25.11.2025 à 14:33
Syndrome du bébé secoué : seule une mère sur deux en France a reçu le plan de gestion des pleurs du nourrisson
Texte intégral (2111 mots)
Les plans de gestion des pleurs du nourrisson visent à prévenir les traumatismes crâniens non accidentels, également appelés syndrome du bébé secoué. Une étude nationale, menée par l’Université Paris Cité, l’Inserm, l’AP-HP, Santé publique France et le CHU de Nantes et publiée dans la revue « Child Abuse & Neglect », a révélé que le plan de gestion des pleurs du nourrisson est remis à seulement une mère sur deux en maternité en France.
Chaque année en France, des centaines de nourrissons sont hospitalisés pour des traumatismes crâniens infligés. Ces blessures ne doivent rien à des accidents et sont la conséquence d’un secouement violent du bébé, un geste grave qui peut provoquer des lésions cérébrales irréversibles, des lésions oculaires, voire la mort.
On parle alors de syndrome du bébé secoué ou, plus récemment, de traumatisme crânien non accidentel, car on sait maintenant que le secouement n’est pas le seul mécanisme en cause. Au-delà de la violence du geste et de ses conséquences légales, c’est un problème de santé publique majeur qui révèle la difficulté d’accompagner et de soutenir les parents dans cette période souvent difficile des premiers mois de vie du bébé.
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Les pleurs du nourrisson
Depuis une trentaine d’années, les pleurs du nourrisson sont rapportés dans la littérature scientifique comme le principal facteur déclencheur des traumatismes crâniens non accidentels. Il est important de noter que cela ne veut pas dire que les pleurs entraînent le secouement, mais plutôt que l’instant des pleurs du bébé coïncide souvent avec le moment où le secouement se produit.
Les bébés pleurent naturellement et cette activité atteint son pic entre la cinquième et la sixième semaine de leur existence avant de décroître. C’est une forme de communication associée à son développement neurologique et à la gestion de ses émotions.
L’intensité, la répétition et la durée de ces pleurs peuvent déstabiliser certains parents. Par ailleurs, la fatigue et l’exaspération des parents face à ces pleurs peuvent générer un sentiment d’impuissance. Lorsque ce contexte émotionnel spécifique n’est pas accompagné, en particulier par des outils pour le gérer, il peut engendrer des situations à risque de secouement pour les bébés.
Les plans de gestion des pleurs : un levier de prévention
Face à ces constats, plusieurs pays dont la France ont mis en place des recommandations concernant la diffusion des plans de gestions des pleurs, notamment durant la période périnatale et à destination des futurs parents. Ces plans de gestion des pleurs ont pour objectif d’informer tous les parents durant la période périnatale sur la normalité et la temporalité des pleurs, leur donner des stratégies et des outils pour y faire face et rappeler la dangerosité des secouements.
Ainsi, trois messages essentiels sont mis en avant :
les pleurs du nourrisson sont normaux, fréquents et transitoires ;
il est sûr de poser le bébé, toujours sur le dos, dans son lit et de s’accorder une pause en s’éloignant si la tension devient trop forte ;
en cas de détresse, il faut demander de l’aide à un proche ou à un professionnel.
À lire aussi : Prévention de la mort subite du nourrisson : 80 % des photos sur les paquets de couches font fi des recommandations
Une étude réalisée à partir des données de l’Enquête nationale périnatale
Si les recommandations internationales existent, leur diffusion reste inégale. C’est à partir de ce constat que des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), de l’Université Paris Cité, de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP), de Santé publique France, du Centre hospitalo-universitaire (CHU) de Nantes (Loire-Atlantique) et d’autres structures partenaires ont voulu évaluer la manière dont ces messages de prévention sont transmis aux parents en France et plus particulièrement aux mères. Ils se sont appuyés sur des données de l’Enquête nationale périnatale (ENP).
L’ENP est réalisée environ tous les cinq ans depuis 1995 afin de décrire les conditions de grossesse, d’accouchement et de naissance en France. L’édition 2021 s’est déroulée pendant une semaine, en mars, dans toutes les maternités de métropole et d’outre-mer. Ont été incluses environ 12 700 femmes, ces dernières ayant été suivies deux mois après la naissance.
