08.12.2025 à 16:17
Ce que révèle l’enquête sur le rôle des réseaux sociaux dans la crise de Madagascar 2025
Texte intégral (1708 mots)
Antananarivo, 12 octobre 2025, le président Rajoelina a pris la fuite et l’armée s’est emparée du pouvoir, à l’issue d’une vaste mobilisation de la jeunesse, largement alimentée par la circulation d’images et d’informations sur les réseaux sociaux. Une enquête conduite peu après les événements montre la façon dont les Malgaches construisent leur vision de la vie politique dans l’espace numérique.
En septembre 2025, alors que la crise socio-politique s’intensifie à Madagascar, une réalité s’impose discrètement mais puissamment : l’essentiel du débat public ne se joue plus sur les ondes ni dans les colonnes des journaux, mais dans les flux rapides et émotionnels de Facebook et WhatsApp. En quelques minutes, une rumeur peut mobiliser, inquiéter, rassurer ou diviser. En quelques heures, elle peut redessiner la perception collective d’un événement.
Les résultats de notre récente enquête menée auprès de 253 répondants, complétés par 42 contributions qualitatives, révèlent que la crise est autant une crise politique qu’une crise de médiation où les réseaux sociaux deviennent les principaux architectes du réel. Derrière la simple perception de réseaux sociaux dédiés à la transmission d’informations, ils façonnent les émotions, orientent les interprétations et reconfigurent la confiance.
Ce basculement, largement anticipé par les sciences de l’information et de la communication (SIC), s’observe ici avec une netteté particulière. Les médiations traditionnelles (radio, télévision, presse) cèdent du terrain à des dispositifs socio-techniques qui redéfinissent la manière dont les citoyens perçoivent, réagissent… et croient.
Derrière la crise malgache, c’est donc une transformation plus profonde qui apparaît. C’est celle d’un espace public recomposé où l’attention, l’émotion et la vitesse deviennent les nouveaux moteurs de l’opinion malgache.
La fin des médiations traditionnelles : vers un nouvel environnement cognitif
Le déplacement observé dans l’enquête – de la radio et de la presse vers Facebook et WhatsApp – illustre ce que Louise Merzeau appelait une médiation environnementale. C’est-à-dire que l’information ne circule plus dans des canaux distincts mais s’inscrit dans un environnement continu, ubiquitaire, où chacun est simultanément récepteur et relais.
Dominique Cardon rappelait que les plateformes numériques transforment la visibilité publique selon des logiques de hiérarchisation algorithmique qui ne reposent plus sur l’autorité éditoriale mais sur la dynamique attentionnelle.
L’enquête confirme ce point : les Malgaches ne s’informent pas sur les réseaux, ils s’informent dans les réseaux, c’est-à-dire dans un écosystème où la temporalité, la viralité et l’émotion structurent la réception de l’information.
Conformément à un phénomène analysé dans les travaux de Manuel Castells, nous passons d’un modèle de communication de masse vertical à un modèle de « mass self communication », intensément horizontal, instantané et émotionnel.
Les plateformes comme infrastructures du réel : une crise des médiations
Yves Jeanneret indiquait que la communication n’est pas un simple transfert d’informations mais un processus qui transforme les êtres et les formes. Les résultats de l’enquête malgache confirment cette thèse.
L’enquête montre que 48 % des répondants déclarent avoir modifié leur opinion après avoir consulté des contenus numériques. Ce chiffre illustre ce que Jeanneret appelle « la performativité des dispositifs » : les messages ne se contentent pas de signifier ; ils organisent des parcours d’interprétations, orientent des sensibilités et éprouvent des affects.
La crise malgache est ainsi moins une crise de l’information qu’une crise des médiations, où l’autorité symbolique se déplace vers des acteurs hybrides (groupes WhatsApp, influenceurs locaux, communautés émotionnelles, micro-réseaux sociaux affinitaires).
L’espace public affectif : l’émotion comme norme d’intelligibilité
Les données de l’enquête – les répondants disent éprouver colère, peur, tristesse mais aussi espoir – confirment le constat formulé par Yves Citton selon lequel nous vivons dans un régime d’attention émotionnelle où les affects structurent la réception bien plus que les faits.
La viralité observée relève de ce que Morin nommait la logique dialogique. C’est-à-dire que le numérique agrège simultanément les forces de rationalisation (recherches d’informations, vérification) et les forces d’irrationalité (panique, rumeurs, indignation…). Ce qui circule, ce ne sont pas seulement des informations, ce sont des structures affectives, des dispositifs d’émotion qui modulent les perceptions collectives. Danah Boyd évoquait à ce propos le « context collapse », à savoir l’effondrement des cadres sociaux distincts qui expose les individus à des flux ininterrompus d’émotions hétérogènes sans médiation contextuelle.
Dans ce paysage, l’émotion devient un raccourci cognitif, un critère de vérité, voire un mode d’appartenance.
Une crise de confiance plus qu’une crise d’information
Dominique Wolton insistait sur le fait que la communication politique repose d’abord sur un contrat de confiance et non sur la quantité d’information disponible. L’enquête malgache montre que ce contrat est rompu : il en ressort que les réseaux sociaux sont jugés peu fiables (2,4/5) mais sont massivement utilisés ; que les médias traditionnels sont perçus comme prudents ou silencieux ; que la parole institutionnelle est jugée trop lente ; et que les algorithmes sont accusés de censure.
En résulte une fragmentation du récit national, chaque groupe social reconstruisant son propre réel, comme l’ont montré Alloing et Pierre dans leurs travaux sur les émotions et la réputation numérique. La crise révèle ainsi une dissociation entre l’autorité de l’information (affaiblie) et l’autorité des narratifs (renforcée).
De la désinformation à la fragilité cognitive : une lecture écosystémique
Réduire la situation à un phénomène de « fake news » serait, pour reprendre Morin, une « erreur de réduction ». La désinformation n’est ici que la surface visible d’un phénomène bien plus profond, qui est celui de la vulnérabilité cognitive structurelle. Elle repose sur : la saturation attentionnelle, la rapidité des cycles émotionnels, la fragmentation des médiations, le déficit de littératie médiatique et l’architecture algorithmique des plates-formes.
