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15.08.2025 à 16:00

George P. Marsh, pionnier de la protection de l’environnement au XIXᵉ siècle

Hans Schlierer, Professeur et coordinateur RSE, EM Lyon Business School
Aujourd’hui, redécouvrons la figure de George P. Marsh, diplomate et savant américain du XIXᵉ siècle, précurseur du concept de durabilité.
Texte intégral (2148 mots)

Cet été, « The Conversation » vous emmène à la rencontre de figures de pionnières, mais souvent méconnues, en matière d’écologie. Aujourd’hui, redécouvrons la figure de l’Américain George Perkins Marsh, diplomate, savant du XIXe siècle et précurseur du concept de durabilité.


Pionnier de l’écologie oublié des universitaires comme du grand public, George Perkins Marsh (1801–1882) est un diplomate et savant américain du XIXe siècle, mais aussi l’un des premiers environnementalistes, qui a marqué le début de la réflexion moderne sur l’impact de l’industrialisation.

Bien avant que le terme de durabilité ne s’impose, George P. Marsh a reconnu les effets destructeurs des actions humaines sur la Terre. Il est un des premiers à avoir identifié les menaces que le développement du capitalisme faisait peser sur les dynamiques écologiques. Son livre Man and Nature, publié en 1864, a été l’un des premiers à discuter de la gestion des ressources naturelles et de la conservation.

Initialement philologue, c’est-à-dire spécialiste des langues, Marsh parlait couramment une vingtaine de langues, dont le suédois, l’allemand ou encore l’italien. Ce polymathe a été membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, de la Royal Society, de l’American Antiquarian Society et de l’Académie américaine des sciences. Il a également enseigné à l’Université Columbia (New York) et écrit de nombreux articles pour des encyclopédies et des revues scientifiques.

Des forêts du Vermont à la Méditerranée

Né en 1801 dans le Vermont rural, le jeune George P. Marsh se révèle vite grand lecteur, autodidacte et intéressé par de nombreux sujets. À l’âge de six ans, il apprend tout seul le grec ancien et le latin pour devenir, plus tard, spécialiste de l’islandais. Contraint cependant d’abandonner la lecture durant plusieurs années à cause de problèmes de vue – il devient presque aveugle –, George P. Marsh se réfugie dans la nature.

George Perkins Marsh entre 1843 et 1849. Library of Congress

Très jeune, il apprend de son père à distinguer les essences d’arbres et à comprendre la dynamique des eaux dans les montagnes du Vermont. Lui-même se déclare « porté sur les forêts ». Tous ses souvenirs montrent à quel point ce contact direct, sensible et accompagné a été fondateur pour toute sa pensée environnementale.

Ces observations précoces du paysage serviront de socle à sa future et riche réflexion sur les relations entre l’humain et la nature, notamment lorsqu’il constate que la déforestation dans le Vermont entraîne une érosion des sols, une perte de biodiversité et conduit à une désertification du paysage en seulement quelques années.

Il complète plus tard ses propres observations par la lecture d’ouvrages scientifiques et historiques. Ce sont ses années en tant qu’ambassadeur des États-Unis dans l’Empire ottoman (1849–1854) et en Italie (de 1861 jusqu’à sa mort) qui lui permettent de lier observations et analyse historique du bassin méditerranéen.

Il constate en particulier que la perte de productivité agricole des sols érodés peut rendre la terre infertile pendant des siècles, entraînant maladies et famines pour les populations et l’affaiblissement du pouvoir des nations. C’est d’ailleurs ce problème qui aurait contribué, selon lui, à mettre l’Empire romain à genoux – une hypothèse qui figure aujourd’hui parmi celles retenues par les historiens comme élément déterminant de la chute de Rome.

Dans son livre Man and Nature, il ne cesse de multiplier les exemples historiques pour renforcer sa thèse centrale : l’avenir du monde dépend des décisions que prendra l’humanité quant à l’utilisation et à la conservation de ses ressources naturelles. L’essentiel du livre illustre la dégradation environnementale, avec quatre chapitres principaux consacrés à des exemples spécifiques parmi les plantes et les animaux, les forêts, les eaux et les sables.

George P. Marsh s’intéresse, d’abord et avant tout, aux forêts, car, pour lui, leur destruction est la « première violation par l’humanité des harmonies de la nature inanimée », non seulement dans le temps, mais aussi en termes d’importance.

Déjà, au XIXᵉ siècle, un lien entre forêts et climat

Le chapitre sur les forêts commence par une description méticuleuse de l’influence de la forêt sur l’ensemble de l’environnement, des variations de température locales aux propriétés électriques et chimiques de l’air, en passant par les schémas climatiques régionaux. Mais le plus important, ce sont ses effets sur les précipitations et l’humidité du sol.

Les forêts, selon lui, rendent des services inestimables à l’humanité par leur effet modérateur sur le cycle hydrologique. Elles protègent le sol des pluies violentes, réduisant ainsi l’érosion. Les feuilles et les végétaux morts permettent au sol d’absorber d’énormes quantités d’humidité et de les libérer lentement, ce qui non seulement réduit les inondations, mais maintient également le débit des cours d’eau et des sources pendant les saisons sèches. Leur évapotranspiration, enfin, rafraîchit l’air et apporte la pluie à des terres qui en seraient autrement dépourvues.


À lire aussi : Éloge des feuilles mortes, carburant indispensable des écosystèmes


Mais lorsque les êtres humains font disparaître les forêts, ces avantages cessent. Le sol est emporté par les pluies, des rivières placides se transforment en torrents dévastateurs et les terres s’assèchent lorsque les pluies disparaissent. Les coûts humains, poursuit-il, pourraient être énormes.

