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19.04.2025 à 15:56

Pourquoi le prix de votre chocolat préféré va continuer d’augmenter

Narcisa Pricope, Professor of Geography and Land Systems Science and Associate Vice President for Research, Mississippi State University
L’aridité se propage silencieusement dans de nombreuses régions productrices de cacao. Comment éviter que le chocolat ne devienne un produit de luxe ?
Texte intégral (3233 mots)
Les prix du chocolat ont grimpé en flèche dans un contexte de sécheresse intense en Afrique. Rimma Bondarenko/Shutterstock

Pâques s’accompagne de chocolat (que l’on soit croyant ou non). Une tradition qui pourrait vite devenir un luxe. Avec le réchauffement climatique, son prix ne cesse d’augmenter. En cause : l’aridité qui se propage silencieusement dans de nombreuses régions productrices de cacao. Heureusement, des solutions existent.


Le nord-est du Brésil, l’une des principales régions productrices de cacao au monde, est aux prises avec une aridité croissante –, un assèchement lent mais implacable des terres. Le cacao est fabriqué à partir des fèves du cacaoyer, petit arbre à feuille prospérant dans les climats humides. La culture est en difficulté dans ces régions desséchées, tout comme les agriculteurs qui la cultivent.

Ce n’est pas seulement l’histoire du Brésil. En Afrique de l’Ouest, où 70 % du cacao mondial est cultivé, ainsi qu’en Amérique et en Asie du Sud-Est, les variations des niveaux d’humidité menacent l’équilibre délicat nécessaire à la production. Ces régions, abritant écosystèmes dynamiques et greniers à blé mondiaux, sont en première ligne de la progression lente mais implacable de l’aridité.

Causes de l’aridité

Au cours des trente dernières années, plus des trois quarts des surfaces la Terre est devenue plus sèche. Un rapport récent que j’ai aidé à coordonner pour la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification a révélé que les terres arides couvrent maintenant 41 % des terres mondiales. Cette superficie s’est étendue de près de 4,3 millions de kilomètres carrés au cours de ces trois décennies – plus de huit fois la taille de la France.

Cette sécheresse rampante n’est pas seulement un phénomène climatique. Il s’agit d’une transformation à long terme qui peut être irréversible… avec des conséquences dévastatrices pour les écosystèmes, l’agriculture et les moyens de subsistance dans le monde entier.

Un agriculteur colombien tient une cabosse de cacao qui contient les ingrédients clés du chocolat
Un agriculteur colombien tient une cabosse de cacao, qui contient les ingrédients clés du chocolat. 2017CIAT/NeilPalmer, CC BY-NC-SA

L’aridité, bien que souvent considérée comme un phénomène purement climatique, est le résultat d’une interaction complexe entre des facteurs anthropiques – dus à l’existence et à la présence d’humains. Il s’agit notamment des émissions de gaz à effet de serre, des pratiques d’utilisation des terres et de la dégradation des ressources naturelles critiques, telles que les sols et la biodiversité.

Ces forces interconnectées ont accéléré la transformation de paysages autrefois productifs en régions de plus en plus arides.

Changement climatique

Le changement climatique d’origine humaine est le principal moteur de l’aridité croissante.

Les émissions de gaz à effet de serre augmentent les températures mondiales, notamment en raison de la combustion de combustibles fossiles et de la déforestation. La hausse des températures, à son tour, provoque l’évaporation de l’humidité à un rythme plus rapide. Cette évaporation accrue réduit l’humidité du sol et des plantes, ce qui exacerbe la pénurie d’eau, même dans les régions où les précipitations sont modérées.

Les graphiques montrent la sécheresse de ces dernières années et l’augmentation des populations dans les zones arides
Le nombre de personnes vivant dans les régions arides a augmenté sur chaque continent au cours des dernières années – 1971-2020. UNCCD

L’aridité a commencé à s’accélérer à l’échelle mondiale dans les années 1950, et le monde a connu un changement prononcé au cours des trois dernières décennies.

Ce processus est particulièrement marqué dans les régions déjà sujettes à la sécheresse, telles que la région du Sahel en Afrique et la Méditerranée. Dans ces régions, la réduction des précipitations – combinée à l’augmentation de l’évaporation – crée une boucle de rétroaction : les sols plus secs absorbent moins de chaleur, laissant l’atmosphère plus chaude et intensifiant les conditions arides.

Utilisation non durable des terres

L’aridité est également influencée par la façon dont les gens utilisent et gèrent les terres.

Les pratiques agricoles non durables, le surpâturage et la déforestation dépouillent les sols de leur couverture végétale protectrice, les rendant vulnérables à l’érosion. Les techniques d’agriculture industrielle privilégient souvent les rendements à court terme, plutôt que la durabilité à long terme, en appauvrissant les nutriments et la matière organique essentiels pour des sols sains.

Une femme tient des légumes dans ses mains, dans un champ sec et peu peuplé
L’aridité peut affecter la production de nombreuses cultures. De grandes parties du Tchad, que l’on voit ici, ont des terres en voie d’assèchement. United Nations Chad, CC BY-NC-SA

Au nord-est du Brésil, la déforestation perturbe les cycles locaux de l’eau et expose les sols à la dégradation. Sans végétation pour l’ancrer, la couche arable – essentielle à la croissance des plantes – est emportée par les pluies ou est emportée par les vents, emportant avec elle des nutriments vitaux.

Ces changements créent un cercle vicieux : les sols dégradés retiennent également moins d’eau et entraînent plus de ruissellement, ce qui réduit la capacité de récupération des terres.

Lien entre le sol et la biodiversité

Le sol, souvent négligé dans les discussions sur la résilience climatique, joue un rôle essentiel dans l’atténuation de l’aridité.

Les sols sains agissent comme des réservoirs, stockant l’eau et les nutriments dont les plantes dépendent. Ils soutiennent également la biodiversité souterraine et aérienne. Une seule cuillère à café de sol contient des milliards de micro-organismes qui aident à recycler les nutriments et à maintenir l’équilibre écologique.

À mesure que les sols se dégradent sous l’effet de l’aridité et de la mauvaise gestion, cette biodiversité diminue. Les communautés microbiennes, essentielles au cycle des nutriments et à la santé des plantes, déclinent. Lorsque les sols se compactent et perdent de la matière organique, la capacité de la terre à retenir l’eau diminue, ce qui la rend encore plus susceptible de se dessécher.

La perte de santé des sols crée des effets en cascade qui sapent les écosystèmes, la productivité agricole et la sécurité alimentaire.