Cette enquête est pilotée par l’Inserm et Santé publique France, sous l’égide du ministère de la santé (Direction générale de la santé, Direction générale de l’organisation des soins, Drees), et financée sur fonds publics. L’ENP fournit des données essentielles pour orienter les politiques de santé périnatale et évaluer les pratiques de soins. C’est à partir de ces données qu’a été menée notre étude.
Nous nous sommes intéressés à une question précise posée deux mois après la naissance :
« Durant la grossesse et depuis votre accouchement, avez-vous reçu des conseils pour calmer ou soulager les pleurs répétitifs ou prolongés de votre bébé ? »
Une mère sur deux déclare ne pas avoir eu cette information
Les résultats sont éloquents : parmi les plus de 7 000 mères ayant répondu à cette question, 50 % déclarent n’avoir reçu aucun conseil sur la gestion des pleurs des nourrissons. Parmi celles qui ont été informées, les principales sources citées étaient les médecins généralistes, les sages-femmes et les pédiatres (82 %), les équipes de maternité (63 %) et les services de protection maternelle et infantile (39 %).
L’étude révèle également de fortes disparités territoriales. En Nouvelle-Aquitaine, 44 % des mères n’ont pas reçu d’information, contre 56 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ces écarts s’expliquent sans doute par des différences d’organisation des réseaux périnataux plus que par le profil des mères.
Par ailleurs, certains groupes de mères apparaissent particulièrement peu informés :
les mères de plus de 30 ans ;
celles ayant déjà un ou plusieurs enfants ;
celles n’ayant pas suivi de séances de préparation à la naissance ;
et celles n’ayant pas bénéficié de visite postnatale à domicile.
Les auteurs interprètent les deux premiers facteurs comme pouvant refléter des biais implicites. Certaines mères plus âgées, ou ayant déjà des enfants, peuvent être perçues comme moins prioritaires par les soignants, ces derniers les considérant comme probablement déjà informées.
Plus généralement, les auteurs suggèrent que le constat de l’absence d’information d’une mère sur deux serait le signe d’un manque de structuration des contenus, lors des séances ou visites pré- et postnatales, qui ne sont pas standardisés au niveau national.
En effet, la France ne dispose pas encore d’un programme national structuré de diffusion des plans de gestion des pleurs disponibles en français. Des recommandations écrites figurent dans le carnet de santé, mais aucun protocole n’impose leur présentation systématique avant la sortie de maternité. Les parents souvent fatigués et parfois débordés après l’accouchement lisent peu les nombreuses documentations qui leur sont remises.
Pourtant, d’autres supports existent, notamment des vidéos en français, très bien faites et gratuites. La question d’une hiérarchisation des messages périnataux de prévention en fonction de la gravité des problèmes de santé ciblés se pose. Les messages les plus importants doivent probablement faire l’objet d’une délivrance à la fois pendant la grossesse, juste après l’accouchement et pendant les premières semaines de vie du nourrisson, pour optimiser leur bonne réception ou leur mémorisation par les deux parents.
Vers une prévention universelle
Les résultats de l’étude soulignent la nécessité d’une action de prévention structurée à l’échelle nationale. Les chercheurs plaident pour la mise en place d’un programme cohérent, reposant sur des outils existants et validés.
Plusieurs leviers d’action peuvent être mobilisés :
renforcer la formation des professionnels de santé et de la petite enfance afin qu’ils remettent et expliquent systématiquement les plans de gestion des pleurs aux parents ;
impliquer plus largement les réseaux périnataux dans la diffusion de ces messages ;
et envisager, à terme, une remise obligatoire ou le visionnage de ces documents et outils avant le retour à domicile.
Prévenir le syndrome du bébé secoué ne se limite pas à transmettre une information ponctuelle. Il s’agit de construire une culture commune de prévention autour du nourrisson, partagée par les professionnels, les institutions et les familles.
