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27.11.2025 à 17:06

La dinde, histoire d’une domestication

Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Le dindon est élevé dans le monde entier, mais nos connaissances sur ses interactions à long terme avec les sociétés humaines restent éparses.
Texte intégral (2583 mots)

La dinde constitue un mets de choix sur les tables des fêtes d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit pour Thanksgiving ou Noël. Son origine et les péripéties qui l’ont menée jusque dans nos cuisines sont toutefois peu connues du grand public.


La période des festivités de fin d’année semble tout indiquée pour revenir sur l’histoire naturelle et culturelle de cet oiseau de basse-cour, qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif sorti en juin 2025 aux éditions scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle.

La dinde ou le dindon commun, selon que l’on parle de la femelle ou du mâle, appartiennent à l’espèce Meleagris gallopavo que l’on retrouve encore à l’état sauvage sur l’essentiel du territoire des États-Unis, dans le sud du Canada et le nord du Mexique. Les sociétés américaines ont longtemps interagi avec ces oiseaux, essentiellement à travers la chasse. Le plus ancien kit de tatouage retrouvé en contexte archéologique, au Tennessee (États-Unis), daté d’entre 3500 et 1500 ans avant notre ère, était constitué d’os de dindon appointés. Mais ce n’est ni dans cette région ni à cette époque que la domestication du dindon a commencé, c’est-à-dire que le dindon et les humains sont entrés dans une relation de proximité mutualiste conduisant aux oiseaux de basse-cour que l’on connaît aujourd’hui [figure 1].

Figure 1 : Dindon commun sauvage (gauche, photographie de Franck Schulenburg) et domestique (droite, photographie de Wee Hong). CC BY-SA

Une première domestication en Amérique centrale

Jusqu’au début de notre ère, les indices archéologiques d’un rapprochement entre dindons et humains sont, de fait, ténus. C’est en Amérique centrale, au Guatemala, que l’on retrouve la plus ancienne preuve de la gestion et de la manipulation des dindons. Dans cette région tropicale, on ne trouve pas de dindon commun sauvage mais son proche cousin, le dindon ocellé [figure 2]. Or sur le site d’El Mirador, quelques os de dindon commun ont été retrouvés, datés entre 300 avant notre ère et le tout début de notre ère – une identification confirmée par la génétique.

L’analyse des isotopes du strontium contenus dans ces os, spécifiques de l’environnement dans lequel un animal a vécu, ont quant à eux montré que les oiseaux avaient été élevés dans l’environnement local. Il s’agit de la trace la plus ancienne de translocation de l’espèce, son déplacement dans une région dans laquelle elle ne vivrait pas naturellement. Or un tel déplacement, sur des milliers de kilomètres et vers un environnement très différent, nécessite une connaissance fine du dindon et de ses besoins ainsi que des compétences zootechniques certaines. C’est donc l’aboutissement de plusieurs générations d’interactions et de rapprochement dans la région où le dindon commun se trouve naturellement, probablement sur la côte du golfe du Mexique ou dans le centre du Mexique, près de l’actuelle ville de Mexico. Au fil du temps, le nombre de restes de dindon augmente dans les sites archéologiques jusqu’à l’arrivée des Européens au XVIe siècle.

Figure 2 : Dindon ocellé sauvage (photographie Bruno Girin). CC BY-SA

Dans le sud-ouest des États-Unis, à la convergence de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, on sait que les dindons étaient déjà présents il y a environ 10 000 ans, au début de la période holocène mais ils sont particulièrement rares dans les sites archéologiques.

Ce n’est qu’entre le début et 200 de notre ère qu’on voit leurs ossements apparaître régulièrement dans les sites archéologiques, bien qu’en faible proportion. Les traces les plus abondantes de leur présence sont leurs crottes (que l’on appelle coprolithes une fois fossilisées, dans le registre archéologique) retrouvées en particulier dans des structures en briques de terre crue complétées de branches qui servaient probablement à maintenir les dindons en captivité.