Son travail a influencé de nombreux penseurs et décideurs dans le domaine de la conservation et de la protection environnementales. Il a notamment inspiré Gifford Pinchot (1865–1946), un des pères philosophiques et politiques du mouvement environnementaliste aux États-Unis, qui a joué un grand rôle dans la protection des forêts et, plus généralement, des ressources naturelles.

Il a été aussi une référence importante pour John Muir (1838–1914), le chef de file d’un courant qui vise à préserver une nature non affectée par l’activité humaine (« wilderness »). Ce mouvement a aussi initié la création des parcs nationaux aux États-Unis. George P. Marsh lui-même a joué un rôle clé dans la création de l’Adirondack Park (dans l’État de New York), l’un des premiers parcs forestiers aux États-Unis.

Des analyses visionnaires

Au-delà de la réception historique de ses travaux, les constats de George P. Marsh sont d’une actualité brûlante.

Les feux de forêt récurrents l’été, en France et ailleurs dans le monde, causés par des sécheresses elles-mêmes amplifiées par l’activité humaine, le rappellent encore. De même la déforestation en Amazonie et en Indonésie entraîne-t-elle aujourd’hui une érosion massive des sols, affectant la productivité agricole et les écosystèmes locaux.

Bien que Marsh n’ait pas utilisé le terme de « changement climatique », il a compris que la disparition des forêts pouvait modifier les régimes climatiques locaux.

Aujourd’hui, nous savons que la déforestation contribue au réchauffement climatique en libérant le carbone stocké dans les arbres et en réduisant la capacité des forêts à absorber le CO₂. La réduction des émissions provenant du déboisement et de la dégradation des forêts, ainsi que la gestion durable des forêts, la conservation et l’amélioration des stocks de carbone forestier sont des éléments essentiels des efforts mondiaux visant à atténuer le changement du climat.

Avec ses observations et ses conclusions, Marsh s’est forgé la conviction que l’humanité dépend de son environnement, et non l’inverse. Une position qui ébranle la certitude de la suprématie de l’être humain sur la nature, très répandue à son époque. Il arrive finalement à la conclusion que l’être humain « possède un pouvoir bien plus important sur ce monde que n’importe quel autre être vivant », position qui s’apparente à celle plus moderne qui fonde le concept d’anthropocène.

Un héritage toujours d’actualité

La modernité de son approche se manifeste aussi dans sa conception globale des phénomènes naturels. George P. Marsh combine une véritable géographie environnementale à une vue historique et à une approche déambulatoire et paysagère. Cela lui permet de relier entre eux des phénomènes épars afin d’aboutir à une compréhension globale des relations entre l’être humain et la nature.

Au moment de la première industrialisation, Marsh a le mérite de débuter la réflexion sur les dépassements et les limites d’une modernité balbutiante. Les sujets de ses observations que sont le sable, la déforestation, l’utilisation des sols ou la question de l’eau font tous partie des neuf limites planétaires que l’humanité a dépassées depuis.

Alors que la conférence des Nations unies sur les océans à Nice, en juin 2025, ne s’est pas conclue par des déclarations suffisamment fortes en faveur de leur protection et que le retard sur la décarbonation nous approche dangereusement du seuil de +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, il est urgent de reconsidérer les analyses de George P. Marsh.

The Conversation

Hans Schlierer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.08.2025 à 17:25

Biodiversité : Pourquoi ce mot est souvent mal compris

Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Né à la fin des années 1980, ce mot a immédiatement connu un grand succès. Mais ce qu'il désigne est bien plus vaste qu’on ne le pense souvent.
Texte intégral (4099 mots)

Créé à la fin des années 1980, ce mot a immédiatement connu un grand succès. Mais ce qu’il désigne est bien plus vaste qu’on ne le pense souvent. Aujourd’hui, de nouvelles notions émergent également pour nous permettre de mieux penser la diversité du vivant, telles que la biodiversité fantôme ou la biodiversité potentielle.


Demandez à un enfant de huit ans, à un homme politique ou à une mère de famille, quel organisme symbolise, pour eux, la biodiversité… À coup sûr, ce sera un animal et plutôt un gros animal. Ce sera le panda, le koala, la baleine, l’ours, ou le loup, présent aujourd’hui dans nombre de départements français. Ce sera rarement un arbre, même si la déforestation ou les coupes rases sont dans tous les esprits, et, encore plus rarement, une fleur… Jamais un insecte, une araignée, un ver, une bactérie ou un champignon microscopique… qui, pourtant, constituent 99 % de cette biodiversité.

Raconter l’évolution de ce terme, c’est donc à la fois évoquer un grand succès, mais aussi des incompréhensions et certaines limites.

Mais pour prendre la mesure de tout cela, commençons par revenir sur ses débuts.

Biodiversité, un terme récent 

Le terme « biodiversité », traduction de l’anglais biodiversity, est issu de la contraction de deux mots « diversité biologique » (biological diversity). Il est relativement récent et date seulement de la fin des années 1980, mais il a connu depuis un intérêt croissant.

Ainsi, en 2012, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystèmiques (IPBES), équivalent pour la biodiversité du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), a été lancée par le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).

L’IPBES a publié, en moins de quinze ans, nombre de rapports dont, par exemple, en 2023, un rapport sur les espèces exotiques envahissantes (EEE) qui constituent l’une des cinq principales pressions sur la biodiversité.

Courbe montrant l’évolution de l’utilisation du mot biodiversité dans la base des livres disponibles sur Google Books
Courbe montrant l’évolution de l’utilisation du mot « biodiversité » dans la base des livres disponibles sur Google Books. Capture d’écran de l’outil Google Ngram, Fourni par l'auteur

La progression spectaculaire de l’utilisation de ce terme depuis sa création témoigne de l’intérêt croissant pour cette notion, notamment depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992 où la biodiversité et sa préservation ont été considérées comme un des enjeux principaux du développement durable.

