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12.08.2025 à 17:12
Israël, Yémen, Guatemala, Timor oriental… Six stratégies utilisées par les États-Unis pour se distancier des atrocités commises par ceux qu’ils soutiennent
Texte intégral (2631 mots)
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont régulièrement soutenu des dirigeants et des pays qui ont commis des atrocités. Washington déploie six stratégies rhétoriques pour se distancier de ces actes. Illustrations historiques avec les cas du Guatemala, de l’Indonésie au Timor oriental et de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont à plusieurs reprises soutenu des gouvernements qui ont commis des atrocités de masse, définies par le spécialiste du génocide Scott Straus comme étant une « violence à grande échelle et systématique contre des populations civiles ».
Cela inclut le soutien à Israël, qui est resté constant malgré le désaccord récent entre le président Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur la question de savoir si les Palestiniens sont victimes de famine à Gaza.
Nous sommes spécialistes des questions liées aux génocides et autres atrocités de masse, ainsi que des enjeux de sécurité internationale. Dans le cadre de nos recherches pour un prochain article à paraître dans le Journal of Genocide Research, nous avons étudié des déclarations officielles, des documents déclassifiés et des articles de presse portant sur quatre cas où les États-Unis ont soutenu des gouvernements alors qu’ils commettaient des atrocités : l’Indonésie au Timor oriental (1975-1999), le Guatemala (1981-1983), la coalition dirigée par l’Arabie saoudite – dite « Coalition » – au Yémen depuis 2015 et Israël à Gaza depuis octobre 2023.
Nous avons identifié six stratégies rhétoriques, autrement dit six façons de formuler un discours, utilisées par des responsables américains pour distancier publiquement les États-Unis des atrocités commises par ceux qui bénéficient de leur soutien.
Cette analyse est essentielle : lorsque les Américains, et plus largement l’opinion internationale, prennent ces discours pour argent comptant, les États-Unis peuvent continuer à agir en toute impunité, malgré leur rôle dans la violence mondiale.
Feindre l’ignorance face aux crimes
Lorsque des responsables américains nient toute connaissance des atrocités perpétrées par des parties bénéficiant du soutien des États-Unis, nous appelons cela une ignorance feinte (premier stratagème).
Par exemple, après que la Coalition a bombardé un bus scolaire au Yémen, tuant des dizaines d’enfants, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a demandé au général Joseph Votel si le Commandement central des États-Unis suivait l’objectif des missions qu’il ravitaillait en carburant.
Sa réponse : « Sénatrice, nous ne le faisons pas. »
Cette ignorance proclamée contraste fortement avec les crimes de guerre de la Coalition, bien documentés depuis 2015. Comme l’a exprimé Scott Paul, expert du Yémen, dans ces termes : « Plus personne ne peut feindre la surprise lorsque de nombreux civils sont tués. »
Brouiller les faits pour masquer la vérité
Lorsque les preuves d’atrocités ne peuvent plus être ignorées, les responsables américains ont recours à la confusion pour brouiller les faits (deuxième stratagème).
Lorsque les forces indonésiennes ont perpétré des massacres en 1983, tuant des centaines de civils, l’ambassade des États-Unis à Jakarta a envoyé un télégramme au secrétaire d’État ainsi qu’à plusieurs ambassades, consulats et missions américaines remettant en question les rapports, car ils « n’avaient pas été confirmés par d’autres sources ».
De même, lors du génocide maya au Guatemala, à la suite du coup d’État réussi d’Efraín Ríos Montt, des responsables américains ont déformé les informations faisant état des violences perpétrées par le gouvernement, en rejetant la responsabilité sur les guérilleros.
Dans son rapport de 1982 sur les droits humains au Guatemala, par exemple, le département d’État affirmait :
« Lorsqu’il a été possible d’attribuer la responsabilité des [meurtres au Guatemala], il semble plus probable que, dans la majorité des cas, ce sont les insurgés […] qui sont coupables. »
Pourtant, les services de renseignement américains affirmaient le contraire.
Des rapports sur les atrocités et abus commis par l’État au Guatemala figurent dans des documents de renseignement américains datant des années 1960. Un câble de la CIA de 1992 mentionnait explicitement que « plusieurs villages ont été rasés » et que « l’armée ne devait pas faire de quartier, aux combattants comme aux non-combattants ».
Nier l’implication directe malgré les preuves
Alors que continuent de s’accumuler les preuves des atrocités, ainsi que celles permettant d’identifier les responsables, les responsables américains ont souvent recours à la négation (troisième stratagème).
Ils ne nient pas que l’aide américaine est fournie, mais soutiennent qu’elle n’a pas été directement utilisée pour commettre des atrocités.