Cet article a été rédigé collectivement par Luc Goethals (Inserm), Flora Blangis (Inserm, CHU de Nantes), Sophie Brouard (Inserm, CHU de Nantes), Pauline Scherdel (Inserm, CHU de Nantes), Marianne Jacques (Inserm, CHU de Nantes), Marie Viaud (Inserm), Nolwenn Regnault (Santé publique France), Karine Chevreul (Inserm, Kastafiore), Camille Le Ray (Inserm, Université Paris Cité, AP-HP, Hôpital Cochin), Enora Le Roux (Inserm, Université Paris Cité, AP-HP, Hôpital Universitaire Robert-Debré), Martin Chalumeau (Inserm, Université Paris Cité, AP-HP, Hôpital Necker-Enfants malades) et le Groupe de travail ENP 2021(Inserm).
Flora Blangis a reçu des financements de la fondation Mustela, fondation Université Paris Cité, l'Oréal-UNESCO prix jeunes talents France, Hôpitaux du Grand-Ouest, prix de thèse de la Direction générale de la santé, prix de thèse de la Chancellerie des Universités de Paris
Martin Chalumeau a reçu des financements de : QIM VEAVE, la région Ile-de-France ; FHU VEAVE, APHP-Université Paris Cité- Inserm ; Projets VEAVE - Fondation AXA.
Luc Goethals ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.11.2025 à 12:54
Jeunesse populaire : sur les réseaux, un nouvel art de l’engagement – Exemple en Seine-Saint-Denis, avec Snapchat
Texte intégral (1972 mots)

On les dit désengagés, indifférents, repliés sur leurs écrans. Et si les jeunes, notamment ceux des quartiers populaires, inventaient simplement d’autres manières de s’impliquer ? Sur les réseaux sociaux, leurs « likes », partages et prises de parole esquissent une nouvelle forme de citoyenneté, plus diffuse mais bien réelle.
L’engagement est souvent entendu comme une participation pérenne à une organisation syndicale ou partisane. Focalisée sur le capital politique, cette conception ignore les formes d’engagement émergentes dites « par le bas ». Elle se limite à considérer l’habitus politique qui se manifeste à travers l’investissement associatif, la prise de parole publique, le goût du débat, et repose sur une disponibilité matérielle et temporelle au bénévolat.
Mais alors, qu’en est-il de celles et ceux qui ne présentent pas ces dispositions et ces ressources ? Sont-ils dépourvus de toute capacité de réflexion critique et de participation au monde qui les entoure ?
C’est précisément autour de ces interrogations que j’ai centré une partie importante de mon travail doctoral. Si les jeunes de classes populaires s’inscrivent peu dans des collectifs associatifs traditionnels, ils n’en sont pas moins animés de combats et de convictions.
En m’inspirant d’un ensemble de travaux qui étudient les mobilisations juvéniles, je montre qu’ils développent de nouvelles formes d’engagement à travers leurs sociabilités numériques. C’est l’un des enseignements que je tire d’une ethnographie en ligne, menée pendant un an sur les comptes Snapchat de 14 jeunes (8 filles et 6 garçons) de cités de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France hexagonale ?
L’engagement des jeunes aujourd’hui : associations et causes partagées sur les réseaux sociaux
L’engagement se définit comme la capacité d’une personne à s’impliquer volontairement, dans une certaine durée, en faveur d’une cause. Il implique une forme de contrat moral qui unit une personne à ce qu’elle entend défendre. L’engagement ne repose donc pas systématiquement sur la participation à des collectifs associatifs – même si cette dimension demeure essentielle dans certains contextes –, mais sur la défense d’une cause en laquelle on croit, quels qu’en soient les voies et les moyens.
Aujourd’hui, divers chercheurs de la jeunesse s’accordent à dire que les formes d’engagement se sont transformées, non seulement dans les causes qui en sont l’objet, passant de luttes sociales à des enjeux civils, mais aussi dans leurs modes d’expression. Ces travaux montrent que les réseaux sociaux numériques offrent un terrain privilégié de visibilité et de socialisation.