L’herbe de la Pampa (Cortaderia selloana), une espèce exotique envahissante, dans le Pays Basque
L’herbe de la pampa (Cortaderia selloana), une espèce exotique envahissante, dans le Pays basque. Fourni par l'auteur

Les trois principaux niveaux d’organisation de la biodiversité

Mais dès qu’on s’intéresse à ce que cette notion tâche de décrire, on voit rapidement qu’il existe différents critères complémentaires pour mesurer la richesse du monde vivant, avec, au moins, trois niveaux de biodiversité retenus par les scientifiques. :

  • la diversité spécifique, soit la richesse en espèces d’un écosystème, d’une région, d’un pays donné. Elle correspond, par exemple concernant les espèces de plantes natives, à près de 5 000 espèces pour la France hexagonale contre seulement 1 700 pour la Grande-Bretagne.

  • la diversité génétique, soit la diversité des gènes au sein d’une même espèce. C’est, par exemple, la très faible diversité génétique de la population de lynx boréal de France, issue de quelques réintroductions à partir des Carpates slovaques.

  • la diversité des écosystèmes, soit la diversité, sur un territoire donné, des communautés d’êtres vivants (la biocénose) en interaction avec leur environnement (le biotope). Ces interactions constituent aussi un autre niveau de biodiversité, tant elles façonnent le fonctionnement de ces écosystèmes.

Ces différents niveaux tranchent avec la représentation que peuvent se faire nos concitoyens de cette biodiversité, souvent limitée à la diversité spécifique, mais surtout à une fraction particulière de cette biodiversité, celle qui entretient des relations privilégiées ou affectives avec l’être humain. Ces espèces sont d’ailleurs aussi celles que l’on voit incarnée dans les principaux organismes de défense de la nature, par exemple le panda du WWF. Mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Une biodiversité trop mal connue… concentrée dans les sols et dans les océans

Car, à ce jour, seulement environ 2 millions d’espèces ont pu être inventoriées alors qu’on estime qu’il en existe entre 8 millions et 20 millions.


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Cette méconnaissance affligeante et paradoxale, à une époque où l’on veut conquérir Mars, est liée au fait que cette biodiversité se trouve pour une grande partie dans deux endroits, les sols, d’une part, et les océans, d’autre part. Soit deux milieux encore trop peu investigués et, pourtant, recélant l’essentiel de la biodiversité spécifique de notre planète.

Concernant les sols, si l’on s’intéresse simplement à sa faune, on sait qu’elle correspond à environ 80 % de la biodiversité animale. Plus de 100 000 espèces ont déjà été identifiées (notamment les collemboles, les acariens, les vers de terre…), alors qu’il n’existe que 4 500 espèces de mammifères. Mais, rien que pour les nématodes, ces vers microscopiques au rôle capital pour le fonctionnement du sol, il y aurait en réalité entre 300 000 et 500 000 espèces.

Il faut aussi avoir en tête tous les micro-organismes (bactéries et champignons) dont on ne connaît environ qu’un pour cent des espèces et dont on peut retrouver un milliard d’individus dans un seul gramme de sol forestier.

Ainsi, dans une forêt, et d’autant plus dans une forêt tempérée où la biodiversité floristique reste faible, c’est donc bien dans le sol que cette biodiversité, pour l’essentielle cachée, s’exprime.

Elle demeure, enfin, indispensable au fonctionnement des écosystèmes, indispensable au fonctionnement de la planète, marqué par les échanges de matière et d’énergie.

Fourni par l'auteur

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Darwin, en 1881, nous disait à propos des vers de terre qu’il avait beaucoup étudiés, on le sait peu :

« Dieu sait comment s’obtient la fertilité du sol, et il en a confié le secret aux vers de terre. »

Il ajoutait ensuite :

« Il est permis de douter qu’il y ait beaucoup d’autres animaux qui aient joué dans l’histoire du globe un rôle aussi important que ces créatures d’une organisation si inférieure. »

Concernant la biodiversité des océans, et notamment celle des écosystèmes profonds, il est frappant de voir à quel point les chiffres avancés restent très approximatifs. On connaît moins la biodiversité, notamment marine, de notre planète que les étoiles dans notre univers.


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À ce propos, Evelyne Beaulieu, l’héroïne océanographe du dernier prodigieux roman de Richard Powers, Un jeu sans fin (2025), s’exclame, après une plongée dans l’archipel indonésien Raja Ampat :

« C’est presque absurde des compter les espèces. Rien que pour les cnidaires, il y a sans doute au moins un millier de variétés, dont un bon nombre qu’aucun humain n’a jamais vu. Combien d’espèces encore à découvrir ? Autant qu’on en veut ! Je pourrais passer ma vie à donner à des créatures ton nom et le mien. »

La diversité génétique

La diversité génétique demeure, ensuite, la deuxième manière d’aborder la biodiversité.

Elle est fondamentale à considérer, étant garante de la résilience des espèces comme des écosystèmes. Dans une forêt de hêtres présentant une diversité génétique importante des individus, ce sont bien les arbres qui génétiquement présentent la meilleure résistance aux aléas climatiques ou aux ravageurs qui permettront à cette forêt de survivre.

Si, à l’inverse, la forêt ou le plus souvent la plantation est constituée d’individus présentant un patrimoine génétique identique, une sécheresse exceptionnelle ou encore une attaque parasitaire affectant un arbre les affecterait tous et mettra en péril l’ensemble de la plantation.