Par exemple, lors des atrocités commises par l’Indonésie au Timor oriental, les États-Unis ont activement formé des membres du corps des officiers indonésiens. Lorsque les forces de sécurité indonésiennes ont massacré jusqu’à 100 personnes dans un cimetière de Dili en 1991, la réaction de l’administration Bush s’est limitée à déclarer qu’« aucun des officiers militaires indonésiens présents à Santa Cruz n’avait reçu de formation américaine ».
Détourner l’attention, faire diversion
Lorsque l’attention publique sur le soutien américain atteint un niveau qui ne peut plus être facilement ignoré, les responsables américains peuvent recourir à la diversion (quatrième stratagème).
Il s’agit d’ajustements politiques très médiatisés, qui impliquent rarement des changements significatifs. Ils incluent souvent une forme de leurre. En effet, l’objectif de la diversion n’est pas de changer le comportement du bénéficiaire de l’aide américaine, mais simplement une tactique politique utilisée pour apaiser les critiques.
En 1996, lorsque l’administration Clinton a cédé à la pression des militants en suspendant les ventes d’armes légères à l’Indonésie, elle a tout de même vendu à l’Indonésie pour 470 millions de dollars d’armements sophistiqués, dont neuf avions de combat F-16.
Plus récemment, en réponse aux critiques du Congrès et de l’opinion publique, l’administration Biden a suspendu la livraison de bombes de 2 000 et 500 livres à Israël en mai 2024 – mais seulement pour une courte période. Toutes ses autres importantes livraisons d’armes sont restées inchangées.
Comme l’illustre le soutien des États-Unis à Israël, le détournement inclut également des enquêtes américaines superficielles qui signalent une certaine préoccupation face aux abus, sans aucune conséquence, ainsi que le soutien à des auto-enquêtes, dont les résultats disculpatoires sont prévisibles.
Faire l’éloge des dirigeants pour justifier la violence
Lorsque les atrocités commises par les bénéficiaires de l’aide américaine sont très visibles, les responsables américains utilisent également la glorification (cinquième stratagème) pour faire l’éloge des premiers et pour les présenter comme dignes d’être aidés.
En 1982, le président Ronald Reagan a fait l’éloge du président Suharto, le dictateur responsable de la mort de plus de 700 000 personnes en Indonésie et au Timor oriental entre 1965 et 1999, pour son leadership « responsable ». Par ailleurs, des responsables de l’administration Clinton le qualifiaient de « notre genre de gars ».
De même, le dirigeant guatémaltèque Ríos Montt a été présenté par Reagan au début des années 1980 comme
« un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un grand engagement », contraint de faire face à « un défi brutal lancé par des guérilleros armés et soutenus par des forces extérieures au Guatemala ».
Ces dirigeants sont ainsi dépeints comme exerçant la force soit pour une cause juste, soit uniquement parce qu’ils font face à une menace existentielle. Ce fut le cas pour Israël, l’administration Biden déclarant qu’Israël était
« en proie à une bataille existentielle ».
Cette glorification élève non seulement les dirigeants sur un piédestal moral, mais justifie également la violence qu’ils commettent.
Parler de diplomatie discrète
Enfin, les responsables américains affirment souvent mener une forme de diplomatie discrète (sixième stratagème), agissant en coulisses pour contrôler les bénéficiaires de l’aide des États-Unis.
Il est important de noter que, selon ces responsables, pour que cette diplomatie discrète soit efficace, le soutien américain reste nécessaire. Ainsi, le maintien de l’aide à ceux qui commettent des atrocités se trouve légitimé précisément parce que c’est cette relation qui permet aux États-Unis d’influencer leur comportement.
Au Timor oriental, le Pentagone a fait valoir que la formation renforçait le « respect des droits humains par les troupes indonésiennes ». Lorsqu’une unité militaire indonésienne formée par les États-Unis a massacré environ 1 200 personnes en 1998, le département de la Défense a déclaré que « même si des soldats formés par les Américains avaient commis certains des meurtres », les États-Unis devaient continuer la formation afin de « maintenir leur influence sur la suite des événements ».
Les responsables américains ont également laissé entendre en 2020 que les Yéménites attaqués par la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite bénéficiaient du soutien militaire américain à cette Coalition, car ce soutien conférait aux États-Unis une influence sur l’utilisation de ces armes.
Dans le cas de Gaza, les responsables américains ont, à plusieurs reprises, invoqué la diplomatie discrète pour promouvoir la retenue, tout en cherchant à bloquer d’autres systèmes de responsabilisation.
Par exemple, les États-Unis ont utilisé leur veto à six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur Gaza depuis octobre 2023 et ont imposé des sanctions à cinq juges et procureurs de la Cour pénale internationale en raison de mandats d’arrêt émis contre Nétanyahou et l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant.
Minimiser la responsabilité
Les responsables américains utilisent depuis longtemps diverses stratégies rhétoriques pour prendre leurs distances par rapport aux atrocités commises par d’autres avec le soutien des États-Unis et pour minimiser leur contribution à ces actes.
