump.
Il s’agit d’une contre-culture de droite qui promeut la réaction politique et sociétale face au fonctionnement actuel des sociétés démocratiques, appelant notamment à un retour à une forme de féodalisme et à un cadre de valeurs conservatrices imprégné de religiosité, non pour elle-même mais en tant que garantie d’ordre social.
Pour autant, les promoteurs des Lumières sombres ne se veulent nullement passéistes : ils sont technophiles et capitalistes, deux considérations éminemment modernes et qu’ils cherchent à concilier avec leur démarche de réaction. D’où des tensions de plus en plus sensibles avec une bonne partie de la droite chrétienne au sein de la coalition MAGA (Make America Great Again) : de nombreuses personnalités conservatrices, qui se méfient de l’intelligence artificielle et même la diabolisent, se méfient de la fascination assumée des NRx pour cette technologie.
Il n’en demeure pas moins que les tenants des Lumières sombres sont indiscutablement influents au sein de MAGA, notamment parce qu’ils comptent dans leurs rangs le multimilliardaire Peter Thiel qui est non seulement un soutien électoral majeur de Donald Trump mais aussi un idéologue. Thiel cherche de plus en plus ouvertement à réconcilier les Lumières sombres avec la droite chrétienne, notamment en se réclamant du christianisme dans sa pensée politique, tout en y injectant des considérations accélérationnistes.
Or, Land fut justement le premier à théoriser dûment l’accélérationnisme, c’est-à-dire l’une des considérations qui fédèrent le plus les tenants des Lumières sombres : il faut un État fort, appuyé sur un ordre social rigide, en vue de faciliter le progrès technologique, lui-même alimenté par la croissance capitalistique.
Il faut préciser que, dans le modèle de Land, cela créera inévitablement une inégalité sociale amenant même, de par le recours à des augmentations technologiques du corps humain, à une séparation des élites, vouées à devenir une « race » à part ; tout le propos de Land est clairement antidémocratique et relève du darwinisme social.
Même si Land et les autres figures des Lumières sombres échangent peu, quand elles ne marquent pas leur incompréhension et même leur mépris réciproque, comme entre Land et le polémiste étatsunien Curtis Yarvin, Land est incontestablement influent au sein du mouvement et, par association, auprès de l’administration Trump II.
En-dehors de Peter Thiel qui, même s’il ne le cite pratiquement jamais, semble influencé par Land, notamment par sa démarche conciliant techno-capitalisme et mysticisme, l’un des relais les plus évidents du penseur britannique auprès du pouvoir étatsunien est Marc Andreessen, magnat de la tech devenu conseiller officieux du président Trump sur les nominations aux fonctions publiques. En effet, Andreessen s’est fendu en 2023 d’un « Manifeste techno-optimiste » dans lequel il cite nommément Land et partage sa conception du techno-capitalisme comme une entité autonome et même consciente, encourageant une production culturelle qui facilite sa propre expansion.
Cette dernière considération est intéressante puisqu’elle illustre la portée prise par le concept d’« hyperstition », élaboré par Land durant ses années au sein de la CCRU et qui se retrouve, en creux, dans sa pensée ultérieure, estampillée NRx.
La nature de l’hyperstition
Pour mieux comprendre la notion d’« hyperstition », le blog de Johannes Petrus (Delphi) Carstens, maître de conférences en littérature, à l’Université du Cap-Occidental (Afrique du Sud), et son entretien avec Nick Land constituent les meilleures vulgarisations disponibles.
Comme le rappelle Carstens, cette approche considère les idées comme des êtres vivants qui interagissent et mutent selon des schémas très complexes et même totalement incompréhensibles, tels que des « courants, interrupteurs et boucles, pris dans des réverbérations d’échelle ». Carstens définit l’hyperstition comme une force qui accélère les tendances et les fait se concrétiser, ce qui explique en soi pourquoi l’hyperstition est cruciale pour la pensée politique de Land puisque cette dernière est accélérationniste. Carstens précise que les fictions participent de l’hyperstition parce qu’elles contribuent à diffuser des idées et renforcent ainsi l’attrait pour leur concrétisation. Par exemple, durant son entretien avec Land, Carstens présente l’Apocalypse non pas comme une révélation sur l’avenir mais comme un narratif qui invite les gens à le réaliser.