Crises de sécurité alimentaire imminentes

Le cacao n’est qu’une des cultures touchées par l’empiètement de l’aridité croissante.

D’autres zones agricoles clés, y compris les greniers à blé du monde, sont également à risque. En Méditerranée, au Sahel africain et dans certaines parties de l’Ouest américain, l’aridité mine déjà l’agriculture et la biodiversité.

D’ici 2100, jusqu’à 5 milliards de personnes pourraient vivre dans les zones arides, soit près du double de la population actuelle de ces zones. Les raisons : la croissance démographique et l’expansion des zones arides à mesure que la planète se réchauffe. Cela exerce une pression immense sur les systèmes alimentaires. Elle peut également accélérer les migrations, car la baisse de la productivité agricole, la pénurie d’eau et l’aggravation des conditions de vie obligent les populations rurales à se déplacer à la recherche d’opportunités.

Une carte montre de vastes zones sèches dans l’ouest des États-Unis, en Afrique, en Australie, en Asie et dans certaines parties de l’Amérique du Sud
Une carte montre l’aridité moyenne de 1981 à 2010. UNCCD

Les écosystèmes sont mis à rude épreuve par la diminution des ressources en eau. La faune migre ou meurt, et les espèces végétales adaptées à des conditions plus humides ne peuvent pas survivre. Les prairies délicates du Sahel, par exemple, cèdent rapidement la place aux arbustes du désert.

À l’échelle mondiale, les pertes économiques liées à l’aridification sont vertigineuses. En Afrique, l’aridité croissante a contribué à une baisse de 12 % du produit intérieur brut de 1990 à 2015. Les tempêtes de sable et de poussière, les incendies de forêt et la pénurie d’eau pèsent davantage sur les gouvernements, exacerbant la pauvreté et les crises sanitaires dans les régions les plus touchées.

La voie à suivre

L’aridité n’est pas une fatalité et ses effets ne sont totalement irréversibles. Mais des efforts mondiaux coordonnés sont essentiels pour freiner sa progression.

Les pays peuvent travailler ensemble à la restauration des terres dégradées en protégeant et en restaurant les écosystèmes, en améliorant la santé des sols et en encourageant les méthodes agricoles durables.

Les communautés peuvent gérer l’eau plus efficacement grâce à la collecte des eaux de pluie et à des systèmes d’irrigation avancés qui optimisent l’utilisation de l’eau. Les gouvernements peuvent réduire les facteurs du changement climatique en investissant dans les énergies renouvelables.

La poursuite de la collaboration internationale, y compris avec les entreprises, peut aider à partager les technologies pour rendre ces actions plus efficaces et disponibles dans le monde entier.

Pendant que vous savourez du chocolat en cette fête de Pâques, souvenez-vous des écosystèmes fragiles qui se cachent derrière. Au début de l’année 2025, le prix du cacao était proche de son plus haut niveau historique, en partie à cause des conditions sèches en Afrique.

En l’absence d’une action urgente pour lutter contre l’aridité, ce scénario pourrait devenir plus courant, et le cacao – et les concoctions sucrées qui en découlent – pourrait bien devenir un luxe rare.

The Conversation

Narcisa Pricope est membre de l'interface science-politique de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD), qui s'efforce de traduire les résultats et les évaluations scientifiques en recommandations pertinentes pour les politiques, notamment en collaborant avec différents groupes et organismes scientifiques.

17.04.2025 à 16:29

Le changement climatique suffit-il à expliquer la surchauffe de l’océan Atlantique Nord en 2023 ?

Guinaldo Thibault, Research scientist, Météo France
Aurélien Liné, Climatologue, Toulouse INP
Christophe Cassou, Climatologue, chargé de recherche CNRS au laboratoire « sciences de l’univers », Cerfacs
Jean-Baptiste Sallée, Océanographe, Sorbonne Université
Les températures records observées à la surface de l’Atlantique Nord en 2023 témoignaient-elles d’un emballement du changement climatique ? Une étude a répondu à cette question.
Texte intégral (2573 mots)

Les températures records observées à la surface de l’Atlantique Nord en 2023 ont fait couler beaucoup d’encre. Témoignent-elles réellement, comme on a alors pu le lire, d’un emballement du changement climatique ? Dans une récente étude, quatre chercheurs français répondent à cette question.


L’océan Atlantique Nord est bien plus qu’une vaste étendue d’eau entre l’Europe et l’Amérique. Cet océan est composé d’une région tropicale propice au développement des cyclones tropicaux et d’une région de moyennes latitudes, jouant un rôle crucial dans la régulation du climat européen et mondial.

  • En hiver, il conditionne la trajectoire des tempêtes qui traversent l’Europe et influence la douceur ou la rigueur des saisons froides.

  • En été, il module la fréquence des vagues de chaleur et influence l’humidité disponible dans l’atmosphère, jouant sur les épisodes de sécheresse ou les précipitations extrêmes.

La circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) se comporte comme un gigantesque tapis roulant océanique qui distribue la chaleur à travers les océans de planète. © Jonathan Baker (Met Office) and co-authors, CC BY 4.0; Continued Atlantic overturning circulation even under climate extremes

Il est également un acteur central du système climatique global via la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC), un gigantesque tapis roulant océanique qui régule la répartition de chaleur sur la planète en transportant l’excédent de chaleur des tropiques vers les hautes latitudes.

Cette zone océanique fait partie des régions connaissant les tendances de réchauffement les plus marquées depuis 1991, avec un maximum observé entre les latitudes de 10°N et de 40°N.

Depuis mai 2023, cette région océanique a connu des températures de surface jamais enregistrées auparavant. Ce phénomène a suscité de nombreuses interrogations : s’agissait-il d’un simple accident climatique ? D’un signal inquiétant d’une accélération du réchauffement global ? Les modèles climatiques nous permettent-ils de comprendre un tel événement ou sommes-nous entrés dans un nouveau régime climatique qui nous demanderait de reconsidérer la fiabilité de nos projections climatiques ?

Dans une étude récemment publiée, nous avons voulu apporter une réponse de fond à ces interrogations. À partir d’une analyse détaillée d’observations et de modèles climatiques, nous montrons que l’année 2023 a été une année exceptionnelle, mais malgré tout plausible dans le cadre du changement climatique actuel.

Autrement dit, cet extrême de température de surface de l’Atlantique Nord s’inscrit dans un cadre physique bien compris, qui aurait été impossible sans changement climatique.


