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16.12.2025 à 14:39

De Neropolis à Trumptown, l’ambivalence des dorures

Matthieu Poux, Professeur des universités en Archéologie romaine et gallo-romaine, Université Lumière Lyon 2
Dans l’histoire comme dans les mythes, les exemples de monarques outranciers dont les palais dorés masquent mal l’autoritarisme sont légion.
Texte intégral (2301 mots)

En matière d’architecture comme d’ébénisterie, les dorures ont pour principale fonction de rehausser l’éclat des constructions ou du mobilier afin de manifester l’opulence de leurs propriétaires. Mais quand le temps fait son œuvre, elles acquièrent une nouvelle vertu : masquer leur décrépitude.


Bien avant les fastes de Versailles, symptôme paradoxal des failles de l’Ancien Régime qui l’ont mené à son déclin, le double usage des dorures prévalait déjà sous l’Empire romain. Au début des années 20 avant notre ère, Auguste, premier empereur de Rome, a triomphé de tous ses ennemis, au sénat comme sur les champs de bataille. Parvenu au faîte d’un pouvoir sans partage, au terme d’un siècle de guerres civiles et sociales, il proclame l’avènement d’une nouvelle ère de paix et de prospérité : l’âge d’or (aurea aetas), ou siècle d’or (saeculum aureum), censé marquer le retour aux temps heureux, insouciants et prospères de la Rome des origines.

Du sol au plafond

Cette nouvelle propagande distillée par les poètes de cour (Horace, Virgile, Ovide…) se traduit aussi par un programme de constructions monumentales sans précédent. Forums, édifices de culte, de spectacle et de loisir se multiplient à Rome comme dans toutes les provinces de l’Empire. Leur décoration sculptée ou peinte célèbre les mythes des origines, la nature exubérante et… l’or sous toutes ses formes : lettres dorées, apposées au fronton des nouveaux temples dédiés à l’empereur, statues revêtues de feuilles d’or, jusqu’aux stucs et boiseries des palais impériaux, sont la marque visible d’une richesse recouvrée et inépuisable, tirée du butin et des nouveaux territoires arrachés par Auguste à l’ennemi intérieur et extérieur.

Son lointain successeur Néron, dernier empereur de la dynastie julio-claudienne, portera ce message au paroxysme. Son somptueux palais de plusieurs dizaines d’hectares, construit sur les ruines fumantes de Rome incendiée en 65 de notre ère, était selon le biographe Suétone entièrement décorée de marbres, de peintures, de stucs et de boiseries dorés à la feuille d’or et incrustés de pierreries. Une débauche de moyens déployés du sol au plafond, qui lui a valu le nom de « Maison dorée » (Domus aurea).

La Domus aurea ou Maison dorée est un immense palais impérial de la Rome antique, construit pour Néron, qui couvrait une partie importante de Rome intra muros sur plusieurs dizaines d’hectares. Matthieu Poux, Fourni par l'auteur

L’indécence de ce Versailles avant la lettre a défrayé la chronique de l’époque, qui prête à Néron l’intention de rebaptiser Rome Neropolis (ville de Néron) et fait naître le soupçon qu’il serait responsable de l’incendie lui-même. Le martyre infligé à une petite communauté d’origine juive, qui se reconnaissait sous le nom de chrétiens, vient opportunément détourner l’attention.

Son propriétaire n’en jouira pas longtemps, puisqu’il est assassiné quelques années plus tard, à la faveur de l’une de ces révolutions de palais qui avaient déjà révélé, sous Caligula, la relative précarité d’un pouvoir impérial qui se voulait absolu. Ses opposants tirent profit d’une conjoncture économique dégradée, souffrant de la fragilité des importations alimentaires, d’un système fiscal inégalitaire et d’une confusion de plus en plus criante entre les finances de l’État et la cassette personnelle de l’empereur. Instabilité politique, explosion des dépenses et dévaluations monétaires annoncent déjà la chute d’un Empire fortement dépendant de son expansionnisme forcené, qui prendra fin une trentaine d’années après la chute de Néron.