Des oiseaux convoités pour leurs plumes

Ces oiseaux appartiennent à une lignée génétique différente de celle des dindons sauvages locaux et l’analyse des isotopes du carbone contenu dans leurs os indique qu’ils ont consommé de grandes quantités de maïs. Ce sont donc des oiseaux captifs, certainement domestiques, mais on retrouve rarement leurs os dans ce que les archéologues étudient le plus, les poubelles des maisons. Ils n’auraient donc pas été mangés, ou assez rarement par rapport aux efforts mis en place pour les garder sur les sites. Les plumes d’oiseaux étaient néanmoins importantes pour ces populations et on retrouve notamment des fragments de plumes de dindon incluses dans le tissage d’une couverture en fibre en yucca. Une seule couverture aurait nécessité plus de 11 000 plumes, soit cinq à dix oiseaux selon la taille des plumes sélectionnées. Les oiseaux maintenus en captivité auraient ainsi pu être plumés régulièrement pour fournir cette matière première.

Au fil du temps, l’usage de dindons domestiques s’étend entre cette région du sud-ouest des États-Unis, le Mexique et l’Amérique centrale, mais les dindons sauvages restent bien présents dans l’environnement. Dans l’est des États-Unis, en revanche, si les restes osseux de dindons peuvent être abondants sur les sites archéologiques, il s’agit d’oiseaux sauvages chassés. C’est une mosaïque d’usage du dindon que les Européens ont ainsi rencontré à leur arrivée sur le continent américain [figure 3].

Figure 3 : Illustration du voyage de JacquesLe Moyne (1562-1565), qui accompagnait l’expédition de Laudonnière en Floride. Des dindons sont figurés sur la droite.

Poules d’Inde

C’est lors du quatrième voyage de Christophe Colomb en Amérique, alors qu’il explore les côtes de l’actuel Honduras, que l’on trouve ce qui peut être la première rencontre entre des Européens et des dindons, en 1502. On ne sait pas exactement comment leur réputation atteint l’Europe, probablement à travers les premières villes européennes construites dans les Antilles, mais en 1511 une lettre est envoyée par la couronne d’Espagne au trésorier en chef des Indes (les Antilles) demandant à ce que chaque bateau revenant vers la péninsule rapporte des « poules d’Inde » (d’où la contraction « dinde » apparue au XVIIe siècle en français), mâle et femelle, en vue de leur élevage.

En 1520, l’évêque d’Hispaniola (île englobant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) offre à Lorenzo Pucci, cardinal à Rome, un couple de dindons.

L’ouvrage publié au Muséum national d’histoire naturelle montre la multiplication des témoignages de la présence du dindon dans l’entourage de l’aristocratie européenne au cours du XVIe siècle. En France, en 1534, on trouve des dindons à Alençon, en Normandie, dans le château de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre.

C’est aussi en 1534 qu’une amusante histoire se déroule en Estonie, où l’évêque de Tartu envoie un dindon en présent au duc Glinski – dindon qu’il avait précédemment reçu d’Allemagne. Mais l’oiseau exotique se répand aussi progressivement dans les basses-cours et sa consommation se généralise.

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, il accompagne de nombreuses missions maritimes commerciales, atteignant même le Japon et revenant en Amérique – depuis l’Europe – dans les établissements coloniaux. Il semble toutefois être longtemps resté réservé aux repas de fêtes, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et la sélection de races de plus en plus lourdes, que sa viande entre dans la production de nombreux produits transformés. Finalement, l’animal complet, rôti et dressé sur une table à l’occasion de Thanksgiving ou de Noël, conserve la trace de cette longue histoire.