À lire aussi : Les océans surchauffent, voici ce que cela signifie pour l’humain et les écosystèmes du monde entier


2023 : une année record, mais pas un mystère

Au cours des dernières années, l’Atlantique Nord a régulièrement établi de nouveaux records de température de surface. Les précédents records datant de 2022 ont surpassé ceux de 2021 et 2020. Cette tendance récurrente témoigne de la manifestation évidente du réchauffement de l’océan, une conséquence directe du réchauffement global causé par les activités humaines.

L’Atlantique Nord a battu plusieurs records de température en 2023. Dès le mois de mars 2023, la température de surface de la mer (TSM) de l’Atlantique Nord a commencé à dépasser les moyennes historiques, atteignant +0,74 °C d’anomalie par rapport à la période de référence 1991-2020. En juillet 2023, celle-ci atteignait +1,23 °C.

C’est surtout la brutalité de ce réchauffement qui a intrigué, avec une hausse record entre les mois de mai 2023 et de juin 2023 qui a conduit à des événements extrêmes. Notamment des vagues de chaleur marines particulièrement intenses dans le golfe de Gascogne, la mer Celtique et la mer du Nord, où les températures ont été jusqu’à 5 °C supérieures à la normale.

Des interactions cruciales entre l’océan et l’atmosphère

Nous avons analysé les conditions atmosphériques de la période mai-juin 2023. Celles-ci représentent une phase extrême de variabilité naturelle atmosphérique, avec une configuration propice à une réduction record des alizés sur la bande tropicale et un blocage anticyclonique persistant sur les îles Britanniques.

Ces événements combinés ont abouti à un excédent de chaleur à la surface de l’océan sur une région en forme de fer à cheval à l’échelle du bassin.

Concrètement, la situation à grande échelle a d’abord été marquée par un affaiblissement des vents d’ouest aux moyennes latitudes. En 2023, la circulation atmosphérique a été marquée par une phase négative de l’oscillation Nord-Atlantique (NAO), une situation où les vents d’ouest aux moyennes latitudes sont plus faibles que d’habitude.

Cet affaiblissement a eu plusieurs effets sur l’océan Atlantique Nord :

  • Moins de mélange vertical : sans les vents habituels, la surface de l’océan est moins brassée avec les eaux plus froides en profondeur.

  • Moins d’évaporation : un vent plus faible limite la perte de chaleur par évaporation, ce qui accentue le réchauffement.

Une autre conséquence de la réduction des alizés a été la réduction de la couverture nuageuse sur l’Atlantique Nord. Moins de nuages signifie plus de rayonnement solaire atteignant directement la surface de l’océan, renforçant encore le réchauffement.

En juin 2023, la configuration météorologique aux latitudes moyennes a basculé vers un régime de blocage atlantique, c’est-à-dire un mode de variabilité atmosphérique où un anticyclone se retrouve bloqué et devient persistant sur les îles Britanniques.

Cela génère un dôme de chaleur dans la partie nord-est du bassin atlantique.

Ce phénomène a empêché les échanges atmosphériques qui permettent habituellement de réguler les températures, le brassage océanique vertical, et a contribué à maintenir des températures de surface élevées sur une longue période.

La stratification océanique, un amplificateur clé

Pour comprendre cet épisode extrême, un élément essentiel est la stratification océanique. En effet, l’océan est composé de plusieurs couches, la surface étant chauffée par le soleil tandis que les couches profondes restent plus froides et se réchauffent à un rythme plus lent. Normalement, des échanges verticaux permettent à la chaleur de se dissiper vers le fond, évitant ainsi une surchauffe trop rapide de la surface.

Or, avec le réchauffement climatique, les couches supérieures de l’Atlantique Nord accumulent de plus en plus de chaleur. Cette accumulation rend l’océan plus stratifié, c’est-à-dire que le mélange des eaux chaudes de surface avec les couches plus profondes est plus difficile.

En 2023, en réponse au changement climatique d’origine humaine, la stratification était à un niveau record en Atlantique Nord, rendant la surface océanique particulièrement sensible aux conditions atmosphériques. Plus de stratification signifie que la chaleur piégée en surface y reste plus longtemps, amplifiant l’impact des forçages atmosphériques.

Une analogie, pour comprendre, serait de songer à un couvercle placé sur une casserole afin que l’eau chauffe plus vite. Ici, les échanges avec les couches plus profondes et froides sont bloqués, et comme on observe un apport d’énergie important depuis l’atmosphère, cette énergie reste en surface. Son impact est amplifié, car elle se concentre dans les couches de surface.


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Concrètement, l’Atlantique Nord s’est donc retrouvé préconditionné par le changement climatique dans une situation où la configuration atmosphérique particulière décrite plus haut – une période de vents plus faibles et d’augmentation du rayonnement solaire – s’est traduite par un réchauffement rapide et intense de la surface océanique.

Un événement imprévisible pour les modèles ?

Devant l’ampleur de l’événement, plusieurs questions se sont posées : les modèles climatiques sont-ils capables de simuler de tels extrêmes ? Sommes-nous limités dans notre capacité à modéliser et prévoir ces événements pour définir au mieux nos stratégies d’adaptation ?

Les simulations issues des modèles climatiques internationaux (qui participant aux exercices de projection climatiques utilisés notamment par le Giec) montrent que oui, cet événement était bien possible et même attendu, mais seulement dans un contexte de réchauffement climatique d’origine anthropique.

Selon ces modèles, un réchauffement de cette ampleur a une période de retour d’environ 10 ans sur l’ensemble de l’Atlantique Nord, ce qui signifie que dans le climat actuel, un tel événement a environ 10 % de chances de se produire chaque année.

La configuration régionale particulière de 2023 (le fameux « fer à cheval ») est en revanche plus rare, avec une période de retour de l’ordre de 100 ans.

Autrement dit, 2023 est un événement rare, mais pas impossible. Cette conclusion est essentielle : il n’y a pas eu d’emballement climatique ou d’accélération inattendue. Nous restons dans le cadre d’une variabilité climatique amplifiée par le réchauffement global, conforme aux projections des modèles climatiques.

D’autres hypothèses avaient été formulées en 2023. En 2020, une importante régulation internationale a permis de drastiquement réduire la pollution des navires, assurant ainsi une nette amélioration de la qualité de l’air. Une telle réduction de la pollution a toutefois eu un effet réchauffant à court terme sur le climat, car cette pollution est constituée d’aérosols ayant un « effet parasol » limitant la quantité de chaleur atteignant la surface des océans.

De nombreuses questions ont été posées sur la possible contribution de cette régulation internationale sur le développement de l’événement extrême de chaleur de 2023. Dans cette étude, nous n’avons pas directement analysé l’effet de cette mesure et de la forte réduction en aérosols soufrés, mais nous avons toutefois montré que les modèles climatiques sont capables de reproduire l’événement extrême de 2023 sans devoir prendre en compte cette réduction drastique de l’émission d’aérosols.