L’ensemble de ces éléments forment un écosystème au sens de Miège, dans lequel l’information et la communication ne peuvent être séparées des logiques techniques, économiques et sociales qui les produisent. C’est dans ce cadre que la souveraineté cognitive devient une question stratégique comparable à ce que Proulx appelait la nécessité de « réapprendre à habiter en réseaux ».
La nécessité d’une transition cognitive révélée par la crise
L’enquête révèle l’urgence, à Madagascar, d’opérer une transition cognitive. Cela implique une veille capable de détecter rapidement les signaux faibles, une communication publique adaptée au rythme émotionnel des plateformes, une éducation critique aux biais de réception et une coopération structurée entre État, régulateurs, société civile et plateformes pour encadrer la circulation des contenus.
Ces pistes s’inscrivent dans la perspective d’un « État élargi », c’est-à-dire un État qui reconnaît que la stabilité collective dépend désormais de nouveaux acteurs : infrastructures numériques, entreprises technologiques, médias sociaux, communautés connectées. Dans ce modèle, la confiance devient une infrastructure qui est le socle indispensable au fonctionnement de la vie publique, à l’image de l’électricité ou des réseaux de communication.
La crise malgache de 2025 n’est pas un accident. C’est un révélateur des transformations profondes de nos sociétés numériques. Elle montre un espace public recomposé où s’entremêlent architectures techniques globales, émotions collectives locales et médiations affaiblies. Elle a aussi entraîné une prise de conscience au sein des médias malgaches, qui développent désormais une approche plus réflexive sur ces enjeux. Comme l’écrivait Merzeau, « la mémoire est un milieu » ; en 2025, à Madagascar, le réel l’est devenu aussi.
Le défi dépasse largement la lutte contre la désinformation. Il s’agit désormais de reconstruire des médiations fiables, capables d’articuler faits, émotions et légitimité dans une écologie informationnelle où le vrai ne circule plus seul, mais au milieu de récits concurrents, d’affects partagés et d’algorithmes invisibles.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.12.2025 à 16:41
États-Unis/Venezuela : la guerre ou le deal ?
Texte intégral (3049 mots)
Alors que Donald Trump exige qu’il démissionne, Nicolas Maduro refuse pour l’instant de quitter le pouvoir. Washington brandit la menace d’une intervention armée.
Donald Trump l’a exprimé on ne peut plus clairement : il souhaite la chute du régime de Nicolas Maduro, au pouvoir au Venezuela depuis qu’il a pris en 2013 la suite d’Hugo Chavez. Pour cela, le président des États-Unis brandit diverses menaces : bombardements, opérations clandestines de la CIA, voire intervention militaire au sol. Lui qui se targue d’avoir mis fin à plusieurs guerres depuis son retour à la Maison Blanche il y a un an est-il sur le point d’en démarrer une ? Entretien avec Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine à l’Université de Rouen-Normandie, auteur, entre autres publications, de Venezuela : de la révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021) (Presses universitaires du Midi, 2023).
Une déflagration militaire entre les États-Unis et le Venezuela vous semble-t-elle aujourd’hui possible ?
Je pense que oui, même si j’étais plutôt sceptique il y a encore peu de temps. Aujourd’hui, un tel développement est envisageable, mais sous quelle forme ? Une guerre ouverte entre les deux États et une intervention terrestre comparable à celles qu’on a connues en Irak ou en Afghanistan me semble hautement improbable. Ne serait-ce que parce que, pour envahir le Venezuela, il faudrait mobiliser au moins 100 000 hommes et il y aurait sans doute des pertes assez importantes du côté de l’US Army, ce qui ne serait pas bien pris par l’opinion publique états-unienne et, spécialement, par une bonne partie de la base trumpiste.
Les dernières interventions militaires de Washington sur le continent, c’était unilatéralement au Panama en 1989 et de manière multilatérale en Haïti en 1994. Deux petits pays de moins de 80 000 kilomètres carrés, alors que le Venezuela, c’est deux fois la France en superficie. Trump voudra sans doute éviter de plonger le pays dans un nouveau Vietnam ou un nouvel Afghanistan.
En revanche, des frappes ciblées ou des interventions terrestres extrêmement localisées — sur une raffinerie pétrolière par exemple — apparaissent comme des mesures crédibles au vu du déploiement militaire des États-Unis en mer des Caraïbes, et au vu de certaines actions que leurs forces armées ont conduites ces derniers mois — je pense notamment à leurs frappes contre l’Iran l’été dernier.
Trump a annoncé qu’il avait donné son feu vert à des actions clandestines de la CIA sur le territoire vénézuélien. De quoi pourrait-il s’agir, concrètement ?
Le fait même qu’on sache publiquement que Trump autorise des opérations secrètes de la CIA montre qu’il s’agit d’une manœuvre de communication. Le principe même des opérations secrètes est qu’elles ne sont pas claironnées à l’avance ! Il faut donc voir dans la déclaration de Trump avant tout un élément de pression psychologique sur l’adversaire.
Il n’empêche que cette annonce peut aussi avoir une traduction concrète. L’assassinat de certains hauts dirigeants vénézuéliens, voire de Maduro lui-même, est difficile à écarter. On sait en tout état de cause que ce n’est pas le respect du droit international qui bloquerait Donald Trump en la matière. Il a déjà ordonné ce type d’élimination de dignitaires étrangers — par exemple, pendant son premier mandat, celle du général iranien Ghassem Soleimani. L’assassinat extrajudiciaire est une mesure qui est présente dans le répertoire d’actions des États-Unis.
Autre possibilité : endommager gravement l’économie vénézuélienne en sabotant des infrastructures pétrolières. Une grande partie de l’électricité au Venezuela vient du barrage hydroélectrique de Guri, situé dans le sud du pays. Si vous touchez ce point, vous pouvez durablement impacter le réseau électrique du pays.