Dans ce contexte, la reconnaissance par Trump d’une « vraie famine » à Gaza peut être considérée comme une diversion visant à détourner l’attention du soutien inchangé des États-Unis à Israël, alors que les conditions de famine à Gaza s’aggravent et que des Palestiniens sont tués en attendant de recevoir de la nourriture.
De l’ignorance feinte à la minimisation de la violence en passant par la louange de ses auteurs, les gouvernements et présidents américains ont, depuis longtemps, recours à une rhétorique trompeuse pour légitimer la violence des dirigeants et des pays qu’ils soutiennent.
Mais deux éléments sont nécessaires pour que ce discours continue de fonctionner : l’un est le langage employé par le gouvernement américain, l’autre est la crédulité et l’apathie du public.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:09
Vers la fin des puissances hégémoniques ? Comprendre les théories de la domination globale
Texte intégral (1731 mots)

Aujourd’hui, dans le monde, aucune puissance ne semble en position hégémonique. Mais que signifie exactement ce concept d’hégémonie, au fondement des théories des relations internationales ? Est-il toujours valide ? Peut-on se passer d’une puissance dominante pour structurer les relations internationales ?
L’ère de l’hégémonie américaine est terminée – du moins si l’on en croit les titres de presse partout dans le monde, de Téhéran à Washington. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Le concept d’hégémonie est un fondement théorique des relations internationales depuis les débuts de la discipline. Au-delà d’une simple mesure de la puissance d’un État donné, il désigne sa capacité non seulement à imposer ses décisions à d’autres, mais aussi à façonner les règles, les normes et les institutions qui régissent l’ordre international.
Ce mélange subtil entre coercition et consentement des autres acteurs internationaux distingue l’hégémonie de la domination pure : il rend également le maintien de ce type de position particulièrement complexe dans un monde où les rapports entre puissances sont de plus en plus contestés.
Une brève histoire de l’hégémonie
Le terme « hégémonie » vient du grec hegemon, qui signifie guide ou chef. Il désignait à l’origine la prédominance d’une cité-État sur les autres.
Dans la Grèce antique, Athènes illustre bien cette notion, notamment à travers son rôle de leader dans la Ligue de Délos, une alliance de cités-États. Sa puissance militaire, notamment sa suprématie sur les mers, s’y mêlait à une influence politique affirmée, permettant à Athènes d’orienter les décisions de ses alliés.
Cette domination reposait certes sur la force, mais aussi sur le consentement : les membres de la Ligue tiraient en effet parti de la sécurité collective et des liens économiques renforcés sous l’égide d’Athènes.
La définition moderne du concept d’hégémonie émerge au XIXe siècle pour décrire le rôle de la Grande-Bretagne dans l’ordre mondial.
Cette hégémonie reposait sur une puissance navale inégalée et la domination économique acquise lors de la révolution industrielle.
Ce n’était cependant pas uniquement sa force matérielle qui faisait de la Grande-Bretagne une puissance hégémonique. Les réseaux commerciaux bâtis et les normes de libre-échange dont elle faisait la promotion ont structuré un système largement accepté par les autres États européens – souvent parce qu’eux aussi en retiraient stabilité et prospérité.
Cette période démontre que l’hégémonie va bien au-delà de la contrainte : elle suppose la capacité d’un État dominant à façonner un ordre international aligné sur ses propres intérêts, tout en rendant ces intérêts acceptables pour les autres.
Des théories marxistes à l’ordre international
Au début du XXe siècle, le penseur marxiste italien Antonio Gramsci a étendu le concept d’hégémonie au-delà des relations internationales, en l’appliquant à la lutte des classes. Sa thèse était que l’hégémonie dans l’espace social repose non seulement sur le pouvoir coercitif de la classe dominante, mais aussi sur sa capacité à obtenir le consentement des autres classes en façonnant les normes culturelles, idéologiques et institutionnelles.
Transposée à l’échelle internationale, cette théorie postulerait qu’un État hégémonique maintient sa suprématie en créant un système perçu comme légitime et bénéfique, et non seulement par la force économique ou militaire.
Au XXe siècle, les États-Unis s’imposent comme l’incarnation de l’hégémon moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Leur hégémonie se caractérise par une puissance matérielle – force militaire sans égal, suprématie économique et avance technologique – mais aussi par leur capacité à bâtir un ordre international libéral conforme à leurs intérêts.
Le plan Marshall, qui a permis la reconstruction économique de l’Europe, illustre ce double levier de coercition et de consentement : les États-Unis fournissaient aux pays d’Europe de l’Ouest ressources et garanties de sécurité, mais imposaient leurs conditions, consolidant ainsi leur puissance dans le système qu’ils contribuaient à structurer.
À la même période, l’Union soviétique s’est posée en puissance hégémonique alternative, proposant des équivalents au plan Marshall aux pays d’Europe de l’Est à travers le plan Molotov, ainsi qu’un ordre international concurrent au sein du monde socialiste.
