30.04.2025 à 17:34
David Bourgarit, Chercheur en archéometallurgie, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF)
Brice Vincent, Maître de conférences en archéologie khmère, École française d'Extrême-Orient (EFEO)
L’esthétique raffinée des bronzes de l’ancien royaume d’Angkor a tout pour fasciner. Mais quels secrets techniques ont permis d’arriver à ces chefs-d’œuvre de l’art khmer ? Alors que vient d’être publiée une véritable encyclopédie consacrée aux techniques de fabrication des bronzes anciens, et que le musée Guimet (Paris) s’apprête à inaugurer l’exposition « Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin », une équipe de chercheurs impliqués dans chacun de ces projets dévoile des découvertes récentes qui ouvrent un nouveau chapitre dans la compréhension de la métallurgie du cuivre au temps d’Angkor.
Une statue en bronze – ou plus généralement en alliage à base de cuivre – est souvent un objet techniquement complexe, fruit d’une succession de nombreuses séquences : fabrication d’un ou plusieurs modèles, conversion du modèle en métal, assemblages, finitions et décors. De ce fait, une statue en bronze est potentiellement dépositaire d’une grande accumulation de savoir-faire, dont la nature et la quantité varient allégrement au gré des sociétés humaines, voire au sein d’un même atelier.
Caractériser les techniques de fabrication d’une statue en bronze et les matériaux dont elle est constituée et, par là, les savoir-faire, est dès lors susceptible d’offrir un éclairage riche d’informations sur le groupe humain dont elle est issue. Informations dont une large communauté est potentiellement friande : archéologues, anthropologues, historiens, aussi bien que chargés de collections muséales voire de justice.
Revers de la médaille, parmi les nombreuses séquences de fabrication qui se succèdent avant de parvenir à l’objet final, seule l’ultime étape ou les toutes dernières se livrent à l’œil de l’examinateur : tout le travail de l’artisan est précisément, le plus souvent, de gommer les traces de fabrication, pour offrir un produit poli fini. À quoi il convient d’ajouter les altérations du temps. Étudier les techniques de fabrication d’un bronze revient ainsi à relever une coupe stratigraphique au sein de couches archéologiques qui, pour la plupart, ont disparu.
La complexité de cet objet d’étude, son cloisonnement académique fréquent (les statuaires antique et médiévale, statuaire d’Asie, etc.) et la variété des profils des chercheurs impliqués – métallurgistes, restaurateurs, archéologues, historiens, artisans, artistes – ont fatalement, et heureusement, généré des approches méthodologiques très variées.
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Tenter d’inventorier et de thésauriser sur cette diversité et, soyons honnêtes, d’y mettre un peu d’ordre, telle est la tâche que s’est assignée pendant près de dix ans un groupe d’une cinquantaine de spécialistes de la statuaire en bronze, d’horizons et de cultures très différents, répondant au doux nom de CAST :ING(Copper Alloy Sculpture Techniques and history : an International iNterdisciplinary Group – Sculpture des alliages de cuivre : un groupe international interdisciplinaire).
Le résultat est un guide de bonnes pratiques récemment publié en ligne, qui s’adresse, sinon au grand public, du moins à des amateurs non nécessairement spécialistes.
On y apprend quelles sont les différentes techniques de fabrication que la recherche a pu mettre en évidence, sous des angles rarement abordés, comme les durées relatives des différentes étapes. On y apprend à détecter, à caractériser et à interpréter les éventuels stigmates techniques présents sur ou dans une statue en bronze, avec de fréquentes mises en garde sur les biais possibles. De nombreux conseils pratiques sont prodigués pour permettre d’évaluer le temps et les moyens analytiques à mettre en œuvre pour aborder tel ou tel aspect.
Enfin, un vocabulaire technique anglais, français, allemand, italien et chinois permet de se repérer dans la jungle des termes spécialisés, dûment référencés par des sources bibliographiques modernes et historiques.
Plus qu’un simple manuel technique, ce travail collectif invite à repenser l’étude de la statuaire en bronze. Celle-ci gagne beaucoup à dépasser la seule autopsie méthodique d’un corps sans vie, pour s’intéresser à toute la chaîne opératoire ayant présidé à sa fabrication et à l’environnement culturel, économique et politique dans lequel cette chaîne s’inscrit.
Malheureusement, une telle approche, dite « technologique », nécessite un ensemble de conditions qu’il est souvent difficile de réunir. Il n’est pas rare en effet que la statue souffre d’une contextualisation trop indigente pour permettre une attribution chronologique et géographique satisfaisante. Mais surtout, l’effort de recherche que cette approche dépasse largement les capacités des équipes habituellement en charge de ce genre d’étude, tant en termes de compétences que de moyens disponibles.
À cet égard, le programme de recherche LANGAU fait figure de perle rare. Mis en place par l’École française d’Extrême-Orient (Efeo) à partir de 2016 et s’appuyant sur de nombreux partenaires, dont le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), il vise à caractériser la métallurgie du cuivre dans le royaume khmer angkorien (IXe-XVe siècles), depuis la mine jusqu’à l’objet fini. Et de remonter à rebours toute la chaîne opératoire, témoins archéologiques et épigraphiques à l’appui.