À l’abri du besoin, Norman Rockwell, 1941. « Notre cuisinière l’a faite rôtir, je l’ai peinte, puis nous l’avons mangée. C’est l’une des seules fois où j’aie jamais mangé le modèle. », déclara le peintre avec humour. Wikimedia
The Conversation

Aurélie Manin a reçu des financements des Actions Marie Sklodowska-Curie pour réaliser ce travail.

27.11.2025 à 11:51

Le climat est-il vraiment seul responsable de l’augmentation du degré d’alcool des vins ?

Léo Mariani, Anthropologue, Maître de conférence Habilité à diriger des recherches, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Le changement climatique favorise des vendanges plus précoces, des raisins plus sucrés et des vins donc plus alcoolisés. Il vient en réalité amplifier un modèle plus ancien.
Texte intégral (3410 mots)

La précocité des vendanges que l’on observe depuis quelques années a été favorisée par le changement climatique. Mais la hausse du degré d’alcool dans les vins est aussi le fruit d’une longue tradition qui emprunte à l’histoire, au contexte social et aux progrès techniques, et qui a façonné la définition moderne des appellations d’origine protégée. Autrement dit, le réchauffement du climat et celui des vins, entraîné par lui, ne font qu’exacerber un phénomène ancien. C’est l’occasion d’interroger tout un modèle vitivinicole.


Dans l’actualité du changement climatique, la vitiviniculture a beaucoup occupé les médias à l’été 2025. En Alsace, les vendanges ont débuté un 19 août. Ce record local traduit une tendance de fond : avec le réchauffement des températures, la maturité des raisins est plus précoce et leur sucrosité plus importante. Cela a pour effet de bouleverser les calendriers et d’augmenter le taux d’alcool des vins.

La précocité n’est pas un mal en soi. Le millésime 2025 a pu être ainsi qualifié de « très joli » et de « vraiment apte à la garde » par le président d’une association de viticulteurs alsaciens. Ce qui est problématique en revanche, c’est l’augmentation du degré d’alcool : elle est néfaste pour la santé et contredit l’orientation actuelle du marché, plutôt demandeur de vins légers et fruités. Autrement dit, le public réclame des vins « à boire » et non « à garder », alors que la hausse des températures favorise plutôt les seconds.

Il faudrait préciser pourtant que l’augmentation des niveaux d’alcool dans les vins n’est pas nouvelle. Elle est même décorrélée du changement climatique :

« Les vins se sont réchauffés bien avant le climat »,

me souffle un jour un ami vigneron. Autrement dit, l’augmentation du degré d’alcool dans les vins a suivi un mouvement tendanciel plus profond au cours de l’histoire, dont on va voir qu’il traduit une certaine façon de définir la « qualité du vin ».

Se pose donc la question de savoir qui a « réchauffé » qui le premier ? Le climat en portant à maturité des grappes de raisins plus sucrées ? ou le savoir-faire des viticulteurs, qui a favorisé des vins plus propices à la conservation – et donc plus alcoolisés ? Postulons que le climat ne fait aujourd’hui qu’exacerber un problème qu’il n’a pas créé le premier. En lui faisant porter seul la responsabilité de la hausse de l’alcool dans les vins, on s’empêche de bien définir ce problème.

De plus, on inverse alors le sens des responsabilités : la vitiviniculture, en tant qu’activité agricole émettrice de gaz à effet de serre, participe à l’augmentation des températures – et cela bien avant que le changement climatique ne l’affecte en retour.


À lire aussi : Vin et changement climatique, 8 000 ans d’adaptation


Quand la définition des AOP fait grimper les degrés

Disons-le sans détour, l’instauration des appellations d’origine protégée AOP constitue un moment objectif de la hausse des taux d’alcool dans les vins. Dans certaines appellations du sud-est de la France, où j’ai enquêté, elle est parfois associée à des écarts vertigineux de deux degrés en trois à dix ans.

Il faut dire que les cahiers des charges des AOP comportent un « titre alcoométrique volumique naturel minimum » plus élevé que celui des autres vins : l’alcool est perçu comme un témoin de qualité.