L’hégémonie appartient-elle au passé ?
Les défenseurs du concept d’hégémonie en relations internationales estiment qu’une puissance dominante est nécessaire pour fournir des biens publics globaux, bénéficiant à tous : sécurité, stabilité économique, application des règles. Dès lors, le déclin d’un hégémon serait synonyme d’instabilité.
Les critiques, quant à eux, soulignent que les systèmes hégémoniques sont au service des intérêts propres de la puissance dominante, et masquent la coercition sous un vernis de consentement. L’exemple de l’ordre international dominé par les États-Unis est souvent donné : celui-ci a certes promu le libre-échange économique et la démocratie, mais aussi les priorités stratégiques américaines – parfois au détriment des pays les plus faibles.
Quoi qu’il en soit, maintenir une hégémonie à long terme est une gageure. Trop de coercition érode la légitimité de l’hégémon ; trop d’appels au consentement sans pouvoir réel empêchent de faire respecter les règles de l’ordre international et de protéger les intérêts fondamentaux du pays dominant.
Dans un monde désormais multipolaire, le concept d’hégémonie se heurte ainsi à de nouveaux défis. L’ascension de la Chine, mais aussi de puissances régionales comme la Turquie, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite, vient perturber la domination unipolaire des États-Unis.
Ces candidats à l’hégémonie régionale disposent de leurs propres leviers d’influence, mêlant incitations économiques et pressions stratégiques. Dans le cas de la Chine, les investissements dans les infrastructures et le commerce mondial à travers l’initiative des Nouvelles routes de la soie s’accompagnent de démonstrations de force militaire en mer de Chine méridionale, destinées à impressionner ses rivaux régionaux.
Alors que l’ordre mondial se fragmente progressivement, l’avenir de la position d’hégémon reste incertain. Aucune puissance ne semble aujourd’hui en mesure de dominer l’ensemble du système international. Pourtant, la nécessité d’un leadership dans ce domaine demeure cruciale : nombre d’observateurs estiment que des enjeux, comme le changement climatique, la régulation technologique ou les pandémies exigent une coordination que seule une hégémonie mondiale – ou bien une gouvernance collective – pourrait garantir.
La question reste ouverte : l’hégémonie va-t-elle évoluer vers un modèle de leadership partagé, ou céder la place à un système mondial plus anarchique ? La réponse pourrait bien déterminer l’avenir des relations internationales au XXIe siècle.

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:08
La série « Rome » : vraisemblance ou vérité historique ?
Texte intégral (2940 mots)

Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.
Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.
Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).
Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.
Dépeindre Rome pendant les guerres civiles
La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.
Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.
C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.
Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.
Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.
Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.

L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.
Les statuts juridiques et les rapports sociaux dans la Rome républicaine
La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.
Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.
La place des femmes dans la société et la vie politique romaines
Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.
On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.

En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.
Exprimer l’altérité de la religion romaine : un pari réussi ?
La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.
Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.
La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).
Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.
Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.

Anne-Lise Pestel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:24
Résurgence du paludisme aux Comores : où en est-on de son élimination ?
Texte intégral (2395 mots)
Depuis vingt ans, une lutte intensive est engagée contre le paludisme aux Comores, en Afrique australe. À terme, l’élimination de cette maladie dans ce pays n’est pas un rêve impossible, mais cet objectif demeure encore lointain. On fait le point sur la stratégie dite de « traitement de masse » mise en œuvre sur l’archipel, ses succès et ses limites.
Le 25 avril 2025, l’Union des Comores a célébré, comme le reste du monde, la Journée mondiale de lutte contre le paludisme. Ce pays de moins de 900 000 habitants s’est engagé depuis 20 ans dans une course à l’élimination du paludisme, dont il convient de retracer l’évolution.
Sur les trois îles (Grande Comore, Mohéli et Anjouan) de l’archipel des Comores, situé au sud-est du canal du Mozambique, entre le Mozambique et Madagascar, des efforts de contrôle considérables ont permis une spectaculaire « diminution de 97 % des cas de paludisme entre 2010 et 2016 » (passant de plus de 103 600 en 2010 à moins de 1 500 en 2016).
Une stratégie dite de « traitement de masse »
Ces efforts ont porté sur des distributions massives de moustiquaires imprégnées d’insecticides puis sur des campagnes de traitement de masse (TDM) par des médicaments proposés par la Chine : l’Artequick (qui est une combinaison d’artemisinine et de piperaquine) associé à la primaquine. Le paludisme a ainsi été quasiment éliminé à Mohéli et à Anjouan, mais est resté présent à la Grande Comore à des proportions faibles par rapport à 2010, laissant espérer son élimination définitive.
Malheureusement, le miracle de ce traitement de masse n’a pas suffi et le nombre de cas de paludisme n’a cessé d’augmenter depuis 2017, pour atteindre 21 079 en 2023, soit une augmentation de 87 %. Son élimination est-elle encore possible ?
