03.12.2025 à 16:52
Mal-être au champ : pourquoi les agriculteurs sont-ils plus à risque de suicide ?
Texte intégral (2268 mots)
Les agriculteurs, en particulier les hommes de moins de 64 ans, sont beaucoup plus à risque de suicide que la population générale. Comment expliquer ce phénomène ? Les raisons sont multiples : aucune, à elle seule, n’explique tout. Les pressions économiques jouent un rôle, tout comme le manque d’accès aux soins de santé mentale et une certaine construction du métier au masculin, qui rend encore plus compliqué le fait d’appeler à l’aide.
Derrière les images bucoliques, la réalité du monde agricole reste souvent rude, et parfois tragique. En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. En 2016, 529 exploitants affiliés à la Mutualité sociale agricole (MSA, le régime de protection sociale des agriculteurs) ont mis fin à leurs jours, un chiffre que les spécialistes considèrent comme sous-évalué.
Pourquoi ces hommes et ces femmes, qui nourrissent la société, sont-ils et elles si vulnérables face au risque de suicide ? Les difficultés économiques jouent un rôle, mais n’expliquent pas, à elles seules, un phénomène aussi massif et durable dans le temps : en 2015, la MSA dénombrait 604 suicides parmi ses bénéficiaires, tandis Santé publique France dénombrait près de 300 suicides entre 2010 et 2011.
Dans tous les cas, les agriculteurs âgés de 15 ans à 64 ans ont environ 46 % plus de risques de se suicider que les autres catégories socioprofessionnelles, selon le rapport 2025 de la MSA. Le suicide agricole révèle donc des mécanismes sociaux profonds.
Le suicide agricole, un fait social
Depuis Émile Durkheim (1897), le suicide est compris comme un fait social. Il ne dépend pas seulement de la psychologie individuelle, mais aussi de l’intégration et de la cohésion sociale.
Autrefois concentrés dans les villes, les suicides touchent désormais le monde rural, fragilisé par les transformations du travail agricole, la solitude et l’insuffisance des formes actuelles de solidarités.
Le rapport 2026 de la MSA montre que ce sont les non-salariés agricoles (par exemple, les chefs d’exploitation) qui présentent le surrisque de suicide le plus élevé. Ce surrisque, d’environ 56,7 %, est supérieur à la fois à celui des salariés agricoles (40 %) et à celui de la population générale.
Il touche plus particulièrement les hommes entre 45 ans et 54 ans et les plus de 65 ans, avec des disparités régionales marquées. Les taux de suicide supérieurs à la moyenne nationale se concentrent particulièrement dans les territoires ruraux et semi-ruraux de la France. La MSA identifie plusieurs territoires particulièrement à risque, dont la Bretagne et plus largement l’Armorique, la Dordogne et le Lot-et-Garonne, le Poitou, la Mayenne, l’Orne et la Sarthe, le Limousin, ainsi que les Charentes.
Les facteurs de risque incluent l’âge, le sexe (les hommes étant près de trois fois plus exposés que les femmes), les maladies psychiatriques et un antécédent de tentative de suicide dans les cinq années précédant le passage à l’acte.
Le suicide agricole est donc un symptôme de souffrance d’origine sociale. Le suicide agricole doit être compris non seulement comme une souffrance individuelle, mais aussi comme un phénomène façonné par des facteurs collectifs et structurels. Les régularités observées dans l’exposition au surrisque (âge, sexe, lieu de résidence, secteur d’activité, etc.) montrent qu’il s’agit d’un fait social, dont les causes sont avant tout sociales et contextuelles.
Elle ne peut être soulagée uniquement par une aide psychologique. L’analyse des parcours de soins montre qu’un profil majoritaire, qui représente plus des trois quarts des suicides, correspond à des personnes ayant peu recours aux soins dans l’année précédant leur décès. Si les territoires ruraux apparaissent davantage exposés selon la grille de densité de l’Insee, les statistiques révèlent ici qu’il n’existe aucun lien direct entre l’accessibilité aux soins primaires et le suicide.
Ainsi, le surrisque observé dans les zones rurales ne semble pas lié à la densité ou à l’accès aux soins, mais renvoie plutôt à d’autres déterminants sociaux. Agir sur les conditions qui produisent la souffrance est indispensable.
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Une conjonction de causes qui augmente le risque suicidaire
Réduire le suicide des agriculteurs à la crise économique serait une erreur. Crises du lait, de la vache folle ou hausse des coûts peuvent déclencher des passages à l’acte, mais ne constituent pas des causes uniques. Le sociologue Nicolas Deffontaines a montré que chaque situation combine des facteurs économiques, sociaux, symboliques et biographiques.
Chaque parcours est singulier. Certains vivent l’effondrement économique comme une perte d’identité. D’autres subissent la pression familiale ou le regard du voisinage. Les transformations du métier, la dépendance aux marchés mondiaux, la bureaucratisation et la précarisation bouleversent profondément les équilibres de vie. Le suicide agricole n’est pas conjoncturel : c’est un phénomène structurel, révélateur d’un système en mutation et d’une identité professionnelle en souffrance.
Entre 2018 et 2021, la Bretagne a expérimenté un dispositif de reconversion pour les agriculteurs en difficulté. Les témoignages des reconvertis mettent en lumière que perdre son activité, c’est perdre une expertise, un rôle social et un sens à sa vie quotidienne. La reconversion implique une recomposition identitaire difficile, comparable à un deuil : deuil d’une histoire, d’un statut, d’une vocation, parfois même d’un projet de vie. C’est une question que j’explore dans un article à paraître en décembre 2025 dans la revue Paysans et Société, 2025/6, n° 414.
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Un métier encore souvent construit au masculin
Le monde agricole reste profondément marqué par une construction genrée du métier. L’homme producteur, fort et silencieux, symbolise le « bon agriculteur ». Courage physique, endurance et dévouement total à l’exploitation définissent ce modèle.
Il relève de la masculinité hégémonique au sens de Raewyn Connell, qui valorise force, maîtrise de soi et distance face à la souffrance. La division sexuée du travail et la transmission patrimoniale renforcent cette identité masculine.
Ces représentations influencent directement la santé mentale des agriculteurs : demander de l’aide, se reposer ou reconnaître sa détresse peuvent être perçus comme une faiblesse ou une atteinte à l’honneur professionnel. La valorisation de l’autonomie, héritée de l’indépendance paysanne, peut ainsi conduire à un déni de vulnérabilité. Les normes de genre produisent une exposition différenciée à la souffrance et au risque suicidaire. Comprendre cette dimension genrée est essentiel pour toute politique de prévention.
Le suicide agricole est donc multifactoriel et ne se comprend qu’en articulant les dimensions économiques, sociales, culturelles et genrées du métier. Il révèle moins des fragilités individuelles que les tensions d’un système professionnel et symbolique en crise.
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Comment prévenir le mal-être agricole ?
Les politiques de prévention actuelles reposent sur plusieurs axes :
la sensibilisation et la formation des agriculteurs et des professionnels pour détecter la détresse ;
l’accès à l’aide psychologique, via des lignes d’écoute (Agri’écoute, numéro de téléphone unique à disposition es assurés MSA en grande détresse, joignable 24 heures sur 24, sept jours sur sept), des consultations et des accompagnements spécifiques ;
la prévention collective, avec réseaux d’entraide, groupes de parole et soutien local pour réduire l’isolement.
Le programme de Prévention du mal-être agricole (PMEA) de la MSA vise à structurer et coordonner ces actions. Il intervient dès les premiers signes de difficulté et mobilise acteurs agricoles, partenaires institutionnels et professionnels de santé.
Les « sentinelles », bénévoles ou professionnels de proximité issus du monde rural, jouent un rôle crucial dans le dispositif. Ce sont eux qui repèrent les signes de détresse, écoutent et orientent les agriculteurs vers les bonnes structures. Leur proximité avec le terrain permet d’intervenir avant la rupture. Cette approche humaine, fondée sur la solidarité et ancrée dans le territoire, constitue un pilier de la santé mentale en milieu agricole.
Mais pour que ces actions soient pleinement efficaces, il est essentiel de prendre en compte les expériences (dont les difficultés) vécues par ces sentinelles, qui ne doivent pas nécessairement être des actifs du secteur agricole. Il peut également s’agir de retraités agricoles ou d’autres acteurs ruraux non agricoles, par exemple maires et secrétaires de commune, ambulanciers, vétérinaires, etc. Il faut ainsi répondre à leur besoin de formation et de soutien. Entre 2023 et 2024, le nombre de sentinelles a augmenté de 29 %.
Une telle approche systémique, organisée autour d’un véritable écosystème de prévention du mal-être agricole (réunissant un réseau d’acteurs de proximité, de professionnels de santé, d’institutions et politiques publiques), constitue une piste majeure pour construire une stratégie de santé mentale en milieu agricole, capable de répondre aux vulnérabilités individuelles tout en agissant sur les facteurs sociaux et collectifs.
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Virginie Le Bris Fontier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.12.2025 à 15:58
La transition agroécologique peut-elle vraiment justifier le soutien politique à la méthanisation ?
Texte intégral (2464 mots)

La méthanisation agricole se développe en France portée par deux promesses politiques : celle de contribuer à la transition énergétique en produisant du biométhane, d’une part, et celle de participer à la transition agroécologique en faisant évoluer les systèmes agricoles, d’autre part. Mais cette seconde promesse peut-elle vraiment être tenue ?
Le projet en date de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE 3) formule, comme les précédentes, pour la méthanisation un double objectif : promouvoir de concert la transition énergétique et la transition agroécologique.
Pour l’heure, ces promesses servent à justifier une dépense publique d’un milliard d’euros par an pour le rachat du biométhane produit. Sans elle, la filière ne se développerait pas de la même manière, ni quantitativement, ni qualitativement. Les objectifs de production énergétique du projet de PPE sont à la fois très ambitieux (multipliés par quatre entre 2023 et 2030, jusqu’à sept d’ici 2035, selon les scénarios), et annoncés compatibles avec l’agroécologie – voire comme un levier en faveur de son développement.
L’argument d’une convergence entre méthanisation et agroécologie est notamment fondé sur la réduction attendue des pertes d’azote permise par sa meilleure maîtrise et le développement de cultures intermédiaires à vocation énergétique (Cive) s’intercalant entre deux cultures d’hiver (on parle de « Cive d’été », typiquement du maïs) ou juste avant une culture d’été (Cive couvrant le sol en hiver, typiquement un seigle récolté en vert).
Cette allégation agroécologique d’ensemble a pourtant de quoi surprendre, car le développement de la biométahisation a tous les attributs d’une agriculture industrielle.
Face à ces visions contradictoires, nous nous proposons d’évaluer la manière dont cette promesse est remplie. Nous continuons une discussion déjà engagée ici, en adoptant une perspective agroécologique plus large.
À lire aussi : La méthanisation est-elle vraiment un levier pour l’agroécologie ?
L’agroécologie, un changement systémique
Revenons d’abord sur le terme « agroécologie », largement repris et transformé dans différents espaces politiques.
Face aux multiples réappropriations, rappelons qu’elle désigne à la fois :
un ensemble de pratiques productives liées entre elles et non un catalogue de pratiques dans lequel on pourrait piocher isolément ;
un mouvement social à l’avant-garde de la transformation socioécologique des systèmes agroalimentaires ;
et une science transdisciplinaire.
Cette notion a donc une histoire fondée sur des développements scientifiques. Depuis les années 1980, ces derniers insistent sur son caractère systémique. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir une agriculture plus vertueuse selon un critère donné, par exemple la seule réalisation d’économies en énergie ou fertilisants.
L’enjeu est de penser l’agroécosystème comme un ensemble intégré, en s’appuyant sur l’analyse et la compréhension de ses propriétés et de ses fonctionnalités pour concevoir des systèmes productifs réellement soutenables des points de vue écologique et social.
Dans les discours qui promeuvent la méthanisation, trois grands éléments sont présentés comme des leviers de transition agroécologique :
les économies en fertilisants azotés achetés qui sont permises par l’usage de digestats, coproduits du processus de méthanisation riches en azote ;
la diversification des cultures via l’introduction de Cive ;
et l’autonomie renforcée des agriculteur pratiquant la méthanisation, sans que cette autonomie soit précisée, nous y reviendrons.
Ces trois points relèvent en effet d’une démarche agroécologique dans leur acception générique. Ils font toutefois ici l’objet d’une requalification qui en altère fondamentalement la signification.
Des économies d’azote en trompe-l’œil
Commençons par les économies d’engrais azotés souvent mises en avant, procédant de l’épandage des digestats. Il faut d’abord considérer que la méthanisation agricole ne crée pas d’azote ex nihilo. Dans les digestats, celui-ci provient très majoritairement en amont des engrais de synthèse, des déjections animales et, marginalement, des légumineuses.
Ces « économies » d’engrais azotés pour fertiliser les cultures en aval du processus de méthanisation relèvent donc d’un transfert d’azote entre une exploitation tierce et l’unité de méthanisation, via la biomasse contenant de l’azote « incorporé ».
À lire aussi : Comment l’agriculture industrielle bouleverse le cycle de l’azote et compromet l’habitabilité de la terre
Lorsque la source d’azote du digestat est d’origine végétale, cela veut dire qu’on a introduit sur le territoire des cultures spécifiques (les Cive), ce qui signifie une intensification de la production de biomasse puisqu’on produit deux fois plus sur la même surface. Dans ce cas, ce qui est économisé en aval sur le plan économique provient en fait d’une intensification de la production agricole en amont.
Enfin, lorsque la méthanisation est fondée sur la valorisation des déjections animales, la logique est en principe plus propice à une circularité des flux. Pour autant, les contraintes de collecte et de stockage à une échelle suffisante pour alimenter une unité de méthanisation ne sont majoritairement pas compatibles avec des modalités d’élevage agroécologique.
Une diversification sans intérêt écologique
Par ailleurs, la diversification promise via l’introduction des Cive concerne des cultures à rotation courte (seigle, avoine, méteil, maïs).
Pour autant, ces cultures – souvent du maïs – n’ont pas nécessairement d’intérêt écologique fort en elles-mêmes. C’est d’autant moins si elles sont irriguées et fertilisées, comme c’est souvent le cas.
Le risque est que les objectifs de production énergétique affichés ne conduisent à la multiplication et à l’agrandissement des unités de méthanisation, qui vont en retour augmenter la demande de Cive.
Sur ce point, la requalification consiste à passer d’un principe agroécologique de maximisation de la biodiversité et de préservation des services rendus par les écosystèmes, à une simple diversification des cultures intensives.
Une autonomie illusoire
Quant à l’autonomie telle qu’elle est entendue ici, elle découle du complément de revenu par l’agrométhaniseur (voire d’un glissement vers un revenu principal tiré pour les « énergiculteurs ») permis par des tarifs de rachat globalement avantageux. Le raisonnement étant qu’un agrométhaniseur doté d’un revenu plus élevé peut plus facilement mettre en œuvre des pratiques agroécologiques que s’il a le couteau sous la gorge.
Mais le revenu issu de la méthanisation n’induit pas en lui-même l’adoption de systèmes agroécologiques et cet objectif pourrait être mieux atteint par un meilleur ciblage des aides. Le milliard d’euros par an pour le tarif de rachat est à comparer à environ 170 millions d’euros annuels pour l’ensemble des mesures agri-environnementales de la PAC, notoirement sous-dotées.
« L’autonomie » financière tirée de la méthanisation a tout autant de chances de pousser à une maximisation de la production énergétique sous forte contrainte technico-économique pour rembourser les investissements : davantage de maïs irrigué, de déjections concentrées dans des bâtiments. Au risque de renforcer la pression sur les agroécosystèmes et produire des effets opposés à l’autonomie technique et décisionnelle qui est celle de l’agroécologie.
Finalement, l’agrométhaniseur se retrouve dépendant, tout comme l’agriculteur conventionnel, de prestataires techniques et financiers. Son approvisionnement en biomasse devient crucial et induit une pression sur l’ensemble des filières territoriales, qui deviendra critique en cas de rareté les mauvaises années
De nombreux angles morts
La promesse agroécologique de la méthanisation reste toutefois muette sur des points pourtant cruciaux : les paysages, la biodiversité, la sobriété absolue en intrants ; c’est-à-dire, le fait de ne plus dépendre d’intrants azotés de synthèse, à ne pas confondre avec une optimisation de leur usage.
Sur un registre plus sociopolitique, l’autonomie paysanne et décisionnelle des agriculteurs et plus largement, la transformation industrielle des modes de développement auxquels la méthanisation participe, ne sont pas pris en compte.
Pourtant : pas d’agroécologie sans écologie du paysage, sans substitution des intrants de synthèse par des solutions fondées sur la nature, sans végétation semi-naturelle et des animaux extensifs jouant un rôle écologique, sans autonomie financière et technologique des paysans, sans remise en cause des rapports socioécologiques de production.
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Ce qui est absent de la politique actuelle de développement de la méthanisation est fondamentalement l’approche holistique qui caractérise pleinement l’agroécologie. Cette dernière ne peut se résumer à un catalogue de pratiques mises en avant, mais à une démarche globale articulant l’autonomie décisionnelle à une autonomie technique fondée sur une sobriété matérielle d’ensemble et un respect des cycles biologiques et biogéochimiques à l’échelle territoriale.
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Une nécessaire réorientation politique
Est-ce à dire que la méthanisation est incompatible avec l’agroécologie ? En principe, non, et des exemples dans des pays en développement montrent qu’à petite échelle, elle peut pleinement contribuer à un projet agroécologique, lorsqu’elle valorise une fraction réduite de déchets au service d’une véritable autonomie paysanne low-tech.
Mais le passage à l’échelle, tel qu’envisagé en France et porté par le cadre politique d’ensemble, contredit les fondamentaux de l’agroécologie. Ce n’est pas une question de bonnes ou mauvaises pratiques, c’est une question politique de développement d’une filière à grande échelle, qui induit des rapports de production auxquels l’agroécologie, telle qu’elle se déploie historiquement dans les mouvements paysans à travers le monde, veut précisément proposer des alternatives.
S’il doit y avoir une rencontre entre la méthanisation et l’agroécologie, c’est via des projets opportunistes, économes, à petite échelle, qui prennent en compte le fonctionnement de l’ensemble des agroécosystèmes, n’induisant aucune production supplémentaire dédiée et au service d’usages locaux. Faire l’impasse sur la biodiversité, les paysages et la sobriété, c’est hypothéquer l’avenir. Viser beaucoup trop grand, c’est risquer la faillite d’ensemble de l’ensemble de l’agriculture. Continuer la politique du chiffre agrégeant les TWh, c’est sélectionner davantage des exploitations déterritorialisées, qui ne répondent pas aux enjeux socioécologiques auxquels nous devons faire face.
Et à ceux qui considèrent qu’il faudrait alors peut-être sacrifier l’agroécologie à la souveraineté énergétique, nous répondrons qu’il faut commencer par le commencement : la sobriété énergétique, trop souvent marginalisée par les discours de politique de l’offre. La biomasse industrielle est sans doute une chimère à laquelle il est dangereux de s’accrocher, fût-elle autoproclamée « durable ».
Xavier Poux, agronome et consultant pour le cabinet d'études, de conseils et de recherche dans le domaine des politiques environnementales AScA, expert pour l'IDDRI, a co-écrit cet article
Renaud Metereau a reçu des financements de IdEx Université Paris Cité, ANR-18-IDEX- 0001 (Centre des Politiques de la Terre - projet MethaTransferts)
30.11.2025 à 20:34
Les forêts du Grand-Est au cinéma : un territoire qui s’enracine à l’écran
Texte intégral (2068 mots)
Le Grand-Est est l’une des régions les plus boisées de France, avec plus de 30 % de sa surface couverte par des forêts. Au cinéma, il offre une forêt multiple : espace de travail, de mémoire, d’émotions et d’imaginaire.
Peu filmées mais profondément singulières, les forêts du Grand-Est deviennent à l’écran des lieux où se croisent réalités industrielles, ancrages identitaires et puissances narratives. À travers elles, les films révèlent autant un territoire qu’une manière sensible de le regarder.
Dans cette étude (issue des résultats du projet Matercine), nous analysons la manière dont les longs métrages tournés dans cette région investissent les forêts, qu’il s’agisse de témoigner des usages liés au travail du bois, de mobiliser des paysages rares et méconnus pour leur force esthétique, ou encore d’exprimer le lien intime qu’entretiennent certains réalisateurs avec ces lieux. L’ensemble de ces approches permet de comprendre comment la forêt du Grand-Est, bien au-delà du simple décor, devient au cinéma un espace identitaire et narratif essentiel.
La dualité des représentations des forêts du Grand-Est au cinéma
Comme dans d’autres régions françaises, les réalisateurs montrent souvent la forêt comme un espace de travail, lié à l’exploitation du bois. Mais ces usages productifs n’épuisent pas les façons de la représenter : nombre de réalisateurs choisissent ces forêts pour leur valeur esthétique, leur caractère méconnu ou pour l’attachement personnel qu’ils entretiennent à ces territoires.
La forêt du Grand-Est est en effet un espace multifonctionnel où s’entremêlent nature, industrie et culture. Elle structure les activités humaines (coupe du bois, schlittage – la schlitte est un traîneau qui servait, dans les Vosges et en Forêt-Noire, à descendre le bois des montagnes, conduit par un homme sur une voie faite de rondins – transport des grumes, sciage, construction et papeterie) qui façonnent l’économie régionale comme l’imaginaire collectif. Le cinéma reprend cette diversité et l’inscrit au cœur de ses récits. Les Grandes Gueules (Enrico, 1965) en offre un exemple emblématique : tourné dans une véritable scierie vosgienne, le film témoigne des pratiques forestières d’une époque – travail du bois, énergie hydraulique, transport traditionnel. Nos patriotes (Le Bomin, 2017) valorise quant à lui un schlittage filmé avec réalisme, rendu possible grâce à l’implication de spécialistes locaux.
Dans le Mangeur d’âmes (Bustillo, Maury, 2024), scierie et grumes deviennent des éléments dramatiques : décor authentique, matière visuelle dense et espace de tension pour les scènes d’action. L’usage industriel du bois apparaît aussi dans le Torrent (Le Ny, 2022), tourné au sein d’une entreprise vosgienne réelle, ou dans le Couperet (Costa-Gavras, 2005), où une papeterie vosgienne accueille l’intrigue, articulant territoire local et discours social universel.
Plus-value culturelle
Au-delà de ces dimensions productives, les forêts du Grand-Est possèdent une singularité paysagère qui attire des réalisateurs en quête de décors rares. Elles offrent des espaces peu filmés, marqués par des reliefs, des lacs glaciaires, des espaces boisés denses, qui constituent des territoires non substituables. Filmer ces forêts revient alors à révéler un paysage méconnu, à donner à voir un territoire encore invisibilisé. Cette démarche confère une valeur ajoutée au film, mais aussi au lieu : comme l’énonce la géographe Maria Gravari-Barbas, le regard cinématographique peut créer une plus-value culturelle pour des sites auparavant invisibles.
Certains cinéastes revendiquent cette volonté de découverte. Anne Le Ny, réalisatrice du film le Torrent (2022), souligne ainsi l’atmosphère unique des Vosges, qui lui a donné le sentiment d’être « pionnière ». Dans Perdrix (2019), Erwan Le Duc filme longuement les forêts et le lac des Corbeaux, affirmant un territoire « de cinéma » encore peu exploré.
« J’ai trouvé qu’il y avait une atmosphère très particulière dans les Vosges. D’abord, je suis tombée sur des décors magnifiques qui collaient très bien au scénario avec un mystère particulier et puis le plaisir aussi de tourner dans une région qui n’a pas tellement été filmée. On se sent un petit peu pionnière et c’est très excitant. » (Anne Le Ny, interviewée par Sarah Coton, Fun Radio, novembre 2022)
Cette proximité peut être encore plus intime. De nombreux réalisateurs tournent dans des lieux qu’ils connaissent, où ils ont grandi ou qu’ils associent à leur histoire personnelle. Leur rapport au territoire relève ainsi d’un territoire vécu, chargé de mémoire, d’expériences et de relations sociales. La forêt devient alors le support d’une identité, un espace où se superposent réalité et fiction. C’est le cas d’Erwan Le Duc dans Perdrix (2019) ou de Valérie Donzelli pour Main dans la main (2011), qui revendiquent leur attachement aux paysages lorrains de leur enfance.
La forêt, un territoire d’ombres…
Entre clair-obscur, sous-bois inquiétants et clairières lumineuses, les forêts du Grand-Est permettent aux réalisateurs de traduire aussi bien la peur, le mystère ou la clandestinité que la sérénité, l’éveil ou l’accomplissement. Par leur capacité à refléter les états intérieurs des personnages, ces forêts deviennent de véritables outils esthétiques et narratifs, révélant la singularité du territoire.
Une première tonalité, sombre et dramatique, irrigue le cinéma fantastique, policier, de guerre ou d’horreur. La forêt y apparaît comme un espace d’isolement et de menace, qui mêle naturalisme et surnaturel : silhouettes mouvantes, bruits étouffés, climat hostile, jeux d’ombres. Cette atmosphère immersive renforce la tension psychologique, les peurs profondes et le sentiment d’incertitude. La Région accompagne cette dimension à travers le label « Frissons en Grand-Est », premier fonds consacré aux films de genre, soutenu par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et structuré autour de festivals phares, tels que ceux de Gérardmer, de Strasbourg, ou encore Reims Polar et War on Screen. Cette dynamique contribue à positionner le Grand-Est comme terre de frissons, où les paysages forestiers deviennent les complices naturels d’une esthétique noire.
La forêt s’expose dans les récits de guerre, en particulier autour de la thématique de la clandestinité. Lieu de refuge pour les maquisards, elle abrite déplacements secrets, identités dissimulées et tensions de la survie. Dans Nos patriotes (Le Bomin, 2017), la Place d’une autre (Georges, 2021) ou encore Nos résistances (Cogitore, 2011), les réalisateurs choisissent les Vosges ou l’Alsace afin d’ancrer leurs récits dans un territoire historique réel, renforçant le réalisme des actions clandestines. Ces forêts incarnent alors autant une protection qu’une transformation intime, où les personnages quittent leur vie civile pour entrer dans une existence parallèle faite de solidarité et de résistance.
La criminalité trouve aussi dans ces espaces naturels un terrain narratif fertile. Qu’il s’agisse d’un crime intime, comme dans le Torrent (Le Ny, 2022), d’une tension familiale violente, comme dans la Fin du silence (Erzard, 2011), ou d’une atmosphère de légende sombre et de disparitions inexpliquées, comme dans le Mangeur d’âmes (Bustillo, Maury, 2024), la forêt agit comme un personnage à part entière : elle dissimule, révèle, dérègle, structure. Ses reliefs, son climat, son obscurité ou son immensité renforcent la dramaturgie et nourrissent une topographie émotionnelle du secret, du mensonge ou de la menace.
Enfin, la forêt du Grand-Est au cinéma apparaît comme un refuge temporaire et fragile, offrant aux personnages un espace isolé pour se protéger et se reposer. Dans Survivre avec les loups (Belmont, 2007), elle joue ce rôle de protection, tandis que dans Baise-moi (Despentes, 2000), la forêt finale symbolise un havre éphémère pour les deux protagonistes, un moment de calme et de sérénité avant la tragédie, où même la mort semble suspendue par la nature.
… et de lumières
Ces forêts se déploient également comme des espaces lumineux, poétiques et pacifiés. Dans la Dormeuse Duval (Sanchez, 2017), Main dans la main (Donzelli, 2012) ou la Bonne Épouse (Provost, 2020), elles deviennent des territoires d’apaisement, des lieux de beauté et de contemplation qui contrastent avec l’agitation urbaine. Elles éveillent les sens – comme dans les Parfums (Magne, 2019), où la forêt alsacienne est appréhendée par l’olfaction – et accompagnent des récits d’apprentissage, d’amitié ou d’amour. La forêt y assume alors des fonctions symboliques complémentaires : le départ (fuite du quotidien), le passage (transformation, éveil du désir, émancipation) et l’arrivée (réconciliation, apaisement, accomplissement).
Le départ se manifeste comme un besoin de fuir le quotidien ou la contrainte sociale : dans Leurs enfants après eux (signé des frères Boukherma, 2024), les adolescents quittent la grisaille ouvrière pour s’échapper dans les bois, tandis que dans Tous les soleils (Claudel, 2011), le héros rejoint un refuge forestier pour se libérer des pressions familiales et retrouver un peu de silence.
Le passage correspond à l’expérience de transformation et d’émancipation : dans Petite Nature (Theis, 2021), Johnny traverse la forêt pour se rapprocher du monde adulte et s’affirmer, et dans Mon chat et moi… (Maidatchevsky, 2023), Rroû retrouve son instinct et sa liberté en explorant les sous-bois.
Enfin, l’arrivée symbolise l’accomplissement et l’apaisement : dans Perdrix (Le Duc, 2019), Pierre et Juliette atteignent la rive du lac après leurs aventures forestières, exprimant leur amour en toute liberté, et dans Jules et Jim (Truffaut, 1962), les balades en forêt incarnent des instants de joie et de plénitude avant la tragédie. À travers ces récits, la forêt se révèle un espace initiatique, miroir des émotions et catalyseur de la transformation intérieure.
Ainsi les forêts du Grand-Est se révèlent-t-elles un espace filmique pluriel. Elles traversent les récits en incarnant une territorialité cinématographique, où les liens entre les personnages et leur environnement façonnent la narration. À travers elles, le territoire se donne à voir et à ressentir, agissant comme un lieu d’émotions et de symboles, capable d’exprimer les ombres comme les lumières. Cette polysémie participe à la force cinématographique du Grand-Est, dont la richesse narrative repose précisément sur cette capacité à conjuguer frisson, mémoire, liberté et poésie, révélant un territoire à la fois concret et sensible.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.