URL du flux RSS

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

19.06.2025 à 18:06

Financement du réarmement : comment l’Europe commence à s’organiser

Marc Guyot, Professeur d'économie, ESSEC
Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC
L’UE et ses États membres ont pris conscience de la nécessité d’augmenter leurs dépenses militaires. Divers instruments ont été créés à cette fin.
Texte intégral (2781 mots)

Après des décennies de désarmement progressif justifié par l’illusion d’une paix universelle durable, l’Europe amorce un revirement stratégique majeur. Aux yeux de la plupart des gouvernements en place – et même si les opinions publiques ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes –, la guerre en Ukraine, la montée des menaces hybrides et le désengagement de Washington ne laissent aux États européens d’autre choix que de s’engager résolument dans un effort de réarmement s’ils veulent peser sur les affaires du monde. Pour y parvenir, les États membres de l’Union européenne doivent pouvoir financer ces nouvelles dépenses militaires sans compromettre la stabilité macroéconomique, tandis que les entreprises du secteur de la défense doivent avoir accès à un financement non discriminatoire pour soutenir leur développement.


La chute de l’empire soviétique dans les années 1990, combinée aux nouveaux atours d’une Chine communiste drapée en commerçant pacifiste, a nourri le discours des « dividendes de la paix », qui a eu une forte résonance en Europe et dans d’autres pays démocratiques.

En effet, ces trente dernières années, les dirigeants des États membres de l’Union européenne (UE) ont bel et bien mis la main sur les fonds libérés par la réduction des dépenses militaires pour financer des dépenses sociales de toute sorte. De surcroît, une lecture dogmatique des critères de l’investissement ESG a mis la base industrielle de défense au même rang que les producteurs d’énergie fossile, contribuant ainsi à son dépérissement. La Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), au moyen de l’article 9 qui définit les objectifs d’investissement durable (2021) et la taxonomie verte (2020) qui définit les activités compatibles avec les objectifs environnementaux de l’UE, a déterminé de manière assez restrictive le domaine d’exclusion des investissements (armes interdites par convention internationale). Petit à petit, les banques et les fonds d’investissement ont exclu de plus en plus d’entreprises du secteur de la défense pour éviter toute critique a posteriori.

Si l’invasion de la Crimée en 2014 n’avait pas suffi, l’attaque à grande échelle contre l’Ukraine déclenchée en février 2022 et l’attitude ouvertement hostile adoptée par la Russie à l’égard des pays d’Europe – cyberattaques, désinformation, espionnage industriel, corruption… – ont eu l’effet d’un électrochoc. Et la volonté de désengagement des affaires européennes proclamée par Donald Trump lors de son premier mandat, et réaffirmée de date récente, a rendu la menace russe encore plus inquiétante.

Depuis 2022, les attitudes, les diagnostics et les faits confirment une certaine prise de conscience des Européens quant à leur dénuement militaire et à l’urgence d’un rétablissement. Dans ce domaine, le politique joue certes un rôle fondamental, mais il s’agite dans le vide sans une base économique crédible.

Des dépenses militaires européennes en forte hausse

Le réarmement envisagé est extrêmement coûteux. Entre 2021 et 2024, les dépenses totales des États membres de l’UE en matière de défense ont augmenté de plus de 30 %. En 2024, elles ont atteint un montant estimé à 326 milliards d’euros, soit environ 1,9 % du PIB de l’UE (chiffres de la Commission européenne). En 2024, 17 pays de l’UE ainsi que le Royaume-Uni avaient atteint la barre des 2 % de dépenses militaires, la Pologne surpassant tous les autres avec 4,1 % (données de l’Otan).


À lire aussi : Le réarmement massif de la Pologne : causes, conséquences et controverses


Le revirement stratégique de l’Allemagne va dans le sens de cette évolution européenne. Initié par Olaf Scholtz, il a été renforcé par le nouveau chancelier Friedrich Merz, qui a maintenu au gouvernement l’ancien ministre de la défense, Boris Pistorius, avec l’objectif clair de faire de l’Allemagne la principale puissance militaire conventionnelle européenne. Le gouvernement allemand envisage d’augmenter rapidement les dépenses militaires à 3,5 % du PIB, pour un total d’environ 600 milliards euros sur dix ans, et de porter les effectifs de 181 000 à 231 000 militaires en 2031. En France, Emmanuel Macron propose d’augmenter graduellement la dépense militaire à 3 % du PIB à l’horizon 2030, pour atteindre 100 milliards euros par an.

Au prochain Sommet de l’Otan des 25 et 26 juin (La Haye, Pays-Bas), plusieurs pays de l’UE s’apprêtent à s’engager sur une dépense militaire à 3,5 % du PIB complétée par 1,5 % d’investissement en infrastructures. Dans ce contexte dynamique, se pose la question du financement de cette nouvelle ambition.

La Commission européenne au soutien

La guerre en Ukraine a eu pour effet de réduire les divergences entre des gouvernements des pays de l’UE obsédés par leurs intérêts nationaux respectifs et une Commission européenne indifférente à ces derniers.

En mars 2024, la Stratégie pour l’industrie européenne de la défense définit avec précision les défis auxquels les pays de l’UE sont confrontés et propose un cadre modernisé pour soutenir la base industrielle de défense, renforcer la coopération et créer de nouvelles possibilités de financement.

Un an plus tard, la Commission publie le Livre blanc de la défense européenne, un ample programme d’action visant à accélérer la préparation à la guerre des forces armées et du secteur industriel de la défense des pays de l’Union. Associée à ce document programmatique, l’initiative ReArm Europe (mars 2025) a créé les conditions pour mobiliser 800 milliards d’euros publics supplémentaires pour le secteur de la défense.


À lire aussi : Livre blanc pour une défense européenne : les États face à leur(s) responsabilité(s)


Concrètement, la Commission européenne a autorisé les États membres à dépasser jusqu’à 1,5 point de pourcentage le seuil des 3 % de déficit (par rapport au PIB), si la hausse était expliquée par des dépenses de défense, soit une enveloppe maximale de 650 milliards d’euros. Si cette mesure est intéressante pour les pays à faible endettement et dont les finances publiques sont plus ou moins à l’équilibre, elle sera peu applicable dans ceux – comme la France ou l’Italie – qui peinent à réduire le déficit public et inquiètent les investisseurs.

Une nouvelle facilité d’emprunt – Security for action for Europe (SAFE) – a été créée au même moment, avec une enveloppe de 150 milliards d’euros, pour lever des fonds sur les marchés et les investir sous forme de prêts bonifiés pour le secteur de la défense. L’essentiel des fonds sera consacré aux achats communs (réalisés par au moins deux pays), à l’instar de l’achat de vaccins durant la période du Covid. La provenance des armements constituera une contrainte importante puisqu’ils devront être produits prioritairement en Europe.

En outre, la Commission a constaté qu’une grande partie (50 %) des fonds européens destinés à la lutte contre la crise du Covid par l’initiative NextGenerationEU n’a pas été utilisée et que le nombre de projets soumis à financement se tarit. Les fonds encore disponibles pour environ dix-huit mois représentent 154 milliards d’euros de dotations et 180 milliards d’euros de prêts bonifiés. Dernière impulsion : le 4 juin, la Commission européenne a proposé d’autoriser l’utilisation de ces fonds en complément des investissements nationaux dans des projets de défense et de développement du réseau satellitaire.