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Tous les chênes pubescents à feuillage dit marcescent de Provence n’ont pas conservé leurs feuilles mortes en hiver : conditions stationnelles différentes ou diversité génétique ? Fourni par l'auteur

La diversité des écosystèmes

Les écosystèmes sont également définis comme des ensembles où des organismes vivants (la biocénose) se trouvent en interaction avec leur environnement physique (le biotope) dans un espace délimité.

Écosystèmes et biodiversité sont ainsi indissociables, d’une part, parce que la diversité d’écosystèmes va de pair avec la diversité spécifique, mais surtout, d’autre part, parce que les interactions qui définissent ces écosystèmes se réalisent au travers des organismes vivants constituant cette même biodiversité spécifique. Maintenir dans un espace donné des écosystèmes diversifiés, c’est en même temps favoriser la biodiversité et le fonctionnement de chacun de ces écosystèmes.

Les paysages méditerranéens du sud de la France présentent ainsi une diversité d’écosystèmes où se côtoient pelouses sèches, garrigue ou maquis, forêts de pins, forêts de chênes verts, blancs ou liège, s’inscrivant tous dans une dynamique successionnelle, auxquels s’ajoutent oliveraies, champs de céréales ou de légumineuses, etc.

Raoul Dufy, Vue des remparts de Saint-Paul-de-Vence, 1919 : une diversité d’écosystèmes
Raoul Dufy, Vue des remparts de Saint-Paul-de-Vence, 1919 : une diversité d’écosystèmes.

Pallier le manque de connaissances ?

Pour dépasser la difficulté à inventorier complètement et partout ces différentes facettes de la biodiversité, le concept d’une biodiversité potentielle a été développé. Des forestiers ont ainsi mis au point l’indice de biodiversité potentielle (IBP), un outil scientifique particulièrement intéressant et pédagogique permettant d’évaluer le potentiel d’accueil d’un peuplement forestier par les êtres vivants (faune, flore, champignons), sans préjuger de la biodiversité réelle qui ne pourrait être évaluée qu’avec des inventaires complexes, non réalisables en routine.

La forêt d’exception de la Sainte-Baume en Provence : un IBP très élevé. Fourni par l'auteur

Cet IBP permet donc d’identifier les points d’amélioration possibles lors des interventions sylvicoles. Cet indicateur indirect et « composite », repose sur la notation d’un ensemble de dix facteurs qui permettent d’estimer les capacités d’accueil de biodiversité de la forêt.

Ainsi sera notée, par exemple, la présence ou non dans l’écosystème forestier de différentes strates de végétation, de très gros arbres, d’arbres morts sur pied ou au sol, mais aussi de cavités, de blessures, d’excroissances se trouvant au niveau des arbres et susceptibles d’abriter des organismes très divers, des coléoptères aux chiroptères.

La forêt de pins maritimes des Landes (Nouvelle-Aquitaine) : un IBP faible. Fourni par l'auteur

Enfin, cette biodiversité peut aussi s’exprimer au travers de la biodiversité fantôme, c’est-à-dire la biodiversité des espèces qui pourraient naturellement occuper un environnement du fait de leurs exigences écologiques, mais qui en sont absentes du fait des activités humaines.

De fait, chaque écosystème a, par les caractéristiques climatiques, géographiques, géologiques de son biotope, un potentiel de biodiversité – potentiel entravé par la main de l’être humain, ancienne ou récente. Dans les régions fortement affectées par les activités humaines, les écosystèmes ne contiennent que 20 % des espèces qui pourraient s’y établir, contre 35 % dans les régions les moins impactées ; un écart causé par la fragmentation des habitats qui favorise la part de la diversité fantôme.

Inventoriée, cachée, potentielle ou fantôme, la biodiversité n’en reste pas moins la clé du fonctionnement des écosystèmes et la clé de notre résilience au changement climatique.

En témoignent toutes les publications scientifiques qui s’accumulent montrant l’importance de cette diversité pour nos efforts d’atténuation et d’adaptation. De plus en plus menacée dans toutes ses composantes sur la planète, la biodiversité doit donc, plus que jamais, être explorée et décrite, notamment là où elle est la plus riche mais la moins connue.

The Conversation

Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.08.2025 à 17:22

Qu’est-ce que le « trait de côte » des cartes géographiques ?

Eric Chaumillon, Chercheur en géologie marine, La Rochelle Université
Il ne s’agit pas d’une référence immuable au cours du temps et le changement climatique, sans surprise, vient encore compliquer la donne.
Texte intégral (1344 mots)

On pense bien connaître le trait de côte des cartes géographiques. Sa définition est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît, car il ne s’agit pas d’une référence immuable au cours du temps. Le changement climatique, sans surprise, vient encore compliquer la donne.


Tout le monde pense connaître le trait de côte qui est représenté sur les cartes géographiques. Il occupe une place importante dans nos représentations et semble correspondre à une ligne de référence stable dans le temps. Nous allons voir qu’il n’en est rien.

Commençons par le définir. Selon le service hydrographique et océanographique de la Marine nationale (SHOM) et l’Institut géographique national (IGN), il s’agit de la « limite de laisse » (c’est-à-dire, jusqu’où peuvent s’accumuler les débris déposés par la mer) des plus hautes mers, dans le cas d’une marée astronomique de coefficient 120 et dans des conditions météorologiques normales (pas de vent du large et pas de dépression atmosphérique susceptible d’élever le niveau de la mer).

Il faut encore ajouter à ces conditions « pas de fortes vagues », car elles peuvent aussi faire s’élever le niveau de l’eau. De façon pragmatique toutefois, on peut se limiter aux marées hautes de vives-eaux dans des conditions météorologiques normales pour définir le trait de côte.