Vous avez dit que le droit international importait peu à Trump. Mais il doit tout de même composer avec la législation de son propre pays, s’il entend s’en prendre avec force à un État étranger…
Pour déclarer une guerre, il doit obtenir une majorité au Congrès, ce qui ne va pas de soi. Les votes sur la possibilité d’une guerre contre le Venezuela au Congrès des États-Unis sont toujours très serrés. Mais Trump tente de contourner cette règle. Il a classé comme « terroristes » des groupes comme le « Cartel de los Soles », dont il prétend qu’il serait dirigé par Maduro. En réalité, cette organisation n’existe pas vraiment, et n’a aucun lien structurel avec le gouvernement Maduro, selon les services de renseignement états-uniens eux-mêmes. Il n’empêche : Trump peut désormais prétendre qu’au Venezuela, il faut conduire une « opération antiterroriste ».
Il y a une dizaine de jours, Trump aurait eu une conversation téléphonique avec Maduro durant laquelle il aurait exigé que ce dernier démissionne et quitte le pays…
Il faut se méfier des déclarations des uns et des autres, mais apparemment, Trump aurait proposé à Maduro de s’exiler en Russie sous peine de représailles militaires et Maduro lui aurait répondu qu’il serait prêt à quitter le pouvoir, mais à condition que les sanctions soient levées ; qu’une centaine de dirigeants vénézuéliens soient amnistiés des accusation états-uniennes d’atteinte aux droits humains, de trafic de drogue ou de corruption ; qu’il continue à contrôler l’armée depuis son lieu d’exil ; et que sa vice-présidente, Delcy Rodriguez, assure un gouvernement par intérim. Conditions rejetées par Trump.
Du côté du pouvoir de Caracas, on a aussi laissé entendre que la discussion a été très cordiale et que Trump aurait invité Maduro à Washington — ce qui me semble peu crédible au vu des menaces qui pèsent sur le président vénézuélien, les États-Unis ayant promis 50 millions de dollars à quiconque faciliterait sa capture ! Je vois donc mal un sommet international entre les deux hommes ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des manœuvres de communication de part et d’autre.
Trump veut un changement de régime, idéalement sans intervention militaire : cela représenterait une vraie victoire diplomatique pour lui. Maduro, lui, semble éventuellement disposé à accepter de quitter le pouvoir, mais à condition que la personne qui lui succédera maintienne la continuité — pour reprendre une expression classique, il est prêt à tout changer pour que rien ne change.
Qu’est-ce que Maduro peut céder pour obtenir un tel développement ?
Voilà des semaines que le camp Maduro tente de négocier pour faire baisser la pression. L’un des moyens d’y parvenir est de passer des accords préférentiels avec les entreprises états-uniennes, quitte à desserrer les liens commerciaux avec la Russie et la Chine, lesquels se sont développés ces dernières années.
L’administration Trump semble toutefois ne pas vouloir céder sur le changement de régime. Dans ce contexte, l’administration Maduro a tout intérêt à afficher sa combativité dans sa communication destinée au peuple vénézuélien : cela permet de remobiliser sa base sociale et de transformer le président impopulaire et autoritaire qu’il est en défenseur de la souveraineté vénézuélienne contre l’impérialisme états-unien. Mais on a bien conscience, à Caracas, de l’immense asymétrie des forces militaires. En cas de guerre, le premier budget militaire mondial affronterait le 57ᵉ.
À quel point Maduro est-il impopulaire ?
Selon les procès-verbaux de l’opposition vénézuélienne, lors de l’élection présidentielle de 2024, officiellement remportée par Maduro, il aurait en réalité recueilli 30 % des suffrages. C’est minoritaire, mais ce n’est pas rien ! Pour autant, cela ne signifie pas que 30 % des Vénézuéliens seraient prêts à se battre pour lui, mais il y a sans doute un noyau dur qui adhère vraiment à son discours et pourrait prendre les armes le cas échéant. Nicolas Maduro parle aussi volontiers des « milices bolivariennes » qui regrouperaient selon lui 2 millions, voire 4 millions de personnes. Ces chiffres sont sans doute exagérés mais, je le répète, une intervention au sol tournerait probablement au bourbier.
Pourquoi cette montée des tensions intervient-elle maintenant et pas il y a six mois, ou dans six mois, par exemple ?
Les explications sont sans doute multiples. D’une part, on peut y voir le poids croissant du secrétaire d’État Marco Rubio qui, à la différence de la partie isolationniste de l’administration Trump et du mouvement MAGA au sens large, est sur une ligne plutôt interventionniste, spécialement à l’encontre des gouvernements cubain et vénézuélien. En cela, il s’oppose à Richard Grenell, conseiller de Trump qui, quelques jours après l’entrée en fonctions de l’administration actuelle, s’était rendu à Caracas pour y négocier avec le régime de Maduro le renouvellement de l’allègement des sanctions promis par Joe Biden pour que Chevron puisse importer du pétrole vénézuélien aux États-Unis, en contrepartie de l’accord de Caracas de recevoir des vols de migrants vénézuéliens expulsés des États-Unis. Rubio semble avoir le dessus en ce moment, et il joue sans doute une partie importante de sa carrière politique sur ce dossier. Un changement de régime au Venezuela serait un succès dont il pourrait s’enorgueillir, ce qui pourrait le propulser à la vice-présidence, voire à la présidence, dès 2028.
D’autre part, cette focalisation sur le Venezuela peut aussi répondre à la nécessité, pour Trump, de faire diversion de son incapacité à obtenir la paix en Ukraine. Enfin, il n’est pas impossible qu’il y ait aussi chez lui le calcul de détourner l’attention du grand public vers le cas vénézuélien à un moment où les révélations embarrassantes pour sa personne se multiplient dans l’affaire Epstein…
Qui sont ces Vénézuéliens que Trump expulse déjà et veut continuer d’expulser vers Caracas ? Ne s’agit-il pas, en partie au moins, de gens ayant quitté leur pays par hostilité envers Maduro ?