Acteur important du financement public-privé en Europe, la Banque européenne d’investissement a abandonné, en mars 2024, ses règles curieuses lui interdisant d’investir dans le secteur de la défense. Depuis le début de l’année, elle s’engage fermement dans ce type de projets, avec plusieurs milliards d’euros de crédits.

Enfin, la Banque centrale européenne (BCE) se distingue d’autres banques centrales par un engagement fort en faveur du financement vert. À ce jour, la BCE ne semble pas souhaiter apporter une impulsion comparable au financement du secteur de la défense. Récemment ; elle a apporté un soutien du bout des lèvres à la mutualisation des dépenses à travers des initiatives européennes, par la voix de son vice-président Luis de Guindos.

Au vu des annonces et des postures, les pouvoirs publics semblent globalement avoir enfin pris la mesure des dépenses à engager.

Des investisseurs privés moins réticents ?

Qu’en est-il des entreprises européennes de défense, censées répondre aux nouveaux besoins des armées en équipements et en munitions ? Ont-elles réellement accès à un financement de marché à la fois aisé et non discriminatoire ?

Dans un monde où les promesses politiques sont tenues, les budgets alloués à l’équipement de la défense se traduisent par des commandes fermes. Une fois les carnets de commandes remplis et les contrats de long terme signés, les entreprises ne devraient, en théorie, rencontrer aucune difficulté à se financer sur les marchés. Elles doivent en effet lever des capitaux pour accroître leur capacité de production, développer des technologies de pointe et investir dans la recherche et développement. En France, le besoin en fonds propres supplémentaires est estimé à 5 milliards d’euros.

Il y a encore beaucoup à faire pour que l’épargne européenne permette aux entreprises de défense de se développer. En effet, plusieurs verrous doivent être supprimés. Il a fallu presque trois ans de guerre aux frontières de l’Europe pour que la perception « incompatible avec les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) » soit graduellement levée en ce qui concerne le secteur.

Longtemps réticentes à investir dans le secteur de la défense pour des raisons de risque d’image, d’incertitudes réglementaires et d’autres risques cachés, les banques européennes commencent à s’y intéresser. La Deutsche Bank vient de mettre en place une équipe consacrée au secteur européen de l’armement. Commerzbank et la banque italienne UniCredit ont augmenté leur participation au secteur de la défense et s’engagent dans les émissions de dette des firmes de la défense. Selon la Fédération bancaire française, mi-2025, les six plus grandes banques françaises soutiennent les entreprises de défense à hauteur de 37 milliards d’euros, une hausse importante depuis 2021. Cela dit, il n’est pas exclu que, en comparaison de leurs homologues états-uniennes, les grandes banques européennes souffrent d’un déficit de compétences en matière d’évaluation des dossiers relatifs à l’industrie de la défense.

Bon nombre d’entreprises européennes de l’armement sont cotées. La dynamique de leur capitalisation boursière témoigne du changement d’ère. En cinq ans, l’indice Stoxx – Europe Total Market Aerospace & Defense a vu sa valeur multipliée par 4 (au 13 juin 2025). La hausse la plus spectaculaire est celle du géant de l’industrie allemande Rheinmetall, dont la capitalisation a été multipliée par 20 depuis le début de la guerre en Ukraine. Safran, Leonardo, Thales et d’autres sociétés cotées ont également connu une forte croissance, quoique moins spectaculaire.

Signe du bon fonctionnement du marché des actions, plusieurs fonds indiciels, les Exchange-Traded Fund (ETF) Defense Europe, ont commencé à voir le jour (chez WidsomTree, VanEck et Amundi). WidsomTree a généré autour du lancement une collecte d’un milliard d’euros.

Si les grands groupes semblent bien tirer leur épingle du jeu, les PME et TPE rencontrent, quant à elles, davantage de difficultés. Le Livre blanc de la défense européenne (mars 2025) souligne que l’accès au financement demeure une préoccupation majeure pour 44 % des PME du secteur, un taux bien plus élevé que pour les PME civiles. Des politiques publiques visant à soutenir ce segment devraient ainsi renforcer l’attractivité du secteur pour les financements privés, encore trop limités.

Initiative intéressante, en France, la Banque publique d’investissement (Bpifrance) compte mettre en place un fonds d’investissement dans des sociétés non cotées de la défense, y compris les TPE, ouvert aux particuliers, pour une enveloppe de 450 millions d’euros. Cette action, relativement modeste, complète une ample panoplie d’investissement défense mis en place par cette organisation.

Le retour de la défense comme priorité stratégique pour l’Europe impose une réponse financière à la hauteur de la reconstruction de sa base industrielle. Il ne s’agit plus seulement de dépenser mais d’orienter l’épargne, d’adapter les règles budgétaires et de bâtir des instruments communs efficaces. Sans un financement structuré, prévisible et compétitif, le sursaut militaire européen restera un vœu pieux. L’enjeu est clair : transformer la puissance économique et financière du continent en puissance de défense crédible, à même de dissuader les agresseurs potentiels.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

18.06.2025 à 16:11

L’eugénisme réinventé : la reconfiguration racialiste du trumpisme en 2025

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School
L’eugénisme, jadis assumé par des penseurs et dirigeants des États-Unis, n’est plus un projet explicite, mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice mais une norme souhaitable.
Texte intégral (2373 mots)

De nombreux propos de Donald Trump et de divers membres de son entourage rappellent en bien des points les théories eugénistes qui furent longtemps tolérées et même appliquées aux États-Unis. Et certaines mesures prises par l’administration en place depuis février dernier s’inscrivent dans cette vision, fondée, en son cœur, sur l’idée de la suprématie de certaines « races » par rapport à d’autres.


Dès son investiture, l’une des toutes premières décisions de Donald Trump a été de suspendre l’admission de l’ensemble des réfugiés aux États-Unis, qualifiant leur entrée sur le territoire du pays de « préjudiciable » pour les intérêts nationaux. Ce gel s’appliquait même aux Afghans ayant aidé l’armée américaine. Une exception notable : des Afrikaners, Blancs d’Afrique du Sud. Le mois dernier, une soixantaine d’entre eux ont été accueillis à Washington avec tous les honneurs, au motif qu’ils seraient, dans leur pays, « victimes de persécution raciale ».

Quelques jours plus tard, Trump recevait le président sud-africain dans une nouvelle mise en scène d’humiliation, l’accusant d’encourager les meurtres de masse de fermiers blancs. Il est même allé jusqu’à évoquer un « génocide » en cours contre ces derniers, génocide qui serait passé sous silence par les médias en raison de la couleur de la peau des victimes. Déjà, lors de son premier mandat, il dénonçait – sans preuve – « les assassinats à grande échelle » de fermiers sud-africains, attribuant ces assassinats à la volonté du gouvernement sud-africain de redistribuer leurs terres.

« Les Afrikaners aux États-Unis, les suites d’une fake news relayée par Elon Musk », Le Huff Post, 2025.