Les marées de grandes vives-eaux se produisant selon un cycle lunaire de 28 jours et les très grandes vives-eaux se produisant lors des équinoxes deux fois par an (en mars et en septembre).

Entre accumulation de sédiments et érosion

Le trait de côte est situé à l’interface entre l’atmosphère, l’hydrosphère (mers et océans) et la lithosphère (les roches et les sédiments), ce qui en fait un lieu extrêmement dynamique. Le trait de côte peut reculer, quand il y a une érosion des roches ou des sédiments, ou avancer, quand les sédiments s’accumulent.

Par conséquent il est nécessaire de le mesurer fréquemment. Il existe tout un arsenal de techniques, depuis l’utilisation des cartes anciennes, l’interprétation des photographies aériennes et des images satellitaires, les mesures par laser aéroporté, les mesures topographiques sur le terrain et les mesures par drones.

Les évolutions des côtes sont très variables et impliquent de nombreux mécanismes. En France, selon des estimations du CEREMA, 19 % du trait de côte est en recul.

Un indicateur très sensible aux variations du niveau de la mer

Le principal problème est que l’évolution du trait de côte est très sensible aux variations du niveau de la mer. En raison du réchauffement climatique d’origine humaine, la mer monte, du fait de la fonte des glaces continentales et de la dilation thermique des océans, et ce phénomène s’accélère.

Pour les côtes sableuses, cela conduit à une aggravation des phénomènes d’érosion déjà existants. Avec l’élévation du niveau des mers, des côtes stables, voire même des côtes en accrétion pourraient changer de régime et subir une érosion chronique. Sur un horizon de quelques décennies, il est impossible de généraliser, car la position du trait de côte dépend aussi des apports sédimentaires qui sont très variables d’une région à une autre.

Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) estime que d’ici 2050, 5 200 logements et 1 400 locaux d’activité pourraient être affectés par le recul du trait de côte, pour un coût total de 1,2 milliard d’euros. La dynamique et le recul du trait de côte sont un sujet majeur, dont l’intérêt dépasse les seuls cercles spécialisés, avec des implications très concrètes, notamment en matière de droit de la construction. En premier lieu parce que le trait de côte est utile pour définir le domaine public maritime (DPM).

Ses limites ont été précisées en 1681 par une ordonnance de Colbert qui précise que le DPM naturel ne peut être cédé et qu’une occupation ou une utilisation prolongée par des particuliers qui se succèdent sur cette zone ne leur confère aucun droit réel ou droit de propriété.

Protéger le trait de côte sans construire des digues

La législation française relative au trait de côte a récemment évolué. En témoigne par exemple la loi Climat et résilience de 2021, qui renforce l’adaptation des territoires littoraux. La stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte insiste sur la mise en place de solutions durables pour préserver le littoral, tout en assurant la préservation des personnes et des biens.

Concrètement, comment faire ? L’approche la plus connue est la défense de côte en dur, souvent en béton ou en roches. Cette stratégie est chère, nécessite un entretien, elle est inesthétique et entraîne une forte dégradation, voire une disparition, des écosystèmes littoraux. Surtout, on ne pourrait généraliser cette stratégie sur les milliers de kilomètres de côtes en France et dans le monde (on parle de 500 000 km de côte).

Sans rentrer dans le détail de toutes les solutions existantes, on peut noter que la communauté scientifique qui étudie les littoraux appelle à davantage recourir aux solutions fondées sur la nature (SFN). En simplifiant, on peut dire qu’il s’agit de tirer parti des propriétés des écosystèmes sains pour protéger les personnes, tout en protégeant la biodiversité.

Ces approches ont fait leurs preuves, particulièrement en ce qui concerne les prés salés, les mangroves ou les barrières sédimentaires en général (constituées par la plage sous-marine, la plage et la dune). On peut assimiler ces écosystèmes littoraux à des « zones tampons » qui absorbent l’énergie des vagues et limitent les hauteurs d’eau tout en préservant la biodiversité et les paysages.


La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture.

The Conversation

Eric Chaumillon a reçu des financements de l'ANR et du Département de Charente-Maritime.

12.08.2025 à 17:11

Mégafeux : Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ?

Pierre Cilluffo Grimaldi, Maître de conférences, Sorbonne Université
Chaque été arrive désormais avec de nouvelles images de milliers d’hectares qui partent en fumée. Si ces mégafeux menacent la vie humaine et les écosystèmes, ils bouleversent aussi nos imaginaires.
Texte intégral (1974 mots)

Chaque été arrive désormais avec de nouvelles images de milliers d’hectares qui partent en fumée. Si ces mégafeux, comme on les appelle aujourd’hui, menacent la vie humaine et les écosystèmes, ils bouleversent aussi nos imaginaires sociaux et climatiques.


C’est un terme qui s’est progressivement imposé dans le langage courant et dans nos imaginaires. Celui de « mégafeu ». Il semble décrire une version extrême d’un phénomène déjà spectaculaire dont nous sommes de plus en plus témoins. Il serait apparu pour la première fois en 2013 dans la bouche d’un homme pourtant habitué à côtoyer les flammes : l’Américain Jerry Williams, qui travaille au service gouvernemental des forêts des États-Unis. Selon lui, le mégafeu, ne serait pas seulement un immense incendie, mais surtout un feu au comportement jamais observé auparavant par les spécialistes et par les riverains qui en sont victimes.

Le terme, depuis, n’en finit pas d’embraser les livres et journaux comme en témoigne la spectaculaire courbe de ses occurrences depuis 2014, en anglais, mais aussi en français.