Le succès de l’expérimentation à ciel ouvert de Mohéli
En novembre 2007, le programme « Fast Elimination of Malaria by Source Eradication » (FEMSE) a été lancé à Mohéli. Il s’agissait d’une campagne expérimentale visant à éliminer les parasites du paludisme (Plasmodium falciparum, Plasmodium malariae, Plasmodium vivax et Plasmodium ovale) dans le sang des habitants de cette île dont la population a été estimée à moins de 40 000 personnes (d’après des chiffres de 2007). Mohéli est ainsi devenue un laboratoire à ciel ouvert pour l’expérimentation du traitement de masse du paludisme.
Ce programme était dirigé par des experts de l’université de médecine traditionnelle chinoise de Guangzhou (Canton), accompagnés par des équipes du Programme national de lutte contre le paludisme (PNLP-Comores).
Concrètement, une bulle sanitaire a été mise en place dans toute l’île pour distribuer à tous les résidents, malades ou non, un traitement d’Artequick (composé d’artémisinine et de piperaquine) ainsi que de la primaquine. Ce traitement a également été imposé à tous les visiteurs de l’île pendant trois ans. La finalité de ce programme était d’éliminer le réservoir de parasites pour interrompre la chaîne de transmission entre l’humain et les moustiques vecteurs (Anopheles gambiae et Anopheles funestus) en moins de deux ans.
En moins de six mois, à Mohéli, une réduction de 98 % de la charge parasitaire a été constatée chez les enfants. Un recul spectaculaire de la charge parasitaire chez les anophèles, les moustiques responsables de la transmission du paludisme, a également été observé.
Le traitement de masse élargi à toutes les Comores
Les résultats concluants de l’expérimentation de Mohéli ont convaincu les autorités comoriennes et leurs partenaires d’élargir le traitement de masse aux deux autres îles, Anjouan en 2012 et la Grande Comore en 2013. Plus de 80 % de la population des deux îles a pris ce traitement. Parallèlement, la campagne de distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide à longue durée d’action (MILD) a connu le même succès.
Mais cette joie a été de courte durée. En effet, une recrudescence de l’incidence du paludisme a été observée dès 2017, avec plus de 500 cas pour 100 000 habitants. En 2023, ce sont plus de 2 400 cas pour 100 000 habitants qui ont été recensés, soit 12 fois plus qu’en 2016.
Cette résurgence du paludisme a suscité l’inquiétude des autorités comoriennes et de leurs partenaires.
Un effet de résistance aux médicaments ?
En réponse à cette crise, dès 2018, plusieurs campagnes de traitement de masse ont été réalisées à la Grande Comore dans des zones géographiques ciblées. La dernière en date a été réalisée en décembre 2024 dans la région de Hamahamet-Mboinkou, à Moroni, et dans bien d’autres régions de l’île.
Combien faudra-t-il encore de traitement de masse pour mettre fin à la transmission du paludisme aux Comores ? La multiplication de ces traitements de masse à la Grande Comore sans réelle efficacité, contrairement à ce qui fut observé lors des campagnes de 2007 à Mohéli ou à Anjouan en 2012, suscite de nombreuses inquiétudes. Peut-on avancer l’hypothèse de résistances à l’Artequick ?
La littérature scientifique confirme que certaines mutations observées dans les gènes du P. falciparum entraînent, dans certains pays d’Afrique, une résistance aux deux molécules contenues dans l’Artequick, c’est-à-dire l’artémisinine et la pipéraquine.
Or, les études évaluant la résistance aux médicaments antipaludiques aux Comores sont peu nombreuses. La dernière étude, réalisée entre 2013 et 2014 par les mêmes équipes ayant conduit le traitement de masse, a montré qu’aucune forme de résistance n’avait été observée à la Grande Comore. Depuis, ce constat serait-il encore le même ? Comment expliquer alors cet échec ?
La population pointée du doigt par les autorités sanitaires ?
D’après les déclarations des autorités sanitaires publiées dans les journaux, la Grande Comore « empêcherait » l’élimination du paludisme en Union des Comores. Les habitants de cette l’île seraient « méfiants » à l’égard de la prise de médicaments et « moins adhérents » aux efforts de lutte, ce qui a entraîné un faible taux de couverture des traitements de masse par rapport au reste des îles.
Aussi, la population « refuserait » d’utiliser les moustiquaires. Selon elles, la population devrait plutôt « coopérer » davantage, car l’élimination du paludisme nécessite un « engagement national ». Mais la population serait-elle l’unique coupable ?
Quelle place, à côté du nouveau vaccin antipaludique ?
Peut-on envisager une alternative au traitement de masse aux Comores ? Dès le début de l’année 2024, plusieurs pays d’Afrique ont introduit, dans leur programme de lutte contre le paludisme, le vaccin antipaludique RTS,S de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est le cas notamment du Cameroun, du Burkina Faso, du Bénin et de la Côte d’Ivoire, pour n’en citer que quelques-uns.