Si cet effet a pu contribuer légèrement au réchauffement en réduisant la quantité de particules réfléchissant le rayonnement solaire, il ne semble pas en être la cause principale.

Un extrême prévisible dans un monde plus chaud

L’année 2023 restera une année record pour l’Atlantique Nord, mais elle ne marque pas un changement de paradigme. Cet événement s’inscrit dans un cadre physique compris et anticipé par les modèles climatiques. L’événement de 2023 s’explique avant tout par la variabilité naturelle des conditions atmosphériques qui a joué le rôle d’étincelle, et qui a mis le feu aux poudres. En l’occurrence, à un océan très stratifié par le changement climatique d’origine humaine.

Ce cas illustre aussi l’importance d’une communication scientifique rigoureuse :

  • il faut éviter les effets d’annonces catastrophistes qui pourraient laisser croire à une rupture soudaine du climat ou un emballement,

  • il faut toutefois reconnaître l’ampleur du changement en cours et l’impact grandissant du réchauffement climatique sur les événements extrêmes,

  • enfin, il est nécessaire de construire des scénarios d’adaptation et d’atténuation cohérents dans leur prise en compte des événements extrêmes, seuls ou combinés les uns aux autres.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

17.04.2025 à 12:53

Les premières images d’un calamar colossal dans les fonds marins prises par des scientifiques

Kat Bolstad, Associate Professor of Environmental Science, Auckland University of Technology
Les premières images attestées d’un calamar colossal juvénile dans son habitat naturel montrent un animal délicat et gracieux, aux antipodes du cliché de « monstre », trop répandu.
Texte intégral (1404 mots)

Les premières images attestées d’un calamar colossal juvénile dans son habitat naturel montrent un animal délicat et gracieux, aux antipodes du cliché de « monstre », trop répandu.


Le calamar colossal (Mesonychoteuthis hamiltoni) est une espèce qui a été décrite pour la première fois en 1925 à partir de restes de spécimens trouvés dans l’estomac d’un cachalot pêché à des fins commerciales. Un siècle plus tard, une expédition a permis de capturer les premières images attestées de cette espèce dans son habitat naturel. Elle nous montre un spécimen juvénile de 30 centimètres, à une profondeur de 600 mètres, près des îles Sandwich du Sud, à mi-chemin entre l’Argentine et l’Antarctique.

Une fois adultes, les calamars colossaux peuvent cependant atteindre jusqu’à sept mètres et peser jusqu’à 500 kilogrammes, ce qui en fait les invertébrés les plus lourds de la planète. Mais l’on sait encore très peu de choses sur leur cycle de vie.

Première observation d’un calamar colossal juvénile dans son environnement naturel. Crédit : Schmidt Ocean Institute.

Ces images inédites d’un jeune calamar colossal dans une colonne d’eau sont le fruit d’un heureux hasard, comme c’est souvent le cas dans l’étude de ces calamars d’eau profonde.

Elles sont apparues lors de la diffusion en direct d’un véhicule télécommandé dans le cadre de l’expédition de la Schmidt Ocean Institute et d’Ocean Census, partie à la recherche de nouvelles espèces et de nouveaux habitats en eaux profondes dans l’Atlantique sud, principalement sur les fonds marins.

Ceux qui étaient derrière l’écran ont alors eu la chance de voir un calamar colossal vivant dans son habitat en eaux profondes, bien que son identité n’ait été confirmée qu’ultérieurement, lorsque des images en haute définition ont pu être visionnées.


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Jusque-là, notre meilleure source d’information sur les calamars colossaux était les baleines et les oiseaux marins car ils sont bien plus doués que nous pour les trouver.

De fait, il faut avoir en tête que les calamars colossaux, qui vivent dans un immense environnement sombre et tridimensionnel, nous évitent sans doute activement, ce qui explique en partie pourquoi nous venons seulement de filmer cette espèce dans son habitat naturel.

Car la plupart de nos équipements d’exploration des grands fonds sont volumineux, bruyants et utilisent des lumières vives lorsque nous essayons de filmer ces animaux. Or, le calamar colossal peut, lui, détecter et éviter jusqu’aux cachalots en plongée, qui produisent probablement un signal lumineux puissant lorsqu’ils descendent dans les eaux profondes et dérangent les animaux bioluminescents, comme notre colosse des abysses.

Les calamars les plus habiles à esquiver ces prédateurs ont pu se reproduire et transmettre leurs gènes depuis des millions d’années. Leur population actuelle est donc constituée d’animaux dotés d’une grande acuité visuelle, qui évitent probablement la lumière et sont capables de détecter un signal lumineux à plusieurs mètres de distance.

La beauté délicate de ces animaux des grands fonds

Le calamar colossal fait partie de la famille des calamars de verre (Cranchiidae), un nom qui fait référence à la transparence de la plupart des espèces. L’océan Antarctique compte trois espèces connues de calamars de verre, mais il peut être difficile de les distinguer sur des images vidéos.

Des chercheurs de l’organisation Kolossal, dont l’objectif était de filmer le calamar colossal, ont ainsi pu observer en 2023 un calamar de verre de taille similaire lors de leur quatrième mission en Antarctique. Mais comme les éléments caractéristiques permettant d’identifier un calamar colossal – des crochets à l’extrémité des deux longs tentacules et au milieu de chacun des huit bras plus courts – n’étaient pas clairement visibles, son identité exacte n’a donc pas été confirmée.

Cependant, sur les dernières images produites par l’Institut Schmidt de l’océan, les crochets du milieu du bras sont visibles sur le jeune spécimen immortalisé par les images. Celui-ci ressemble malgré tout beaucoup aux autres calamars de verre. En grandissant cependant, on suppose que les calamars colossaux perdent probablement leur apparence transparente et deviennent une anomalie au sein de la famille.

Si l’idée paradoxale d’un « petit calamar colossal » en amusera plus d’un, ces images mettent également en évidence la grâce méconnue de nombreux animaux des grands fonds, aux antipodes des préjugés que l’on peut avoir trop souvent sur les supposés monstres des profondeurs et les contenus en ligne racoleurs sur ces derniers qui seraient une simple « matière à cauchemars ».

Ce calamar colossal ressemble plutôt à une délicate sculpture de verre, avec des nageoires d’une musculature si fine qu’elles sont à peine visibles. Ses yeux iridescents brillent et ses bras gracieux s’étendent en éventail à partir de la tête.