On croyait tout connaître des productions en cuivre et alliages angkoriennes, statuaire et objets rituels issus de la fonderie, systématiquement coulés en bronze, alliage de cuivre et d’étain. Or, voici que de nouvelles typologies et/ou formulation d’alliages font leur apparition. Ainsi de tout un arsenal de vaisselle et de décors architecturaux ouvragés en cuivre non allié martelé, tel que révélé par le travail de doctorat en cours de Meas Sreyneath à l’Université Paris Nanterre. Ou encore tous ces parements de cuivres et bronzes monumentaux, possiblement dorés, qui décoraient l’intérieur de certains temples.
Une image nouvelle des échelles de production se construit petit à petit, plaçant le cuivre et ses alliages au sein d’une véritable production de masse. Il aura ainsi fallu plus de quatre tonnes de cuivre pour décorer les seuls murs intérieurs de la – somme toute, petite – tour sanctuaire centrale du temple de Ta Prohm (fin XIIe-début XIIIe siècles), à Angkor, nous dit Sébastien Clouet, jeune docteur en archéologie de Sorbonne Université très impliqué dans le programme LANGAU.
Et quoi d’autre qu’un système centralisé et très hiérarchisé, sous la férule du roi d’un immense royaume couvrant une grande partie de l’Asie du Sud-Est continentale, pour organiser un tel flot de métal ? C’est ce que les textes et l’épigraphie révèlent peu à peu. C’est aussi ce que l’archéologie a récemment mis en évidence avec cet atelier de fonderie installé directement contre un des murs du palais royal à Angkor, au XIe siècle, et que les études pluridisciplinaires (archéologie, archéométallurgie, géologie, pollution des sols, etc.) s’emploient aujourd’hui à caractériser : un atelier de fabrication donc, une étape de plus dans la chaîne opératoire.
Restait la question des matières premières, dans un paysage cambodgien jusqu’alors exempt de ressources en cuivre. Il fallait monter jusqu’en Thaïlande ou dans le centre du Laos pour s’approvisionner, sans véritable garantie ni historique ni archéologique pour la période angkorienne.
À partir de 2021, des recherches sur des archives coloniales souvent inédites, des prospections et des fouilles archéologiques ainsi que des caractérisations géologiques et archéométallurgiques ont permis de mettre au jour un formidable complexe minier et métallurgique de plus de 500 km2, à moins de 200 km de la capitale angkorienne. Calculs thermodynamiques à l’appui, les premières estimations de production de la seule zone étudiée évoquent d’emblée 15 000 tonnes de cuivre, d’après Sébastien Clouet.
Une telle success story ne pouvait pas laisser indifférent le monde des musées. Du 30 avril au 8 septembre 2025, le Musée national des arts asiatiques Guimet accueille l’exposition « Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin ». Aux côtés de plus de deux cents statues, objets et décors architecturaux en bronze exposés, dont le monumental Vishnu couché du Mebon occidental, du mobilier archéologique, des documents d’archives et des bornes audiovisuelles tentent de conter un peu de cette histoire humaine et technique, depuis la protohistoire jusqu’à nos jours.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Brice Vincent a reçu des financements du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, via la Commission consultative des fouilles archéologiques à l'étranger.
David Bourgarit ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.04.2025 à 17:32
Ombline Damy, Doctorante en Littérature Générale et Comparée, Sciences Po
Parmi les œuvres exposées jusqu’au 25 mai au musée Picasso (Paris, 3e) dans le cadre de l’exposition sur l’art qualifié de « dégénéré » par les nazis, figurent celles du peintre allemand Emil Nolde (1867-1956). Artiste emblématique de l’expressionnisme allemand, adulé au début du XXe siècle, puis relégué au rang de « dégénéré » sous le IIIe Reich, Nolde a toute sa place dans l’exposition du musée Picasso. Cependant, des recherches récentes montrent que, si l’artiste a bien été victime du régime nazi, il n’en était pas moins un fervent admirateur. La légende d’un Nolde martyr du nazisme s’appuie, entre autres, sur la très grande popularité du roman la Leçon d’allemand (1968), de Siegfried Lenz.
Pour comprendre le mythe qui entoure Nolde, un détour par la littérature s’impose. Dans la boutique du musée Picasso, au milieu d’essais d’histoire de l’art, la couverture d’un ouvrage accroche l’œil, discret écho à une œuvre vue dans l’exposition, la Ferme de Hültoft, d’Emil Nolde. Il s’agit du roman la Leçon d’allemand, publié en 1968 sous le titre Deutschstunde, de l’auteur allemand Siegfried Lenz.
Immense succès de librairie, la Leçon d’allemand s’est imposée comme un classique incontournable de la littérature allemande d’après-guerre. En abordant la notion d’art « dégénéré » à travers le conflit entre un père et son fils, le roman s’inscrit dans la lignée de la Vergangenheitsbewältigung, terme employé pour évoquer le travail de mémoire collectif et individuel de la société allemande sur son passé nazi. Vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires, traduit dans plus de vingt langues, toujours au programme scolaire en Allemagne, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques (en 1971 puis en 2019), la Leçon d’allemand continue, près de cinquante ans après sa parution, d’exercer son influence sur l’idée que l’on se fait de l’Allemagne nazie.