Car ces incendies ne cessent de survenir, du Brésil au Canada, en passant par l’Australie, la Californie ou la Sibérie, et semblent chaque fois battre de nouveaux records. Ainsi, le département de l’Aude vient tout juste de subir des flammes aux ravages sans précédent depuis cinquante ans pour le pourtour méditerranéen français. Ces mégafeux n’ont pas fini non plus de se multiplier. Une étude de Harvard prévoit ainsi le doublement voir le triplement des mégafeux d’ici 2050 aux États-Unis.

Ces mégafeux, dont nous pouvons tous aujourd’hui observer les images ou constater les immenses dégâts provoquent des chocs sans précédent.

Un habitant de Gironde confiait par exemple, un an après les incendies qui ont décimé les forêts de pin de son terrain familial et de tout son département, être perdu sans la forêt familière qui entourait sa maison et redouter, désormais, chaque nouvel été. Les flammes semblent ainsi avoir provoqué ce que l’on appelle un « choc moral ».

Le choc moral est un événement ou une information imprévisible qui génère un sentiment viscéral d’indignation ou de malaise moral chez un individu, au point de l’inciter à agir politiquement, même s’il n’est pas déjà intégré à un réseau militant. Il s’agit d’une réaction émotive et cognitive à une violation perçue du quotidien et sa norme, nécessitant une reconstruction de sa vision du monde.

Sans en être aussi directement touchés, ces mégafeux peuvent tous perturber nos imaginaires, réactiver des mythologies, voici comment.

L’enfer dantesque des mégafeux

Face à la puissance des images de mégafeux ravageant des milliers d’arbres, l’esprit humain peut être tenté de chercher dans le passé et ses mythes des repères pour donner du sens à ces catastrophes.

Or ces gigantesques incendies s’attaquent à un lieu familier de nos imaginaires en Occident, celui de la forêt, qui, rappelle le chercheur américain Robert Harrison,

« représente un monde à part, opaque, qui a permis à cette civilisation de se dépayser, de s’enchanter, de se terrifier, de se mettre en question, en somme de projeter dans les ombres de la forêt ses plus secrètes, ses plus profondes angoisses ».

C’est donc un lieu familier de nos imaginaires, parfois même un éden naturel qui se consume et dont nous sommes de nouveau chassés par les flammes de l’enfer.

Les images d’une forêt ravagée par les flammes provoquent ainsi la rencontre de plusieurs symboles puissants dans nos esprits. Car le feu, lui, détient une valeur on ne peut plus forte dans les mythes et cultures dont nous sommes les descendants. C’est le feu qui symbolise la porte d’entrée de l’enfer avec une valeur apocalyptique, c’est le feu du châtiment qui revient dans les cercles de l’Enfer, de Dante. Il est aussi un « feu barrière » ou une « barrière de feu » entre deux mondes dans nos mythes judéo-chrétiens. Car ce sont encore des flammes qui interdisent à Adam et Ève de retourner au jardin d’Éden, après avoir été chassés du paradis terrestre pour avoir mangé le fruit défendu.

Les pompiers et habitants, plus concrètement, parlent eux plutôt de « front de flamme » qui irradie et détruit la végétation et nous prive d’une forêt qui ne sera bientôt plus que cendres.

Le débordement du feu prométhéen

Mais les mégafeux convoquent aussi un autre mythe qui hante nos imaginaires, celui de la dérive du feu prométhéen.

Prométhée est connu dans la mythologie grecque pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe afin d’en faire don aux humains. C’est ici un feu utile mythologiquement au développement de la civilisation permettant de développer les industries, de cuisiner mais qui est aussi décrit comme imprévisible et risqué par nature dans les mains humaines.

En effet, une fois volé par l’être humain, il acquiert des caractéristiques contraires au feu naturel des volcans ou du soleil qui animent le monde dans une certaine stabilité naturelle. En le dérobant, l’humain s’arroge un pouvoir de transformation inédit, mais cette capacité porte en elle une forme de contradiction.

Loin de participer aux cycles naturels, le feu fabriqué, maîtrisé ou amplifié par les sociétés industrielles et modernes perturbe profondément les équilibres écologiques. Il devient une force dévastatrice à l’image des mégafeux contemporains qui dérèglent les cycles naturels, menace la stabilité même des environnements et de nos modes de vie. À cet égard, on peut rappeler aussi qu’en France, ces dernières décennies, les feux de forêt ont été neuf fois sur dix, déclenchés par une main humaine, qu’elle soit criminelle ou accidentelle.

Le retour de la figure de Néron au pouvoir ?

On peut aussi noter que, jamais avant aujourd’hui, l’être humain n’a eu autant de force grâce à l’exploitation de l’énergie du feu. C’est celle-ci qui lui a permis de développer la technique qui a façonné, par exemple, le moteur thermique.

Et pourtant, la technique reste limitée pour lutter contre les mégafeux, surtout quand on manque de Canadairs par choix politique et par mépris de l’historicité des alertes… La situation actuelle semble à cet égard préoccupante.

Outre-Atlantique devant les mégafeux amazoniens de 2020, on a aussi vu la figure de Néron mobilisée pour contester les politiques d’inaction environnementale du climatosceptique Jaïr Bolsonaro, alors président du Brésil. L’ONG Greenpeace a même construit une statue de Bolsonaro grimée en cet empereur romain pour alerter sur le sort de la forêt incendiée. Cette figure n’est pas anodine. Elle rappelle une légende tenace selon laquelle la folie de l’empereur romain Néron serait responsable du terrible incendie qui toucha Rome en 64 de notre ère. Si les sources historiques latines ne permettent guère d’établir sa culpabilité, nous sommes cependant sûrs de l’opportunisme politique de Néron désignant à l’époque directement, en bouc émissaire, la minorité chrétienne de Rome comme coupable.