À l’âge adulte, le calamar colossal peut certes être un prédateur redoutable, avec ses bras robustes et sa panoplie de crochets acérés, capable de s’attaquer à des poissons de deux mètres de long. Mais la première observation attestée que nous avons de ce calamar dans les profondeurs de la mer nous donne surtout matière à s’émerveiller en voyant cet animal élégant, qui prospère dans un environnement où l’homme a besoin de tant de technologie, ne serait-ce que pour le voir à distance.

Plus étrange que la science-fiction

Jusqu’à récemment, peu de gens pouvaient participer à l’exploration des grands fonds marins. Aujourd’hui, toute personne disposant d’une connexion Internet peut être derrière l’écran pendant que nous explorons ces habitats et observons ces animaux pour la première fois.

On ne saurait trop insister sur l’importance des grands fonds marins. Ils abritent des centaines de milliers d’espèces non découvertes, c’est probablement là que la vie sur Terre est apparue et ils représentent 95 % de l’espace vital disponible sur notre planète.

On y trouve des animaux plus splendides et plus étranges que nos imaginations les plus créatives en matière de science-fiction. Des calamars qui, au début de leur vie, ressemblent à de petites ampoules électriques avant de devenir de véritables géants ; des colonies d’individus où chacun contribue au succès du groupe ; des animaux dont les mâles (souvent parasites) sont exceptionnellement plus petits que les femelles.

Cette première observation attestée d’un calamar colossal peut en cela nous inspirer en nous rappelant tout ce qu’il nous reste à apprendre.


L’expédition qui a filmé le calamar colossal est le fruit d’une collaboration entre l’Institut Schmidt de l’océan, la Nippon Foundation-NEKTON Ocean Census et GoSouth (un projet commun entre l’université de Plymouth, le GEOMAR Helmholtz Centre for Ocean Research et le British Antarctic Survey).


The Conversation

Kat Bolstad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.04.2025 à 11:52

La réalité diverse du vélo à la campagne, derrière les clichés de grands sportifs ou de néo-ruraux militants

Alice Peycheraud, Doctorante en géographie, Université Lumière Lyon 2
Jadis omniprésent dans la ruralité, le vélo hors la ville a du mal à s'implanter dans nos imaginaires. Qui sont donc les cyclistes des routes de campagne ? Pas seulement des sportifs ou néo-ruraux.
Texte intégral (3153 mots)
Le vélo était omniprésent dans les villages jusque dans les années 1970. Pxhere, CC BY

Jadis omniprésent dans la ruralité, le vélo hors la ville a du mal à s’implanter dans nos imaginaires. Qui sont donc les cyclistes des routes de campagne ? Pas seulement des sportifs ou des néo-ruraux montre une nouvelle recherche, qui pointe également le fort potentiel cyclable de nos campagnes.


Mais qui sont donc les cyclistes s’aventurant sur les routes de campagne ? Les forçats du Tour de France, évidemment ! Et les touristes, de plus en plus nombreux à sillonner les véloroutes. Ces images s’imposent instantanément. Mais lorsque l’on pense aux déplacements du quotidien, l’imaginaire se grippe.

Y a-t-il seulement des cyclistes « de tous les jours » dans le rural, en dehors de stakhanovistes de la petite reine ou de militants convaincus ?

Une pratique rurale longtemps en perte de vitesse

Pédaler dans les territoires ruraux n’est certes pas une évidence. Le vélo était pourtant omniprésent dans les villages jusque dans les années 1970. Depuis, sa présence n’a fait que s’étioler. S’il est difficile d’obtenir des données aussi précises que pour les métropoles, les chiffres généraux sur la fréquentation vélo tendent à montrer que la dynamique peine à s’inverser.

Alors qu’en ville, le vélo, pratique et rapide, représente un avantage comparatif vis-à-vis de la voiture, les contraintes rencontrées dans les territoires ruraux semblent barrer la voie à la bicyclette.

Le territoire y est en effet organisé par et pour la voiture : non seulement les ruraux parcourent au quotidien des distances deux fois plus importantes qu’en ville, mais les routes comme l’urbanisme des bourgs sont pensés pour l’automobile. De fait, 80 % des déplacements s’y effectuent en voiture.

Les ruraux sont ainsi pris en étau par un modèle fondé sur l’automobile, à la fois préjudiciable écologiquement et excluant socialement, mais nécessaire pour pouvoir habiter ces territoires.

Près de la moitié des trajets font moins de 5 km

Pourtant, il existe un potentiel cyclable dans le rural, où près de la moitié des trajets concernent des distances de moins de 5 km. De fait, les observations et la soixantaine d’entretiens menés dans trois territoires ruraux, le Puy-de-Dôme, la Saône-et-Loire et l’Ardèche, dans le cadre de ma thèse de géographie, montrent qu’il y a bel et bien des cyclistes dans le rural, utilisant leur vélo pour aller au travail, faire les courses ou tout autre activité du quotidien.

Croisés sur les marchés, dans les cafés ou dans des associations pro-vélo, les profils rencontrés sont variés : autant d’hommes que de femmes, des retraités, des cadres comme des employés. Se pencher sur leurs pratiques et sur leurs engagements, c’est aussi s’intéresser à la complexité des territoires ruraux qu’ils parcourent et aux nouvelles façons d’habiter ces espaces, au-delà des images d’Épinal.


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Au-delà des seuls sportifs, des manières de rendre le vélo envisageable pour le plus grand nombre

L’émergence du vélo électrique (dont le nom complet demeure « vélo à assistance électrique », dit VAE) a grandement contribué à rendre les déplacements cyclistes envisageables par le plus grand nombre, tempérant les distances et les reliefs parfois prononcés. Dans des espaces ruraux souvent concernés par le vieillissement de la population, le déploiement de cette technologie n’a rien d’anodin. Le vélo électrique est d’ailleurs particulièrement valorisé par les retraités actifs.

Fabrice (65 ans, retraité, Saône-et-Loire) a ainsi fait coïncider son passage à la retraite avec l’achat d’un vélo électrique et repris une pratique cycliste abandonnée depuis l’adolescence. Le vélo électrique, en modulant les efforts, permet aussi à un public plus jeune d’effectuer plus régulièrement des trajets jugés exigeants. Cet outil ne peut toutefois pas porter à lui seul l’espoir d’un développement du vélo dans le rural. D’abord, parce qu’il reste coûteux ; ensuite, parce qu’il faut le penser en regard du contexte de pratique.

La sécurité et le manque d’aménagement sont souvent les premiers arguments opposés à la pratique du vélo à la campagne.