Dans la Leçon d’allemand, Siggi, narrateur de l’histoire, est un jeune homme incarcéré dans une maison de redressement pour mineurs délinquants de l’Allemagne des années 1950. Une dissertation sur la thématique des joies du devoir le conduit à plonger dans ses souvenirs d’enfance dans l’Allemagne nazie des années 1940. À cette époque, le père de Siggi, Jens Ole Jepsen, policier d’un petit village reculé du nord de l’Allemagne, se voit confier pour mission d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen, son ami, d’exercer son art. Nansen refuse de se plier aux ordres du policier. Il se lance dans la production secrète de ce qu’il appelle ses « peintures invisibles ». Chargé par son père de surveiller le peintre, Siggi se trouve tiraillé entre les deux hommes. Alors que Jepsen obéit aveuglément au pouvoir, Nansen n’admet pour seul devoir que celui de créer, envers et contre tout. Au fil de l’histoire, Siggi se détache progressivement de son père, qu’il considère peu à peu comme fanatique, pour se rapprocher du peintre Nansen, perçu à l’inverse comme un héros.
Écrit du point de vue d’un enfant, le roman attend de son lecteur de compléter de son propre savoir ce que Siggi omet de dire ou ce qu’il ne comprend pas. Cette forme d’écriture permet d’éviter d’aborder de front la question du nazisme et de la responsabilité collective, et ainsi de ménager les lecteurs allemands de l’époque. Toutefois, il ne fait aucun doute que c’est bien du nazisme dont il est question dans la Leçon d’allemand, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. Impossible de ne pas voir dans les « manteaux de cuir », qui arrêtent Nansen, des membres de la Gestapo, police politique du régime, ou dans l’interdiction de peindre dont Nansen est victime la politique nazie sur l’art « dégénéré ». Et enfin, comment ne pas reconnaître dans le personnage fictionnel de Nansen le peintre Emil Noldeç; (né Hans Emil Hansen, ndlr) ?
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En effet, à l’instar de son double fictionnel Max Ludwig Nansen, le peintre Emil Nolde fut la cible des politiques répressives des nazis à l’encontre des artistes jugés « dégénérés ». Plus de mille de ses toiles furent spoliées pour être intégrées à l’exposition itinérante sur l’art « dégénéré » en 1937 orchestrée par le régime. Radié de l’Académie des arts, il lui fut interdit de vendre et d’exposer ses œuvres.
Après l’effondrement du régime nazi, le vent tourne pour le peintre « dégénéré », qui est désormais célébré comme un artiste victime du nazisme. Dans ses mémoires, Nolde affirme avoir été victime d’une interdiction de peindre, qui l’aurait conduit à réaliser, clandestinement, des « peintures non peintes ». Ce prétendu acte de résistance fait de lui un résistant contre le nazisme. Aux yeux de la société allemande d’après-guerre, Nolde devient un véritable héros.
De très nombreuses expositions sur Nolde, en Allemagne et à l’étranger, contribuent à continuer de faire connaître ce peintre soi-disant martyr et résistant. Ses toiles vont même jusqu’à entrer à la chancellerie. Helmut Schmidt, chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 1974 à 1982, et Angela Merkel ont un temps décoré leur bureau de ses œuvres. Le roman de Lenz, inspiré de la vie de Nolde, étudié à l’école et diffusé à la télévision, contribue à solidifier le mythe, jusqu’à ce que Nolde et Nansen ne fassent plus qu’un dans l’imaginaire collectif allemand.
Et pourtant, figure historique et personnage fictionnel sont en réalité bien moins ressemblants qu’il n’y paraît. Des recherches conduites à l’occasion d’une exposition des œuvres de Nolde à Francfort, en 2014, puis d’une exposition à Berlin, en 2019, sur ses agissements pendant la période nazie ont permis de révéler la véritable histoire de Nolde et de le séparer, une bonne fois pour toutes, de son double fictionnel.
Si Nolde a bel et bien été interdit de vendre et d’exposer ses peintures, il n’a pas fait l’objet d’une interdiction de peindre. Les « peintures invisibles » sont une reconstruction a posteriori du peintre lui-même. Fait plus accablant : Nolde a rejoint le parti nazi dès 1934, et aspirait même à devenir un artiste officiel du régime.
Pour couronner le tout, Nolde était profondément antisémite. Persuadé que son œuvre était l’expression d’une âme « germanique », avec tous les sous-entendus racistes que cette affirmation suggère, il a passé de nombreuses années à tenter de convaincre Hitler et Goebbels que ses œuvres n’étaient pas « dégénérées » comme l’étaient, selon eux, celles des juifs.
Dire que le mythe construit par Nolde, puis solidifié par le roman de Lenz, a éclipsé la vérité historique ne suffit pourtant pas à expliquer qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que la vérité sur Nolde soit dite. Il semblerait plutôt que, dans le cas de Nolde, la fiction ait été bien plus attrayante que la vérité. Lenz ne fait-il pas dire à son personnage Nansen sur la peinture, que l’« on commence à voir […] quand on invente ce dont on a besoin » ? En voyant dans le personnage fictionnel Nansen le peintre Emil Nolde, les Allemands ont pu inventer ce dont ils avaient besoin pour surmonter un passé douloureux : un héros, qui aurait résisté, lui, au nazisme. La réalité est, quant à elle, bien plus nuancée.
Ombline Damy a reçu des financements de La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) dans le cadre du financement de sa thèse.
28.04.2025 à 17:01
Pierre-Antoine Chardel, Docteur en philosophie, HDR en sciences sociales, Professeur, Institut Mines-Télécom Business School
Virginie Martin, Docteure sciences politiques, HDR sciences de gestion, Kedge Business School
À l’heure où Elon Musk privatise l’espace public numérique en imposant ses propres règles sur X, créant une confusion majeure entre liberté et impunité, la question du commun et celle de « faire société » deviennent plus aiguës que jamais. Le commun, que nous entendons ici comme la capacité de s’entendre sur des règles de vie collective, est à la base de tout projet démocratique. Mais il n’est pas un acquis, il ne se décrète pas : il s’organise de manière sensible.