C’est tout le paradoxe ! Cela dit, les immigrés politiques sont minoritaires même si l’immense majorité des migrants vénézuéliens sont hostiles à Maduro. Majoritairement, cette immigration est de nature économique. La plupart de ces gens sont partis à cause des conditions dramatiques dans lesquelles ils vivaient chez eux.
Qui sont les principaux leaders de l’opposition vénézuélienne à Maduro ?
La tête de gondole de l’opposition, c’est Maria Corina Machado, la récente prix Nobel de la paix, qui est une dirigeante politique reconnue dans tout le pays. Elle se trouve probablement au Venezuela, mais dans la clandestinité. Edmundo Gonzalez, le candidat de l’opposition unie qui a affronté Maduro à la présidentielle de 2024, est une personne relativement âgée, relativement inconnue de la population jusqu’au scrutin de l’année dernière, qui a servi de prête-nom à l’opposition dans cette élection face aux obstacles institutionnels que le gouvernement Maduro opposait à d’autres candidats. Juan Guaido, qui s’était autoproclamé président après la présidentielle de 2018, est aujourd’hui hors jeu. Il est exilé aux États-Unis et ne semble plus en mesure de jouer un rôle majeur. Il pourrait redevenir ministre en cas de changement de régime, mais il n’est plus une figure de premier plan.
Si changement de régime il y a, Machado et ses alliés pourraient-ils rapidement le remplacer et mettre le pays sur une nouvelle voie ?
Il n’est pas facile de passer de leaders dans la clandestinité à dirigeants d’un pays en proie à de très graves difficultés économiques. Il faut rappeler à cet égard que, entre 2014 et 2020, le pays a perdu 74 % de son PIB, une crise sans précédent pour un pays qui n’est pas en guerre. Depuis 2020, on a assisté à un certain redémarrage de l’économie, du fait de l’assouplissement des sanctions promues par Joe Biden. Ce redémarrage s’est fait aussi au prix d’une dollarisation de l’économie, c’est-à-dire que l’on a essayé de redynamiser l’économie en attirant des capitaux en dollars, ce qui a d’ailleurs accru les inégalités. De fait, la situation du Venezuela reste terrible. Les salaires sont très bas, les conditions de vie sont extrêmement difficiles, avec des pénuries d’électricité, des pénuries d’eau, des pénuries d’essence… d’où d’ailleurs une émigration colossale. Près d’un quart des habitants auraient quitté le pays, essentiellement pour des États voisins, mais aussi pour les États-Unis et pour l’Espagne.
En cas de changement de régime, l’opposition arriverait avec un leadership national, oui ; mais il lui faudrait aussi tout un réseau de cadres, ce qui serait difficile à rebâtir, parce que cela fait plus de 25 ans que le chavisme est au pouvoir.
Mais de toute façon, tout cela, c’est dans le scénario rêvé où il n’y aurait pas de résistance et où le chavisme s’effacerait sans résistance. Machado exige un changement de régime total. Dans sa vision, le régime serait balayé, il y aurait une liesse populaire, les militaires fuiraient ou se convertirait en alliés du nouveau régime.
Cette vision peut sembler trop optimiste pour certains dans l’opposition, dont certains leaders, comme Henrique Capriles (candidat aux présidentielles de 2012 et de 2013), estiment qu’il faudra passer par une transition pacifique et donc par des négociations avec le camp chaviste afin d’aboutir à une réconciliation. L’opposition vénézuélienne n’est pas unie et alignée sur une seule posture.
Est-il encore possible que tout cela s’apaise dans les prochains jours ou dans les prochaines semaines ?
Trump a besoin d’un changement notable à Caracas pour pouvoir se vanter d’une victoire. Maduro pourrait partir et établir à sa place un régime de transition piloté par Delcy Rodriguez, mais Rubio et l’opposition vénézuélienne veulent plus que cela. En réalité, il est très compliqué d’imaginer une option qui arrive à satisfaire à peu près toutes les parties prenantes.
Il reste qu’un deal « à la Trump » n’est pas impossible : il a déjà surpris son monde par le passé en menaçant un pays avant de s’afficher avec son leader — je pense à son rapprochement avec la Corée du Nord durant son premier mandat. Mais le Venezuela, pour la classe politique des États-Unis, pour une bonne partie de leurs électeurs latinos, notamment, revêt une importance bien plus grande que la Corée du Nord. La voie d’un règlement pacifique paraît donc à ce stade difficile à envisager…
Propos recueillis par Grégory Rayko
Thomas Posado ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.12.2025 à 13:08
L’intelligence collective : cette symphonie invisible des grandes équipes de football
Texte intégral (1773 mots)
Pourquoi certaines équipes de football semblent-elles réciter une partition savamment orchestrée, « jouant en harmonie » et enchaînant les actions fluides comme si chaque joueur lisait dans les pensées des autres ? Et pourquoi d’autres, pourtant remplies de stars, donnent parfois l’impression de ne jamais réussir à se connecter ou à se comprendre ? Derrière ces scènes familières pour tout amateur du ballon rond se cache un concept clé : l’intelligence collective.
Alors que le football est aujourd’hui un phénomène culturel mondial, il n’est pas seulement un sport promouvant les talents individuels, mais une véritable aventure cognitive collective pour les joueurs. Concrètement, la cognition décrit l’ensemble des mécanismes nous permettant de produire des pensées et des comportements. Elle englobe notamment la perception, la mémoire, le langage, l’apprentissage, le raisonnement, la résolution de problème ou encore la prise de décision. Une équipe de football est un système cognitif complexe, dont peut émerger une forme d’intelligence collective. Un postulat illustré par le documentaire réalisé en 2006 par Jean-Christophe Ribot.