En outre, Carstens approfondit la nature en propre de l’hyperstition. Tout d’abord, il rappelle le lien entre l’hyperstition et le concept de « mèmes », mais précise que les hyperstitions sont une sous-catégorie très spécifique d’agents mémétiques puisqu’elles sont supposées participer de la confusion postmoderne dans laquelle tout semble « s’effondrer », selon Land et les autres auteurs de la CCRU. D’après les explications de Carstens, notamment via ses citations de Land, le capitalisme est l’un des meilleurs exemples d’hyperstition et même le premier d’entre tous, puisqu’il contribue puissamment à l’accélération postmoderne et facilite ainsi toutes les autres dynamiques hyperstitionnelles.
Ensuite, Carstens souligne la dimension occultiste de l’hyperstition, assumée par Land lui-même. Selon ce dernier, les hyperstitions sont constituées de « nombreuses manipulations, du fait de “sorciers”, dans l’histoire du monde » ; il s’agit de « transmuter les fictions en vérités ». Autrement dit, les hyperstitions sont en réalité « des idées fonctionnant de manière causale pour provoquer leur propre réalité ». Land précise même que les hyperstitions « ont, de manière très réelle, “conjuré” leur propre existence de par la manière qu’elles se sont présentées. » Par exemple, Land et ses co-auteurs de la CCRU présentaient dans leurs théories-fictions le « bug de l’an 2000 » non pas comme une panique injustifiée mais comme un narratif qui aurait pu provoquer un véritable effondrement de la civilisation moderne, ce qui aurait requis un contre-narratif puissamment asséné par les autorités pour calmer les populations.
Enfin, Land insiste sur le fait que l’hyperstition est un outil opérationnel, c’est-à-dire « la (techno-) science expérimentale des prophéties auto-réalisatrices ». Dès lors, Land instille la tentation de manipuler l’hyperstition pour procéder à de l’action politique, notamment en produisant et en propageant des narratifs de manière à les rendre viraux et à atteindre, pour ne pas dire « contaminer », autant d’esprits que possible.
Le rôle de l’hyperstition dans la néo-réaction
Même si Land n’a jamais mentionné l’Ordre architectonique de l’Eschaton (AOE) dans son essai de 2013, sa vision du mouvement NRx correspondait si bien aux intentions et aux comportements de ce groupe fictif inventé par la CCRU que l’hypothèse qu’il aurait servi de modèle à Land mérite d’être examinée. Même si la CCRU, majoritairement constituée de militants de gauche, présentait l’AOE comme une force malfaisante parce que conservatrice et même réactionnaire, il est envisageable que Land ait contribué à forger ce narratif au contraire pour exprimer sa propre sensibilité, qu’il gardait alors pour lui. Dès lors, l’AOE apparaît non plus comme une tentative d’action sur l’hyperstition pour nuire aux forces réactionnaires, en les dénonçant, mais comme une manière de les sublimer en un idéal-type à atteindre.
Selon la diégèse créée par la CCRU, l’AOE est une société plus que secrète. Elle est également décrite comme une « fraternité blanche », un cercle ésotérique strictement clandestin qui se manifeste au monde au travers d’organisations-satellites, même si ces dernières semblent se concurrencer les unes les autres.
Des liens évidents entre l’AOE et les Lumières sombres apparaissent lorsque nous lisons sa représentation dans les théories-fictions de la CCRU. L’AOE est décrit comme une organisation de mages dont les racines remontent à la mythique Atlantide, « source de la tradition hermétique occidentale », et qui considère l’histoire post-atlante comme prédestinée et marquée par la décadence. Cependant, l’AOE ne se résume pas à un ordre ésotérique qui n’agirait qu’au travers de la magie : la CCRU le décrit aussi comme une organisation politique avec des ressources importantes et une intention de remodeler le monde, y compris par des moyens autoritaires et violents.
L’Atlantide et l’AOE sont donc des idéalisations précoces des attentes de Land en termes de politique, notamment en mariant son goût pour la magie avec la réaction et l’autoritarisme. L’hyperstition apparaît dès lors comme une clé de voûte pour les militants néo-réactionnaires, à la fois comme un moyen et comme une fin : leur objectif même devrait être d’aider à la réalisation de l’AOE comme modèle, en diffusant cette fiction et en subjuguant les gens avec ce narratif. Les néo-réactionnaires espèrent qu’en assénant que la réaction est acquise par une forme de providence, qu’elle est sanctuarisée par une puissante société secrète et que celle-ci va dans le sens de leurs propres idées, cela confortera la conviction de leurs propres sympathisants et démobilisera les rangs des forces adverses.