La métamorphose numérique et le bouleversement des technologies avec les pratiques de communication (via Internet et les réseaux sociaux en ligne) qui lui sont inhérentes sont souvent présentées comme étant au cœur des transformations que nous vivons d’un point de vue existentiel. Dans certains cas même, la conjonction des mutations technologiques et du tout communicationnel affaiblit paradoxalement le commun. Elle favorise une multiplicité vertigineuse qui brouille toujours davantage les grandes orientations de sens, pourtant essentielle à notre cohésion collective.
Il convient donc, plus que jamais, de réfléchir à l’organisation et la distribution du pouvoir dans ce commun fragmenté, et au bout du compte, la possibilité de les comprendre pour y bâtir des stratégies collectives riches de sens. Cela, en sachant que la redéfinition des réseaux classiques de communication et d’information rebat les cartes de la hiérarchie de celles et ceux qui les dominent et qui y prennent la parole.
Dans un monde en réseau(x) où est le centre, où est la périphérie ? En quoi la possibilité donnée à chacun d’avoir une audience, et la probabilité paradoxalement réduite de se faire comprendre de tous, altèrent-elles la nature du pouvoir, et la nature des « élites » ? Comment faire exister une parole institutionnelle dans un univers média/technologique où elle n’a plus aucun monopole ? Comment le concept traditionnel de pouvoir s’articule-t-il avec la notion à la mode, mais ô combien polysémique, d’influence ? Quelles nouvelles règles pour le « marché des idées » et les manipulations cognitives en tous genres ?
Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’aujourd’hui, les « experts » détenteurs de savoirs et donc de pouvoir(s) voient leur parole largement concurrencée par des influenceurs de tous ordres. Sur la toile, la hiérarchisation des compétences est profondément bousculée. L’horizontalisation des savoirs passant par des biais médiatiques (médias traditionnels ou réseaux sociaux) gagne en puissance.
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Il faut donc nous interroger sur les conséquences pour les disciplines scientifiques, pour l’avenir du monde académique et des chercheurs eux-mêmes. Comment gérer une telle fragmentation de l’accès aux connaissances alors même que la toile tend à créer une confusion des genres ? On y trouve sans doute plus d’arguments d’autorité que de vérités scientifiques, la sphère digitale étant créatrice de beaucoup d’indistinction.
Dans ce contexte toujours, que devient la culture de l’écrit, traditionnel attribut des élites et vecteur de pouvoir dans « l’ancien monde » ? Est-elle condamnée au déclassement, dans un monde internationalisé où règnent les images, poussées en avant par les algorithmes des plateformes ?
Assiste-t-on à l’avènement d’une sorte de technicisme froid, la machine et ses codes contraignant notre pensée et la formatant en imposant des normes éditoriales drastiques (la plateforme X, par exemple, limite les publications à 280 caractères), au risque de simplifier et de travestir le message de départ ? Jusqu’à quel point peut-on, en outre, laisser les algorithmes gérer la hiérarchisation d’une information, ceci au risque d’impacter les équilibres politiques eux-mêmes ?
Comme le décrit fort justement la philosophe Anne Alombert, tandis que le Web était fondé sur des liens hypertextes, permettant une navigation intentionnelle, les algorithmes de recommandations orientent les utilisateurs, comme si la « toile », sorte de rhizome, s’était transformée en silo. De telles réalités structurelles doivent très certainement aujourd’hui nous inciter à créer des politiques algorithmiques alternatives, plus ouvertes et contributives. Comme le souligne Anne Alombert :
« Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation contributive et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est non seulement plus que souhaitable, mais tout à fait possible. »
L’enjeu sociétal est d’autant plus crucial que le vrai pouvoir semble avoir glissé du côté de celles et ceux qui contrôlent les infrastructures de diffusion – ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident de ce qui peut être visible ou pas, en privatisant ainsi les dynamiques de modération en fonction de leurs propres normes et valeurs –, mais aussi du côté de celles et ceux qui peuvent développer des outils pour les décrypter et les interpréter. À l’heure où les logiques de prédation des données sont exacerbées, une réinstauration d’un minimum de confiance et de transparence dans la conception des algorithmes se doit d’être engagée : en s’appuyant par exemple sur des initiatives qui visent à s’attaquer aux biais qu’ils peuvent véhiculer.
Dans une telle perspective, une nouvelle production de savoir s’impose, plus collaborative et transdisciplinaire, renouant en ce sens avec une certaine expérience du commun. Un enjeu est aussi, d’un point de vue éthique, de rendre possible des conceptions plus vertueuses des technologies à l’heure où les systèmes d’IA tendent à fragiliser l’exercice même du libre-arbitre. Vis-à-vis de ces tendances, il nous faudrait apprendre à « visualiser les réseaux sans paniquer », en évitant de les laisser produire d’irréversibles effets de prolétarisation.
Face à l’opacité des algorithmes et au risque d’un éclatement du commun, une alternative possible est d’apprendre à mieux comprendre ces systèmes : décrypter leur logique (grâce à des initiatives comme AlgorithmWatch), réguler (avec des cadres comme le DSA) et explorer des alternatives (comme Mastodon ou Wikipédia). Ce travail de transparence et de conception collective permettrait de ne pas subir passivement les effets de ces architectures numériques, mais de les penser comme des espaces à réinvestir. Sans cet effort, nous restons à la merci d’un vertigineux tourbillon technologique.