Mais il n’est que le résultat visible d’une organisation beaucoup plus générale : si les AOP « réchauffent » les vins, souvent d’ailleurs bien au-delà des minima imposés par les AOP, c’est parce qu’elles promeuvent un ensemble de pratiques agronomiques et techniques qui font augmenter mécaniquement les niveaux d’alcool.

C’est ce paradigme, qui est associé à l’idée de « vin de garde », dont nous allons expliciter l’origine.

Les « vins de garde » se généralisent sous l’influence de l’État, de la bourgeoisie et de l’industrie

Contrairement à une idée répandue, le modèle incarné par les AOP n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française en général.

Napoléon III, en voulant développer le commerce du vin avec l’Angleterre, a favorisé l’émergence du standard des vins de garde. Jean Hippolyte Flandrin

Les « vins de garde » n’ont rien d’un canon immuable. Longtemps, la conservation des vins n’a intéressé que certaines élites. C’est l’alignement progressif, en France, des intérêts de l’une d’elles en particulier, la bourgeoisie bordelaise du XIXe siècle, de ceux de l’État et de ceux de l’industrie chimique et pharmaceutique, qui est à l’origine de la vitiviniculture dont nous héritons aujourd’hui.

L’histoire se précipite au milieu du XIXe siècle : Napoléon III signe alors un traité de libre-échange avec l’Angleterre, grande consommatrice de vins, et veut en rationaliser la production. Dans la foulée, son gouvernement sollicite deux scientifiques.

Au premier, Jules Guyot, il commande une enquête sur l’état de la viticulture dans le pays. Au second, Louis Pasteur, il confie un objectif œnologique, car l’exportation intensive de vins ne demande pas seulement que l’on gère plus efficacement la production. Elle exige aussi une plus grande maîtrise de la conservation, qui offre encore trop peu de garanties à l’époque. Pasteur répondra en inventant la pasteurisation, une méthode qui n’a jamais convaincu en œnologie.


À lire aussi : Louis Pasteur : l’empreinte toujours d’actualité d’un révolutionnaire en blouse


Sur le principe, la pasteurisation anticipe toutefois les grandes évolutions techniques du domaine, en particulier le développement du dioxyde de soufre liquide par l’industrie chimique et pharmaceutique de la fin du XIXe siècle. Le dioxyde de soufre (SO2) est un puissant conservateur, un antiseptique et un stabilisant.

Carte des principaux crus de la région bordelaise. DemonDeLuxe/WikiCommons, CC BY-SA

Il va permettre un bond en avant dans la rationalisation de l’industrie et de l’économie du vin au XXe siècle (les fameux sulfites ajoutés pour faciliter la conservation), au côté d’autres innovations techniques, comme le développement des levures chimiques. En cela, il va être aidé par la bourgeoisie française, notamment bordelaise, qui investit alors dans la vigne pour asseoir sa légitimité. C’est ce groupe social qui va le plus bénéficier de la situation, tout en contribuant à la définir. Désormais, le vin peut être stocké.

Cela facilite le développement d’une économie capitaliste rationnelle, incarnée par le modèle des « vins de garde » et des AOP ainsi que par celui des AOC et des « crus ».

Ce qu’il faut pour faire un vin de garde

Bien sûr ce n’est pas, en soi, le fait de pouvoir garder les vins plus longtemps qui a fait augmenter les taux d’alcool. Mais l’horizon esthétique que cette capacité a dessiné.

Un vin qui se garde, c’est en effet un vin qui contient plus de tanins, car ceux-ci facilitent l’épreuve du temps. Or pour obtenir plus de tanins, il faut reculer les vendanges et donc augmenter les niveaux d’alcool, qui participent d’ailleurs aussi à une meilleure conservation.