Du Neropolis à Trumptown

Le parallèle est facile avec le nouvel « âge d’or » (American Golden Age) proclamé par Donald Trump à la face de l’Amérique. Une référence au Gilded Age (« période dorée »), correspondant à la période de prospérité et de reconstruction consécutive à la guerre de Sécession dans le dernier tiers du XIXᵉ siècle, incarnant sa volonté de mettre un terme aux dissensions politiques et aux difficultés économiques du pays. Ou bien plutôt, une forme de wishful thinking (pensée magique) qui, si l’on en croit les indicateurs, peine encore à se traduire dans les portefeuilles ou dans les sondages.

Quant à sa traduction matérielle, elle ne peut manquer d’interpeller archéologues et historiens de l’Antiquité. Depuis le come-back inattendu de Trump début 2025, l’or a envahi le bureau Ovale et les couloirs de la Maison Blanche : inscriptions, encadrements de tableaux et de portes, moulures, appliques, rideaux… jusqu’aux parasols ornant la terrasse bétonnée qui a remplacé le Rose Garden cher à Jackie Kennedy. L’emblématique East Wing construite par Franklin Roosevelt n’est pas épargnée, qui fera bientôt place à une gigantesque salle de bal dorée du sol au plafond, inspirée de celle qui orne la résidence personnelle de Trump à Mar-a-Lago en Floride.


À lire aussi : Grands travaux et démesure : Trump réinvente la Maison Blanche


La frénésie édilitaire du président réélu va jusqu’à planifier la construction, avant le 4 juillet 2026, d’un arc de triomphe dans la droite lignée de Napoléon… et d’Auguste, à qui l’on doit le premier arc de triomphe en pierre érigé à Rome.

En moins d’un an, l’or sur fond blanc est devenu la marque de reconnaissance de la présidence Trump et en constituera, à n’en pas douter, l’empreinte archéologique, avec ses projets immobiliers et « d’embellissement » démesurés à plusieurs centaines de millions de dollars, dans une Amérique dont le taux d’endettement dépasse les 120 % du PIB et où un dixième de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté.

Le syndrome de Midas

Ce cadre étincelant suffira-t-il à masquer les velléités totalitaires d’un exécutif qui, bien que légitimement élu, est marqué depuis un an par une soumission rampante du Sénat, de la Chambre des représentants, des forces armées et militaires ? à occulter une précarité économique devenue la principale cause de l’impopularité croissante du locataire de la Maison Blanche ? Les prochaines échéances électorales – à supposer qu’elles puissent se tenir dans des conditions normales – fourniront un premier élément de réponse. Si de nouveaux boucs émissaires ont déjà été désignés, pour détourner l’attention de cette confusion croissante entre intérêts publics et privés, les palais dorés ont rarement pour vertu d’apaiser la révolte populaire.

Et dans l’histoire, comme dans les mythes, les exemples sont légion de ces monarques outranciers qui, de Midas à Néron, se sont distingués par leur faculté à transformer l’or en plomb.

Statue équestre de Marc Aurèle en bronze doré, musées du Capitole, Rome. Wikimeédia, CC BY

Comparaison n’est certes pas raison et Washington apparaît bien éloignée de Rome. On aurait pourtant tort d’y voir une simple analogie formelle, dont l’anachronisme ferait l’impasse sur la nature radicalement différente des sociétés antique et contemporaine. De fait, deux siècles de démocratie pèsent peu face aux cinq siècles d’existence de la République romaine.

Le génie d’Auguste a consisté à imposer à son peuple un nouveau régime d’essence monarchique et totalitaire (le principat), tout en préservant en façade le maintien des institutions républicaines (sénat, comices, magistratures civiles et religieuses…). Si son succès s’appuie sur une forme de consensus, il doit plus encore à une propagande omniprésente véhiculée par la littérature, les images et de simples ornementations dont on aurait tort, aujourd’hui, de minimiser le pouvoir insidieux.