L’intelligence collective reflète la capacité d’un collectif à produire une performance supérieure à la somme des performances individuelles, à trouver des solutions à des problèmes que les individus ne pourraient résoudre seuls, que ces problèmes soient connus ou inédits. Elle permet au collectif d’être plus fiable (stabilité et régularité des performances dans le temps), plus flexible (il peut faire face à davantage de situations ou à des problèmes plus variés) et plus fort (de meilleures performances absolues). Selon la thèse avancée par Joseph Henrich, la formidable intelligence collective des êtres humains est le fruit de nos compétences culturelles. Seulement, elle n’est pas la propriété exclusive de notre espèce.
L’intelligence collective, un phénomène universel
Pour Émile Servan-Schreiber, l’intelligence collective peut concerner tout groupe, dès lors qu’il est constitué d’entités capables de traiter de l’information et d’interagir entre elles.
Il est important de préciser qu’une telle conception suppose que la conscience de ses actions n’est pas indispensable. Ainsi, l’intelligence collective ne se limite pas à l’être humain : elle est un phénomène universel que l’on observe partout dans la nature. On la retrouve chez de nombreuses espèces animales, voire végétales. Même certains microorganismes « rudimentaires » (le blob ou l’amibe Dictyostelium, par exemple) sont capables de comportements fascinants, mais surtout collectivement intelligents.
Au sein de cette grande variété, Jean-François Noubel différencie plusieurs types d’intelligence collective. La plus parlante est probablement l’intelligence collective « en essaim ». Aussi appelée swarm intelligence, elle est présente chez les insectes sociaux (fourmis, abeilles, termites), ainsi que dans les bancs de poissons et les nuées d’oiseaux. Un nombre important d’individus agit sans plan préétabli, sans que chaque membre ait une vision complète de la situation et sans chef pour coordonner le tout. Leurs interactions reposent alors sur des règles très simples, produisant des comportements collectifs complexes.
Mais celle qui nous intéresse en premier lieu est l’intelligence collective « originelle », présente dans les petits groupes (jusqu’à une dizaine d’individus). Elle nécessite une proximité spatiale et s’appuie généralement sur un objet/lien symbolique ou matériel : la proie dans les meutes de loups en chasse, la mélodie dans un groupe de musique, le ballon dans une équipe de football.
Les multiples facettes de l’intelligence collective
À l’échelle collective comme individuelle, l’intelligence présente de multiples facettes. Elle décrit diverses capacités émergeant des interactions de groupe, produisant des comportements extrêmement variés, qui dépendent à la fois des caractéristiques du collectif (taille, types et fréquence d’interaction, diversités, expérience commune, etc.) et de l’environnement dans lequel il agit. James Surowiecki, auteur de la Sagesse des foules (2008), distingue trois catégories de problèmes que les collectifs peuvent résoudre.
Premièrement, des problèmes de cognition, consistant à estimer, prédire ou identifier une valeur objective. Par exemple : deviner le poids d’un objet, prévoir un résultat électoral, localiser quelque chose.
Deuxièmement, des problèmes de coordination, pour lesquels les membres du collectif doivent adapter leurs actions sans chef pour commander. Nous en faisons régulièrement l’expérience en conduisant une voiture, en circulant à vélo ou en sortant d’une salle de concert.
Enfin, des problèmes de coopération, impliquant des individus dont les intérêts individuels peuvent diverger de ceux du collectif. Il s’agit alors de mettre son action au service du bien commun, à l’instar d’une campagne de vaccination ou des gestes de tri sélectif.
Dans notre thèse, nous avons cherché à démontrer que, pour les équipes de football, l’intelligence collective prend une dimension particulièrement originale, mêlant prise de décision, coordination des mouvements et anticipation des actions.
Une projection collective dans le temps
Imaginez pouvoir vous projeter dans un futur plus ou moins proche, pouvoir deviner ce qui va se produire sous vos yeux. Cette capacité, que l’on nomme anticipation, est déterminante au football. En effet, les joueurs doivent constamment interpréter les actions de leurs adversaires et partenaires pour agir en conséquence. Collectivement, comprendre et deviner ce qui va advenir donne un avantage déterminant aux équipes qui s’adaptent dans l’instant, sans recourir à une communication verbale.
L’exemple des marchés prédictifs montre que les foules sont particulièrement habiles dans l’exercice de prédire certains événements. En agrégeant des informations et des pensées dispersées, cette forme de « pari collectif » peut produire des résultats dépassant les performances d’experts isolés.
Un tel phénomène repose en partie sur la diversité cognitive, autrement dit la combinaison de multiples façons de voir le monde, d’interpréter les choses. C’est l’idée du « théorème de la diversité » formulé par le sociologue américain Scott E. Page : un groupe cognitivement diversifié obtient souvent de meilleurs résultats qu’un groupe composé uniquement d’individus très compétents mais homogènes dans leur façon de penser. Or, qu’en est-il pour les petits groupes qui ne pourraient pas s’appuyer sur le nombre ?
L’étude que nous avons menée sur les équipes de football a montré que, pour des groupes de taille identique, l’expertise individuelle restait un facteur déterminant. En clair, une équipe de débutants est moins performante dans l’anticipation du jeu qu’une équipe d’experts, même si elle dispose d’une certaine diversité cognitive. En parallèle, nous avons observé qu’à expertise moyenne équivalente, une dose de diversité cognitive était bénéfique.
Concrètement, les équipes composées d’une minorité de joueurs « pensant différemment » étaient plus performantes pour deviner collectivement ce qui allait se produire dans un futur immédiat. Sans se concerter, ces dernières prédisaient avec réussite environ deux fois sur trois, ce qui leur conférerait un avantage indéniable sur le terrain.
Un atout dans les situations « critiques »
Compétences individuelles et diversité cognitive semblent bien liées à l’intelligence collective, y compris dans des groupes de petites tailles, confrontés à des situations « critiques ».