Les vins de garde sont vieillis en fûts de chêne, ce qui a contribué à en façonner le profil aromatique. Mark Stebnicki/Pexels, CC BY

Ensuite, la garde d’un vin dépend du contenant dans lequel il est élevé. En l’espèce, c’est le chêne, un bois tanique qui a été généralisé (déterminant jusqu’à la plantation des forêts françaises). Il donne aujourd’hui les arômes de vanille aux vins de consommation courante et le « toasté » plus raffiné de leurs cousins haut de gamme.

La garde d’un vin dépend également des choix d’encépagement. En l’espèce, les considérations relatives à la qualité des tanins et/ou à la couleur des jus de raisin ont souvent prévalu sur la prise en compte de la phénologie des cépages (c’est-à-dire, les dates clés où surviennent les événements périodiques du cycle de vie de la vigne).

Grappes de raisin de variété syrah. Hahn Family Wines/WIki Commons, CC BY

Ceci a pu favoriser des techniques de sélection mal adaptées aux conditions climatiques et des variétés qui produisent trop d’alcool lorsqu’elles sont plantées hors de leur région d’origine, par exemple la syrah dans les Côtes du Rhône septentrionales.

En effet, la vigne de syrah résiste très bien à la chaleur et les raisins produisent une très belle couleur, raison pour laquelle ils ont été plantés dans le sud. Mais le résultat est de plus en plus sucré, tanique et coloré : la syrah peut alors écraser les autres cépages dans l’assemblage des côtes-du-rhône.

On pourrait évoquer enfin, et parmi beaucoup d’autres pratiques techniques, les vendanges « en vert », qui consiste à éclaircir la vigne pour éviter une maturation partielle du raisin et s’assurer que la vigne ait davantage d’énergie pour achever celle des grappes restant sur pied. Ceci permet d’augmenter la concentration en arômes (et la finesse des vins de garde), mais aussi celle du sucre dans les raisins (et donc d’alcool dans le produit final).

C’est tout un monde qui s’est donc organisé pour produire des vins de garde, des vins charpentés et taillés pour durer qui ne peuvent donc pas être légers et fruités, comme semblent pourtant le demander les consommateurs contemporains.

« Sans sulfites », un nouveau modèle de vins « à boire »

Ce monde, qui tend à réchauffer les vins et le climat en même temps, n’est pas représentatif de l’histoire vitivinicole française dans son ensemble. Il résulte de la généralisation d’un certain type de rapport économique et esthétique aux vins et à l’environnement.

C’est ce monde dans son entier que le réchauffement climatique devrait donc questionner lorsqu’il oblige, comme aujourd’hui, à ramasser les raisins de plus en plus tôt… Plutôt que l’un ou l’autre de ces aspects seulement.

Comme pistes de réflexion en ce sens, je propose de puiser l’inspiration dans l’univers émergent des vins « sans soufre » (ou sans sulfites) : des vins qui, n’étant plus faits pour être conservés, contiennent moins d’alcool. Ces vins sont de surcroît associés à beaucoup d’inventivité technique tout en étant écologiquement moins délétères, notamment parce qu’ils mobilisent une infrastructure technique bien plus modeste et qu’ils insufflent un esprit d’adaptation plus que de surenchère.

Leur autre atout majeur est de reprendre le fil d’une vitiviniculture populaire que l’histoire moderne a invisibilisée. Ils ne constitueront toutefois pas une nouvelle panacée, mais au moins une piste pour reconnaître et valoriser les vitivinicultures passées et présentes, dans toute leur diversité.


Ce texte a fait l’objet d’une première présentation lors d’un colloque organisé en novembre 2025 par l’Initiative alimentation de Sorbonne Université.