Ce récit, largement diffusé dans les milieux suprémacistes blancs, est relayé par des figures influentes proches de Donald Trump, telles que Tucker Carlson, Elon Musk et certains milliardaires sud-africains, ainsi que le groupe de pression nationaliste pro-Afrikaner AfriForum. Pourtant, cette thèse a été largement réfutée, notamment par plusieurs sites de vérification des faits (voir ici, ici, ou ici), et par un rapport du Congrès de 2020.

Trump et la lutte contre les politiques DEI et le « grand remplacement »

Cette démarche s’inscrit dans une politique de hiérarchisation raciale. Le parcours de Donald Trump est d’ailleurs émaillé de propos et d’actions considérés par de nombreux spécialistes et une partie du public comme racistes ou favorables à la suprématie blanche.

Son second mandat se caractérise par des attaques systématiques contre les politiques de diversité (Diversity, Equity and Inclusion, ou DEI) dans les institutions publiques, privées et même étrangères, attaques soutenues par l’affirmation que les véritables victimes de discrimination seraient désormais les hommes blancs hétérosexuels. Ce discours, qui exploite la peur d’un renversement des hiérarchies sociales lié à l’évolution démographique d’un pays où les personnes s’identifiant comme « blanches » ne seront sans doute bientôt plus majoritaires, permet de détourner les lois antiracistes.

C’est dans ce contexte que se répand la théorie complotiste du « grand remplacement » selon laquelle des élites mondialistes voudraient modifier la composition démographique des pays occidentaux, y compris des États-Unis, au profit des « non-Blancs ». Trump l’a reprise à son compte, accusant les démocrates de vouloir faire voter les immigrés pour renforcer leur base électorale : une accusation qui lui a servi à justifier la remise en cause des résultats des élections quand ceux-ci sont défavorables à son camp.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Une obsession pour « les bons gènes »

Cette vision qui tend à redéfinir la citoyenneté selon des critères ethniques n’est pas nouvelle. Dès 1882, le Chinese Exclusion Act interdit l’immigration en provenance de Chine (sauf exceptions), une mesure abrogée seulement en 1943.

En 1924, l’Immigration Act instaure des quotas limitant drastiquement l’immigration asiatique et celle d’Europe de l’Est (notamment juive), au profit des Blancs d’Europe du Nord et de l’Ouest, jugés « désirables ».

Alfred Johnson, co-auteur de cette loi, était lié au Ku Klux Klan et défenseur de l’eugénisme, doctrine visant à « améliorer » la population par la sélection génétique. Le président Calvin Coolidge, également eugéniste, qui a signé cette loi, affirmait en 1923 lorsqu’il était vice-président :

« Les lois biologiques prouvent […] que les Nordiques se détériorent lorsqu’ils sont mélangés avec d’autres races. »

Le régime des quotas raciaux ne sera abrogé qu’en 1965, avec l’Immigration and Nationality Act qui favorise une immigration qualifiée.

Trump reprend aujourd’hui ces thèses de façon à peine voilée. Les migrants sans papiers, dit-il, « empoisonnent le sang » du pays – une métaphore biologique qu’il martèle, évoquant des individus porteurs de « gènes corrompus », prétendument libérés de prisons ou d’hôpitaux psychiatriques par des régimes hostiles.

L’enjeu n’est plus seulement de protéger les frontières, mais de préserver une « pureté raciale ». Ce langage s’inscrit dans une vision pseudo-biologique de la nation, héritée des thèses eugénistes du début du XXe siècle.


À lire aussi : How Trump's racist talk of immigrant 'bad genes' echoes some of the last century's darkest ideas about eugenics


L’obsession de Trump pour la génétique remonte loin. En 1988, sur le plateau d’Oprah Winfrey, il déclare :

« Il faut avoir la chance de naître avec les bons gènes. »

Trump apparaît littéralement obsédé par la supériorité génétique, se référant régulièrement à l’hérédité de sa propre famille, notamment à son oncle, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Pendant ses campagnes, il oppose les immigrés supposément porteurs de « mauvais gènes » aux pionniers blancs du Minnesota dotés de « bons gènes, c’est dans le sang ».

Il invoque également la « théorie du cheval de course », une analogie issue de l’élevage, appliquée ici aux humains. Cette théorie fait écho aux travaux d’Harry H. Laughlin dans les années 1930. Laughlin, directeur du Bureau des archives eugéniques (Eugenics Record Office), fondé en 1910 par Charles Davenport, était l’une des figures majeures du mouvement eugéniste. Laughlin et Davenport ont participé à façonner la législation américaine sur la stérilisation obligatoire, visant à améliorer la société en éliminant les « indésirables », notamment les pauvres, les handicapés, les criminels, les faibles d’esprit et les « non-Blancs ».

En 1927, la Cour suprême entérine cette pratique dans l’arrêt Buck v. Bell en confirmant la constitutionnalité de la loi de stérilisation forcée de l’État de Virginie et en autorisant la stérilisation d’une jeune femme, enceinte à la suite d’un viol et internée à tort pour « faiblesse d’esprit » et « promiscuité » dans un asile. Sa fille et sa mère – cette dernière étant elle aussi internée – étaient également considérées comme « faibles d’esprit ». Le juge Oliver Wendell Holmes, partisan de l’eugénisme, déclara dans la conclusion de son avis à l’issue du jugement rendu par huit voix contre une :

« Trois générations d’imbéciles, c’est assez ! »

Cet arrêt favorisa les liens entre l’eugénisme et le racisme, comme le montre l’histoire des politiques de stérilisations eugéniques ciblant spécifiquement les Afro-Américains. Une étude publiée dans la American Review of Political Economy parle de potentiel « génocide » en Caroline du Nord, selon la définition de l’ONU qui inclut « les mesures visant à entraver les naissances » au sein d’un groupe.

L’eugénisme racial a aussi justifié les lois anti-métissage comme le Racial Integrity Act (1924), en Virginie, interdisant les mariages interraciaux. Pour l’eugéniste Lothrop Stoddard, membre du Ku Klux Klan, le métissage menaçait la civilisation. Ces lois ne seront abolies qu’à partir de 1967 par l’arrêt Loving v. Virginia de la Cour suprême. L’Alabama est le dernier État à avoir légalisé les mariages interraciaux, en 2000.

« Mariage mixte, une histoire américaine. »

Les habits neufs de l’eugénisme

En 2025, le « soft eugenics » contemporain n’impose plus de stérilisations forcées, et n’interdit pas les unions mixtes. Il agit par des politiques indirectes. Par exemple, la purge des « improductifs » dans la fonction publique, prioritairement des minorités et des personnes handicapées, vise à restaurer une administration supposément plus « performante ». Le démantèlement de l’État-providence participe du même projet : coupes dans Medicaid, réduction de l’aide alimentaire, fiscalité favorable aux plus riches.

Elon Musk ou Robert F. Kennedy Jr. incarnent ce darwinisme social : remise en cause des filets sociaux, rejet de toute forme d’empathie élevé en principe philosophique (au nom de l’anti-wokisme), mise en avant de la responsabilisation individuelle au détriment des déterminants sociaux sur la santé, et appel à la reproduction des plus « intelligents » pour « sauver la civilisation ».