L’histoire ne lui donnera pas tort, puisque son empire lui survivra pendant près de quatre siècles avant que l’aggravation de la situation politique, économique et migratoire par ses héritiers ait définitivement raison des fastes de l’âge d’or. Pour autant, les soubresauts et renversements dynastiques qui émaillent les premières décennies de l’Empire romain en ont tôt fait apparaître les craquelures. Nul ne peut nier qu’elles fracturent déjà l’Amérique de Trump, dont les frasques évoquent de plus en plus celles d’un Néron – un homme de spectacle, lui aussi ! Cette leçon dispensée du fond des âges n’a pas forcément vocation à voir l’histoire se répéter. Mais elle offre une grille de lecture pour tenter de comprendre et d’anticiper le monde qui vient.

The Conversation

Matthieu Poux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.12.2025 à 14:37

80 ans de la Sécurité sociale : revenir à l’esprit fondateur pour couvrir davantage de risques

Philippe Batifoulier, Professeur d'économie / CEPN (UMR 7234 CNRS), Université Sorbonne Paris Nord
Nicolas Da Silva, Maître de conférences en économie de la santé, Université Sorbonne Paris Nord
La Sécurité sociale couvre différents secteurs (maladie, accident du travail, retraite, famille, perte d’autonomie) et pourrait servir de modèle, par exemple à une Sécurité sociale climatique, ou encore de l’alimentation.
Texte intégral (2476 mots)

La Sécurité sociale couvre aujourd’hui différents secteurs (maladie, accident du travail, retraite, perte d’autonomie, famille) grâce à ses différentes caisses. Malgré le recul de certains droits sociaux, cette institution, née de la Résistance, reste résolument moderne. Elle pourrait même servir de modèle de protection sociale face à d’autres risques, par exemple ceux dûs au dérèglement climatique ou à l’insécurité alimentaire.


L’année 2025 est l’occasion de nombreuses manifestations visant à célébrer les 80 ans de la Sécurité sociale. Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 marquent une étape importante de l’histoire de France.

Dans son article 1, l’ordonnance du 4 octobre dispose que :

la Sécurité sociale est « destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. »

Née de la Résistance

Si les ordonnances d’octobre 1945 fournissent un point focal, elles ne sont que de l’encre sur du papier et il faut à la fois tout un processus pour en arriver là et toute une énergie pour que la loi se traduise concrètement par des droits sociaux.

Ce processus passe par l’adoption, le 15 mars 1944, du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) initialement baptisé « Les jours heureux », qui prévoit un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail. »

La date est importante et montre que la Sécurité sociale s’inscrit dans un mouvement de résistance non seulement face à l’occupant mais aussi face à un pôle collaborateur qui promeut sa propre conception de la protection sociale – la France de Vichy.

L’énergie est celle de ceux qui ont construit des caisses primaires de sécurité sociale à partir du 1er juillet 1946. Il ne suffit pas de décréter des droits. Il faut les organiser, il faut des lieux où les assurés vont pouvoir les faire valoir. C’est sous l’impulsion du ministre communiste Ambroise Croizat et du haut fonctionnaire Pierre Laroque, révoqué par Vichy parce juif, que vont se mettre en place les guichets de sécurité sociale.

Face au refus de participation de la Confédération française des travailleurs chrétiens, ce sont essentiellement les militants de la Confédération générale du travail qui construisent les caisses de sécurité sociale.

Cinq risques couverts : vieillesse, maladie, maternité, décès et invalidité

Les assurances sociales existaient avant 1945, en particulier avec les lois de 1928-1930 qui promulguent une protection obligatoire des salariés de l’industrie et du commerce dont le salaire est inférieur à un plafond. Un financement par le biais d’une cotisation obligatoire représentant 8 % du salaire et payée, en part égale, par l’employeur et par l’employé est mis en place.

Il repose également sur l’identification de cinq risques : la vieillesse, la maladie, la maternité, le décès et l’invalidité. À ces lois s’ajouteront une loi sur les allocations familiales en 1932 et une loi sur les retraites en 1941 qui instaure le régime de retraite par répartition ainsi que le minimum vieillesse. La Sécurité sociale hérite de cette histoire. Mais toute la population n’est pas couverte du fait du mécanisme de plafond d’affiliation (qui exclut les salariés les mieux rémunérés) et de la variété des statuts hors salariat.

Le régime général, une institution révolutionnaire

L’innovation majeure de 1945 est la création du régime général (RG) qui est une institution révolutionnaire. Sa radicalité s’incarne par la création d’une caisse unique (pour tous les travailleurs et tous les risques sociaux), une cotisation sociale interprofessionnelle à taux unique alors qu’elle dépendait auparavant de l’entreprise, et une gestion de la Sécurité sociale par les « intéressés », c’est-à-dire les salariés cotisants. Cette organisation confère donc aux salariés eux-mêmes la gestion de l’institution (en majorité face au patronat aussi représenté dans les caisses).

La Sécurité sociale n’est pas une institution étatique et reste encore une institution de droit privé qui remplit une mission de service public. L’État est mis à distance notamment parce qu’une majorité de parlementaires a voté les pleins pouvoirs à Pétain. Tous les grands corps sont discrédités, en particulier le patronat qui s’est compromis avec l’occupant nazi. La gestion du budget de la Sécurité sociale est confiée aux résistants, les travailleurs.

Dès 1946, le régime général est une bataille et doit faire face à de nombreux opposants. Les gestionnaires ouvriers sont mis en procès pour mauvaise gestion des comptes et les débats du Parlement en 1946 révèlent que les arguments contre la « Sécu » n’ont pas changé : les cotisations freinent la compétitivité des entreprises (à l’époque, c’est la concurrence japonaise qui était visée), les assurés fraudent les prestations, seuls les plus pauvres doivent être ciblés par la « Sécu » et il faut laisser les autres s’assurer comme ils l’entendent, etc.

L’étatisation de la Sécurité sociale

L’État, qui n’a jamais réellement disparu en gardant la main sur le niveau des cotisations et de certaines prestations, va progressivement reprendre le pouvoir sur les intéressés et transformer la Sécurité sociale en une agence d’État.

Cette étatisation s’incarne dans quatre processus fondamentaux :

  1. La gestion par les intéressés qui est l’innovation majeure de 1945–1946 se traduisait par des conseils d’administration des caisses primaires constitués de trois quarts de représentants syndicaux et un quart de représentants patronaux. La réforme Jeanneney de 1967 introduit un paritarisme et donne le même nombre de sièges aux organisations patronales. Cette réforme met fin aussi au principe de la caisse unique en créant trois caisses au sein du régime général, celles que nous connaissons aujourd’hui : la Caisse nationale d’assurance maladie ou CNAM (vouée aux maladies et accidents du travail), la Caisse nationale d’assurance vieillesse ou CNAV (qui concerne la retraite) et la Caisse nationale des allocations familiales ou CNAF (plus couramment appelée la CAF, en charge de la famille). La Caisse nationale des solidarités pour l’autonomie ou CNSA est venue se rajouter en 2021.

  2. Depuis le plan Juppé de 1995, le Parlement vote chaque année le budget de la Sécurité sociale. Les prestations sociales et notamment les dotations hospitalières sont tributaires des arbitrages budgétaires de l’État et de l’austérité budgétaire. Le choix de ce qu’il faut financer ou définancer, les règles de calcul, est la propriété des parlementaires et non plus de la représentation ouvrière.

  3. Le pouvoir d’État s’accompagne d’une prolifération d’agences et de bureaucraties techniques comme la Haute Autorité de santé (HAS), l’Union nationale des caisses d’assurance maladie ou encore les agences régionales de la santé (ARS). Avec ces agences, l’État central recentralise la politique sociale. Ainsi, pour la politique hospitalière, les ARS sont-elles dirigées par un « préfet sanitaire » directement nommé par le gouvernement et qui désigne lui-même les directeurs hôpitaux. La chaîne de commandement va du ministère à l’hôpital.

  4. Enfin, la réappropriation de la Sécurité sociale par l’État s’observe dans la fiscalisation croissante de la protection sociale avec la contribution sociale généralisée (CSG). Cet impôt, créé en 1991 avec un taux de 1,1 %, vaut aujourd’hui 9,2 % en régime normal. Son taux est fixé par l’État et il est prélevé sur d’autres revenus que les revenus du travail, comme les pensions de retraite et les allocations chômage. Contrairement à la cotisation sociale, la CSG n’ouvre pas de droits sociaux en contrepartie.

Du fait de cette fiscalisation, en 2024, la part des cotisations sociales n’était plus que de 48 % des recettes des administrations de sécurité sociale (contre 90 % à la fin des années 1980)

Ne pas fantasmer la « Sécu de 45 »

Cette évolution va de pair avec des droits de meilleure qualité aujourd’hui qu’en 1946. Il ne faut pas fantasmer la « Sécu de 45 », car l’essentiel des dépenses de sécurité sociale concernait les allocations familiales, les dépenses de santé étant principalement constituées des indemnités journalières et la Sécurité sociale était largement genrée puisque faite pour « Monsieur Gagnepain » et non « Madame Aufoyer ».

Cependant, l’étatisation a aussi accompagné, depuis les années 1980, un recul des droits sociaux avec les réformes successives sur les retraites et la santé en particulier, toujours menées pour « sauver la Sécurité sociale ».

Vers des « Sécurités sociales » climatique, de l’alimentation… ?

La Sécurité sociale reste une institution très populaire. Si elle était une institution de la résistance, elle n’est pas pour autant une institution du passé. Au contraire, elle incarne la modernité. D’abord, en 1945-1946, elle répond de façon inédite à l’incapacité du capitalisme à répondre à la question sociale. Ensuite, de nos jours, elle offre un moyen de penser l’avenir sur de nombreux domaines.

La variété des propositions d’extension de la Sécurité sociale à d’autres risques en témoigne. Un rapport récent publié par le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan (anciennement France Stratégie) pose l’hypothèse d’une Sécurité sociale climatique. L’argumentation s’appuie sur la grande proximité entre le risque climatique et le risque social. Ces deux risques sont collectifs et très difficiles à individualiser.

Qui est responsable des inondations et comment organiser la couverture de risque avec les outils habituels du monde de l’assurance ? Une sécurité sociale climatique pourrait non seulement être plus égalitaire et plus économe, mais son ampleur financière pourrait solvabiliser les travaux d’adaptation au changement climatique qu’aucun assureur individuel ne pourrait prendre en charge.

L’autre grand champ de développement de la sécurité sociale concerne la Sécurité sociale de l’alimentation. Partant du constat de l’échec des politiques alimentaires (à distribuer de la nourriture à tous en quantité et en qualité suffisante), alors même que le secteur est largement subventionné, les expérimentations de Sécurité sociale de l’alimentation s’inspirent largement des outils de la Sécurité sociale : conventionnement, cotisation, caisse, pouvoir démocratique des intéressés, etc. Ces projets s’inscrivent dans des conceptions populaires de l’écologie qui renouvellent les formes de lutte.

En plus du climat et de l’alimentation, beaucoup d’autres activités font l’objet de réflexions à partir de la Sécurité sociale. Ainsi la Sécurité sociale des décès invoque une mutualisation des coûts de la fin de vie dans un contexte où les funérailles sont souvent hors de prix et s’ajoutent à la charge mentale et au travail des sentiments.

Ce foisonnement de plaidoyers pour l’extension de la sécurité sociale concerne aussi la culture ou l’énergie, etc. La Sécurité sociale – mais laquelle ? – n’est-elle pas un exemple à généraliser ? Car, pour beaucoup, la Sécurité sociale est une institution capable d’organiser collectivement et démocratiquement la société. Elle permet à chacun de trouver sa place en échappant à toutes les formes d’insécurités économiques, politiques et sociales.

La Sécurité sociale est résolument une institution de la modernité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

16.12.2025 à 10:28

Comment enfants et adolescents grandissent avec l’IA, cette « amie » artificielle

Théo Mouhoud, Pédopsychiatre, Université Sorbonne Paris Nord; AP-HP
Les LLM des IA « génératives » (type ChatGPT) transforment la manière dont enfants et adolescents créent des liens affectifs, ce qui n’est pas sans risque pour leur santé mentale.
Texte intégral (1701 mots)

L’intelligence artificielle fait désormais partie du monde des enfants et des adolescents. Les données scientifiques montrent que les grands modèles de langage des IA dites « génératives », comme ChatGPT, transforment leur manière de créer des liens affectifs, de se divertir et de confier leur souffrance, ce qui n’est pas sans risque pour leur santé mentale. Des spécialistes plaident pour des outils IA destinés aux mineurs et conçus pour leur sécurité (« Child-safe AI », en anglais), c’est-à-dire encadrés sur le plan technique et éthique.


De la petite fille attachée à son robot dans la nouvelle de science-fiction Robbie (1950), d’Isaac Asimov, (disponible dans I, Robot, New York, Gnome Press, p. 1–22) à l’homme amoureux d’une intelligence artificielle (IA) dans le film Her (2013), de Spike Jonze, la fiction n’a peut-être fait qu’anticiper notre présent : de nombreux jeunes utilisent désormais l’IA comme une compagne du quotidien.

Selon un rapport récent de Common Sense Media, aux États-Unis, 72 % des adolescents ont déjà conversé avec une IA. Dans ce contexte, des questions émergent : que se passe-t-il lorsqu’un enfant ou un adolescent grandit avec une IA et tisse un lien affectif durable avec une machine ? Quels effets psychologiques, positifs ou négatifs peut avoir cette nouvelle forme de relation ?

Dans un article récent publié dans la revue European Child & Adolescent Psychiatry, j’ai analysé comment les enfants et les adolescents investissent l’intelligence artificielle et les enjeux psychologiques et relationnels qui en découlent. L’article montre que si l’IA peut proposer un soutien dans des situations d’isolement, elle expose également à des risques majeurs de confusion affective, de dépendance relationnelle et d’accès à des contenus inadaptés susceptible de mettre en danger.

Quand l’IA devient une partenaire relationnelle

Ce qui surprend un certain nombre d’adultes depuis quelque temps, c’est que les jeunes, dont les adolescents et les enfants (mais également des jeunes adultes), utilisent l’IA non plus uniquement comme moteur de recherche ou pour faire ses devoirs, mais pour entretenir une relation affective.

Les données les plus récentes confirment cette évolution, la majorité des adolescents ont conversé avec un chatbot et un tiers d‘entre eux déclarent en tirer un réconfort comparable à celui d’une amitié humaine.

L’IA est décrite comme « disponible », « sympathique », « compréhensive » et « moins jugeante » que les humains.

Cette tendance n’est pas anecdotique. Une étude menée à l’Université de Cambridge a montré que les enfants ont des difficultés à reconnaître que l’IA ne ressent pas d’émotions réelles. Avec les modèles de langage actuels, cette tendance s’exacerbe, car les IA dialoguent de manière cohérente, se souviennent de certaines interactions, s’adaptent à leur interlocuteur et adoptent un ton personnalisé.

Les enfants interprètent donc une émotion simulée en une réponse émotionnelle authentique, ce que l’on nomme « l’empathy gap » ou le « déficit d’empathie ». Autrement dit, pour beaucoup d’entre eux, l’IA n’est pas une machine, mais bien une présence. Ainsi, lorsque les enfants parlent à une intelligence artificielle – qu’ils désignent souvent par « il » ou « elle » plutôt que par « ça » –, ils ne la perçoivent pas comme un programme informatique. Ils lui attribuent des émotions, des intentions et une forme de personnalité.

Ce mécanisme est bien connu des humains, qui ont toujours eu tendance à attribuer des qualités humaines à des objets qui leur répondent, c’est l’anthropomorphisme. Cette humanisation facilite l’usage, mais expose aussi les enfants à des contenus biaisés, à une confusion entre humains et machines, et à une dépendance relationnelle qui reste, par nature, unilatérale.

Amie imaginaire ou compagne artificielle ?

Pendant longtemps, lorsqu’un enfant parlait à un interlocuteur invisible, il s’agissait souvent d’un ami imaginaire. Ce phénomène très courant peut jouer un rôle important dans le développement notamment chez les enfants autistes : il favorise la créativité, la régulation émotionnelle, l’autonomie et même certaines compétences sociales. L’ami imaginaire advient de l’imagination de l’individu, il est façonné par son histoire, ses conflits, ses besoins et ses fantasmes.

Une nouvelle figure est apparue : le compagnon artificiel. À première vue, il pourrait sembler remplir la fonction d’ami imaginaire, mais la différence fondamentale s’explique par le fait que ce dernier ne vient pas de l’univers symbolique et intime de l’enfant, il lui est proposé de l’extérieur, prêt à l’emploi, disponible 24 heures sur 24, sans limites et sans contradiction.

Le danger n’est pas tant que l’enfant s’adresse à une machine, mais que la machine se substitue au travail psychique et interne qui aide normalement l’enfant à se défendre, à se construire et à apprivoiser la complexité des relations humaines.

Des promesses… mais aussi des dangers

Les IA peuvent offrir un soutien ponctuel aux jeunes. Beaucoup évoquent la disponibilité constante, l’écoute sans jugement, la possibilité de poser des questions intimes et d’arrêter la conversation quand ils le souhaitent. Pour certains, surtout lorsqu’ils sont isolés et en souffrance, ces échanges peuvent aider à partager leurs affects et à se sentir moins seuls.

Cependant, ces bénéfices sont limités et s’accompagnent de risques bien réels. L’IA qui imite l’empathie et donne l’illusion d’altérité peut renforcer une dépendance affective chez des adolescents en souffrance et en quête d’attention ou de validation.

Les dangers les plus préoccupants actuellement se retrouvent dans les situations de détresse, où l’IA peut banaliser des idées suicidaires, produire des réponses inappropriées et dangereuses. Elles n’ont ni sens clinique, ni capacité à évaluer le risque, ni responsabilité morale.


À lire aussi : Est-ce une bonne idée d’utiliser des IA comme confidentes ou comme soutien psychologique ?


Comment protéger les jeunes ?

Face à l’essor des compagnons artificiels, maintenant commercialisés comme tels, l’enjeu majeur n’est plus de savoir s’il faut ou non les accepter, les utiliser, mais comment encadrer leur présence et leurs caractéristiques. D’abord, il faut reconnaître que ces chatbots – y compris ceux présentés comme des outils de santé mentale par les entreprises les commercialisant – sont et ne seront jamais neutres.

Il s’agit avant tout d’un marché. Ces outils sont conçus pour retenir l’attention et maximiser l’engagement de leur utilisateur et donc la dépendance émotionnelle. En effet, ces systèmes captent les données personnelles des individus à des fins commerciales. Il est donc indispensable d’introduire une régulation spécifique.

De nombreux spécialistes appellent aujourd’hui à la conception d’« IA conçue pour la sécurité des enfants », ou « Child-safe AI » : sécurisées, transparentes et limitées dans leurs réponses, capables d’orienter vers un adulte en cas de détresse. Cela suppose d’impliquer des cliniciens, des psychologues, des pédopsychiatres et des chercheurs dans leur conception.

Du côté des familles, il s’agit surtout d’ouvrir la discussion. Il en va de la responsabilité de l’adulte – celui qui met de telles technologies dans les mains des enfants – de pouvoir expliquer le fonctionnement et les pièges des modèles de langage, les aider à repérer les limites et les risques et à développer une approche critique de ces outils.

Et pour la suite ?

L’usage de l’IA par les enfants et adolescents n’est plus un phénomène marginal, il transforme déjà la manière de chercher, d’apprendre, de se divertir et de créer du lien. Face à cette mutation, un cadre clair est indispensable.

Les outils IA destinés aux mineurs doivent être encadrés, tant sur le plan technique qu’éthique. Nous avons besoin de recherches indépendantes afin de mesurer les effets psychologiques à long terme et une véritable sensibilisation des parents, des enseignants et des professionnels de santé.

L’IA fait et fera partie du monde des enfants et adolescents, qu’on le souhaite ou non. Notre responsabilité collective est claire : veiller à ce qu’elle soit un soutien et non un obstacle au développement des jeunes générations.

The Conversation

Théo Mouhoud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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