Arnaud Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.11.2025 à 11:23
Le problème des « méga-COP » : une conférence de 50 000 personnes peut-elle encore lutter contre le changement climatique ?
Texte intégral (2170 mots)
Les COP attirent désormais des dizaines de milliers de participants. Une affluence qui pose de nombreux problèmes, et qui doit être réduite, à la fois pour que l’empreinte carbone d’un événement centré sur la lutte contre le réchauffement climatique ne soit pas démesurée et pour que les participants ne soient pas frustrés, ce qui ne peut qu’avoir un effet délétère sur leur participation ultérieure à le mise en œuvre des mesures adoptées durant les COP.
Les gouvernements du monde entier se réuniront bientôt à Belém au Brésil, pour la 30e Conférence des Parties (COP30), accompagnés de nombreux représentants du monde de l’industrie et des entreprises, de la société civile, d’instituts de recherche, d’organisations de jeunesse et de groupes de peuples autochtones – liste non exhaustive.
Depuis l’adoption de l’accord de Paris sur le changement climatique en 2015, le nombre de participants à la COP a explosé. La COP28 à Dubaï a réuni 83 884 participants, un record, et bien que ce nombre soit tombé à 54 148 lors de la COP29 à Bakou l’année dernière, il est resté bien supérieur à celui de la COP21 à Paris.
Les récentes « méga-COP » ont été critiquées pour leur énorme empreinte carbone. La recherche sur la participation des acteurs non étatiques aux COP que nous avons menée avec Lisanne Groen de l’Open Universiteit (Heerlen, Pays-Bas) identifie deux autres problèmes.
Premièrement, la quantité de participants nuit à la qualité de la participation, car un grand nombre d’acteurs non étatiques sont contraints de se disputer un nombre limité de salles de réunion, de créneaux horaires pour l’organisation d’événements parallèles, d’occasions de s’exprimer publiquement et de chances d’entrer en dialogue avec les décideurs. Deuxièmement, la tendance aux « méga-COP » creuse un fossé entre, d’une part, les attentes de ces acteurs en termes d’impact qu’ils espèrent avoir sur le déroulement des événements et, d’autre part, la réalité des faits.
Réduire le nombre de participants d’une façon équitable
En ce qui concerne le premier problème, la solution évidente consiste à réduire la taille des COP, mais cela n’est pas si facile dans la pratique. La décision d’organiser la COP30 dans la ville amazonienne de Belém, difficile d’accès et ne disposant que de 18 000 lits d’hôtel, a été considérée comme une tentative de dépasser ce qu’on a appelé le « pic COP »
Des dizaines de milliers de participants, qui ne semblent pas découragés par l’éloignement du lieu, sont tout de même attendus, mais l’offre limitée de lits a provoqué une flambée des prix, ce qui soulève des inquiétudes quant aux coûts et à leur effet potentiel sur « la légitimité et la qualité des négociations », comme le rapporte Reuters.
À mesure que les COP ont pris de l’ampleur, elles ont suscité de plus en plus d’attention de la part des milieux politiques et des médias, au point d’être désormais considérées comme « un événement où il faut absolument être présent ». Cela incite les organisations non gouvernementales et d’autres acteurs non étatiques à y participer. Tout comme la force gravitationnelle des grands corps massifs attire d’autres objets vers eux, la masse des « méga-COP » attire un nombre croissant de participants, en un cycle qui ne cesse de se renforcer et devient difficile à briser.
Selon nous, la manière la plus équitable de réduire la taille des COP consisterait à mettre en lumière la catégorie peu connue des participants « excédentaires ». Cette catégorie permettait autrefois aux gouvernements d’ajouter des délégués aux événements sans que leurs noms n’apparaissent sur les listes de participants, mais leurs noms sont désormais rendus publics depuis l’introduction de nouvelles mesures de transparence en 2023. Lors de la COP28, il y avait 23 740 participants « excédentaires ». Il ne s’agit pas de négociateurs gouvernementaux, mais souvent de chercheurs ou de représentants de l’industrie qui entretiennent des liens étroits avec les gouvernements.
Les COP sont des processus intergouvernementaux : elles sont créées par les gouvernements, pour les gouvernements. Par conséquent, la priorité est donnée aux demandes d’accréditation émanant des gouvernements.