Donald Trump semble vouloir restaurer une société « Gilded Age » (Âge doré), de la fin du XIXᵉ siècle : profondément inégalitaire, sans intervention de l’État, fondée sur la compétition impitoyable des plus « aptes ». L’eugénisme, jadis proclamé, n’est plus un projet explicite mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice, mais une norme souhaitable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

18.06.2025 à 16:11

Inde : la fragile mémoire de la catastrophe de Bhopal (1984)

Alfonso Pinto, Géographe, laboratoire RURALITES (Rural URbain Acteurs LIens Territoires Environnement Sociétés) - UR-13 823, Université de Poitiers
Fabien Provost, Chargé de recherche au CNRS, Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Quarante ans après la catastrophe industrielle de 1984, Bhopal veut tourner la page mais les habitants souffrent encore de problèmes de santé complexes et nombreux.
Texte intégral (3450 mots)
Anciens bassins d’évaporation de l’usine d’Union Carbide. Quartier de Karond. Bhopal. Alfonso Pinto , Fourni par l'auteur

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la fuite d’un gaz hautement toxique à l’usine de pesticides de l’entreprise américaine Union Carbide, à Bhopal, en Inde centrale, dans la nuit du 2 décembre 1984. Entre 8 000 et 25 000 personnes ont péri au cours des jours qui ont suivi, et presque 500 000 ont été intoxiquées. En Inde comme ailleurs, la Bhopal gas tragedy est considérée comme la plus grave catastrophe industrielle du XXe siècle. Aujourd’hui encore, des problèmes de santé imputables à la fuite des gaz affectent bon nombre d’habitants des quartiers autour de l’usine. Mais dans une ville qui change et veut oublier cette page douloureuse de son passé, la mémoire de la catastrophe de 1984 se fragilise.


Loin de former un espace politique homogène et consensuel, la mémoire collective de la catastrophe de 1984 apparaît profondément fragmentée. Bien que la fuite de gaz de Bhopal soit emblématique des accidents industriels à l’échelle internationale, au même titre que ceux de Tchernobyl et de Seveso, le rapport des Bhopalais à cet événement reste profondément ambigu, partagé entre colère et désir de passer outre : « La catastrophe, plus personne n’en parle, c’était il y a très longtemps ; mais tous ceux qui étaient là s’en souviennent », résume bien un chauffeur de taxi.

« Inde : 40 ans après la tragédie de Bhopal, la population souffre encore », France 24 (décembre 2024).

Quand les émotions politiques s’opposent

Chaque année, au début du mois de décembre, l’hôpital Bhopal Memorial, achevé en 2000 et construit spécifiquement pour soigner les patients souffrant d’une maladie imputable à la fuite de gaz, organise une cérémonie annuelle en grande pompe. Celle des 3 et 4 décembre 2024 a été doublement importante, car elle marquait à la fois les 40 ans de la catastrophe et les 25 ans de l’hôpital. Une enveloppe commémorative a été éditée par les services postaux et vendue à cette occasion.

Enveloppe commémorative commandée par l’hôpital Bhopal Memorial. F. Provost, Fourni par l'auteur

Au cours de la rencontre, des représentants religieux prennent successivement la parole avant de céder la place à une remise de prix et de « health kits » à des patients de l’hôpital ayant survécu à la fuite de gaz. Il s’agit d’un hommage : les noms et âges des patients sont énoncés à mesure que des membres de l’hôpital et des personnalités politiques locales leur remettent la distinction. Le ton de la cérémonie est à l’apaisement, à la réconciliation entre autorités et victimes, et à la célébration du travail accompli pour ces dernières. La mise en scène laisse entendre que, après tant d’années de souffrance et tant de dévouement du personnel soignant, les efforts ont porté leurs fruits.

Peinture commémorative le long du mur d’enceinte de l’usine de Union Carbide. Bhopal (décembre 2024). Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Au contraire, c’est la colère qui anime les événements organisés par les associations et ONG de défense des victimes. Lors des conférences de presse, marches aux flambeaux et tables rondes qu’ils organisent, les militants, loin de toute attitude célébratoire, présentent la catastrophe comme une blessure encore ouverte. Cette perspective apparaît clairement lors de la pratique de l’effigy burning.

Depuis la fin des années 1980, pendant les commémorations, les manifestants brûlent des fantoches représentant les dirigeants d’Union Carbide, en particulier son président Warren Anderson. Après la mort de ce dernier en 2014, les fantoches ont pris la forme d’un monstre à tête noire représentant la multinationale Dow Chemical, laquelle a acquis Union Carbide en 2001.

Vers la fin du rassemblement organisé par des nombreuses associations de victimes au parc Neelam, le 2 décembre 2024, nous avons vu comment la violence de la mise à feu s’accompagne d’un engagement physique intense : tour à tour, les femmes du groupe saisissent un bâton et frappent le mannequin en flammes avec détermination. Les coups ne cessent que lorsque, face à l’effigie réduite en cendres incandescentes, un homme allège l’atmosphère en s’exclamant sur un ton espiègle : « Il doit être mort, maintenant ! »

Après avoir brûlé, l’effigie est frappée à plusieurs reprises avec un bâton. Décembre 2024. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Cette colère est ancrée en premier lieu dans l’injustice ressentie à l’égard des procédures judiciaires. Bon nombre de Bhopalais partagent l’impression d’une impunité des dirigeants de la multinationale, ce qu’ils vivent comme une situation inacceptable. Les accords sur les dédommagements pour les victimes ont constitué une autre source de mécontentement. Union Carbide a versé une somme de 476 millions de dollars, plus 17 millions ultérieurement pour la construction d’un hôpital spécialisé, mais les activistes considèrent que cette somme était en réalité largement insuffisante.

La colère des manifestants concerne également les problèmes de santé qui affectent aujourd’hui les quartiers entourant l’usine. Ces maladies sont imputables pour partie à la fuite de gaz de 1984, mais d’après plusieurs ONG, elles sont majoritairement dues à l’activité à long terme d’Union Carbide. Certains militants parlent de « seconde catastrophe » (en anglais second disaster) pour désigner ce phénomène. Il est avéré que, bien avant l’accident de 1984, Union Carbide déversait d’importantes quantités de résidus toxiques dans les terrains voisins de l’usine, entraînant une contamination des sols et des nappes phréatiques : la seconde catastrophe correspond aux cancers, maladies neurologiques, malformations congénitales et problèmes cardiaques récurrents chez celles et ceux qui ont bu l’eau des puits, ainsi que chez leurs enfants.

Le passé gênant d’une ville qui change

Dans le contexte des accidents industriels, on pourrait imaginer que le relâchement à l’air libre de produits toxiques affecte l’ensemble de la population sans distinction de classe, genre ou religion. En pratique, cependant, ce sont les habitants des quartiers pauvres construits autour de l’usine qui ont subi les conséquences les plus meurtrières.

Le désir d’oublier 1984 appartient davantage aux habitants issus de milieux sociaux privilégiés, peu exposés au gaz et à ses effets. Les populations des beaux quartiers se montrent agacées par l’association du nom de leur ville à un accident industriel et critiquent le maintien en activité des gas rahat hospitals – les hôpitaux publics construits afin de traiter les patients souffrant de troubles liés à l’inhalation des gaz toxiques. « Si quelqu’un tousse aujourd’hui, est-ce que cela est dû à des gaz inhalés en 1984, ou bien est-ce parce qu’il fume depuis plus de 40 ans ? », avons-nous entendu dire par un homme d’affaires proche des milieux politiques et industriels de la ville.