Des outils de cartographie numérique, notamment, permettent d’aiguiser notre regard sur des phénomènes invisibles à l’œil nu. Des cartes et des flux de données personnelles peuvent mettre en lumière les circuits par lesquels nos informations sont collectées, revendues et exploitées par les grandes plateformes numériques. Des pratiques de data visualisation et de design graphique, en rendant visible et sensible l’invisible, peuvent alors contribuer à faire émerger une meilleure compréhension de nos environnements numériques. Par exemple, la cartographie des réseaux sociaux peut révéler des dynamiques souvent imperceptibles : des outils graphiques permettent d’identifier la formation de chambres d’écho, où certaines idées circulent en boucle sans contradiction, ou encore de repérer la structuration des réseaux d’influence et leur poids dans la diffusion de l’information.
Sans ces efforts de représentation, de design et d’interprétation de nos activités en ligne, il sera difficile d’évoluer avec clairvoyance dans nos sociétés des réseaux. Au-delà d’une certaine panique morale qui nous envahit, ce sont là des pistes pour développer une relation plus sereine avec nos technologies numériques en vue de rendre possible une meilleure compréhension des nouveaux milieux qu’elles façonnent.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.04.2025 à 10:42
Maxime Parola, Doctorant en Art, Université Côte d’Azur
Le réalisateur David Cronenberg revient dans les salles, le 30 avril 2025, avec un nouveau long-métrage, les Linceuls, mettant en scène Diane Kruger et Vincent Cassel. Ce 23ᵉ film se distinguera-t-il du reste de son oeuvre ? Celle-ci est jusqu'ici marquée par un schéma narratif récurrent. Analyse.
Maître de la métamorphose et des dérives corporelles, David Cronenberg a sculpté une œuvre aussi dérangeante qu’influente, redéfinissant les frontières du cinéma d’horreur. Si sa filmographie est largement connue pour sa cohérence thématique et sa diversité esthétique, peu d’auteurs ont pourtant souligné son étonnante homogénéité narrative.
Sur les 22 longs-métrages de David Cronenberg jusqu’ici sortis, 19 partagent une structure quasi identique (les trois autres étant The Brood, Fast Company et le dernier Crimes of The Future). Videodrome (1983) est, dans ce sens, un cas intéressant, car sa structure peut servir d’exemple matriciel à l’ensemble des autres œuvres de Cronenberg.
Dans Videodrome, nous suivons l’histoire de Max, directeur d’une chaîne pornographique. Il noue une relation avec Nicki, une jeune femme avec qui il expérimente une sexualité nouvelle pour lui. Il découvre par ailleurs une nouvelle émission, Videodrome, qui l’expose à son insu à un signal vidéo capable de transformer son corps. Menant l’enquête sur cette émission et sur ses symptômes, il se retrouve au milieu d’un conflit entre deux groupes : la « nouvelle chair », menée par le professeur O’Blivion et sa fille Bianca ; et Videodrome, mené par Barry Convex et son complice Harlan.
Après de multiples rebondissements et transformations de son corps, Max finit par s’isoler dans une épave où Nicki lui envoie un message pour lui dire qu’il peut accéder à une « nouvelle chair » s’il accepte de se suicider, ce qu’il fait. Le film se conclut ici, mais dans une autre version du scénario, une scène supplémentaire était prévue où Max, Bianca et Nicki se retrouvaient dans le décor du programme Videodrome avec de multiples mutations, pour avoir une relation sexuelle d’un genre nouveau.
En suivant l’idée d’une trame narrative unique à l’origine de tous les films de Cronenberg, chaque œuvre serait alors une variante de cette trame, intégrant soit l’ensemble de ses éléments narratifs, soit seulement une partie. Videodrome présente un intérêt particulier, car il est, selon moi, le film le plus proche de cette trame narrative originelle.
Cette trame raconte l’histoire d’un homme sans enfant, engagé dans une relation de séduction à un moment ou un autre. Il rencontre une figure masculine titulaire d’un savoir sur le corps (souvent un médecin, mais pas toujours). Ce savoir lui est transmis symboliquement par le biais d’un intermédiaire qui peut être un objet, une créature, un savoir, voire une idée. Ce savoir modifie ensuite le corps du héros, littéralement dans le premier tiers de l’œuvre de Cronenberg, ou symboliquement dans les films suivants. À l’aide de son nouveau corps, le héros essaie d’accéder à un stade d’évolution inédit où serait possible un nouveau type de rapport sexuel permettant une fusion totale. La situation tourne inévitablement au vinaigre, entraînant le plus souvent la mort du héros ou, a minima, une fin profondément tragique.
On retrouve cette même structure narrative à l’origine de toutes les histoires de Cronenberg.
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Par exemple, dans Cosmopolis, le personnage d’Eric voit son corps symbolique, incarné par sa voiture, se transformer à partir du moment où un médecin lui diagnostique une prostate asymétrique. Cette imperfection insupportable sur laquelle le médecin refuse d’agir provoque l’effondrement moral et physique du personnage, jusqu’à sa confrontation avec son assassin, qui lui avoue lui aussi avoir une prostate asymétrique. Il rejoint ainsi la catégorie des « frères ennemis », récurrente chez Cronenberg.