Au-delà du plaisir du sport, anticiper collectivement pour agir dans l’urgence est le quotidien de nombreux professionnels : pompiers, urgentistes, militaires. Comprendre les ressorts de leurs interactions, et des facteurs les rendant plus performants est alors déterminant. À ce titre, d’autres études ont souligné l’importance des compétences sociales, comme l’écoute ou la capacité à lire dans les yeux. Autant de pistes à creuser pour former à l’intelligence collective demain.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Yoann Drolez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.12.2025 à 16:19
Comment l’Iran en est arrivé à la faillite hydrique et pourquoi déplacer la capitale ne changera rien
Texte intégral (2106 mots)
Face à l’une des pires sécheresses de son histoire, l’Iran se retrouve au bord de la « faillite hydrique » : Téhéran, sa capitale de 15 millions d’habitants, pourrait devenir inhabitable.
L’automne marque le début de la saison des pluies en Iran, mais de vastes régions du pays n’ont quasiment pas vu une goutte alors que la nation affronte l’une de ses pires sécheresses depuis des décennies. Plusieurs réservoirs essentiels sont presque à sec et Téhéran, la capitale, se rapproche d’un « Day Zero », le moment où la ville n’aura plus d’eau.
La situation est si grave que le président iranien Massoud Pezeshkian a relancé un projet envisagé de longue date visant à déplacer la capitale, une métropole où vivent aujourd’hui 15 millions de personnes.
Des gouvernements précédents avaient déjà évoqué l’idée d'installer la capitale ailleurs, sans jamais la mettre en œuvre. De fait, l’expansion incontrôlée de Téhéran a généré une série de problèmes, allant du stress hydrique chronique et de l’affaissement des sols aux embouteillages et à une pollution atmosphérique sévère, tout en accentuant les inquiétudes concernant la vulnérabilité de la ville aux risques sismiques majeurs. Cette fois, Pezeshkian présente le déménagement comme une obligation, non comme un choix. Il a averti en novembre 2025 que si rien ne change, la ville pourrait devenir inhabitable.
Comment l’Iran en est arrivé à la faillite hydrique
La sécheresse est une préoccupation dans cette région du monde depuis des millénaires. Une prière du roi perse Darius le Grand, gravée dans la pierre il y a plus de 2 000 ans, demandait à son dieu de protéger la terre des envahisseurs, de la famine et du mensonge.
Aujourd’hui, toutefois, l’aggravation des problèmes hydriques et environnementaux de l’Iran est la conséquence prévisible de décennies durant lesquelles les ressources limitées de la région ont été gérées comme si elles étaient infinies.
L’Iran s’est largement reposé sur une irrigation très consommatrice d’eau pour cultiver des terres arides, tout en subventionnant l’usage de l’eau et de l’énergie, ce qui a entraîné une surexploitation des nappes phréatiques et une baisse des réserves souterraines. La concentration des activités économiques et de l’emploi dans les grands centres urbains, en particulier Téhéran, a également provoqué une migration massive, aggravant encore la pression sur des ressources hydriques déjà sursollicitées.
Ces dynamiques, parmi d’autres, ont conduit l’Iran vers une forme de « faillite hydrique » – un point où la demande en eau dépasse durablement l’offre et où la nature ne peut plus suivre.
L’approche centralisée et verticale de la gestion de l’eau en Iran s’est révélée incapable d’assurer la durabilité des ressources et de maintenir un équilibre entre l’offre renouvelable et une demande qui ne cesse de croître.
Depuis la révolution de 1979, le pays s'est lancé dans une véritable « mission hydraulique », construisant barrages et dérivations de rivières pour soutenir l’expansion urbaine et agricole. Poussée par des ambitions idéologiques, la quête d’autosuffisance alimentaire, combinée aux sanctions internationales et à l’isolement économique, a lourdement pesé sur l’environnement, en particulier sur les ressources hydriques. Assèchement des lacs, épuisement des eaux souterraines et salinisation croissante sont désormais des phénomènes répandus dans tout le pays, présentant des risques majeurs pour la sécurité hydrique.
En tant que spécialistes des ressources en eau (l’un de nous est un ancien directeur adjoint du Département iranien de l’environnement), ingénieurs environnementaux et scientifiques, nous suivons depuis des années les défis hydriques auxquels le pays est confronté. Nous voyons des solutions possibles à ses problèmes chroniques d’eau, bien qu’aucune ne soit simple.
La baisse des réserves expose l’Iran
Des experts alertent depuis des années : l’absence de stratégie pour traiter la faillite hydrique du pays le rend de plus en plus vulnérable aux conditions climatiques extrêmes. Les Iraniens en font de nouveau l’expérience avec la dernière sécheresse.
Les précipitations ont été largement inférieures à la normale lors de quatre années hydrologiques depuis 2020. Cela a contribué à une chute marquée du niveau des réservoirs. L’automne 2025 a été le plus chaud et le plus sec enregistré à Téhéran depuis 1979, mettant à l’épreuve la résilience de son système d’approvisionnement en eau.
La ville subit une pression croissante sur des réserves d’eaux souterraines déjà réduites, sans véritable perspective d’amélioration en l’absence de précipitations significatives. La diminution du manteau neigeux et la modification des régimes de pluie rendent plus difficile l’anticipation du volume et du calendrier des apports fluviaux. La hausse des températures aggrave encore la situation en augmentant la demande et en réduisant la quantité d'eau disponible dans les cours d’eau.
Il n’existe aucune solution rapide pour résoudre l’urgence hydrique de Téhéran. À court terme, seule une augmentation significative des précipitations et une réduction de la consommation peuvent apporter un soulagement.
Les mesures précipitées visant à accroître les transferts inter-bassins, comme le transfert Taleqan‑Téhéran pour pomper l’eau du barrage de Taleqan, situé à plus de 160 kilomètres, sont non seulement insuffisantes, mais risquent d’aggraver le déséquilibre entre offre et demande à long terme. L’Iran a déjà expérimenté le transfert d’eau entre bassins, et dans de nombreux cas, ces transferts ont alimenté une croissance non durable plutôt qu’une réelle conservation, aggravant les problèmes hydriques tant dans les bassins donneurs que dans les bassins récepteurs.
Au cœur du problème de Téhéran se trouve un déséquilibre chronique entre l’offre et la demande, alimenté par une croissance rapide de la population. Il est très douteux que le déplacement de la capitale politique, comme le suggère Pezeshkian, puisse réellement réduire la population de la ville et donc sa demande en eau.