Les berges du Bhojtal, le plus grand des nombreux lacs de la ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Il n’est donc pas étonnant de constater que la volonté de présenter Bhopal sous un nouveau jour est devenue une véritable priorité publique. Connue pour ses lacs artificiels dont le plus ancien, le Bhojtal, date du XIe siècle, Bhopal semble désormais en voie de devenir un site touristique majeur et un pôle économique d’importance nationale. Une inscription lumineuse géante « Welcome to the city of lakes », inspirée du fameux panneau « Hollywood » de Los Angeles, est visible depuis les luxueux hôtels construits sur la rive opposée.

Toute une série d’équipements a été mise en place dans le cadre de Smart City Bhopal, vaste programme de développement urbain lancé en 2015 par le premier ministre Narendra Modi, et qui vise à moderniser les infrastructures de 100 villes dans le pays, dont Bhopal. Certes, une partie des ambitieuses transformations programmées dans ce cadre n’a toujours pas vu le jour, ce qui suscite quelques railleries de la part des habitants. Cependant, malgré ou à cause de son état de chantier permanent, la ville incarne l’idée d’un espace en transition, tourné vers l’avenir.

On ne peut que s’interroger sur la place de la catastrophe de 1984 dans ces transformations. Un indice important se trouve dans deux changements récents au sein de l’offre muséale de la ville : en 2013, le musée d’art tribal de Bhopal, conçu selon le principe d’une architecture épurée et d’une scénographie contemporaine, ouvrait ses portes au beau milieu de la ville nouvelle – celle qui héberge les classes les plus aisées ; moins de dix ans plus tard, le musée Remember Bhopal, espace d’exposition entièrement consacré à la catastrophe et situé dans les quartiers pauvres d’Old Bhopal, fermait faute de ressources. Tout se passe comme si l’enjeu de ces efforts d’embellissement et de réaménagement de la ville était de détourner l’attention des traces matérielles de la catastrophe.

Bhopal est une ville à forte identité musulmane. Son centre-ville se caractérise par la présence de nombreuses mosquées. L’une des plus grandes est celle du Taj-ul Masajid, située près de la vieille ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Entre oubli et réinvention : la mémoire de la catastrophe en mouvement

Lors de notre visite en décembre 2024, nous avons aperçu les deux anciens gigantesques réservoirs de déchets toxiques de l’usine, situés au cœur d’une zone densément peuplée où aucune mesure de dépollution n’a été prise. Aujourd’hui, tandis que la position officielle consiste à pointer et traiter les effets à long terme du gaz libéré en 1984, les ONG soulignent la persistance de substances toxiques cancérigènes et mutagènes dans l’environnement direct de l’usine. Ainsi, quand un habitant souffre d’un cancer, les médecins des gas rahat hospitals se demandent en quoi la maladie est liée aux événements de 1984, tandis que les activistes l’associent à l’ingestion d’eau contaminée. Lorsqu’un nouveau-né souffre d’une malformation, certaines ONG le considèrent comme une victime, pas les hôpitaux gouvernementaux.

« 40 ans après la catastrophe de Bhopal, l’Inde s’occupe des tonnes de déchets toxiques », Le HuffPost (janvier 2025)

Début 2025, le gouvernement du Madhya Pradesh a décidé d’incinérer 337 tonnes de déchets toxiques solides qui se trouvaient dans les ruines de l’usine. Un convoi hypersécurisé a ainsi emmené les déchets dans un site d’incinération situé à Pithampur, à environ 250 kilomètres à l’ouest de Bhopal. Comme l’affirme la presse locale, cette décision a suscité de nombreuses réactions d’inquiétude et de mécontentement chez les habitants de cette petite ville. Malgré les efforts des autorités pour rassurer la population, deux hommes se sont immolés en signe de protestation. Quarante ans après la fuite de gaz, les divergences dans la perception de l’histoire et de l’avenir de Bhopal n’en finissent pas de se manifester.


Cet article a été publié en partenariat avec le blog Carnets de Terrain, associé à la revue Terrain.

The Conversation

Alfonso Pinto est membre de l'Association Cité Anthropocène et du collectif Dissidenze Visual Lab. Il n'a pas reçu de financements.

Fabien Provost a reçu un financement du CNRS.

18.06.2025 à 13:43

« Regime change » en Iran : la stratégie à la George W. Bush de Benyamin Nétanyahou

Myriam Benraad, Responsable du Département International Relations and Diplomacy, Schiller International University - Enseignante en relations internationales, Sciences Po
Avant l’instauration de la République islamique en 1979, l’Iran avait de bonnes relations avec Israël. Tel-Aviv espère voir revenir à Téhéran un régime qui lui est favorable. Un vœu pieux, sans doute.
Texte intégral (3185 mots)

Spécialiste du Moyen-Orient, la politiste Myriam Benraad souligne les parallèles qui existent entre le discours volontariste du premier ministre israélien à propos de l’Iran et la vision claironnée en leur temps par les néo-conservateurs de l’entourage de George W. Bush, qui affirmaient qu’en renversant le régime tyrannique de Saddam Hussein en Irak, ils ouvriraient dans l’ensemble de la région une nouvelle page, démocratique et constructive. Entretien.


Ce lundi, un journaliste d’ABC a demandé à Benyamin Nétanyahou si l’élimination physique du Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei, que le premier ministre a ouvertement envisagée, ne risquerait pas de provoquer une escalade du conflit. Nétanyahou a répondu que, au contraire, cela y mettrait fin. D’où lui vient une telle conviction ?

Sa vision de la situation est quasi médicale : il considère que le régime iranien constitue une sorte de maladie dont le Moyen-Orient souffre depuis 1979, et que pour se débarrasser de ce mal et de toutes ses métastases, il convient d’éliminer ce qui se trouve à sa racine, à savoir la figure la plus influente de la République islamique, qui demeure le Guide suprême. On peut aussi parler de vision « effet domino » : en neutralisant les premiers cercles, on s’attend à ce que les niveaux situés immédiatement au-dessous de ceux-ci se délitent suivant une réaction en chaîne – a fortiori si la population, sentant le pouvoir affaibli, se soulève contre lui.

Cette approche mise en avant par Nétanyahou est bien sûr très simpliste. En réalité, rien ne dit que supprimer le Guide suprême provoquera ce type d’« effet par ricochet ». Et rien ne dit non plus que la population se soulèvera en masse : même ceux hostiles au régime, et ils sont nombreux, sont susceptibles de craindre le vide et le chaos que créerait son effondrement soudain. Sans oublier, à l’évidence, que lorsqu’on évoque l’Iran d’aujourd’hui, on évoque en l’espèce un régime autoritaire qui a tout fait pour empêcher l’opposition interne de se structurer et l’a réprimée avec férocité.

Nétanyahou affirme pourtant que la population iranienne pourrait se rebeller contre ce régime dictatorial

Quand j’entends ces propos, je me remémore le printemps 2003, lorsqu’à la veille de leur intervention militaire en Irak, les États-Unis étaient convaincus que la population irakienne les accueillerait en grands libérateurs ; on sait ce qu’il en a été, quand bien même Saddam Hussein était à la tête d’un régime violent et détesté par une grande partie de ses citoyens.