The Conversation

Léo Mariani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

26.11.2025 à 15:59

Thanksgiving : derrière l’histoire populaire des pèlerins et des « Indiens », de nombreux oubliés…

Thomas Tweed, Professor Emeritus of American Studies and History, University of Notre Dame
Thanksgiving est la tradition qui rassemble le plus d’États-Uniens. Mais l’image classique des pèlerins occulte des pans importants de l’histoire du pays.
Texte intégral (2658 mots)
Le premier Thanksgiving, peint en 1912 par Jean Leon Gerome Ferris (1863-1930). L’imagerie associée au repas renvoie à une version tronquée de l’Histoire. Library of Congress

La fête de Thanksgiving célèbre la générosité et le partage mais l’histoire des pèlerins n’est qu’une partie d’un récit bien plus complexe.


Neuf Américains sur dix se réunissent autour d’une table pour partager un repas à Thanksgiving. À un moment aussi polarisé, toute occasion susceptible de rassembler les Américains mérite qu’on s’y attarde. Mais en tant qu’historien des religions, je me sens tenu de rappeler que les interprétations populaires de Thanksgiving ont aussi contribué à diviser les Américains.

Ce n’est qu’au tournant du XXe siècle que la plupart des habitants des États-Unis ont commencé à associer Thanksgiving aux « pèlerins » de Plymouth et à des « Indiens » génériques partageant un repas présenté comme fondateur mais ces actions de grâce collectives ont une histoire bien plus ancienne en Amérique du Nord. L’accent mis sur le débarquement des pèlerins en 1620 et sur le festin de 1621 a effacé une grande partie de l’histoire religieuse et restreint l’idée de qui appartient à l’Amérique – excluant parfois des groupes comme les populations autochtones, les catholiques ou les juifs.

Croyances agraires et fêtes des récoltes

La représentation habituelle de Thanksgiving passe sous silence les rituels autochtones de gratitude, notamment les fêtes des récoltes. Les Wampanoag, qui partagèrent un repas avec les pèlerins en 1621, continuent de célébrer la récolte de la canneberge. Par ailleurs, des festins similaires existaient bien avant les voyages de Colomb.

Comme je le souligne dans mon ouvrage de 2025, Religion in the Lands That Became America, on se réunissait déjà pour un festin communautaire à la fin du XIe siècle sur l’esplanade de 50 acres de Cahokia. Cette cité autochtone, située de l’autre côté du fleuve, en face de l’actuelle Saint-Louis, était le plus grand centre de population au nord du Mexique avant la révolution américaine.

Les habitants de Cahokia et leurs voisins se rassemblaient à la fin de l’été ou au début de l’automne pour remercier les divinités, fumer du tabac rituel et consommer des mets particuliers – non pas du maïs, leur aliment de base, mais des animaux à forte valeur symbolique comme les cygnes blancs et les cerfs de Virginie. Autrement dit, ces habitants de Cahokia participaient à un festin « d’action de grâce » cinq siècles avant le repas des pèlerins.

Des jours « d’action de grâce »

La représentation habituelle atténue aussi la tradition consistant pour les autorités à proclamer des « Jours d’action de grâce », une pratique bien connue des pèlerins et de leurs descendants. Les pèlerins, qui s’installèrent dans ce qui correspond aujourd’hui à Plymouth, dans le Massachusetts, étaient des puritains séparatistes ayant dénoncé les éléments catholiques subsistant dans l’Église protestante d’Angleterre. Ils cherchèrent d’abord à fonder leur propre Église et communauté « purifiée » en Hollande.

Après une douzaine d’années, beaucoup repartirent, traversant l’Atlantique en 1620. La colonie des pèlerins, au sud-est de Boston, fut progressivement intégrée à la colonie de la baie du Massachusetts, fondée en 1630 par un groupe plus important de puritains qui, eux, ne s’étaient pas séparés de l’Église officielle d’Angleterre.

Comme l’ont souligné des historiens, les ministres puritains de l’Église congrégationaliste, reconnue par l’État du Massachusetts, ne prêchaient pas seulement le dimanche. Ils prononçaient aussi, à l’occasion, des sermons spéciaux d’action de grâce, exprimant leur gratitude pour ce que la communauté considérait comme des interventions divines – qu’il s’agisse d’une victoire militaire ou de la fin d’une épidémie.