La région peu peuplée du Makran, dans le sud-est du pays, le long du golfe d’Oman, a été évoquée comme une option possible, présentée comme un « paradis perdu », bien que les détails sur la proportion de la ville ou de la population qui serait déplacée restent flous.
Parallèlement, d’autres grandes villes iraniennes connaissent des tensions hydriques similaires : le stress hydrique est une menace à l’échelle nationale.
Des solutions pour un pays sec
Le pays doit commencer à dissocier son économie de la consommation d’eau en investissant dans des secteurs générant valeur et emplois avec un usage minimal de l’eau.
La consommation d’eau agricole peut être réduite en cultivant des produits à plus forte valeur ajoutée et moins gourmands en eau, tout en tenant compte de la sécurité alimentaire, du marché du travail et des aspects culturels. Les économies d’eau ainsi réalisées pourraient servir à reconstituer les nappes phréatiques.
S’ouvrir davantage au commerce mondial et importer des produits alimentaires dont la culture implique une forte consommation d’eau, plutôt que les produire localement, permettrait également à l’Iran de consacrer ses terres et son eau à un ensemble plus restreint de cultures stratégiques indispensables à la sécurité alimentaire nationale.
Cette transition ne sera possible que si le pays évolue vers une économie plus diversifiée, réduisant ainsi la pression sur ses ressources limitées, ce qui semble peu réaliste dans le contexte actuel d’isolement économique et international. La demande en eau urbaine pourrait être réduite en renforçant l’éducation du public à la conservation, en limitant les usages très consommateurs comme le remplissage des piscines privées, et en modernisant les infrastructures de distribution pour réduire les fuites.
Les eaux usées traitées pourraient être davantage recyclées à des fins potables et non potables, notamment pour maintenir les débits des rivières, actuellement négligés. Lorsque c’est possible, d’autres solutions, telles que la gestion des crues pour la recharge des nappes ou la dessalination des eaux souterraines intérieures, peuvent être explorées pour compléter l’approvisionnement tout en minimisant les impacts environnementaux.
Prises dans leur ensemble, ces mesures nécessitent une action audacieuse et coordonnée plutôt que des réponses fragmentaires. Les discussions renouvelées sur le déménagement de la capitale montrent comment les pressions environnementales s’ajoutent au puzzle complexe de la sécurité nationale de l’Iran. Cependant, si les causes profondes de la faillite hydrique du pays ne sont pas traitées, un éventuel déplacement de la capitale visant à alléger les problèmes d’eau restera inutile.
Mojtaba Sadegh a reçu des financements de l'US National Science Foundation, de la NASA et du Joint Fire Science Program.
Ali Mirchi, Amir AghaKouchak et Kaveh Madani ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
03.12.2025 à 16:53
Combiner préservation de la biodiversité et développement économique : leçons indonésiennes
Texte intégral (2224 mots)
Surexploitation des ressources marines et halieutiques, déchets abandonnés dans la nature, tourisme de masse… comment préserver les écosystèmes côtiers locaux des conséquences néfastes du tourisme et des activités humaines intensives ? Des recherches menées en Indonésie démontrent que les « aires protégées » et, dans le cas de l’Indonésie, les « aires marines protégées » (AMP) en particulier offrent des pistes prometteuses afin d’allier préservation de la biodiversité et développement économique – à condition d’y associer les populations locales. Cet article fait le point sur les dispositifs « d’aires » existants et offre un retour d’expérience sur leur efficacité en Indonésie.
La mise en place d’une aire protégée demeure l’un des principaux outils pour conserver la biodiversité. Mais les restrictions d’usage associées (selon les zones concernées : interdiction de prélèvement ou de circulation, itinéraires ou calendriers imposés, défense de faire un feu ou de bivouaquer) sont généralement contraignantes pour les riverains ou les touristes, et souvent mal acceptées.
Des travaux de recherche menés en Indonésie montrent qu’associer les communautés voisines à la conservation est généralement un gage d’efficacité écologique : les règles établies sont alors mieux comprises, voire co-construites, et, dès lors, mieux admises et respectées.
Ainsi, les bénéfices attendus de la mise en protection se concrétisent du point de vue écologique et il est possible d’y adjoindre des co-bénéfices pour les populations riveraines.
Périmètres et restrictions d’usage
La stratégie nationale des aires protégées (SNAP) donne la définition suivante de la notion d’« aire protégée » : « Un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés. »
C’est donc une zone géographique définie par la loi, dont l’usage est restreint par rapport au droit commun.
Plusieurs catégories de protection ont été définies par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), un lien étant clairement établi entre, d’une part, le degré de rareté et de menace pesant sur les écosystèmes, les animaux et les plantes et, d’autre part, le niveau des restrictions d’usage.
L’arsenal habituel est un périmétrage de la zone et la sécurisation légale du foncier ; la détermination d’une « zone cœur » et de zones tampons ; une régulation des accès et des pratiques ; l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de gestion écologique ; des activités de police de l’environnement et de valorisation des connaissances.
Pour ce qui est des espaces côtiers et maritimes, une aire marine protégée correspond à un « volume délimité en mer, sur lequel les instances gouvernantes attribuent un objectif de protection de la nature à long terme. Cet objectif est rarement exclusif et soit souvent associé à un objectif local de développement socio-économique, soit encore avec une gestion durable des ressources ».
Compte tenu des interactions entre faunes marine et terrestre (ponte des tortues, habitat des crabes et oiseaux de mer), de nombreuses aires protégées côtières sont mixtes, incluant une zone en mer et une partie terrestre pour garantir une continuité écologique entre les deux milieux.
Une tension entre biodiversité et développement économique
Aujourd’hui, la biodiversité est la plus riche dans les zones faiblement peuplées et faiblement développées (moindre pression anthropique, moindre pollution) et c’est naturellement dans ces zones que l’on est le plus susceptible de créer des aires protégées pour sécuriser les écosystèmes.