Avant la Révolution islamique de 1979, Israël et l’Iran du Chah entretenaient plutôt de bonnes relations ; Nétanyahou pense-t-il qu’il est possible de retrouver un jour à Téhéran un pouvoir qui serait pro-occidental et favorable à un rapprochement avec Israël ?

Il est vrai que l’Iran a longtemps compté, aux côtés de la Turquie, parmi les rares pays du Moyen-Orient à entretenir d’assez bons rapports avec Israël. Ce pays qui est aujourd’hui l’ennemi viscéral de Tel-Aviv est ainsi, paradoxalement, considéré par certains dirigeants israéliens comme le seul qui pourrait véritablement normaliser ses relations avec Israël et revenir à une entente stratégique – ou à une forme durable de coexistence pacifique. Ce dont les Israéliens ne croient pas la plupart des États sunnites capables.

En effet, le Hamas, ainsi que le Djihad islamique, les deux principaux mouvements armés palestiniens, sont sunnites ; et quoique l’Iran se soit, ces dernières années, indiscutablement rapproché d’eux, ce sont avant tout les États sunnites de la région qui les ont soutenus sur un plan historique. Il existe en Israël la conviction qu’une fois la République des mollahs défaite, un régime pro-occidental et donc pro-israélien pourrait s’y installer, un régime qui aurait avec l’État hébreu des affinités beaucoup plus fortes que n’importe quel régime sunnite au Moyen-Orient, y compris l’Égypte et la Jordanie, qui sont officiellement en paix avec Israël.

Or il y a une large part d’anachronisme dans cette représentation. La société iranienne a profondément changé depuis 1979. Il serait impossible de justifier un retour de la monarchie des Pahlavi aujourd’hui. Et, par ailleurs, la vie politique du pays étant ce qu’elle est, il n’existe aucun parti qui pourrait prendre la suite du régime actuel si celui-ci venait à chuter. En cas d’effondrement de la République islamique, on pourrait voir se matérialiser un scénario à l’irakienne, qui se retournerait finalement contre les promoteurs du « regime change », c’est-à-dire une situation de chaos avec des effets inattendus et, en tout cas, qui ne seront pas ceux souhaités par Nétanyahou et ses alliés.

Même si le régime iranien survit à l’attaque actuelle, on peut s’attendre à ce qu’il en ressorte affaibli. Des décennies durant, Téhéran a porté un discours révolutionnaire dans tout le monde musulman et a noué des liens très étroits avec des régimes ou mouvements chiites de la région, mais aussi, vous l’avez évoqué, avec certains groupes sunnites tels que le Hamas. Aujourd’hui, l’ère de ces ambitions régionales est-elle révolue ?

Oui. On est, en Iran, dans un moment post-révolutionnaire. Le régime n’a plus la capacité d’exporter sa révolution à l’extérieur de ses frontières, comme il l’a longtemps désiré. D’ailleurs, c’est un aspect sur lequel les Occidentaux ont insisté pendant des années dans le cadre des négociations sur le dossier nucléaire : en contrepartie de la levée des sanctions, il était attendu non seulement que Téhéran s’astreigne à un programme exclusivement civil, mais aussi que le régime islamiste chiite cesse son soutien au Hezbollah et à un certain nombre de groupes ailleurs dans la région. L’Iran n’en a rien fait. Il a maintenu ses canaux d’influence, et il les a même renforcés, que ce soit en Irak ou en Syrie pendant la guerre civile. Et le régime s’est aussi nettement rapproché du Hamas, tout en menaçant constamment Israël d’une destruction totale.

Tout cela a fini de convaincre une partie de l’establishment politico-sécuritaire israélien que l’Iran constituait une menace existentielle. L’idée s’est imposée que la République islamique était résolue à acquérir l’arme nucléaire, et que les négociations auxquelles elle participait et l’accord de Vienne de 2015 n’étaient qu’une façon de gagner du temps. Dès lors, toute négociation qui aboutirait à ce que l’Iran conserve un programme nucléaire, même exclusivement civil, n’était pas acceptable depuis Tel-Aviv. Car un jour ou l’autre, ce programme finirait par être militarisé, et Téhéran attaquerait potentiellement Israël pour l’annihiler. Cette certitude s’est définitivement imposée et généralisée avec le pogrom du 7 Octobre.

Mais ce massacre a été commis par le Hamas, pas par l’Iran…

Israël considère que le 7 Octobre est, fondamentalement, une opération qui a été guidée par l’Iran. Le Hamas s’est empressé de déclarer qu’il avait conduit l’opération seul, sans que Téhéran soit impliqué. Mais les Israéliens ne le croient pas. Quelle que soit la réalité du rôle qu’y a joué l’Iran, les Israéliens lui attribuent la responsabilité des faits. La République islamique est à leurs yeux la première coupable du plus grand massacre de Juifs commis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette conviction est venue accréditer l’idée que les mollahs souhaitent coûte que coûte la destruction intégrale d’Israël et du peuple juif.

Cette volonté de détruire Israël a-t-elle été affirmée dès l’avènement de la République islamique en 1979 ?

En effet, depuis 1979, le discours iranien est extrêmement virulent. C’est un discours qui fait de l’Amérique et d’Israël un double adversaire existentiel à abattre par tous les moyens, à travers toutes sortes d’attaques, qu’elles se déroulent dans des pays au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde. Ce n’est pas un hasard si dès le 13 juin 2025, les États-Unis ont ordonné l’évacuation de la plupart de leurs personnels encore présents en Irak, de crainte que les Iraniens, ou les milices irakiennes locales s’en prennent à eux. Bref, pour en revenir à Israël, et sans justifier l’attaque actuellement en cours, il faut bien reconnaître que la République islamique n’a cessé de le menacer d’une destruction imminente, et qu’une telle destruction deviendrait possible si l’Iran disposait de l’arme nucléaire.

Iran-Israël-USA : La longue guerre (½), | Arte, 13 juin 2025.

Pour autant, sauf erreur, la République islamique n’a jamais officiellement déclaré qu’elle voulait obtenir l’arme nucléaire. Elle a toujours affirmé que son programme nucléaire était à destination civile uniquement…

En effet, mais beaucoup d’éléments laissent à penser qu’il s’agissait d’un objectif dans la durée, même non assumé. Cette hypothèse semble confirmée par le développement d’infrastructures nucléaires relativement clandestines, par exemple celle de Fordo, dans une région montagneuse peu accessible et enterrée en profondeur, de sorte qu’il est très compliqué de l’atteindre. On sait que l’Iran a dissimulé un certain nombre d’éléments concernant ses intentions réelles en matière nucléaire, ce qui a alimenté la paranoïa d’Israël et de ses partenaires occidentaux. Et puis, l’Iran a objectivement de bonnes raisons de souhaiter disposer de l’arme nucléaire : ce serait un moyen de pression et de dissuasion terriblement efficace contre l’État hébreu et tout autre adversaire.

De pression, de dissuasion… et, selon Israël, de destruction : les Israéliens affirment que si l’Iran obtient la bombe, ce sera pour l’utiliser au plus vite contre les villes israéliennes. Selon vous, dans un scénario où l’Iran finirait par avoir la bombe, l’emploierait-il immédiatement, afin de réaliser cet objectif claironné depuis plus de 45 ans qu’est la destruction d’Israël ?