Pour étudier l’engagement des jeunes, il ne suffit plus en effet de mesurer leur taux de participation aux élections politiques ou leur mobilisation associative. Il convient également de prendre en compte des formes d’investissement liées aux loisirs (sport, art, culture) ainsi qu’à d’autres actions moins visibles : être délégué de classe ou signer une pétition en ligne par exemple. En élargissant le spectre, on constate aisément que les jeunes ne se désintéressent pas des causes sociales qui traversent leur quotidien.
Le dernier rapport de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), « État d’esprit et engagement des jeunes en 2025 » enseigne que trois jeunes âgés de 15 à 30 ans sur dix déclarent avoir consacré bénévolement du temps à une association au moins une fois par mois au cours des douze derniers mois.
Si l’engagement est plus important chez les jeunes ayant de bonnes conditions matérielles, autrement dit du temps et de l’argent, le rapport souligne la réalité d’un engagement « multidomaines » : éducation, culture ou loisirs, environnement, causes humanitaires ou sociales, etc. La principale forme de participation à la vie citoyenne et politique tient même dans la signature de pétitions ou la défense d’une cause en ligne : une pratique qui concerne 40 % des jeunes de 15 à 30 ans.
L’engagement des jeunes sur les réseaux sociaux : solidarités et dénonciation des injustices
Les jeunes de quartiers populaires développent sur leurs espaces numériques de véritables pratiques engageantes. Différents profils se dégagent : ceux qui dénoncent directement les injustices, ceux qui préfèrent en rester spectateurs, et ceux qui cherchent à élargir leur audience en partageant massivement des informations qui circulent. Parcourant leur quotidien, leurs combats vont du soutien au commerce local à la dénonciation d’inégalités de genre (notamment pour les filles), de violences commises par la police, jusqu’à l’expérience du racisme.
Les jeunes partagent également des informations pour promouvoir des initiatives locales : une mère qui vend des gâteaux, un voisin qui ouvre son restaurant, un nouveau garage de bricolage dans le quartier… En rendant visibles ces activités, ils cherchent à « donner de la force » à ceux qui essaient de s’en sortir. C’est le cas de Zayan (19 ans) :
« Un chanteur du quartier va sortir une musique, il va nous dire de partager, on va partager. Quelqu’un du quartier commence à travailler dans un garage, là il travaille, on va partager son garage. On va donner de la force un peu. On va faire en sorte que son nom soit entendu sur les réseaux. »
Des filles investies dans le féminisme antiraciste
Concernant la thématique des injustices sociales, deux grandes causes ressortent. Les filles, particulièrement les majeures, font en ligne l’apprentissage d’un féminisme antiraciste. Certaines suivent plusieurs pages de collectifs ou de personnalités militantes (par exemple, la page d’Assa Traoré rencontre un grand succès).
Dans leurs échanges, la sémantique rappelle les milieux militants comme l’expression « beauty privilege ». Celle-ci renvoie au combat des femmes noires, longtemps réduites au statut d’objet sexuel et exclues du cercle des « beautés nobles ». Cherchant à renverser les stigmates dont elles sont la cible, elles utilisent les réseaux sociaux pour affirmer leur présence : elles y publient des photos d’elles très maquillées, parfois sexualisées, là où elles se voient opprimées dans un espace public contrôlé par le machisme. Par cette pratique défiant la culture traditionnelle, elles revendiquent une liberté d’existence. Comme le dit Lisa, 18 ans :
« Avant je me sentais pas bien, je publiais rien et je jugeais aussi les filles qui publiaient des photos d’elles. Après j’ai appris qu’elles étaient vraiment jugées de faire ça. Maintenant que je sais qu’est-ce que ça fait, par exemple une personne va me dire que c’est pas bon je vais le faire pour nous soutenir. »
Jade, 18 ans, appuie cette idée d’émancipation :
« Par exemple une fille ronde et qui se dit : “J’ai pas envie de montrer tout ça”, ou comme une fille très mince elle va se dire “Ouais, je suis très mince, je ne me plais pas car j’ai pas de masse, en gros, c’est pas bien.” Mais moi, je montre que je m’en fous, que je suis ronde et je vais me montrer comme une fille mince peut se montrer aussi. Ça ne change rien. »
Une dénonciation des violences policières
Les violences commises par la police à l’encontre des jeunes garçons racisés (noirs ou maghrébins) et l’expérience du racisme forment une autre thématique qui mobilise fortement. La médiatisation massive des faits, relayés aussi bien par les chaînes télévisées que par les réseaux sociaux, contribue à attester leur gravité. Par leurs publications, les jeunes nourrissent l’espoir d’une reconnaissance de ces injustices en même temps qu’ils se construisent une communauté de vécu face à des réalités qui les encouragent à se soutenir les uns entre les autres :
« Eux, les gens riches, ils ne vont pas poster des voitures cramées, des voitures qui brûlent. Eux, ils vont poster des trucs simples, des trucs beaux, de l’art par exemple. Les gens de cités vont publier la police qui est en train de passer, de les insulter, c’est pour ça qu’après, certains adultes vont critiquer les jeunes de cités. » Umar, 17 ans.