Greenpeace érige une statue de Bolsonaro sur les terres incendiées au Brésil.

La brûlure du « choc moral »

Les images de mégafeux demeurent d’autant plus traumatiques pour les populations qu’elles nous obligent à changer de regard sur une nature jugée maîtrisable, qu’on scrute désormais impuissants, subir des pertes irréversibles pour le paysage, les forêts, le vivant tout entier. Ainsi, les feux ravagent aussi nos imaginaires écologiques. On peut ressentir face à ces paysages détruits par les flammes un choc moral, au sens du sociologue James Jasper soit une réaction viscérale bousculant la perception de l’ordre présent du monde et appelant à l’action.

Néanmoins, cette brûlure du choc moral peut s’éteindre aussi rapidement sans relais d’opinions et actions collectives dès les premières années de « l’après ». On peut alors voir s’installer une nouvelle norme où les mégafeux ne surprennent plus. Car il existe une forme d’amnésie environnementale sur les effets du dérèglement climatique. En 2019, des chercheurs américains ont ainsi analysé 2 milliards de tweets en relation avec le changement climatique. Cette analyse quantitative remarquable par son ampleur a montré qu’en moyenne, nos impressions sur le dérèglement climatique se basaient sur notre expérience récente des deux à huit dernières années.

Bienvenus dans le pyrocène

En France, devant les images de cette nature brûlée dans l’Aude, le concept de « pyrocène » de la philosophe Joëlle Zask prend tout son sens. Il sert à caractériser et à décrire cette nouvelle ère définie par la prédominance et la multiplication des mégafeux. Autrement dit, le pyrocène succéderait à l’anthropocène, marquant une époque où le feu devient un agent central des transformations écologiques et climatiques.

Politiquement, cette ère du feu impose une reconfiguration de notre relation à la nature, car il s’agit d’apprendre à vivre avec ces feux extrêmes et non plus simplement de les combattre directement comme jadis. Cette nouvelle donne appelle ainsi à une « culture du feu » qui intégrerait ces réalités dans nos politiques (habitations et PLU, coupe-feu naturel, gestion des forêts, adaptation des territoires à la crise, agriculture régénératrice…), nos modes de vie (vacances, consommations…). Mais sommes-nous collectivement prêts à cela ?

The Conversation

Pierre Cilluffo Grimaldi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

11.08.2025 à 16:20

République centrafricaine : les énergies renouvelables peuvent-elles contribuer à la stabilité ?

Romain Esmenjaud, Docteur du Graduate Institute, chercheur associé à l’Institut Français de Géopolitique (IFG - Laboratoire de recherche de l’Université Paris 8, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Sophie Rutenbar, Visiting Scholar au Center on International Cooperation, New York University
En République centrafricaine, l’un des pays les moins électrifiés du monde, une transition vers les énergies renouvelables aurait de multiples effets bénéfiques, y compris en termes sécuritaires.
Texte intégral (2176 mots)

Depuis le renversement en 2013 du président François Bozizé, la République centrafricaine est plongée dans une grave crise politique et sécuritaire. Dans ce pays, qui est l’un des moins électrifiés au monde, une transition vers les énergies renouvelables permettrait de promouvoir le développement et la stabilité. L’ONU, présente par le biais de la Minusca, forte de 18 000 personnes, pourrait donner l’exemple.


L’apport environnemental des énergies renouvelables n’est plus à démontrer. En Afrique subsaharienne, elles représentent un moyen idéal et peu onéreux d’accroître l’accès à l’électricité sans augmenter l’empreinte carbone des pays de la région.

Le projet Powering Peace, co-piloté par le Stimson Center et Energy Peace Partners met en évidence un autre atout de ces énergies : celui de pouvoir contribuer à la stabilité dans les pays en sortie de crise.

Des rapports consacrés à la République démocratique du Congo, au Mali, à la Somalie et au Soudan du Sud ont abordé le rôle que les opérations de paix de l’ONU pouvaient jouer en appui du développement des renouvelables.

En assurant leur approvisionnement grâce à ces énergies, ces opérations peuvent non seulement briser leur dépendance à l’égard de générateurs diesel – une option coûteuse et inefficace d’un point de vue opérationnel –, mais aussi introduire des nouvelles infrastructures énergétiques dans les zones qui en ont le plus besoin. Un récent rapport évoque des avantages similaires dans le cas de la République centrafricaine (RCA).

France 24, 13 avril 2025.

À l’origine de la crise centrafricaine, des périphéries délaissées

Plus de dix ans après le début de la crise née du renversement en 2013 du président François Bozizé par la coalition Séléka, la RCA semble connaître une accalmie sécuritaire. Depuis l’échec, début 2021, de la tentative de prise de Bangui par une nouvelle coalition de groupes armés, les rebelles ont été repoussés dans les zones frontalières sous la pression des forces armées centrafricaines, fortement appuyées par les mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner.


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L’amélioration de la situation reste toutefois très relative et les causes profondes de la crise restent à traiter. L’une d’elles est la marginalisation des régions périphériques. Traditionnellement délaissées par les élites banguissoises, ces zones restent largement dépourvues d’infrastructures et de services publics (routes, écoles, hôpitaux, etc.). C’est le cas notamment dans le nord-est, berceau de nombreux groupes armés, où se sont diffusés un sentiment d’abandon et l’impression que la violence est l’unique moyen de faire entendre ses revendications.

À la demande des groupes armés, l’Accord politique pour la paix et la réconciliation en RCA de février 2019 reconnaissait d’ailleurs la nécessité de « corriger les inégalités qui affectent les communautés et les régions qui ont été lésées par le passé ».