Les Iraniens ne sont pas suicidaires. Même s’ils obtiennent la bombe, ils ne vont pas aller vers une guerre de destruction mutuelle. Ils savent parfaitement que projeter des missiles nucléaires contre Israël impliquerait nécessairement une riposte et le risque d’une destruction réciproque serait extrêmement élevé. En revanche, si l’Iran avait la bombe, on entrerait au Moyen-Orient dans une sorte de guerre froide qui contraindrait les Israéliens sur un certain nombre d’aspects, notamment la problématique palestinienne. Et les Israéliens ne veulent absolument pas d’une telle configuration qui constitue leur hantise. Pour eux, il n’est pas question qu’un acteur au Moyen-Orient outre eux-mêmes dispose de cette arme, l’arme par excellence.

Israël n’est pas le seul parmi les pays de la région à ne pas vouloir que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. On imagine que l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie et, fondamentalement, tous les autres pays, même les puissances plus lointaines, préfèrent que l’Iran n’ait pas la bombe. Même si ces pays ont condamné l’attaque israélienne, n’y a-t-il pas un soulagement chez tous ces acteurs, qui ont dû être nombreux à penser l’Iran était sur le point d’obtenir l’arme nucléaire et que grâce à l’intervention israélienne, son programme était, si ce n’est détruit, au moins significativement freiné ?

Oui, c’est manifeste. D’autant qu’un certain nombre de pays arabes sont en lutte contre les Frères musulmans, c’est-à-dire contre un islam politique dont on sait que la République islamique, quand bien même les Frères sont de confession sunnite, a été un appui à la fois symbolique, logistique, financier et militaire. Le Hamas, qui est issu de la matrice des Frères musulmans, n’est pas seulement l’ennemi d’Israël, mais aussi celui des régimes arabes sunnites, à commencer par l’Égypte, qui voient d’un très bon œil cet affaiblissement de l’Iran, car mécaniquement, ce dernier signifie leur propre renforcement. L’Arabie saoudite est soulagée parce que l’Iran se trouve à sa porte et lui dispute depuis longtemps le leadership dans la région. La Turquie, de la même manière, ne voudrait pas à sa frontière d’un Iran nucléarisé…

Toutefois, ce n’est là qu’un des éléments de ce qui est en train de se dérouler. Car la volonté hégémonique d’Israël pose quand même problème à certains États arabes qui craignent que ces agissements n’aboutissent, quoi qu’en dise Nétanyahou, à une déstabilisation plus grande encore du Moyen-Orient. Un certain nombre de pays se livrent à un jeu d’équilibriste pour essayer d’éviter l’embrasement total qui, à leurs yeux, provoquerait une déstabilisation systémique.

Peut-on imaginer que le régime iranien, au lieu de chuter totalement, évolue vers une sorte de dictature militaire dirigée par les Gardiens de la révolution ?

Oui car, comme je l’ai précisé, il n’existe pas d’opposition démocratique solide et structurée en Iran, notamment en raison de la violence de la répression qui frappe depuis des décennies tous ceux qui osent contester le régime islamiste en place. Alors, que reste-t-il comme force sur le terrain ? Les Gardiens, l’armée… On pourrait voir émerger une junte, une sorte d’oligarchie militaire et sécuritaire qui prendrait la suite et pourrait être encore plus dure parce qu’elle considérerait qu’à la suite du changement de régime, il faudrait reprendre le pays en main et qu’un rétablissement de l’ordre ne pourrait passer que par la répression.

Je pense par conséquent au changement de régime en Irak qui n’a pas du tout accouché d’une démocratie, mais de ce type d’oligarchie autoritaire. Je songe aussi à la Syrie qui est en train de se transformer en dictature autoritaire à visage islamiste, et non plus laïque. On en revient aux limites de cette fameuse doctrine de démocratisation du Moyen-Orient que souhaitaient les Américains au début des années 2000, au lendemain du 11 Septembre. Ce même 11 Septembre auquel les tueries du 7 octobre 2023 ont fréquemment été comparées. Quand il mentionne un changement de régime en Iran, Nétanyahou entend répliquer cette approche très bushienne de grande transformation démocratique et libérale de la région, une séquence ouverte dès le 11 Septembre. Mais il se met sans doute le doigt dans l’œil s’il croit que les choses vont se passer aussi simplement.

Une dernière question. Vous rentrez tout juste d’Irak. Comment la guerre entre Israël et l’Iran y est-elle perçue ?

L’Irak vit des heures très difficiles. Ce pays où s’est produit un changement de régime comparable à celui qui est envisagé aujourd’hui en Iran est en phase de reconstruction. Il tente de se rétablir. Il a fait les frais de ces projections idéologiques d’un « nouveau Moyen-Orient » fantasmé par les néo-conservateurs de Washington, et se retrouve dans une situation plus que délicate. La reconstruction est lente, la situation économique précaire, et on observe un retour à l’autoritarisme, le tout dans un pays encore infiniment fragmenté. Du côté de l’Irak, on observe le conflit entre Tel-Aviv et Téhéran avec beaucoup d’appréhension, avec la crainte qu’un changement de régime en Iran ne conduise à un nouveau cycle d’instabilité. On ne sait que trop bien, en Irak, ce que suscite un « regime change » maladroitement imposé depuis l’extérieur…


Propos recueillis par Grégory Rayko

The Conversation

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.06.2025 à 12:19

L’impact de l’œuvre de Frantz Fanon sur le mouvement Black Power aux États-Unis

Nour El Houda Laib, PhD graduate, Centre de Recherches Anglophones (CREA), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
L’œuvre de Frantz Fanon a été lue, commentée et intégrée par les théoriciens du mouvement Black Power aux États-Unis, où elle exerce toujours une influence notable aujourd’hui.
Texte intégral (2077 mots)
« Nous nous révoltons simplement parce que, pour de multiples raisons, nous ne pouvons plus respirer. (F. Fanon) » Banderole des militants de Black Lives Matter, devant un commissariat de police de Minneapolis, le soir où Jamar Clark, un Afro-Américain de 24 ans, a été abattu par la police alors qu’il n’était pas armé (15 novembre 2015). Wikimédia, CC BY-NC-SA

On connaît, de ce côté-ci de l’Atlantique, l’influence de Fanon sur la pensée décoloniale au sens large. On sait moins qu’il a aussi été beaucoup lu et cité par les mouvements d’émancipation noirs américains des années 1960.


De nombreux historiens ont souligné l’impact de Frantz Fanon (1925-1961) sur la gauche française, y compris sur des intellectuels tels que Jean-Paul Sartre. Le philosophe français a rédigé en 1961 la préface du fameux livre les Damnés de la terre du psychologue martiniquais, dans laquelle il loue la radicalité des idées qui y sont défendues sur la décolonisation.

En revanche, l’influence de Fanon sur les révolutionnaires afro-américains du mouvement Black Power a été peu étudiée, en particulier dans la littérature française.