La pratique s’est maintenue et étendue. Pendant la révolution américaine, par exemple, le Congrès continental déclara un Jour d’action de grâce pour commémorer la victoire de Saratoga en 1777. Le président James Madison proclama plusieurs jours d’action de grâce pendant la guerre de 1812. Les dirigeants des États-Unis comme ceux des États confédérés firent de même durant la guerre de Sécession.

Cette tradition a influencé des Américains comme Sarah Hale, qui plaida pour l’instauration d’un Thanksgiving national. Rédactrice en chef et poétesse surtout connue pour Mary Had a Little Lamb, elle réussit à convaincre Abraham Lincoln en 1863.

La fête des récoltes de 1621

La vision que beaucoup d’Américains se font du « premier Thanksgiving » ressemble à la scène représentée dans une peinture de J. L. G. Ferris portant ce titre. Réalisée vers 1915, elle est proche d’une autre image très populaire, The First Thanksgiving at Plymouth, peinte à la même époque par Jennie Augusta Brownscombe. Ces deux œuvres déforment le contexte historique et représentent de manière erronée les participants autochtones issus de la confédération Wampanoag toute proche. Les chefs amérindiens y portent des coiffes propres aux tribus des grandes plaines, et le nombre de participants autochtones est nettement sous-estimé.

Le seul témoignage oculaire qui subsiste est une lettre de 1621 du pèlerin Edward Winslow. Il y rapporte que Massasoit, le chef des Wampanoag, était venu avec 90 hommes. Cela signifie, comme le suggèrent certains historiens, que le repas partagé relevait autant d’un événement diplomatique scellant une alliance que d’une fête agricole célébrant une récolte.

La peinture de Ferris laisse aussi entendre que les Anglais avaient fourni la nourriture. Les habitants de Plymouth apportèrent de la « volaille », comme Winslow s’en souvenait – probablement de la dinde sauvage – mais les Wampanoag ajoutèrent cinq daims qu’ils venaient d’abattre. Même la récolte de « maïs indien » dépendit de l’aide autochtone. Tisquantum, dit Squanto, le seul survivant du village, avait prodigué des conseils vitaux en matière de culture comme de diplomatie.

La scène enjouée de l’image masque aussi à quel point la région avait été bouleversée par la mort. Les pèlerins perdirent près de la moitié de leur groupe à cause de la faim ou du froid durant leur premier hiver. Mais, après les premiers contacts avec des Européens, un nombre bien plus important de Wampanoag étaient morts lors d’une épidémie régionale qui ravagea la zone entre 1616 et 1619. C’est pour cela qu’ils trouvèrent le village de Squanto abandonné, et que les deux communautés furent disposées à conclure l’alliance qu’il facilita.

La primauté des pèlerins

Les pèlerins sont arrivés tard dans l’histoire de Thanksgiving. La proclamation de 1863 de Lincoln, publiée dans Harper’s Monthly, évoquait « la bénédiction des champs fertiles », mais ne mentionnait pas les pèlerins. Ils n’apparaissaient pas non plus dans l’illustration du magazine. La page montrait villes et campagnes, ainsi que des esclaves émancipés, célébrant la journée par une prière « à l’autel de l’Union ». Pendant des années avant et après cette proclamation, d’ailleurs, de nombreux Sudistes se sont opposés à Thanksgiving, qu’ils percevaient comme une fête abolitionniste, venue du Nord.

L’absence des pèlerins s’explique, puisqu’ils n’étaient pas les premiers Européens à débarquer sur la côte est de l’Amérique du Nord – ni à y rendre grâce. Des catholiques espagnols avaient ainsi fondé Saint-Augustin en 1565. Selon un témoignage de l’époque, le chef espagnol demanda à un prêtre de célébrer la messe le 8 septembre 1565, à laquelle assistèrent des Amérindiens, et « ordonna que les Indiens soient nourris ».