De fait, certaines routes départementales s’avèrent inhospitalières pour la plupart des cyclistes. Pourtant limiter le rural à ce réseau de « grandes routes » serait oblitérer sa richesse en routes secondaires et en chemins agricoles. Ceux-ci représentent un vivier d’alternatives, ne nécessitant pas toujours d’aménagement supplémentaire, si ce n’est un effort de jalonnement et d’information de la part des collectivités.

Cela peut passer par l’indication d’un itinéraire conseillé par un panneau, ou par une carte des itinéraires, parfois assortie des temps estimés pour les trajets, comme cela a été fait dans le Clunisois. La connaissance des itinéraires alternatifs permet d’envisager le rural au-delà du seul prisme automobile.

Les cyclistes valorisent d’ailleurs le sentiment de découverte lié à cette façon différente de s’approprier leur territoire.

Se déplacer à vélo dans le rural, ce n’est pas que faire de longues distances

Au gré des stratégies mises en place par chaque cycliste, différentes stratégies se dessinent. Une part des cyclistes, souvent des hommes jeunes ayant une pratique sportive par ailleurs, affrontent de longues distances et les routes passantes sans trop d’appréhension. Mais la majorité des cyclistes rencontrés, dont les profils sont variés, roule en utilisant le réseau secondaire, évitant les situations anxiogènes, sur des distances plus courtes. Ce sont ces pratiques qui gagnent le plus à être accompagnées par des politiques publiques.

Le vélo de Jeanne, septuagénaire, attaché sans trop de précaution devant un café du bourg auvergnat où elle réside depuis toujours
Le vélo de Jeanne, septuagénaire, attaché sans trop de précaution devant un café du bourg auvergnat où elle réside depuis toujours. Peycheraud, 2022, Fourni par l'auteur

Enfin, une dernière partie des enquêtés cantonne sa pratique du vélo aux centres-bourgs, n’investissant quasiment jamais l’espace interurbain. Les petites centralités constituent un maillage essentiel de l’espace rural, polarisant les services de proximité. Se déploient en leur sein de nombreux déplacements, facilement effectués à vélo. Or, ces mobilités cyclistes, loin d’être rares, sont parfois banalisées par les cyclistes eux-mêmes.

Pourtant, elles participent à nourrir les sociabilités locales particulièrement valorisées par les habitants de ces territoires. Jeanne, septuagénaire et secrétaire de mairie à la retraite, rencontrée dans un petit bourg auvergnat, expliquait ainsi qu’elle habitait là « depuis toujours », se déplaçant invariablement à vélo, et que tout le monde la connaissait ainsi. Si le fait de pouvoir s’arrêter et discuter est le propre des déplacements cyclistes en général, dans les espaces ruraux, cela nourrit également un idéal de « vie villageoise ».

Pédaler dans le rural, c’est donc aussi investir la proximité, tant spatiale que sociale.

Choisir le vélo contre la voiture… mais aussi par plaisir

La mobilité ne se définit pas seulement par ses dimensions matérielles et fonctionnelles : elle est toujours porteuse de sens et de valeurs. Dans les discours, trois justifications reviennent très régulièrement pour expliquer le choix du vélo : il est économique, écologique et bon pour la santé. Pour Madeleine (60 ans, fonctionnaire territoriale, Puy-de-Dôme),

« C’est le côté économique, et aussi écologique. Je regarde les deux. Je n’ai pas plus de priorités sur l’un ou sur l’autre. »

Nathanaël (42 ans, ouvrier intérimaire, Puy-de-Dôme) explique que « vendredi, je suis venu avec le vélo. C’est qu’en faire, me permet de ne plus avoir mal au genou ». Certes ces raisons se retrouvent aussi chez les cyclistes urbains. Toutefois, dans le rural, elles s’expriment tout particulièrement en référence à l’omniprésence de la voiture et à son poids dans les modes de vie.

Prendre le vélo, c’est aussi faire le choix d’échapper à la norme automobile, chère et polluante, dominante dans ces territoires. Néanmoins, rares sont les cyclistes ruraux à ne pas avoir de voiture, souvent perçue comme une nécessité. Le vélo doit ainsi trouver sa place dans des organisations quotidiennes plus ou moins remaniées. Pour certains, le vélo n’est qu’une mobilité adjuvante, seulement utilisé lorsque les conditions sont jugées favorables : une météo clémente, un temps disponible suffisant… D’autres engagent une réflexion plus radicale sur leur mode de vie, choisissant de « ralentir » et de réduire le nombre de leurs déplacements pour les effectuer essentiellement en vélo.

Limiter les raisons de faire du vélo à ces justifications rationalisées serait toutefois oublier que le plaisir constitue une motivation centrale.

On roule aussi et surtout pour soi. Bien sûr, cette dimension affective du vélo n’est pas l’apanage des ruraux. Néanmoins, l’environnement rural colore tout particulièrement la pratique : la relation à la nature et aux paysages est largement plébiscitée par les cyclistes rencontrés. L’une évoquera les biches croisées de bon matin, l’autre le plaisir de passer par des chemins habituellement réservés aux vététistes. Le vélo du quotidien dans le rural incarne parfaitement la porosité grandissante entre les loisirs et les activités « utilitaires » qui caractérise la société contemporaine.

Le vélo à la campagne n’est pas qu’une pratique importée de la ville

Si certains territoires continuent de perdre des habitants, le rural a globalement renoué avec l’attractivité résidentielle. Il serait tentant de voir dans cette dynamique démographique le vecteur de développement du vélo du quotidien dans le rural. Des néo-ruraux fraîchement arrivés importeraient ainsi leurs habitudes acquises en ville, où l’on assiste à un retour des déplacements cyclistes. Ce type de profil existe, mais n’épuise pas la diversité des trajectoires des cyclistes rencontrés. Quelques nuances méritent ainsi d’être évoquées.

D’une part, jusque dans les années 1990, on pratiquait davantage le vélo dans les territoires ruraux qu’en ville. Certains cyclistes, la cinquantaine passée et ayant toujours habité le rural, ont ainsi connu une pratique ininterrompue tout au long de leur vie et roulent parfois encore avec des vélos dotés eux-mêmes d’une certaine longévité (photo 2).

Yann, 71 ans, vient faire réparer son vieux Peugeot, lors d’un atelier de réparation itinérant. Peycheraud, 2022, Fourni par l'auteur

D’autre part, les parcours des cyclistes croisés amènent à considérer la complexité des liens qui s’établissent entre pratiques urbaines et rurales du vélo. Les trajectoires résidentielles ne sont pas linéaires et se composent souvent d’allers-retours entre ville et campagne, ce qui colore la pratique.