Dès lors, l’objectif de conservation peut entrer en tension avec celui du développement économique local.
Si les personnes les plus pauvres et les plus éloignées de l’économie mondiale sont les plus dépendantes de la nature pour leur subsistance, il faut aussi noter que la création d’une aire protégée se traduit pour les populations riveraines par de nouvelles contraintes pesant sur leurs pratiques productives (agriculture, cueillette, élevage, châsse, pêche), leurs itinéraires (zones interdites de manière temporaire ou permanente, nomadisme), leurs comportements (gestion des déchets). Il existe une tension traditionnelle entre droits des riverains et droits de la nature.
Les logiques de conservation sont parfois déployées dans des contextes d’inégalités importantes, car faisant se côtoyer des populations très pauvres et isolées, avec des opérateurs économiques plus riches alignés sur d’autres standards (tourisme, pêcheries industrielles, mines). En Indonésie, certains villages côtiers, situés dans des zones très touristiques, figurent parmi les plus riches du pays, mais aussi parmi les plus inégaux : les modes de vie traditionnels (pauvres) coexistent avec ceux, davantage empreints de consommation, d’un petit groupe de personnes qui profitent plus directement des revenus issus du tourisme.
Par ailleurs, les villages proches d’aires protégées ont souvent un accès plus limité aux équipements, infrastructures (près de la moitié des populations proches des aires protégées n’a pas accès au réseau téléphonique) et soutiens financiers (la moitié des ménages n’a pas accès au crédit).
De manière générale, ces villages proches d’aires protégées affichent en moyenne de plus hauts niveaux de pauvreté et d’inégalité qu’ailleurs dans le pays, et si l’on y observe une lente augmentation des revenus des plus pauvres, le niveau des inégalités, lui, a plutôt tendance à augmenter.
Dès lors, est-il possible de concilier conservation et développement juste des populations locales ?
Associer les populations locales
Des travaux menés sur une série d’aires marines protégées en Indonésie montrent que l’association directe des populations à la création puis à la gestion des aires protégées (information des populations sur les enjeux, création de groupe de parole, représentation des populations voisines dans les instances de décision, intégration des riverains dans la surveillance ou le guidage, etc.) est un garant de l’efficacité écologique et de l’acceptation sociale. Chaque restriction d’usage, si elle est comprise, nourrie de la connaissance des populations locales et confrontée à leurs contraintes existantes, sera mieux respectée et les coûts de coercition réduits. De même, si l’exercice de la surveillance écologique est exercée par un ou une voisine, elle n’est pas vécue comme exogène.
Les travaux soulignent notamment :
L’importance du volet social de la conservation écologique : il est nécessaire d’associer au maximum les populations riveraines au processus de création puis de gestion des aires marines, notamment lors de l’élaboration des règles. Celles-ci doivent être construites en tenant compte des besoins locaux et des connaissances des habitants. Il est par exemple très important que des enquêtes préalables soient effectuées avant la création de nouvelles aires protégées, pour en limiter l’impact et s’assurer de l’existence de solutions alternatives ou de compensations adaptées. Cette économie non monétaire, fondée sur la nature, n’est toutefois pas bien connue ni appréhendée par les décideurs.
La nécessité d’une diversification des profils de recrutement des gestionnaires et écogardes (ne pas se limiter aux formations purement biologiques et écologiques). Il convient de former les gestionnaires en place aux approches économiques et sociales et de les doter d’outils pratiques pour les aider à mieux intégrer les populations et mieux prendre en compte leurs points de vue.
La biodiversité, garantie de subsistance et atout de développement
Concilier objectifs socio-économiques et environnementaux n’est donc pas impossible, même si l’objectif principal d’une aire protégée est généralement prioritairement biologique, visant à maintenir durablement des écosystèmes.
La biodiversité protégée peut être un facteur particulièrement attractif pour le tourisme (plongée, randonnée, pêche sportive, grande chasse) et devenir un atout économique pour un pays, le tourisme étant dans la comptabilité nationale une exportation de services, pourvoyeuse de devises, d’emplois et d’activité économique. Tout en rappelant aussi qu’un tourisme intense, mal contrôlé et mal canalisé, peut évidemment devenir une menace additionnelle pour la biodiversité des milieux fragiles.
Les aires marines protégées offrent par ailleurs de nombreux bénéfices environnementaux. En conservant la biodiversité et le paysage, elles favorisent la pêche durable et le tourisme côtier. En protégeant les zones d’habitat de la faune sauvage, elles facilitent la reproduction des poissons. En zone intertropicale, elles augmentent également la résilience des communautés humaines face au changement climatique, car les mangroves et les barrières de corail atténuent les effets du changement climatique comme la montée du niveau des mers et l’érosion côtière, et l’impact des phénomènes extrêmes, notamment les tsunamis dans les pays à forte activité sismique comme l’Indonésie (entre 5 000 et 10 000 séismes enregistrés chaque année).
Les conditions de l’efficacité des aires marines protégées
Les études menées sur l’Indonésie montrent que la plupart des aires marines protégées souffrent d’une gouvernance médiocre, mais que des améliorations sont possibles et déjà à l’œuvre.
Prévue par le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal, l’extension ou la création d’aires protégées, si elle est conduite en lien avec les populations, peut se traduire par une amélioration des conditions de vie des riverains, avec notamment une amélioration des captures de pêche, un meilleur accès des communautés à l’information, un accès à des emplois dans le tourisme, notamment pour les femmes. Une extension des aires marines protégées, si elle s’accompagne d’une démarche consultative et inclusive, peut donc conjuguer intérêt écologique et économique.
Dans cette perspective, les travaux de recherche en matière de mesure de la biodiversité (comptabilité écologique et océanique, Blue ESGAP, comptabilité des écosystèmes côtiers) sont très attendus, car ils devraient permettre à moyen terme un meilleur suivi des effets écologiques et sociaux des aires marines protégées et de documenter ainsi la contribution au développement durable des politiques de conservation de la nature.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.