Interrogées sur la possibilité d’intégrer ce vaccin aux Comores, les autorités ont déclaré ce qui suit :
« Cela ne veut pas dire qu’on est contre la vaccination, mais nous préférons poursuivre la stratégie nationale déjà conçue avec la mission chinoise à travers la sensibilisation, le traitement de masse et la distribution de moustiquaires imprégnées ». La stratégie du traitement de masse va donc se poursuivre.
Lutte contre le paludisme : un financement compromis sous l’ère Trump ?
Outre le soutien de la Chine, l’Union des Comores bénéficie de financements de partenaires internationaux pour la lutte contre le paludisme. Il s’agit principalement du Fonds mondial et de l’OMS, des institutions largement soutenues financièrement par les États-Unis. Or, la rétractation de l’administration Trump risque de mettre en péril la lutte contre le paludisme aux Comores.
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En effet, le diagnostic et le traitement gratuits des patients dans les structures de soins, la distribution de moustiquaires dans les villages et la collecte de données épidémiologiques dans les districts sanitaires en sont dépendants. Avec un financement réduit, un retour à un nombre important de cas menace les Comores.
Cette résurgence du paludisme démontre les limites de la stratégie du traitement de masse imposée à une population qui la déboute depuis un certain temps.
Alors, sans stratégie alternative de lutte et sans autres sources de financement, le rêve d’un « avenir sans paludisme en Union des Comores à l’horizon 2027 » semble compromis et prolongé pour une période encore indéterminée.

Attoumane Artadji a bénéficié d’une Allocation de Recherche pour une Thèse au Sud (ARTS, 2015 à 2017) de l’IRD et a été financé en 2016 par le Fonds de coopération régionale via la préfecture de La Réunion pour mener des enquêtes de terrain dans le cadre du projet « GeoH2O-Comores, enquête sur l’eau et la santé dans l’Union des Comores ».
Vincent Herbreteau a coordonné le projet « GeoH2O-Comores, enquête eau et santé dans l’Union des Comores » financé en 2016 par le Fonds de Coopération Régionale via la Préfecture de La Réunion.
11.08.2025 à 16:20
Argentine : le risque d’une nouvelle crise monétaire
Texte intégral (3162 mots)

Javier Milei, président de l’Argentine depuis décembre 2023, s’était engagé à déclencher la dollarisation intégrale de l’économie nationale. Il entreprend de « tronçonner » les dépenses publiques et les impôts et cherche à stabiliser le change. Pour quels résultats ? Le risque d’une crise monétaire progresse et fait craindre de nouvelles heures sombres pour les Argentins.
Se définissant comme « anarchocapitaliste », Javier Milei annonce résoudre les problèmes économiques qu’il estime provoqués par la « caste » en libéralisant à tout crin. Lors de son élection, l’Argentine souffrait d’une inflation particulièrement élevée – plus de 133 % pour l’année 2023 selon l’indice des prix à la consommation, atteignant même 211 % à la fin de l’année – et d’une récession sévère (-1,6 % en 2023…), terreaux d’un chômage massif et de réductions du pouvoir d’achat.
Stratégie macroéconomique
La stratégie de stabilisation adoptée depuis son élection et lancée après une importante dévaluation en décembre 2023 repose sur celle de taux de change. Concrètement, le prix du dollar états-unien exprimé en peso, la monnaie argentine, ne doit pas augmenter rapidement. Si la dévalorisation du peso s’accélère, les prix des importations sont en hausse et l’inflation augmente. Quels sont les liens entre dévalorisation, importation et inflation ?
Les Argentins sont habitués à évaluer la valeur de leurs actifs en dollars. Ils cherchent de facto à stabiliser leurs revenus en dollars, augmentant au besoin les prix exprimés en pesos. Chaque dévaluation, ou diminution du cours du peso augmente le prix de toutes les importations. Les produits étrangers – des États-Unis, de l’Union européenne ou de la Chine – deviennent plus chers pour les Argentins. A contrario, il est plus facile pour les pays étrangers d’acheter les produits de l’Argentine, puisque le peso est moins cher. À long terme, cette dévaluation créée de l’inflation, en raison de la hausse du prix des importations.
Pour stabiliser le cours du peso, la Banque centrale argentine doit être en mesure, si cela est nécessaire, de racheter des pesos sur le marché des changes et donc… de vendre des dollars. C’est pour cela que la clé du maintien d’une telle politique est liée à la capacité de conserver des dollars dans l’économie argentine.
Histoire des crises argentines
Chaque Argentin le sait parfaitement : une ruée sur le dollar peut très rapidement s’enclencher. Ce fut le cas en 1989, l’économie souffrant alors d’hyperinflation, ou en 2001. Pour chacun, il s’agit alors de changer ses pesos en dollars avant la crise, avant qu’ils ne valent plus rien. Mais c’est un phénomène autoréalisateur. Lorsque la croyance que la crise va survenir se diffuse, il est déjà trop tard.