Mariette, retraitée de 65 ans, a par exemple grandi et appris à pédaler dans un village de Saône-et-Loire. L’acquisition d’une voiture lui fait arrêter le vélo. Elle ne le reprendra que vingt ans plus tard, arrivée à Grenoble, motivée par la dynamique cyclable de la ville. À la retraite, elle retourne dans son village d’enfance mais continue le vélo, électrique cette fois, poussée par la rencontre avec d’autres cyclistes locaux.

Souvent le passage en ville, les socialisations qui s’y jouent, marquent un jalon pour la pratique du quotidien. Mais il s’inscrit dans un ensemble d’autres temps d’apprentissage et de rencontres. Le prisme du vélo permet donc d’insister sur les circulations qui s’établissent entre urbain et rural, plutôt que sur leur opposition tranchée.

Il existe de multiples façons de se déplacer à vélo dans le rural, des plus banalisées aux plus engagées, en fonction des stratégies et des motivations de chacun. Elles s’inscrivent toutefois dans une organisation globale de la ruralité et des mobilités qui la constituent. L’accompagnement de ces pratiques repose donc sur la prise en compte de leur diversité, ainsi que sur une réflexion collective des transitions possibles et souhaitables dans ces territoires.

The Conversation

Alice Peycheraud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.04.2025 à 17:13

L’Île-de-France pourrait-elle être autonome sur le plan alimentaire ?

Agnès Lelièvre, Maître de conférences en agronomie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Christine Aubry, Fondatrice de l’équipe de recherche INRAE « Agricultures urbaines », UMR Sadapt, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Clotilde Saurine, Animatrice de réseau sur le sujet de l'alimentation, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Doudja Saïdi-Kabeche, Enseignante-Chercheuse en siences de Gestion, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Fanny Provent, Ingénieure agronome
Seuls 2 % des produits alimentaires consommés en Île-de-France sont locaux. Une réalité qui interpelle quand on sait que la région est par ailleurs une terre agricole qui exporte, par exemple, ses céréales.
Texte intégral (3466 mots)
Culture maraîchère en Île-de-France. Fourni par l'auteur

Seulement 2 % des produits alimentaires consommés en Île-de-France sont locaux. Une réalité qui interpelle quand on sait que la région est par ailleurs une terre agricole qui exporte par exemple ses céréales. Pourrait-on dès lors remédier à cette situation ?


L’Île-de-France, région la plus riche du pays, concentre 30 % du PIB et une forte proportion de diplômés, tout en jouissant d’une réputation internationale. Cependant, elle est presque totalement dépendante de l’extérieur pour son alimentation, avec seulement 2 % des produits alimentaires provenant de la région selon une étude de 2017 et 5 à 7 jours d’autonomie en cas de crise.

Ces chiffres posent à la fois des questions de sécurité, de souveraineté et d’autosuffisance, et interrogent l’ensemble du système alimentaire, de la production à la consommation.

Du champ jusqu’à l’assiette, comment peut-on l’expliquer et comment, surtout, pourrait-on rendre l’Île-de-France plus autonome sur le plan alimentaire ?

Production francilienne.
Production francilienne. Fourni par l'auteur

Une autonomie alimentaire francilienne très faible

Commençons par un paradoxe : en Île-de-France, la production de céréales est très excédentaire par rapport aux besoins régionaux (3,2 millions de tonnes de blé en 2019, selon FranceAgriMer, qui, transformées en farine, représentent plus du double de la consommation de farine des 12 millions de Franciliens. Pourtant, le bassin de consommation importe de la farine, car une forte proportion de ce blé est exportée (70-80 %). Une étude précise le détail des 1,6 million de tonnes de nourriture venant de province qui entrent en Île-de-France chaque année : principalement des fruits et légumes, de l’épicerie, des boissons sans alcool et des produits laitiers. Elle nous permet également d’apprendre que les produits animaux, eux, ne satisfont qu’à peine 2 % de la consommation et que la production de fruits et légumes, correspond à moins de 10 % de la consommation régionale.

Pourtant, la région était maraîchère au moins jusqu’au début du XXe siècle. En 1895, l’Île-de-France était autonome, à près de 95 %, en fruits et légumes et, en 1960, on comptait encore plus de 20 000 ha de légumes diversifiés dans la région (environ 2 000 ha aujourd’hui).

Sur la partie la plus urbanisée, seuls 0,6 % des aliments consommés sont produits aujourd’hui dans la Métropole du Grand Paris (MGP), qui inclut Paris et 130 communes environnantes, et au moins 30 % des aliments consommés à Paris proviennent de l’international. Ce constat une fois posé, est-il envisageable aujourd’hui d’améliorer l’autonomie alimentaire de la Région ?

Production francilienne.
Production francilienne. Fourni par l'auteur

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L’agriculture urbaine, une voie d’autonomisation ?

L’agriculture urbaine est parfois présentée comme un moyen de conquérir de nouveaux terrains productifs en ville pour produire localement, en particulier des fruits et légumes. Cependant, les travaux de l’agroécologue Baptiste Grard montrent qu’en mettant en production la totalité des 80 hectares de toits cultivables à Paris, on fournirait au maximum 10 % des fruits et légumes consommés par les Parisiens.

De plus, la portance de ces toits et d’autres contraintes peuvent limiter la surface réellement cultivable. Malgré un soutien fort de la Mairie, la surface en production intramuros n’est passée que de 11 ha en 2014 à 31 ha en 2020.

Pour rendre l’Île-de-France plus autonome sur le plan alimentaire, il faudrait donc encourager les collectivités à utiliser davantage d’aliments issus de l’agriculture périurbaine.

Culture maraichère en Île-de-France. Fourni par l'auteur

La restauration collective : une voie d’autonomisation alimentaire et d’évolution de l’agriculture locale ?

Celle-ci paraît particulièrement bien indiquée pour alimenter la restauration collective, notamment publique (écoles, crèches, collèges, lycées, hôpitaux publics, Ehpad publics, prisons), qui représente en Île-de-France près de 650 millions de repas annuels servis, dont plus de 50 % en secteur scolaire. Elle constitue donc une source majeure d’influence sur l’alimentation des habitants et peut devenir un levier pour l’évolution de l’agriculture de proximité vers des formes plus durables, encouragées en cela par la loi Égalim.

Le périurbain francilien, en Seine-et-Marne, Yvelines, Val-d’Oise et Essonne, participe de plus en plus à cette dynamique. On voit en effet croître le nombre d’exploitations diversifiant leurs productions vers des légumineuses et légumes de plein champ à destination de la restauration collective, notamment en production biologique, avec l’influence notable de la Coop bio d’Île-de-France,créée en 2014.