La figure archétypique du sachant en tant que père symbolique à la fois positif et négatif, incarnée par les personnages d’O’Blivion et de Convex dans Videodrome, est également particulièrement bien représentée dans Scanners. Dans ce long-métrage de 1981, le médecin qui aide le héros se révèle être le savant fou qui a créé sa maladie. Il est aussi le père du héros et de l’antagoniste principal. On voit ici comment la figure du sachant est dédoublée entre un père protecteur (perçu comme tel par le héros) et un père prédateur (perçu comme tel par le frère ennemi du héros).
Le psychanalyste Jacques Lacan a proposé plusieurs concepts qui peuvent être utiles pour donner une cohérence à l’œuvre de Cronenberg.
La quête de fusion chez ses personnages peut être rapprochée à « l’impossible du rapport sexuel » chez Lacan. Ce dernier explique qu’il existe une angoisse universelle due à l’impossibilité de fusionner avec l’autre : le rapport mathématique 1+1 ne fait jamais 1. Les transformations corporelles chez Cronenberg sont alors des tentatives pour contourner cet impossible au travers d’un corps nouveau permettant d’accéder à une jouissance totale qui ne serait limitée par aucun impossible.
Un autre concept lacanien peut permettre de mieux appréhender ces mutations : le corps symbolique. Il s’agit de la partie du corps homogène à un langage dont l’unité est le signifiant. Cronenberg explique par exemple que, dans Videodrome, le pistolet qui fusionne avec la main est la représentation à l’écran d’un jeu de mots : le signifiant « arme de poing » devient un poing-arme dans le film. Pour Cronenberg, jouer sur les mots revient à jouer sur le corps. David Roche le disait déjà très bien en partant du film Shivers (1975), où il identifiait la créature comme étant elle-même un signifiant surgissant de la bouche.
Si l’on reprend Videodrome avec ces idées, le film raconte l’histoire d’un homme dont le corps symbolique va être transformé par un signifiant incarné dans le film par le « signal Videodrome ». Les transformations vont lui permettre de développer de nouveaux organes sexuels (le signifiant poing-arme est assimilé au signifiant phallus) qui doivent lui permettre de réussir un rapport sexuel au sens de Lacan, et ainsi accéder à la fusion avec ses partenaires.
Mais l’impossible n’est pas montrable et, pour Cronenberg, il semble plus fort de laisser le spectateur face à un écran noir pour le confronter à son propre rapport à l’angoisse. On retrouve la même idée très littéralement à la fin de The Fly (1986), où le personnage tente de physiquement fusionner avec sa femme enceinte, mais échoue in extremis.
Si on reste dans le champ de la psychanalyse lacanienne, on peut interpréter la trame narrative commune à une sorte de remake du mythe freudien de la horde primitive. Freud raconte que, à l’origine des temps, il y avait un père qui possédait toutes les femmes, car il possédait un signifiant particulier : le phallus. Les fils du père finirent par en avoir marre. Ils le tuèrent, puis le mangèrent pour s’approprier le phallus. Mais afin que ne se reproduise pas l’hégémonie du père et que chacun se soumette à une loi commune, ils érigèrent une statue en son nom. Lacan revient sur ce mythe en soulignant que, derrière le prétendu pouvoir du père, se trouve surtout la croyance des fils en ce pouvoir.
Cette question de la croyance est prédominante dans les personnages de Cronenberg qui semblent adhérer avec une grande conviction au savoir du père, envers et contre toutes conséquences. Ceux-ci se jettent à corps perdu dans leur quête de fusion jusqu’à des fins systématiquement tragiques.
La seule issue possible pour le héros cronenbergien semble être le renoncement à la fusion et, donc, à la jouissance totale qu’elle pourrait permettre. Mais un seul fera ce choix et évitera ainsi une fin tragique. Il s’agit de Joey/Tom dans A History of Violence (2005) qui fait le choix de renoncer à la toute jouissance de « Joey » jusqu’en s’en laver symboliquement les mains afin de retrouver la vie de « Tom ». On peut noter qu’il est aussi le seul personnage de Cronenberg à avoir des enfants (The Brood (1979) est, pour moi, à part). Cronenberg semble croire que seule la paternité peut concurrencer pour ces personnages le fantasme d’une jouissance totale.
Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.04.2025 à 14:59
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Pendant quatre siècles, l’Église catholique a interdit la lecture de centaines d’ouvrages jugés subversifs – de Galilée à Simone de Beauvoir. À partir de 1966, la censure est officiellement levée et les papes valorisent de plus en plus la lecture comme acte spirituel et intellectuel. Le pontificat de François a marqué une nouvelle étape : il recentre le regard sur la lecture comme outil d’émancipation, loin de toute prescription normative.
Pendant 400 ans, l’Église catholique maintient l’Index Librorum Prohibitorum, une longue liste d’ouvrages interdits. Conçu au XVIe siècle, il prend forme sous le pape Paul IV. Son index de 1559 inclue tous les livres écrits par des personnes considérées comme hérétiques – quiconque s’écarte du dogme, au sens le plus large.
Avant même l’index, les dirigeants de l’Église toilèrent peu la liberté de pensée. Mais dans les décennies précédant sa création, l’Église durcit son attitude face à de nouveaux défis : la diffusion rapide de l’imprimerie et la Réforme protestante.