L’Argentine est coutumière de telles crises économiques. La dernière de très grande ampleur, en 2001, avait provoqué l’abandon du régime de la convertibilité. Depuis 1991, la loi garantissait qu’un peso s’échangeait contre un dollar : le taux de change stabilisé, l’inflation avait été vaincue. Le déficit commercial et la hausse de l’endettement externe ont progressivement rendu intenable ce programme. Malgré les aides records du Fonds monétaire international (FMI), à partir de 1995, le taux de change est devenu intenable. La convertibilité fut abandonnée, le peso largement déprécié.
Cette crise fut politique : se succèdent d’éphémères présidents jusqu’à l’élection de Néstor Kirchner en 2003. Bénéficiant d’une situation monétaire stabilisée et d’un peso déprécié, il impose une réduction de la dette publique externe, ce qui allège les contraintes macroéconomiques. En réduisant cette dette en dollars et en la rééchelonnant, l’Argentine parvient à conserver plus de dollars pour constituer des réserves de change, permettant de mener une politique macroéconomique avec de plus grandes marges de manœuvre.
Dès le milieu de la décennie 2010, on assiste à la réactivation de tensions sur la répartition du revenu, l’ouverture économique et le régime de change. La stratégie visant à protéger l’économie domestique par la sous-évaluation du peso et par des restrictions sur le change – que les Argentins désignent par le terme cepo, verrou en espagnol – est contestée. Elle l’est en particulier par les classes moyennes et supérieures qui consomment des biens importés, qui voyagent et qui souhaitent épargner en dollars pour se protéger de l’inflation. Le dynamisme économique s’essouffle.
Le mandat (2015-2019) du conservateur libéral Mauricio Macri se caractérise par l’ouverture économique et financière. Mais le déficit courant se creuse, tout comme l’endettement externe.
L’élection en 2019 du péroniste Alberto Fernández n’atténue pas les difficultés, alors que la crise sanitaire et la récession globale vont avoir des effets particulièrement sévères. L’inflation annuelle, estimée à 48 % en 2021, atteint 72 % en 2022, puis dépasse les 130 % en 2023. Les salaires réels diminuent, les réserves de change s’épuisent et chaque dévaluation du peso alimente l’augmentation de l’inflation.
Lutte contre l’inflation
L’importance du dollar dans le quotidien des Argentins explique qu’au cours de la campagne présidentielle de 2023, la promesse de dollarisation de l’économie portée par Milei ait pu bénéficier d’un soutien important.
Élu, Milei ne met en œuvre ni démantèlement de la banque centrale ni dollarisation, mais il modifie substantiellement la politique monétaire. Dès décembre 2023, il dévalue le peso de 54 %. Il limite sa dépréciation à 2 % par mois jusqu’en février 2025, puis à 1 % par mois jusqu’en avril dernier. Cette politique dite de crawling-peg (ou de parité glissante) est la clé de la désinflation ; l’inflation étant l’effet secondaire de long terme d’une dépréciation.
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L’inflation étant très sensible aux variations du taux de change, il faut les limiter. En rythme mensuel, l’inflation dépasse 25 % en décembre 2023, puis se réduit nettement, jusqu’à 2,7 % en décembre 2024 et même 1,6 % en juin 2025.
Diminution des dépenses publiques
Outre la stabilisation du change, la désinflation est aussi nourrie par la sévère diminution des dépenses publiques de 27 % en 2024, adossée essentiellement à la réduction des retraites et de l’investissement public. Si ces mesures génèrent un excédent primaire, elles induisent aussi des effets récessifs, le PIB argentin reculant de 1,7 % en 2024.
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Parmi les principales diminutions des dépenses publiques adoptées : arrêt des investissements publics, restrictions de l’accès aux services de santé, désindexation des retraites, division par deux du nombre de ministères, suppression de 33 000 fonctionnaires, rétrogradation du ministère de la science en secrétariat ou encore fermeture de l’agence de presse nationale Télam.
Le solde primaire s’est amélioré en 2024 à +0,3 % du PIB. Les exportations bénéficient de prix mondiaux des matières premières en hausse, quand la récession de 1,7 % restreint les importations, la baisse de la consommation limitant les importations de biens de consommation. Les comptes extérieurs s’améliorent alors eux aussi.
Ces résultats sont salués par la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva :
« L’Argentine est un exemple de pays ayant réalisé de grands progrès grâce à des réformes structurelles et à une discipline budgétaire rigoureuse. »
Inflation sous les 3 %, taux de pauvreté à 37 % ou excédent commercial de 906 millions de dollars états-uniens en juin 2025.