Ce n’est qu’une fois toutes les demandes gouvernementales satisfaites que les accréditations restantes peuvent être attribuées à des acteurs non étatiques admis, appelés « observateurs ».
Les participants excédentaires bénéficient d’accréditations au détriment de ces organisations observatrices. Faire pression sur les gouvernements pour qu’ils limitent ou suppriment la catégorie des participants excédentaires permettrait donc de libérer beaucoup plus de badges pour les observateurs tout en réduisant le nombre total de participants à la COP de manière plus équitable.
L’écart entre les attentes des participants et la réalité des COP
Le deuxième problème, celui de l’écart entre les attentes des acteurs et ce qui se passe concrètement durant les COP, est lié à une conception de plus en plus erronée du rôle des acteurs non étatiques dans le processus de négociation des politiques climatiques.
Les États souverains sont les seuls acteurs légitimes pour négocier et adopter le droit international. Le rôle des acteurs non étatiques est d’informer et de mener des actions de plaidoyers, mais pas de négocier. Pourtant, ces dernières années, certains groupes d’acteurs non étatiques ont multiplié les appels pour obtenir « une place à la table des négociations » dans l’espoir de pouvoir participer aux réunions sur un pied d’égalité avec les gouvernements.
Ce discours, largement amplifié sur les réseaux sociaux, conduit inévitablement à la frustration et à la déception lorsque ces acteurs sont confrontés à la réalité des négociations intergouvernementales.
Nous constatons ce décalage en particulier chez les acteurs non étatiques qui sont nouveaux dans le processus. Les « méga-COP » attirent de plus en plus de nouveaux participants, qui ne disposent peut-être pas des ressources, notamment du savoir-faire et des contacts, nécessaires pour atteindre efficacement les décideurs politiques. La désillusion croissante de ces participants sape la légitimité des COP ; or cette légitimité est un atout précieux dans un contexte géopolitique où elles sont confrontées aux défis posés par l’administration Trump, mais risque également de gaspiller les idées et l’enthousiasme précieux apportés par les nouveaux venus.
Se concentrer sur la mise en œuvre des décisions
Nous voyons deux solutions. Premièrement, les initiatives visant à renforcer les capacités peuvent sensibiliser à la nature intergouvernementale des négociations et aider les nouveaux participants à s’engager efficacement. L’un de ces outils est le « Guide de l’observateur » de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). De nombreuses organisations et personnes produisent leurs propres ressources pour aider les nouveaux participants à comprendre le fonctionnement du processus et la manière de s’impliquer. Deuxièmement, et de manière plus fondamentale, il convient de détourner l’attention des responsables politiques, des médias et du public des négociations en tant que telles pour la diriger vers le travail essentiel de mise en œuvre des politiques climatiques.
Les COP sont bien plus que de simples négociations : elles constituent également un forum qui rassemble les nombreux acteurs qui mettent en œuvre des mesures climatiques sur le terrain afin qu’ils puissent apprendre les uns des autres et créer une dynamique. Ces activités, qui se déroulent dans une zone dédiée de la COP appelée « Programme d’action », revêtent une importance capitale maintenant que les négociations sur l’accord de Paris ont abouti et qu’un nouveau chapitre axé sur la mise en œuvre s’ouvre. Si le rôle des acteurs non étatiques dans les négociations intergouvernementales est plutôt limité, il est en revanche central lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre des mesures décidées lors des COP. Les actions des villes, des régions, des entreprises, des groupes de la société civile et d’autres acteurs non étatiques peuvent contribuer à combler l’écart entre les objectifs de réduction des émissions fixés par les gouvernements et les réductions qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.
La question clé est donc de concentrer l’énergie et l’attention des acteurs sur le programme d’action et la mise en œuvre des politiques, de façon à leur donner suffisamment d’importance pour qu’ils exercent leur propre force d’attraction et déclenchent une dynamique positive en faveur de l’action climatique. Il est encourageant de voir la présidence brésilienne qualifier la COP30 de « COP de la mise en œuvre » et appeler à un « Mutirão », un sentiment collectif d’engagement et d’action sur le terrain qui ne nécessite pas une présence physique à Belém. Cela permet à la fois de résoudre les problèmes liés aux « méga-COP » et de canaliser l’énergie collective vers les domaines qui en ont le plus besoin.
Dr Hayley Walker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.