La Contre-Réforme catholique, formalisée lors du concile de Trente (1545-1563), renforce le dogmatisme pour contrer les réformateurs. Le concile décrète que la Vulgate, traduction latine de la Bible, suffit à comprendre les Écritures, rendant superflue l’étude des versions originales en grec et en hébreu.
Les évêques et le Vatican commencent à établir des listes d’ouvrages interdits d’impression et de lecture. Entre 1571 et 1917, la Congrégation de l’Index, une institution vaticane spéciale, examine les écrits et dresse des listes de lectures prohibées, approuvées par le pape. Les catholiques qui lisent ces livres risquent l’excommunication.
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L’historien Jésus Martinez de Bujanda a établi la liste la plus complète des livres interdits par l’Église à travers les siècles. On y trouve l’astronome Johannes Kepler, Galilée, ainsi que des philosophes de toutes les époques, d’Érasme et René Descartes à la féministe Simone de Beauvoir et l’existentialiste Jean-Paul Sartre. Sans oublier les écrivains : Michel de Montaigne, Voltaire, Denis Diderot, David Hume, l’historien Edward Gibbon et Gustave Flaubert. Bref, l’index est un who’s who des sciences, de la littérature et de l’histoire.
En 1966, le pape Paul VI abolit l’index. L’Église ne peut plus punir les fidèles pour leur lecture, mais les déconseille toujours, comme le souligne l’historien Paolo Sachet. L’impératif moral de ne pas les lire persiste.
Les lignes bougent malgré tout peu à peu. Jean-Paul II et Benoît XVI poursuivent une valorisation exigeante de la lecture, dans la tradition chrétienne du dialogue entre foi et raison.
Jean-Paul II était un passionné de théâtre et du « mot » qui connectait pour lui le langage, le divin et la foi. Suivant aussi dans un certain sens les humanistes, il discute « la théologie du corps » la beauté et la dignité de l’humain. Il écrit des pièces pour le theatre sacré et traduit en polonais l’Œdipes Roi de Sophocle. Quant à Benoît XVI ce fut avant tout un théologien. Dans ses écrits, lui aussi approche la littérature comme chemin vers le divin.
Avec François s’opère un déplacement notable : s’il ne rompt pas avec ses prédécesseurs, il recentre le regard sur la lecture comme expérience personnelle, outil d’émancipation et d’ouverture au monde, loin de toute prescription normative.
Le 21 novembre 2024, François publie par exemple une lettre soulignant l’importance d’étudier l’histoire de l’Église – surtout pour les prêtres, afin de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent. Pour le pape :
« étudier et raconter l’histoire aide à maintenir allumée “la flamme de la conscience collective”. »
François plaide pour une étude de l’histoire ecclésiale sans filtre, authentique, y compris dans ses défauts. Il insiste sur les sources primaires et encourage les étudiants à poser des questions. François critique l’idée que l’histoire se réduit à une chronologie – un apprentissage par cœur sans analyse des événements. En 2024, le pape demande aux historiens de se libérer de toute idéologie.
En 2019, François renomme les Archives secrètes vaticanes en Archives apostoliques vaticanes. Bien qu’ouvertes aux chercheurs depuis 1881, le terme « secrètes » évoque quelque chose de « réservé à quelques-uns », a-t-il écrit.
Sous son pontificat, le Vatican ouvre les archives de Pie XII, permettant d’étudier son action pendant la Seconde Guerre mondiale, sa connaissance de la Shoah et sa réponse face à l’Allemagne nazie.
Outre son respect pour l’histoire, le pape souligne son amour de la lecture. Dans une lettre aux futurs prêtres, publiée le 17 juillet 2024, il écrit :
« Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel. »
Il poursuit son propos en expliquant que l’« obsession » des écrans, avec leurs « fausses nouvelles empoisonnées, superficielles et violentes », nous détourne de la littérature. Il partage son expérience de jeune professeur de littérature jésuite à Santa Fe, avant d’ajouter une phrase qui aurait stupéfié les « papes de l’index » :
« Bien sûr, je ne vous demande pas de faire les mêmes lectures que moi. Chacun trouvera des livres qui parlent à sa propre vie et qui deviendront de véritables compagnons de route. »
Citant son compatriote, le romancier Jorge Luis Borges, François rappelle aux catholiques que lire, c’est :
« écouter la voix d’un autre. […] Nous ne devons jamais oublier combien il est dangereux de cesser d’écouter les voix qui nous interpellent ! »
Avec la disparition de François, le Vatican reste profondément divisé entre progressistes et conservateurs. Alors que nombre de démocraties modernes penchent vers le nationalisme, le fascisme et la censure, l’une des grandes réalisations du pape François aura été, à mes yeux, son engagement envers les humanités, avec une compréhension profonde des défis auxquels elle fait face.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.04.2025 à 17:52
Olivier Mathonat, Enseignant chercheur à l'Ircom - Doctorant en communication, Université Bourgogne Europe
Les obsèques du pape François auront lieu ce samedi. Elles vont donner lieu à une multitude d’hommages, la plupart du temps respectueux et empreints de solennité, comme si l’exercice critique journalistique disparaissait soudainement.
Les funérailles du pape seront un « media event » : un événement fédérateur, dont le déroulement est connu à l’avance, suivi en direct par des audiences très nombreuses. Ces cérémonies télévisées, identifiées comme telles par les sociologues Daniel Dayan et Elihu Katz, dans les années 1990, ont également pour particularité une couverture médiatique sur le registre laudatif.