« L’Argentine a une opportunité majeure dans un monde avide de sa production, tant dans l’agriculture que dans les minéraux, l’exploitation minière, le gaz et le lithium. »
Démantèlement du cepo
Une nouvelle étape est franchie en avril 2025. Le gouvernement engage le démantèlement du cepo, soit des restrictions sur le change pour le secteur privé. Cela facilite la ratification d’un accord de prêt avec le FMI de 20 milliards de dollars sur quatre ans, déclenchant immédiatement un premier versement de 12 milliards.
En augmentant ses réserves en dollars, La Banque centrale argentine accroît ses moyens d’intervention pour stabiliser le change. Le gouvernement espère le déclenchement d’un cercle vertueux : les Argentins, rassurés par la stabilité du change et bénéficiant en outre d’une loi d’amnistie fiscale ad hoc devraient réintroduire dans l’économie les dollars conservés « sous les matelas », permettant de gonfler les réserves officielles. L’adoption de cette mesure permet aux Argentins de réintroduire dans l’économie les dollars épargnés de manière occulte sans avoir à en justifier l’origine ni à devoir régler des impôts.
Rassurés et bénéficiant eux aussi d’un régime fiscal favorable, le « régime d’incitation pour les grands investissements (Rigi) », les investisseurs étrangers devraient investir dans l’économie argentine.
Évolution du taux de change
La soutenabilité de cette politique est questionnée. La question est d’ordre macroéconomique : l’Argentine peut-elle durablement attirer et conserver les dollars nécessaires à la stabilité du change ? Ou même pour parvenir à aller vers la dollarisation intégrale ?
Sur le long terme, cette politique favorise la surappréciation de la valeur du peso, provoquant une perte de compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale. Il devient plus coûteux de produire certains biens en Argentine que de les importer à cause d’une inflation, qui, bien que réduite, reste plus élevée que chez les concurrents.
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De ce fait, la primarisation de l’Argentine est encouragée. Ce terme signifie que le secteur primaire – l’exploitation directe des ressources naturelles – est largement prépondérant dans une économie, au détriment du secteur secondaire – industries de transformation – ou tertiaire – services. L’exploitation des matières premières et le secteur agro-exportateur sont les seuls compétitifs en Argentine et les seuls susceptibles de générer des revenus en devises.
Les matières premières sont d’ailleurs les seuls secteurs qui attirent aujourd’hui des investissements directs étrangers (IDE), alors que les IDE reculent ces derniers trimestres. Dans le même temps, les importations de biens et services sont favorisées.

Les controverses actuelles ne se focalisent pas seulement sur une telle temporalité. La dépréciation du peso depuis la mi-juin (voir graphique ci-dessus) est plus importante que ne le souhaitent les autorités. C’est la preuve d’une fébrilité croissante, attestée aussi par les achats de devises par le Trésor en juin 2025.
Autre signe, les chaînes d’information en continu, comme les sites des grands journaux, proposent tous depuis quelques jours des lives commentant en direct non stop l’évolution du taux de change. Cette question est véritablement au centre de toutes les conversations et de toutes les préoccupations.
Vers une inéluctable crise de change ?
D’autres facteurs jouent. Le gouvernement est sous la menace d’une amende de la justice états-unienne relative à la (re)nationalisation, en 2012, de la société d’exploitation du pétrole et du gaz Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF).
Les craintes sont encore alimentées par la faiblesse du stock de réserves de change à disposition de la Banque centrale. Actuellement d’environ 40 milliards de dollars (ce montant représente au mieux six mois d’importations), le montant est inférieur à ce qu’escomptaient les autorités. Il est insuffisant pour faire face à un mouvement massif de spéculation sur le change qui pourrait survenir dans le contexte pré-électoral. Les élections législatives d’octobre prochain représentent un enjeu électoral décisif pour Milei.
S’il est impossible d’en anticiper l’instant précis, une crise de change va se déclencher, certains fondamentaux la rendent probable, sinon certaine.
Les derniers indicateurs macroéconomiques de l’INDEC ne sont pas rassurants. Le solde courant de la balance des paiements au premier trimestre 2025 est très largement déficitaire, de -5 191 millions de dollars. À titre de comparaison, le solde commercial était positif au 1er trimestre 2024 (3 649 millions de dollars) alors qu’il fut négatif au 1er trimestre 2025 (-1 992 millions). Dans le même temps, le taux de chômage est élevé, à 7,9 %. Et si la désinflation se confirme, selon les derniers chiffres (1,5 % en mai 2025, soit un rythme de croissance annuelle d’environ 20 %), l’inflation demeure élevée.
Ces données macroéconomiques rappellent la difficulté pour l’Argentine de maintenir simultanément et durablement un taux de change stable en l’absence d’entrave sur celui-ci, une inflation faible et le dynamisme de l’ensemble de l’économie. Cela s’impose à Milei comme à tous ses prédécesseurs.

Jonathan Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.