Deux décennies plus tard, un groupe anglais avait tenté, sans succès, de fonder une colonie sur l’île de Roanoke, en Caroline du Nord – incluant un ingénieur juif. Les Anglais eurent davantage de succès lorsqu’ils s’installèrent à Jamestown, en Virginie en 1607. Un commandant chargé de mener un nouveau groupe en Virginie reçut pour instruction de marquer « un jour d’action de grâce au Dieu tout-puissant » en 1619, deux ans avant le repas de Plymouth.

Mais au fil des ans, les pèlerins de Plymouth ont lentement gagné une place centrale dans ce récit fondateur de l’Amérique. En 1769, les habitants de Plymouth firent la promotion de leur ville en organisant un « Forefathers’ Day » (« Jour des Pères fondateurs »). En 1820, le politicien protestant Daniel Webster prononça un discours à l’occasion du bicentenaire du débarquement à Plymouth Rock, louant l’arrivée des pèlerins comme « les premiers pas de l’homme civilisé » dans la nature sauvage. Puis, dans un ouvrage de 1841, Chronicles of the Pilgrim Fathers, un pasteur de Boston réimprima le témoignage de 1621 et décrivit le repas partagé comme « le premier Thanksgiving ».

L’essor de l’immigration

Entre 1880 et 1920, les pèlerins se sont imposés comme les personnages centraux des récits nationaux sur Thanksgiving et sur les origines des États-Unis. Il n’est pas surprenant que cette période corresponde au pic de l’immigration aux États-Unis, et de nombreux Américains considéraient les nouveaux arrivants comme « inférieurs » à ceux qui avaient débarqué à Plymouth Rock.

Les catholiques irlandais étaient déjà présents à Boston lorsque le volume Pilgrim Fathers parut en 1841, et davantage encore arrivèrent après la famine de la pomme de terre dans les années suivantes. La population étrangère de Boston augmenta lorsque la pauvreté et les troubles politiques poussèrent des catholiques italiens et des juifs russes à chercher une vie meilleure en Amérique.

La même situation se produisait alors dans de nombreuses villes du Nord, et certains protestants étaient inquiets. Dans un best-seller de 1885 intitulé Our Country, un ministre de l’Église congrégationaliste avertissait que « La grandeur de bien des villages de Nouvelle-Angleterre est en train de disparaître, car des hommes, étrangers par leur sang, leur religion et leur culture, s’installent dans des foyers où ont grandi les descendants des pèlerins. »

Lors du 300ᵉ anniversaire du débarquement et du repas, célébré en 1920 et 1921, le gouvernement fédéral émit des timbres commémoratifs et des pièces de monnaie. Des responsables organisèrent des spectacles, et des hommes politiques prononcèrent des discours. Environ 30 000 personnes se rassemblèrent à Plymouth pour entendre le président Warren Harding et le vice-président Calvin Coolidge louer « l’esprit des pèlerins ».

Bientôt, les inquiétudes xénophobes concernant les nouveaux arrivants, en particulier les catholiques et les juifs, amenèrent Coolidge à signer le Immigration Act de 1924, qui allait largement fermer les frontières américaines pendant quatre décennies. Les Américains continuèrent de raconter l’histoire des pèlerins même après que la politique migratoire des États-Unis devint de nouveau plus accueillante en 1965, et beaucoup la relaieront encore l’année prochaine à l’occasion du 250ᵉ anniversaire des États-Unis. Compris dans son contexte complet, c’est un récit qui mérite d’être raconté. Mais il convient de rester prudent, car l’histoire nous rappelle que les histoires sur le passé spirituel du pays peuvent soit nous rassembler, soit nous diviser.

The Conversation

Thomas Tweed ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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