Le terreau de luttes émancipatrices ?
Les résultats de ma thèse rejoignent ainsi des conclusions exprimées par diverses recherches : ils démontrent une véritable capacité d’agir des jeunes par rapport à leur vie dans la cité.
Sur les réseaux sociaux, ces jeunes apprennent entre eux, partagent leurs modes d’existence et leurs combats quotidiens, comme autant de prémisses d’une conscientisation des rapports de domination qui les entourent. Le processus s’accompagne parfois d’un esprit de révolte susceptible d’encourager des mouvements de protestation violents.
Il suffit d’observer l’actualité récente – qu’il s’agisse du soulèvement de la génération Z au Népal, au Maroc ou des émeutes en France à l’été 2023. Ces mobilisations urbaines ont été largement orchestrées via les réseaux sociaux numériques.
N’en déplaise à ceux qui jugent de façon péremptoire que la jeunesse « n’est plus ce qu’elle était », ces épisodes démontrent que l’engagement de la jeunesse n’est pas en voie de disparition. Elle se manifeste dans d’autres espaces de socialisation que la recherche, mais, surtout, les acteurs éducatifs devraient plus prendre au sérieux et de façon désensibilisée.
Rosa Bortolotti a reçu des financements du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis pour la réalisation d'une partie de la recherche doctorale.
25.11.2025 à 12:53
Au Mali, les djihadistes prennent-ils pour modèle leurs homologues syriens ?
Texte intégral (2155 mots)

Des années durant, l’organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham, dit HTC, n’a contrôlé qu’un petit bout du territoire de la Syrie, avant de saisir l’occasion, fin 2024, de faire chuter le régime Assad et de s’emparer de l’ensemble du pays. Un développement qui, semble-t-il, n’a pas échappé à un autre groupe djihadiste, à des milliers de kilomètres de là : au Mali, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans paraît s’inspirer de l’évolution qu’a connue HTC, en recentrant son djihad sur l’échelon national, quitte à délaisser toute ambition globale.
Les visites récentes du président intérimaire syrien Ahmed Al-Charaa à Moscou, le 15 octobre, et à Washington, le 10 novembre, ont particulièrement retenu l’attention de la presse, qui y voit l’acte final d’une lente et progressive métamorphose d’un groupe terroriste en une force politique de gouvernement reconnue par la communauté internationale.
Cette trajectoire de Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant, ou HTC, dont Al-Charaa est à la tête), depuis la clandestinité terroriste jusqu’aux chancelleries des grandes puissances, n’échappe évidemment pas à l’attention des différents stratèges de la nébuleuse djihadiste mondiale, comme le montre l’évolution actuelle, au Mali, du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin, ou JNIM). Le mouvement terroriste sahélien, filiale d’Al-Qaida dans la région, semble entraîné dans une métamorphose identique que celle qu’a connue le HTC dans la province d’Idlib en Syrie de 2017 à la chute d’Assad.