Il s’agit pour l’essentiel de céréaliers diversifiés ou de maraîchers d’assez grande taille (au moins une dizaine d’hectares) sur des espèces spécifiques (salades, carottes, pommes de terre…). Les plus petites exploitations maraîchères (moins de 5 ha), très diversifiées en légumes, dont beaucoup se sont installées ces dix dernières années avec un fort soutien des collectivités locales, sont moins orientées vers ce débouché, qui exige d’importants volumes à un prix relativement bas et induit beaucoup de contraintes de référencement pour les producteurs, d’où l’intérêt de formes mutualisées de commercialisation.

C’est ainsi que certaines collectivités préfèrent passer directement en régie agricole pour leur restauration collective à l’image de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) dans la Région Paca, ou de Moissy-Cramayel (Seine-et-Marne) ou Villejuif (Val-de-Marne) en Île-de-France. La régie agricole est une ferme municipale dont le foncier appartient à la Ville et dont le personnel est salarié municipal.

Ce rôle structurant de la restauration collective a permis, en 2023, de lancer l’association AgriParis Seine, élargissant la notion de « local » à 250 km autour de Paris et visant à structurer des filières d’agriculture durable par l’achat public, en parcourant la Seine, du Havre jusqu’au nord de l’Yonne, le fleuve servant de voie majeure d’approvisionnement à terme. Dans le même temps, le schéma directeur de la Région Île-de-France envisage d’autres logiques, avec un projet de ceinture maraîchère autour de Paris.

Des formes d’agricultures urbaines inclusives et utiles pour des publics précaires

Soutenant, à travers la restauration collective, l’agriculture francilienne, les collectivités espèrent aussi lutter avec elle contre le fléau de la précarité alimentaire, qui s’est accrue ces dernières années : l’Agence nouvelle des solidarités actives la chiffre aujourd’hui dans une fourchette de 12 à 20 % de la population, avec de fortes disparités intrarégionales sur le nombre d’habitants touchés et l’intensité de cette précarité, qui va de pair avec une forte prévalence des maladies de la nutrition (diabète, obésité). L’agriculture urbaine (intra et périurbaine) peut-elle jouer des rôles intéressants pour mieux alimenter des personnes en précarité ?

Les jardins collectifs (familiaux, partagés, au bas d’immeuble), plus de 1 300 en Île-de-France en 2019, y contribuent directement par une autoproduction alimentaire, variable mais qui peut être non négligeable selon la taille des jardins et l’implication des jardiniers : elle pouvait représenter, en 2019, en jardins familiaux, plus de 1 500 € d’économie par an sur les achats de fruits et légumes d’une famille, et probablement plus aujourd’hui étant donné l’inflation. Avec l’augmentation de la pauvreté et la demande accrue de jardins collectifs depuis la crise Covid, il serait nécessaire de mener une étude sur les rôles quantitatifs et économiques, dans les territoires franciliens, des diverses formes de jardinage collectif.

En périurbain, les jardins d’insertion, dont ceux du réseau Cocagne, revendiquent plus de 140 000 paniers solidaires par an au niveau national. En Essonne, les jardins du Limon fournissent, eux, 550 paniers solidaires par semaine.

Le réseau des Amap d’Île-de-France (elles sont 290 en 2023) propose aussi, depuis 2021, des paniers solidaires ou des livraisons de surplus à des épiceries ou restaurants solidaires. Forme de solidarité éthique de base, cette fourniture reste cependant très confidentielle en termes quantitatifs.

De plus, la production d’aliments n’est pas tout, il faut pouvoir et savoir cuisiner les produits, ce qui n’est pas toujours possible (par absence d’équipements) lorsqu’on vit en hôtel social, en hébergement d’urgence ou dans d’autres logements précaires. C’est pour faciliter l’intégration de ces produits frais dans l’alimentation de publics en difficulté que des structures associatives combinent jardinage et transformation alimentaire.

L’importance de la démocratie alimentaire

À l’instar de la dynamique observée partout en France, se mettent en place en Île-de-France, des initiatives pour favoriser l’accessibilité à des produits de qualité pour toutes, s’appuyant sur des principes de « démocratie alimentaire » : expérimentations de caisse alimentaire locale, transferts monétaires « fléchés » vers des produits durables (Vit’Alim par Action contre la faim et le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis), comités locaux pour l’alimentation et la santé (PTCE Pays de France)…

C’est un enjeu sérieux que de structurer l’analyse des retours d’expériences à en tirer, car de cela dépend la capacité de diffuser des modèles alternatifs proposés pour transformer le système alimentaire de façon pérenne. Le projet Territoire zéro précarité alimentaire (TZPA) (terme proposé par le Labo de l’ESS), mené par le réseau Agricultures urbaines et précarité alimentaire de la chaire Agricultures urbaines (Aupa), vise précisément à évaluer les impacts de plusieurs de ces initiatives sur la « sécurité alimentaire durable » dans les territoires concernés.

Il reste capital de pouvoir mieux évaluer scientifiquement, du point de vue de la lutte contre la précarité alimentaire, ces diverses initiatives, des Amapm aux régies agricoles, ce à quoi travaille la chaire Agricultures urbaines (AgroParis Tech).

En Île-de-France, l’autonomie alimentaire reste faible en raison des orientations actuelles des systèmes de production et des marchés. Devenir plus autonome implique non seulement une production locale accrue, mais aussi la transformation et la distribution régionales des produits. La restauration collective et la lutte contre la précarité alimentaire sont deux leviers essentiels, souvent imbriqués ensemble : les collectivités signalent souvent que la restauration collective scolaire représente déjà une forme de lutte contre la précarité alimentaire des enfants, si toutefois les cantines scolaires sont bien accessibles à tous.

Ces deux sujets sont impactés par les politiques publiques et souvent limités par un manque de coordination et de moyens. Un meilleur soutien financier et une évaluation rigoureuse des initiatives locales pourraient inspirer des politiques publiques plus efficaces et durables. Là, la recherche en lien étroit avec les acteurs politiques et de terrain est fortement convoquée. Il va sans dire qu’elle aussi manque aujourd’hui de moyens pour cela.

The Conversation

Agnès Lelièvre a reçu des financements de l'Union Européenne à travers sa participation à des projets JPI Urban Europe, Horizon 2020 et Horizon Europe

Christine Aubry, Clotilde Saurine, Doudja Saïdi-Kabeche et Fanny Provent ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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