En pareille occasion, en effet, les journalistes de télévision, pris par leur volonté d’initier les publics à l’événement solennel qu’ils retransmettent, abandonnent ponctuellement leur posture d’enquêteurs parfois contestataires pour revêtir les habits de maîtres de cérémonie respectueux. Ils se font les relais du sens donné à cet événement par l’institution organisatrice, ici l’Église catholique, parfois la royauté.
Le phénomène à l’œuvre fut en effet le même avec la monarchie anglaise lors des funérailles d’Elizabeth II ou le couronnement de Charles III. Comme le soulignent Dayan et Katz, lors de ce type d’évènement, les journalistes sont « transformés en prêtres, en “photographes de noces”, en convives », ce qui les conduit à adopter « une révérence qui touche à la componction ». L’heure ne sera donc pas – encore – au droit d’inventaire, mais à la mise en scène de l’unité, de la continuité et du recueillement, dans un récit médiatique suspendu à la solennité du moment.
Au-delà du rituel de la cérémonie en elle-même, les télévisions du monde entier se feront probablement l’écho de la « performance » de communion de la foule, silencieuse et priante, rassemblée place Saint-Pierre. Comme l’observait la doctorante en médias Liz Hallgren à l’occasion des funérailles d’Elizabeth II :
« En mettant en avant les foules massées pour “faire la queue” et voir le cercueil de la reine exposé, ou celles rassemblées pour assister à ses funérailles, les médias, notamment occidentaux, ont façonné l’image d’un collectif uni dans le deuil. »
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On pourra certainement observer une différence de traitement importante entre ce qui sera retransmis à la télévision et ce qu’on pourra lire sur les réseaux sociaux. Des travaux sur les événements cérémoniels ont en effet montré récemment qu’en contraste avec le discours unanimement respectueux développé à la télévision, les médias sociaux sont les vecteurs d’une multiplicité de discours, parfois virulents ou moqueurs. Cette perspective s’oppose au consensus médiatique généralement observé dans le cas d’un deuil. Relevons d’ailleurs que c’est en fait à une confrontation de perspectives médiatiques qu’on assiste, car comme l’indiquait également Liz Hallgren à propos de la reine d’Angleterre :
« La couverture médiatique traditionnelle du décès de la reine reflétait une nostalgie pour une époque révolue de la télévision et des médias d’information traditionnels, où ces derniers constituaient la principale, voire l’unique, source d’information pour leur public. »
« Bon vieux temps » de la perspective unique de la télévision versus multiplicité actuelle des supports et des points de vue exprimés en ligne, en somme.
Cette surmédiatisation des funérailles ne fera qu’ouvrir une chronique qui alimentera les médias ces prochaines semaines : le processus rituel de désignation du prochain pape. Nombre de spectateurs, habituellement très éloignés du catholicisme, vont alors suivre avec intérêt les préparatifs du conclave, entendront une nouvelle fois le récit – exagéré – de la première réclusion des cardinaux à Viterbe en 1274, guetteront la couleur de la fumée s’échappant de la chapelle Sixtine.
Cet attrait manifestera, s’il était encore nécessaire, le pouvoir intégrateur des rites, comme les Jeux olympiques l’ont montré d’une certaine façon, l’été dernier. Quitte à faire regretter aux publics français que nous ayons si peu de rituels nationaux autres que sportifs, comme Régis Debray l’affirmait dans Libération il y a vingt ans, deux jours avant l’élection de Benoît XVI :
« Il y a une joie à se rassembler, il y a un bonheur intense à se fondre au coude à coude dans une foule organisée. Notre déficit cérémoniel crée un vide à combler. Les philosophes dans le vent depuis cinquante ans, individualistes et libertaires, antitotalitaires et libéraux, parlent de cette euphorie comme d’une basse et vilaine écume. Ils parlent droits, sexe, langage, liberté, valeurs. Mais plus jamais de fraternité. Communautaire est un vilain mot. Communisme est obscène, où il y avait pourtant communion. Ne parlons pas de la patrie et du Parti. On ne va plus au meeting ni à la guerre. Les rites civiques s’effacent. Alors, que reste-t-il ? Le sport et le pape. »
Le pape, donc. Ou plutôt ce qu’il incarne dans cette période de deuil globalisé : une figure autour de laquelle se cristallisent des récits de communion et d’unité, dépassant les appartenances religieuses. À travers la scénographie ancienne des funérailles pontificales et la médiatisation de l’émotion collective, c’est une forme de récit de l’universalité qui se joue.
Universel, c’est d’ailleurs ce que signifie l’étymologie de « catholique ». Ce qui tend à démontrer la pertinence de la proposition de Dayan et Katz, pour qui « les cérémonies télévisées sont susceptibles de produire la communauté même à laquelle elles s’adressent ». Pendant quelques jours, quelques heures, l’Église catholique va atteindre cette ambition d’universalité.
Pourtant, ce moment d’unanimité, sans doute prolongé par l’enthousiasme que suscitera l’annonce du successeur du pape François, ne fera que précéder un retour de la fragmentation. Avant cela, nombre de commentateurs, y compris sur les réseaux sociaux, salueront l’élection du nouveau pontife d’un « Habemus papam » (« Nous avons un pape »), reprenant à leur compte l’expression des catholiques. Alors que pour bon nombre d’entre eux « habetis » ou « habent papam » (« vous avez», « ils ont un pape ») serait plus approprié. Signe, en creux, de la force persistante d’une formule rituelle.
Olivier Mathonat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.