Une vie brève, une influence considérable

Né en 1925 en Martinique, à l’époque colonie française, Frantz Fanon était un psychiatre noir dont la pensée a été profondément marquée par l’expérience vécue du racisme et du colonialisme européen. Installé, à partir de 1953, en Algérie pour exercer la psychiatrie, il y a reconnu des formes d’oppression familières, ce qui l’a amené, en 1955, à s’engager aux côtés du Front de libération nationale (FLN) et à soutenir activement la lutte pour l’indépendance algérienne face à la domination française.

Expulsé d’Algérie en 1957, Frantz Fanon voit son œuvre majeure, les Damnés de la terre, publiée à Paris en 1961, alors qu’il est atteint d’une leucémie en phase terminale et hospitalisé à Washington.

Fanon, de Jean-Claude Barny, sorti en avril 2025 dans l’Hexagone.

Cet ouvrage est une synthèse des enseignements qu’il a tirés de la guerre d’indépendance algérienne, destinée à éclairer et à inspirer les luttes anticoloniales à l’échelle mondiale. La traduction anglaise, parue en 1965, exerça une influence considérable sur les mouvements révolutionnaires noirs aux États-Unis.

Fanon, Malcolm X et la violence décoloniale

De nombreuses théories formulées par Fanon sur la violence révolutionnaire, envisagée comme un moyen de sensibilisation politique et d’autodétermination pour les peuples africains, ont trouvé un écho dans les discours de Malcolm X (1925-1965) au début des années 1960.

Figure centrale du militantisme radical afro-américain à cette époque, Malcolm X s’est distingué par son appel à la résistance active face à l’oppression raciale. Bien qu’aucune relation directe ne soit attestée entre Fanon et Malcolm X, leurs idées respectives présentent des convergences notables et ont été largement diffusées et reprises au sein des mouvements militants afro-américains.

Nés la même année, en 1925, Fanon et Malcolm X provenaient de contextes socio-économiques contrastés : Fanon était issu de la classe moyenne et a fait des études de médecine, tandis que le parcours de Malcolm Little, qui prendra le nom de Malcolm X au début des années 1950, a été marqué par une jeunesse difficile, un passage de sept années en prison et une éducation autodidacte.

Malgré ces trajectoires divergentes, une affinité intellectuelle et idéologique profonde les unissait. Tous deux défendaient une décolonisation radicale ainsi qu’une émancipation tant psychologique que physique des populations noires, et influencèrent durablement les mouvements de libération noire aux États-Unis et au-delà.

Fanon affirmait que la décolonisation impliquait nécessairement le recours à la violence pour démanteler les structures du colonialisme :

« Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants », écrit-il dans les Damnés de la terre.

Malcolm X reprenait cette vision lorsqu’il déclarait : « La révolution est sanglante, hostile, sans compromis ; elle renverse tout sur son passage. » À ses yeux, la condition des Noirs aux États-Unis était une forme de colonialisme interne, une perspective étroitement liée au concept de « colonialisme domestique » développé par Fanon.

Les Afro-Américains vus comme un peuple colonisé

Huey P. Newton et Bobby Seale, figures révolutionnaires afro-américaines, ont approfondi ces idées en donnant naissance, dans la seconde moitié des années 1960, au Black Panther Party (BPP) aux États-Unis. Ce mouvement révolutionnaire prônait l’autodéfense des Noirs et la justice sociale face au racisme et à la violence policière. Il s’inscrivait dans le mouvement Black Power en valorisant la fierté noire, l’autonomie communautaire et la résistance à l’oppression systémique. Bien qu’ils se réclamaient de l’héritage spirituel du nationalisme noir de Malcolm X, leur pensée fut fortement influencée par l’analyse de Frantz Fanon sur la lutte de libération algérienne.

Outre les Damnés de la terre, que chaque membre du parti devait lire, les cadres du BPP se sont également approprié des ouvrages tels que Peau noire, masques blancs, l’An V de la révolution algérienne et Pour la révolution africaine, dès leur traduction en anglais.

En intégrant les théories fanoniennes, Newton et Seale ont interprété la condition des Afro-Américains comme celle d’un peuple colonisé, justifiant ainsi le recours à l’autodéfense armée contre la violence policière dans les quartiers noirs, car ils y voyaient une forme légitime de résistance à une occupation.

Frantz Fanon affirmait que la violence coloniale déshumanisait les opprimés, et que la violence révolutionnaire permettait de restaurer leur dignité.

« La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force », explique-t-il dans « les Damnés de la terre ».

Cette violence originelle se renverse chez lui en une violence libératrice porteuse d’un nouvel ordre politique. Pour Fanon, elle constitue un outil d’émancipation psychologique, permettant aux opprimés de surmonter l’aliénation et le sentiment d’infériorité.

De manière analogue, les nationalistes noirs américains ont établi un lien entre la condition des colonisés et celle des Afro-Américains dans les ghettos urbains, défendant des moyens révolutionnaires pour affranchir ces communautés. Influencés par Fanon, les militants du Black Power considéraient les quartiers noirs comme des colonies internes soumises à un pouvoir blanc extérieur, qu’ils qualifiaient d’« impérialisme communautaire ».


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon propose un cadre idéologique pour les luttes anticoloniales, appelant à mobiliser en première ligne le lumpenprolétariat, ces couches marginalisées, souvent criminalisées ou exclues du système productif. À partir de l’expérience algérienne, Fanon montre que ces individus, non intégrés aux structures coloniales, sont particulièrement susceptibles de s’engager dans la lutte armée. Contrairement à Marx, qui considérait le lumpenprolétariat (ou, « sous-prolétariat ») comme dépourvu de conscience révolutionnaire, Fanon y voit une force potentiellement subversive, à condition qu’elle connaisse un éveil politique.

Cette revalorisation des marges a profondément influencé les mouvements noirs radicaux tels que les Black Panthers. Des figures comme Huey P. Newton et Eldridge Cleaver ont affirmé que le lumpenprolétariat noir – chômeurs, travailleurs informels ou anciens détenus – représentait une avant-garde plus révolutionnaire que la classe ouvrière blanche, souvent perçue comme complice de l’ordre établi.

Actualité et pertinence de la pensée de Fanon

Le mouvement Black Power a permis de faire des idées de Frantz Fanon une référence mondiale dans la lutte contre le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme, au-delà de leur contexte algérien. Il a contribué à faire de Fanon l’un des plus grands penseurs révolutionnaires.

La pertinence actuelle de la pensée de Frantz Fanon se manifeste dans des mouvements contemporains tels que Black Lives Matter (BLM) et dans les luttes anticoloniales en cours. Leurs critiques du racisme systémique, du colonialisme et leur appel à l’action radicale s’inscrivent dans la continuité de la pensée fanonienne, qui continue d’inspirer des militants à l’échelle mondiale.

L’engagement international du mouvement BLM en faveur de la justice sociale reflète la vision de Fanon, en particulier dans l’exigence du démantèlement des structures oppressives telles que le racisme systémique, les inégalités économiques et les violences policières institutionnalisées.

Par ailleurs, l’influence de Fanon se manifeste bien sûr au-delà des mouvements noirs américains ; on le constate notamment dans la reprise régulière de certains de ses arguments par les animateurs de nombreux mouvements pro-palestiniens.

The Conversation

Nour El Houda Laib ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20 / 25

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌞