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27.11.2025 à 17:07

« Dévendeurs » contre commerçants : comment sortir du dilemme des politiques de soutien à l’économie circulaire ?

Amal Jrad, Chercheuse, Université de Strasbourg
Karine Bouvier, Chercheuse, Université de Strasbourg
Comment les politiques publiques peuvent dépasser le dilemme entre soutien à la transition vers l’économie circulaire et aux intérêts commerçants ?
Texte intégral (2057 mots)

Malgré le succès grandissant du Black Friday, qui se tient ce vendredi 28 novembre et qui vient renforcer la surconsommation à travers des promotions généralisées, les modes de consommation changent peu à peu à l’aune des enjeux écologiques. Mais les politiques publiques peinent souvent à trouver l’équilibre entre soutien à l’économie circulaire et protection des intérêts commerciaux traditionnels. Comment sortir de ce dilemme ?


En novembre 2023, à la veille du Black Friday, l’Agence de la transition écologique (Ademe) lançait une campagne de communication introduisant le concept de « dévendeur ». Concrètement, plusieurs vidéos mettaient en scène un vendeur qui encourageaient un client en quête de conseils sur le modèle à acquérir, à plutôt réparer son bien au lieu d’acheter un nouveau produit neuf.

Dévendeur ponceuse, Ademe/Havas, 15 novembre 2023.

Sur les réseaux sociaux, l’initiative a déclenché une vive polémique et a divisé autant les professionnels que le gouvernement. Au-delà de la controverse, cette situation illustre un défi majeur de notre époque : comment concilier la transition vers l’économie circulaire avec les intérêts économiques traditionnels ?

Pour trouver des réponses, l’Observatoire des futurs de l’EM Strasboug (Université de Strasbourg) a réalisé une étude sur la thématique industrie et économie circulaire à l’horizon 2035. Cette étude s’appuie sur des ateliers participatifs réunissant chercheurs, praticiens et acteurs institutionnels tels qu’Eurométropole, l’Ademe, Initiatives durables, et Grand Est Développement). Nous en livrons quelques résultats.


À lire aussi : Sobriété versus surconsommation : pourquoi les « dévendeurs » de l’Ademe sont polémiques


Un dilemme au cœur des politiques publiques

À l’échelle européenne, l’engagement pour l’économie circulaire s’est considérablement renforcé depuis le lancement du Pacte vert en 2019. Cette volonté s’est traduite par des plans d’action successifs, notamment en mars 2020, ciblant des secteurs spécifiques comme le textile, les plastiques et la construction. La Commission européenne a également proposé en 2022 des mesures pour accélérer cette transition, avec un accent particulier mis sur la durabilité des produits et la responsabilisation des consommateurs.

En France, cette dynamique européenne s’est accompagnée d’initiatives nationales ambitieuses. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (dite loi Agec) adoptée en 2020 promeut en particulier l’économie de la fonctionnalité et du service via le réemploi et la réparation. Selon une étude de l’Institut national de l’économie circulaire (Inec) et d’Opeo publiée en 2021, 81 % des industriels français interrogés perçoivent l’économie circulaire comme une opportunité.

Pour plus de 85 % d’entre eux, elle permettrait non seulement de développer de nouveaux marchés et de réaliser des économies, mais aussi de relever les défis environnementaux actuels. Cependant, ces orientations se heurtent à un modèle économique encore largement basé sur la vente en volume.


À lire aussi : Consommation sobre : un défi culturel autant qu'économique


Des consommateurs de plus en plus conscients

L’évolution des comportements d’achat témoigne d’ailleurs d’une prise de conscience croissante chez les consommateurs. Les convictions personnelles liées à l’éthique et l’environnement pèsent de plus en plus sur les choix individuels et les consommateurs privilégient désormais le « Made in France » et les produits issus de l’économie circulaire.

Une enquête menée en France par OpinionWay en 2024 montrait ainsi que 42 % des personnes interrogées se disaient prêtes à dépenser plus d’argent pour avoir des produits vestimentaires plus respectueux de l’environnement et socialement responsables.

D’après une étude d’Ipsos, deux vacanciers européens sur trois se déclaraient prêts à modifier leur mode de transport durant l’été 2023 pour réduire leur impact carbone.


À lire aussi : Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde


Un soutien public en quête d’équilibre

Face à ces évolutions, les politiques publiques tentent de trouver un équilibre délicat. L’Union européenne (UE) déploie des financements importants pour soutenir cette transition. Le programme Horizon Europe (2021-2027) offre ainsi un budget de 95,5 milliards d’euros, dont une partie significative est destinée à la recherche et l’innovation en économie circulaire.

Toutefois, ces mécanismes de financement européens souffrent de plusieurs lacunes que nous avons identifiées à partir des entretiens d’experts réalisés dans le cadre de l’étude :

  • une communication limitée autour des programmes,
  • un soutien insuffisant aux entreprises déjà engagées dans la circularité,
  • et des budgets parfois davantage orientés vers les études que vers l’accompagnement concret des transformations.

Au niveau national, de nombreuses mesures ont été mises en place, parmi lesquelles :

  • le fonds d’économie circulaire de l’Ademe, renouvelé annuellement,
  • les programmes d’investissement d’avenir successifs, dont le dernier (PIA 5) dispose d’un budget de 54 milliards d’euros,
  • ou le plan France 2030, qui a déjà engagé 21 milliards d’euros avec plus de 1 000 projets répondant à l’objectif « mieux produire ».

Ces dispositifs ne parviennent toutefois pas toujours à répondre aux besoins de l’ensemble des acteurs. Les petites entreprises, en particulier, peinent souvent à accéder aux informations et aux financements, alors même qu’elles sont en général plus avancées dans leurs pratiques circulaires.

C’est plutôt au niveau local qu’émergent les solutions innovantes les plus prometteuses : l’Eurométropole de Strasbourg, par exemple, déploie des actions concrètes : création de réseaux d’acteurs autour de l’économie circulaire, soutien aux structures d’insertion dans le domaine du recyclage, développement de l’écologie industrielle territoriale et promotion du réemploi dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP).

Ces initiatives montrent qu’il est possible de créer des synergies entre différents acteurs économiques autour de l’économie circulaire.


À lire aussi : Économie circulaire : les consommateurs, acteurs oubliés de la réglementation européenne


Quatre futurs possibles pour réinventer le commerce

Mais la controverse des « dévendeurs » a révélé un besoin plus profond de repenser nos modèles économiques. Comment les politiques de soutien pourraient-elles évoluer face à ce dilemme entre promotion de la sobriété et maintien de l’activité commerciale ? Quatre scénarios se dessinent à l’horizon 2035, chacun proposant une approche différente de création de valeur.

  • Dans un premier scénario, les politiques de soutien resteraient ambivalentes, tentant de satisfaire à la fois les commerçants traditionnels et les acteurs de l’économie circulaire. Cette approche conduirait à des mesures parfois contradictoires : d’un côté, des subventions pour la modernisation des commerces, de l’autre, des campagnes promouvant la sobriété. Les grandes enseignes s’adapteraient en créant des « coins réparation », mais sans remise en cause fondamentale de leur modèle. Les petits commerces, pris entre deux logiques, peineraient à trouver leur place. Le risque est d’aboutir à un soutien fragmenté et inefficace.

  • Le deuxième scénario miserait sur l’innovation pour réconcilier vente et durabilité. Les commerces deviendraient des « hubs circulaires » où la technologie (IA, blockchain) optimiserait la réparation et la revente. Le métier de vendeur évoluerait vers un rôle de « conseiller en usage durable », proposant la solution la plus pertinente : réparation, achat neuf ou reconditionné. Un modèle prometteur, mais qui risque d’exclure les petits commerces faute de moyens d’investissement.

  • Dans une troisième configuration, les politiques se territorialiseraient fortement, avec des aides adaptées aux besoins locaux. Les commerces deviendraient des lieux hybrides de vente, réparation et échange. L’économie de la fonctionnalité s’y développerait naturellement, privilégiant l’usage plutôt que la propriété. Les « dévendeurs » s’intégreraient dans ce maillage territorial, même si cette approche pourrait créer des disparités entre régions.

  • Face à l’urgence climatique, le dernier scénario verrait l’État imposer une transformation radicale et un tantinet autoritaire. Des quotas de réparation et de réemploi seraient imposés aux commerces. La fonction de « dévendeur » deviendrait obligatoire dans les grandes surfaces. Parmi les mesures concrètes, l’Institut national de l’économie circulaire propose déjà une TVA à 5,5 % sur les opérations de réparation et des taux réduits pour les produits reconditionnés et écoconçus.

Dépasser l’opposition entre vendeurs et « dévendeurs »

La résolution du dilemme entre « dévendeurs » et commerçants passera sans doute par une combinaison de ces approches. Les politiques de soutien devront préserver la viabilité économique du commerce tout en accélérant la transition vers la sobriété. Ce qui implique la création de nouveaux métiers autour de la réparation et du réemploi, l’innovation dans les services plutôt que dans la production de biens, un accompagnement fort des pouvoirs publics et une transformation de notre rapport à la consommation.

En définitive, l’enjeu n’est plus tant d’opposer commerce traditionnel et économie circulaire que de réinventer nos modes de production et de consommation. Le concept de « dévendeur » n’est peut-être qu’une première étape vers cette nécessaire mutation de notre économie, qui requiert des politiques de soutien plus inclusives, capables d’accompagner tous les acteurs dans cette transition.


L’article s’appuie sur des entretiens réalisés avec Christophe Barel (chef de projet senior à l’Ademe, le 30 janvier 2024) ; Carmen Colle (entrepreneuse dans le secteur du textile et militante pour un entrepreneuriat responsable, social et solidaire, 14 décembre 2024) ; Pia Imbs (présidente de l’Eurométropole de Strasbourg, 19 décembre 2024) ; Anne Sander (députée européenne, questeur du Parlement européen, 9 février 2024) et Maryline Wilhelm (conseillère déléguée à l’économie circulaire, sociale et solidaire, Ville de Schiltigheim, 19 janvier 2024).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

27.11.2025 à 17:06

La dinde, histoire d’une domestication

Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Le dindon est élevé dans le monde entier, mais nos connaissances sur ses interactions à long terme avec les sociétés humaines restent éparses.
Texte intégral (2583 mots)

La dinde constitue un mets de choix sur les tables des fêtes d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit pour Thanksgiving ou Noël. Son origine et les péripéties qui l’ont menée jusque dans nos cuisines sont toutefois peu connues du grand public.


La période des festivités de fin d’année semble tout indiquée pour revenir sur l’histoire naturelle et culturelle de cet oiseau de basse-cour, qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif sorti en juin 2025 aux éditions scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle.

La dinde ou le dindon commun, selon que l’on parle de la femelle ou du mâle, appartiennent à l’espèce Meleagris gallopavo que l’on retrouve encore à l’état sauvage sur l’essentiel du territoire des États-Unis, dans le sud du Canada et le nord du Mexique. Les sociétés américaines ont longtemps interagi avec ces oiseaux, essentiellement à travers la chasse. Le plus ancien kit de tatouage retrouvé en contexte archéologique, au Tennessee (États-Unis), daté d’entre 3500 et 1500 ans avant notre ère, était constitué d’os de dindon appointés. Mais ce n’est ni dans cette région ni à cette époque que la domestication du dindon a commencé, c’est-à-dire que le dindon et les humains sont entrés dans une relation de proximité mutualiste conduisant aux oiseaux de basse-cour que l’on connaît aujourd’hui [figure 1].

Figure 1 : Dindon commun sauvage (gauche, photographie de Franck Schulenburg) et domestique (droite, photographie de Wee Hong). CC BY-SA

Une première domestication en Amérique centrale

Jusqu’au début de notre ère, les indices archéologiques d’un rapprochement entre dindons et humains sont, de fait, ténus. C’est en Amérique centrale, au Guatemala, que l’on retrouve la plus ancienne preuve de la gestion et de la manipulation des dindons. Dans cette région tropicale, on ne trouve pas de dindon commun sauvage mais son proche cousin, le dindon ocellé [figure 2]. Or sur le site d’El Mirador, quelques os de dindon commun ont été retrouvés, datés entre 300 avant notre ère et le tout début de notre ère – une identification confirmée par la génétique.

L’analyse des isotopes du strontium contenus dans ces os, spécifiques de l’environnement dans lequel un animal a vécu, ont quant à eux montré que les oiseaux avaient été élevés dans l’environnement local. Il s’agit de la trace la plus ancienne de translocation de l’espèce, son déplacement dans une région dans laquelle elle ne vivrait pas naturellement. Or un tel déplacement, sur des milliers de kilomètres et vers un environnement très différent, nécessite une connaissance fine du dindon et de ses besoins ainsi que des compétences zootechniques certaines. C’est donc l’aboutissement de plusieurs générations d’interactions et de rapprochement dans la région où le dindon commun se trouve naturellement, probablement sur la côte du golfe du Mexique ou dans le centre du Mexique, près de l’actuelle ville de Mexico. Au fil du temps, le nombre de restes de dindon augmente dans les sites archéologiques jusqu’à l’arrivée des Européens au XVIe siècle.

Figure 2 : Dindon ocellé sauvage (photographie Bruno Girin). CC BY-SA

Dans le sud-ouest des États-Unis, à la convergence de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, on sait que les dindons étaient déjà présents il y a environ 10 000 ans, au début de la période holocène mais ils sont particulièrement rares dans les sites archéologiques.

Ce n’est qu’entre le début et 200 de notre ère qu’on voit leurs ossements apparaître régulièrement dans les sites archéologiques, bien qu’en faible proportion. Les traces les plus abondantes de leur présence sont leurs crottes (que l’on appelle coprolithes une fois fossilisées, dans le registre archéologique) retrouvées en particulier dans des structures en briques de terre crue complétées de branches qui servaient probablement à maintenir les dindons en captivité.

Des oiseaux convoités pour leurs plumes

Ces oiseaux appartiennent à une lignée génétique différente de celle des dindons sauvages locaux et l’analyse des isotopes du carbone contenu dans leurs os indique qu’ils ont consommé de grandes quantités de maïs. Ce sont donc des oiseaux captifs, certainement domestiques, mais on retrouve rarement leurs os dans ce que les archéologues étudient le plus, les poubelles des maisons. Ils n’auraient donc pas été mangés, ou assez rarement par rapport aux efforts mis en place pour les garder sur les sites. Les plumes d’oiseaux étaient néanmoins importantes pour ces populations et on retrouve notamment des fragments de plumes de dindon incluses dans le tissage d’une couverture en fibre en yucca. Une seule couverture aurait nécessité plus de 11 000 plumes, soit cinq à dix oiseaux selon la taille des plumes sélectionnées. Les oiseaux maintenus en captivité auraient ainsi pu être plumés régulièrement pour fournir cette matière première.

Au fil du temps, l’usage de dindons domestiques s’étend entre cette région du sud-ouest des États-Unis, le Mexique et l’Amérique centrale, mais les dindons sauvages restent bien présents dans l’environnement. Dans l’est des États-Unis, en revanche, si les restes osseux de dindons peuvent être abondants sur les sites archéologiques, il s’agit d’oiseaux sauvages chassés. C’est une mosaïque d’usage du dindon que les Européens ont ainsi rencontré à leur arrivée sur le continent américain [figure 3].

Figure 3 : Illustration du voyage de JacquesLe Moyne (1562-1565), qui accompagnait l’expédition de Laudonnière en Floride. Des dindons sont figurés sur la droite.

Poules d’Inde

C’est lors du quatrième voyage de Christophe Colomb en Amérique, alors qu’il explore les côtes de l’actuel Honduras, que l’on trouve ce qui peut être la première rencontre entre des Européens et des dindons, en 1502. On ne sait pas exactement comment leur réputation atteint l’Europe, probablement à travers les premières villes européennes construites dans les Antilles, mais en 1511 une lettre est envoyée par la couronne d’Espagne au trésorier en chef des Indes (les Antilles) demandant à ce que chaque bateau revenant vers la péninsule rapporte des « poules d’Inde » (d’où la contraction « dinde » apparue au XVIIe siècle en français), mâle et femelle, en vue de leur élevage.

En 1520, l’évêque d’Hispaniola (île englobant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) offre à Lorenzo Pucci, cardinal à Rome, un couple de dindons.

L’ouvrage publié au Muséum national d’histoire naturelle montre la multiplication des témoignages de la présence du dindon dans l’entourage de l’aristocratie européenne au cours du XVIe siècle. En France, en 1534, on trouve des dindons à Alençon, en Normandie, dans le château de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre.

C’est aussi en 1534 qu’une amusante histoire se déroule en Estonie, où l’évêque de Tartu envoie un dindon en présent au duc Glinski – dindon qu’il avait précédemment reçu d’Allemagne. Mais l’oiseau exotique se répand aussi progressivement dans les basses-cours et sa consommation se généralise.

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, il accompagne de nombreuses missions maritimes commerciales, atteignant même le Japon et revenant en Amérique – depuis l’Europe – dans les établissements coloniaux. Il semble toutefois être longtemps resté réservé aux repas de fêtes, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et la sélection de races de plus en plus lourdes, que sa viande entre dans la production de nombreux produits transformés. Finalement, l’animal complet, rôti et dressé sur une table à l’occasion de Thanksgiving ou de Noël, conserve la trace de cette longue histoire.

À l’abri du besoin, Norman Rockwell, 1941. « Notre cuisinière l’a faite rôtir, je l’ai peinte, puis nous l’avons mangée. C’est l’une des seules fois où j’aie jamais mangé le modèle. », déclara le peintre avec humour. Wikimedia
The Conversation

Aurélie Manin a reçu des financements des Actions Marie Sklodowska-Curie pour réaliser ce travail.

27.11.2025 à 11:51

Le climat est-il vraiment seul responsable de l’augmentation du degré d’alcool des vins ?

Léo Mariani, Anthropologue, Maître de conférence Habilité à diriger des recherches, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Le changement climatique favorise des vendanges plus précoces, des raisins plus sucrés et des vins donc plus alcoolisés. Il vient en réalité amplifier un modèle plus ancien.
Texte intégral (3410 mots)

La précocité des vendanges que l’on observe depuis quelques années a été favorisée par le changement climatique. Mais la hausse du degré d’alcool dans les vins est aussi le fruit d’une longue tradition qui emprunte à l’histoire, au contexte social et aux progrès techniques, et qui a façonné la définition moderne des appellations d’origine protégée. Autrement dit, le réchauffement du climat et celui des vins, entraîné par lui, ne font qu’exacerber un phénomène ancien. C’est l’occasion d’interroger tout un modèle vitivinicole.


Dans l’actualité du changement climatique, la vitiviniculture a beaucoup occupé les médias à l’été 2025. En Alsace, les vendanges ont débuté un 19 août. Ce record local traduit une tendance de fond : avec le réchauffement des températures, la maturité des raisins est plus précoce et leur sucrosité plus importante. Cela a pour effet de bouleverser les calendriers et d’augmenter le taux d’alcool des vins.

La précocité n’est pas un mal en soi. Le millésime 2025 a pu être ainsi qualifié de « très joli » et de « vraiment apte à la garde » par le président d’une association de viticulteurs alsaciens. Ce qui est problématique en revanche, c’est l’augmentation du degré d’alcool : elle est néfaste pour la santé et contredit l’orientation actuelle du marché, plutôt demandeur de vins légers et fruités. Autrement dit, le public réclame des vins « à boire » et non « à garder », alors que la hausse des températures favorise plutôt les seconds.

Il faudrait préciser pourtant que l’augmentation des niveaux d’alcool dans les vins n’est pas nouvelle. Elle est même décorrélée du changement climatique :

« Les vins se sont réchauffés bien avant le climat »,

me souffle un jour un ami vigneron. Autrement dit, l’augmentation du degré d’alcool dans les vins a suivi un mouvement tendanciel plus profond au cours de l’histoire, dont on va voir qu’il traduit une certaine façon de définir la « qualité du vin ».

Se pose donc la question de savoir qui a « réchauffé » qui le premier ? Le climat en portant à maturité des grappes de raisins plus sucrées ? ou le savoir-faire des viticulteurs, qui a favorisé des vins plus propices à la conservation – et donc plus alcoolisés ? Postulons que le climat ne fait aujourd’hui qu’exacerber un problème qu’il n’a pas créé le premier. En lui faisant porter seul la responsabilité de la hausse de l’alcool dans les vins, on s’empêche de bien définir ce problème.

De plus, on inverse alors le sens des responsabilités : la vitiviniculture, en tant qu’activité agricole émettrice de gaz à effet de serre, participe à l’augmentation des températures – et cela bien avant que le changement climatique ne l’affecte en retour.


À lire aussi : Vin et changement climatique, 8 000 ans d’adaptation


Quand la définition des AOP fait grimper les degrés

Disons-le sans détour, l’instauration des appellations d’origine protégée AOP constitue un moment objectif de la hausse des taux d’alcool dans les vins. Dans certaines appellations du sud-est de la France, où j’ai enquêté, elle est parfois associée à des écarts vertigineux de deux degrés en trois à dix ans.

Il faut dire que les cahiers des charges des AOP comportent un « titre alcoométrique volumique naturel minimum » plus élevé que celui des autres vins : l’alcool est perçu comme un témoin de qualité.

Mais il n’est que le résultat visible d’une organisation beaucoup plus générale : si les AOP « réchauffent » les vins, souvent d’ailleurs bien au-delà des minima imposés par les AOP, c’est parce qu’elles promeuvent un ensemble de pratiques agronomiques et techniques qui font augmenter mécaniquement les niveaux d’alcool.

C’est ce paradigme, qui est associé à l’idée de « vin de garde », dont nous allons expliciter l’origine.

Les « vins de garde » se généralisent sous l’influence de l’État, de la bourgeoisie et de l’industrie

Contrairement à une idée répandue, le modèle incarné par les AOP n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française en général.

Napoléon III, en voulant développer le commerce du vin avec l’Angleterre, a favorisé l’émergence du standard des vins de garde. Jean Hippolyte Flandrin

Les « vins de garde » n’ont rien d’un canon immuable. Longtemps, la conservation des vins n’a intéressé que certaines élites. C’est l’alignement progressif, en France, des intérêts de l’une d’elles en particulier, la bourgeoisie bordelaise du XIXe siècle, de ceux de l’État et de ceux de l’industrie chimique et pharmaceutique, qui est à l’origine de la vitiviniculture dont nous héritons aujourd’hui.

L’histoire se précipite au milieu du XIXe siècle : Napoléon III signe alors un traité de libre-échange avec l’Angleterre, grande consommatrice de vins, et veut en rationaliser la production. Dans la foulée, son gouvernement sollicite deux scientifiques.

Au premier, Jules Guyot, il commande une enquête sur l’état de la viticulture dans le pays. Au second, Louis Pasteur, il confie un objectif œnologique, car l’exportation intensive de vins ne demande pas seulement que l’on gère plus efficacement la production. Elle exige aussi une plus grande maîtrise de la conservation, qui offre encore trop peu de garanties à l’époque. Pasteur répondra en inventant la pasteurisation, une méthode qui n’a jamais convaincu en œnologie.


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Sur le principe, la pasteurisation anticipe toutefois les grandes évolutions techniques du domaine, en particulier le développement du dioxyde de soufre liquide par l’industrie chimique et pharmaceutique de la fin du XIXe siècle. Le dioxyde de soufre (SO2) est un puissant conservateur, un antiseptique et un stabilisant.

Carte des principaux crus de la région bordelaise. DemonDeLuxe/WikiCommons, CC BY-SA

Il va permettre un bond en avant dans la rationalisation de l’industrie et de l’économie du vin au XXe siècle (les fameux sulfites ajoutés pour faciliter la conservation), au côté d’autres innovations techniques, comme le développement des levures chimiques. En cela, il va être aidé par la bourgeoisie française, notamment bordelaise, qui investit alors dans la vigne pour asseoir sa légitimité. C’est ce groupe social qui va le plus bénéficier de la situation, tout en contribuant à la définir. Désormais, le vin peut être stocké.

Cela facilite le développement d’une économie capitaliste rationnelle, incarnée par le modèle des « vins de garde » et des AOP ainsi que par celui des AOC et des « crus ».