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Développer les renouvelables pour lutter contre la marginalisation des périphéries

L’accès à l’électricité est un exemple frappant de la pauvreté du pays en infrastructures, mais aussi du caractère inéquitable de leur répartition. La RCA a l’un des taux d’électrification les plus bas du monde (17,6 %), mais il est encore bien plus faible en dehors de la capitale, notamment dans le nord-est, le nord-ouest ou le sud-est, où les infrastructures électriques sont quasi inexistantes.

Comme souligné dans le Plan national de développement 2024-2028, publié en septembre 2024, les renouvelables constituent un excellent outil pour renforcer l’accès à l’électricité sur l’ensemble du territoire, notamment à travers l’installation de réseaux locaux décentralisés.

Les principales sources d’énergie utilisées aujourd’hui dans le pays sont, elles, sources de problèmes : la déforestation dans le cas de la biomasse et un approvisionnement très incertain dans le cas du carburant (qui alimente les générateurs).

La RCA dispose déjà de sources d’énergie renouvelable grâce aux infrastructures hydroélectriques de Boali, opérationnelles depuis 1954, qui représentent près de la moitié du mix électrique national. Depuis 2023, plusieurs champs de panneaux solaires ont également vu le jour.

Mais les leviers d’amélioration demeurent très nombreux, tout particulièrement si l’on souhaite assurer un développement équilibré du point de vue géographique.

De nouveaux projets énergétiques – solaires et hydrauliques – sont envisagés dans la région de Bangui, dans le centre, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays. Il s’agit de régions où les besoins sont importants, car elles sont très peuplées, mais ce sont aussi celles qui sont déjà les mieux dotées. D’autres zones, comme le nord-est, qui bénéficie d’un fort ensoleillement et donc d’un potentiel élevé en énergie photovoltaïque, mériteraient une attention accrue.

TV5 Monde, 16 mars 2025.

Prioriser les régions traditionnellement délaissées permettrait de répondre aux revendications portées par les mouvements d’opposition, politiques comme armés. Surtout, l’accès à l’électricité permet de dynamiser l’activité, de créer de multiples opportunités pour les locaux et d’amorcer un cercle économique vertueux de nature à limiter les capacités de recrutement des groupes armés.

Étant donné que le nord-est héberge une partie importante de la minorité musulmane, déployer des installations dans cette zone contribuerait aussi à apaiser les tensions intercommunautaires et religieuses qui ont alimenté le conflit.

In fine, l’installation de renouvelables peut donc aider à lutter contre l’une des causes profondes du conflit : la marginalisation des périphéries.

Les multiples avantages d’une transition vers les énergies renouvelables

Comme dans les autres crises mentionnées précédemment, l’ONU peut jouer un rôle clé en faveur du déploiement des renouvelables, notamment à travers la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en RCA (Minusca).

En mettant en œuvre une transition vers les énergies vertes pour son propre approvisionnement, l’opération pourrait tout d’abord faire évoluer le mix électrique du pays dans son ensemble. Comptant près de 18 000 personnels, la Minusca consomme pas moins d’un cinquième du carburant et près d’un quart de l’électricité du pays.

Alors que son approvisionnement repose aujourd’hui sur les renouvelables à hauteur de 3 % seulement, la Minusca vise un triplement de ce taux d’ici à fin 2025 (8 à 9 %). Plusieurs bases ont été équipées de panneaux solaires, mais la marge de progression reste très importante si la mission souhaite atteindre l’objectif de 80 % fixé dans le plan d’action Climat 2020-2030, adopté par le secrétaire général de l’ONU en 2019.

Une transition vers les renouvelables présente des avantages opérationnels pour la Minusca. Presque entièrement dépendante de générateurs diesel, la mission fait face à des défis logistiques majeurs pour l’approvisionnement en carburant de ses nombreuses bases, particulièrement celles situées en zones instables et éloignées de la capitale. Limiter les besoins en matière de sécurisation de ses convois libérerait ainsi d’importants effectifs pour des tâches primordiales comme la protection des civils.


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Des infrastructures bénéficiant aux populations locales : un levier de consolidation de la paix pour la Minusca

Du fait de sa présence sur l’ensemble du territoire, la Minusca est dans une position unique pour déployer des infrastructures énergétiques au profit des populations locales, y compris dans les zones périphériques (et instables). Elle pourrait s’inspirer de l’exemple de Baidoa en Somalie, où l’ONU a financé l’installation de panneaux solaires alimentant la base locale et bénéficiant également aux populations environnantes.

En permettant le développement de services de base et de nouvelles activités économiques, ce projet a contribué à la consolidation de la paix au niveau local et au-delà. Les infrastructures installées représentent aussi un héritage positif que la mission peut laisser à son départ.

La capacité de la mission à initier ce genre de projets reste limitée par son mandat (protection des civils, appui au processus de paix et à la livraison de l’aide humanitaire, etc.) et ses ressources (financières et humaines, y compris un nombre réduit d’ingénieurs). Il est donc essentiel qu’elle collabore avec les autres partenaires internationaux, dont l’ensemble des agences des Nations unies, les institutions financières internationales et régionales, et les pays donateurs.

L’impact à long terme des renouvelables requiert aussi le développement d’une expertise locale afin d’assurer le maintien en état des infrastructures. En dépit de ces défis, ces énergies présentent aujourd’hui un potentiel sous-exploité et qu’il est important d’ajouter à la « boîte à outils » des gestionnaires de crise en RCA et au-delà.


Cet article a été coécrit avec Dave Mozersky, président et co-fondateur d’Energy Peace Partners.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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