Ce qu’il faut pour faire un vin de garde

Bien sûr ce n’est pas, en soi, le fait de pouvoir garder les vins plus longtemps qui a fait augmenter les taux d’alcool. Mais l’horizon esthétique que cette capacité a dessiné.

Un vin qui se garde, c’est en effet un vin qui contient plus de tanins, car ceux-ci facilitent l’épreuve du temps. Or pour obtenir plus de tanins, il faut reculer les vendanges et donc augmenter les niveaux d’alcool, qui participent d’ailleurs aussi à une meilleure conservation.

Les vins de garde sont vieillis en fûts de chêne, ce qui a contribué à en façonner le profil aromatique. Mark Stebnicki/Pexels, CC BY

Ensuite, la garde d’un vin dépend du contenant dans lequel il est élevé. En l’espèce, c’est le chêne, un bois tanique qui a été généralisé (déterminant jusqu’à la plantation des forêts françaises). Il donne aujourd’hui les arômes de vanille aux vins de consommation courante et le « toasté » plus raffiné de leurs cousins haut de gamme.

La garde d’un vin dépend également des choix d’encépagement. En l’espèce, les considérations relatives à la qualité des tanins et/ou à la couleur des jus de raisin ont souvent prévalu sur la prise en compte de la phénologie des cépages (c’est-à-dire, les dates clés où surviennent les événements périodiques du cycle de vie de la vigne).

Grappes de raisin de variété syrah. Hahn Family Wines/WIki Commons, CC BY

Ceci a pu favoriser des techniques de sélection mal adaptées aux conditions climatiques et des variétés qui produisent trop d’alcool lorsqu’elles sont plantées hors de leur région d’origine, par exemple la syrah dans les Côtes du Rhône septentrionales.

En effet, la vigne de syrah résiste très bien à la chaleur et les raisins produisent une très belle couleur, raison pour laquelle ils ont été plantés dans le sud. Mais le résultat est de plus en plus sucré, tanique et coloré : la syrah peut alors écraser les autres cépages dans l’assemblage des côtes-du-rhône.

On pourrait évoquer enfin, et parmi beaucoup d’autres pratiques techniques, les vendanges « en vert », qui consiste à éclaircir la vigne pour éviter une maturation partielle du raisin et s’assurer que la vigne ait davantage d’énergie pour achever celle des grappes restant sur pied. Ceci permet d’augmenter la concentration en arômes (et la finesse des vins de garde), mais aussi celle du sucre dans les raisins (et donc d’alcool dans le produit final).

C’est tout un monde qui s’est donc organisé pour produire des vins de garde, des vins charpentés et taillés pour durer qui ne peuvent donc pas être légers et fruités, comme semblent pourtant le demander les consommateurs contemporains.

« Sans sulfites », un nouveau modèle de vins « à boire »

Ce monde, qui tend à réchauffer les vins et le climat en même temps, n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française dans son ensemble. Il résulte de la généralisation d’un certain type de rapport économique et esthétique aux vins et à l’environnement.

C’est ce monde dans son entier que le réchauffement climatique devrait donc questionner lorsqu’il oblige, comme aujourd’hui, à ramasser les raisins de plus en plus tôt… Plutôt que l’un ou l’autre de ces aspects seulement.

Comme pistes de réflexion en ce sens, je propose de puiser l’inspiration dans l’univers émergent des vins « sans soufre » (ou sans sulfites) : des vins qui, n’étant plus faits pour être conservés, contiennent moins d’alcool. Ces vins sont de surcroît associés à beaucoup d’inventivité technique tout en étant écologiquement moins délétères, notamment parce qu’ils mobilisent une infrastructure technique bien plus modeste et qu’ils insufflent un esprit d’adaptation plus que de surenchère.

Leur autre atout majeur est de reprendre le fil d’une vitiviniculture populaire que l’histoire moderne a invisibilisée. Ils ne constitueront toutefois pas une nouvelle panacée, mais au moins une piste pour reconnaître et valoriser les vitivinicultures passées et présentes, dans toute leur diversité.


Ce texte a fait l’objet d’une première présentation lors d’un colloque organisé en novembre 2025 par l’Initiative alimentation de Sorbonne Université.

The Conversation

Léo Mariani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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