Comme le HTC, le JNIM abandonne progressivement le djihad global au profit d’une lutte politique purement nationale dans laquelle l’enracinement auprès des populations locales l’emporte sur l’agenda djihadiste. Peut-on parler d’une syrisation des acteurs terroristes au Sahel ?
Un essor de l’islamo-nationalisme sur le modèle syrien
Comme le HTC dans la bande d’Idlib de 2017 à 2024, le JNIM a profondément changé de stratégie depuis le départ des Français en 2022 à la suite de l’échec de l’opération Barkhane. À l’origine force djihadiste – le mouvement Ansar Dine – alliée aux Touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), le JNIM aspire désormais à fédérer autour de lui des représentants des différentes ethnies du pays et à se métamorphoser ainsi en une force politique nationale, voire nationaliste.
Abandonnant progressivement le terrorisme tourné contre les civils au profit d’actions de déstabilisation du régime, le JNIM entend devenir une force d’alternative à la junte militaire en s’implantant durablement auprès des populations civiles. C’est dans cette optique que nous pourrions analyser la politique d’ouverture du JNIM aux ethnies importantes du pays : d’abord adressé aux Touaregs en guerre ouverte contre Bamako depuis 2012, le mouvement s’est ouvert aux Peuls depuis l’ouverture de sa branche méridionale très active au Burkina Faso, la Katibat Macina, puis plus récemment aux Bambaras, l’ethnie majoritaire de la région de Bamako.
Le choix de Bina Diarra, dit Al-Bambari, comme porte-parole du groupe montre le refus du JNIM d’être désormais assimilé aux ethnies minoritaires du nord du Mali, alliées régulières des djihadistes, ainsi que le projet des djihadistes de créer autour d’eux un véritable consensus populaire qui dépasse le clivage habituel entre les ethnies nomades plus arabisées du Nord (comme les Touaregs) et les ethnies sédentaires subsahariennes.
Cette politique n’est pas sans rappeler celle menée par le HTC dans la bande d’Idlib de 2017 à 2024. Comme le JNIM, le groupe HTC avait tenté de s’implanter durablement dans les structures sociales locales en s’attirant le soutien des chefs de tribus arabes (les cheikhs). Que ce soit dans une société tribale comme le nord de la Syrie ou dans un cadre multiethnique comme au Mali, les djihadistes aspirent à construire une forme de consensus national autour d’eux afin de pérenniser leur pouvoir.
L’abandon de la lutte contre les « déviants »
D’autant que le JNIM, comme le HTC dans la province d’Idblib de 2017 à 2024, semble renoncer aux modes d’action classique des djihadistes. Depuis le départ des Français, le JNIM n’a revendiqué aucun attentat en dehors du Sahel et semble même abandonner progressivement l’utilisation du terrorisme envers les populations locales comme a pu le faire le HTC à Idlib pendant la guerre civile syrienne.
Depuis l’été 2025, le JNIM concentre ses attaques sur des cibles militaires et économiques (notamment les convois ravitaillant la capitale en carburant) mais renonce de plus en plus aux massacres de civils éloignés de son rigorisme religieux. À cet égard, il est intéressant de relever l’abandon des persécutions contre les Dogons dont AQMI et Ansar Dine avait autrefois combattu violemment les pratiques animistes, au point d’avoir suscité la mobilisation de l’Unesco.
De plus, les politiques systématiques de destruction du patrimoine malien semblent abandonnées par le JNIM. À l’inverse d’Ansar Dine, qui avait, en 2012, saccagé la mosquée de Sankoré à Tombouctou, vestige d’un islam maraboutique syncrétique à l’antithèse du dogmatisme salafiste, le JNIM renonce aux persécutions envers le patrimoine et les identités locales, de peur de perdre le soutien des populations. Cette politique qui n’est pas sans rappeler celle d’Al-Joulani et du HTC envers les chrétiens et les chiites de la bande d’Idlib de 2017 à 2024 et témoigne, comme en Syrie, d’une volonté de pérenniser l’implantation du JNIM dans le paysage politique local.
En effet, comme le HTC, le JNIM entend substituer au djihad global un djihad populaire tourné contre les régimes tyranniques locaux opprimant les civils. L’agence de propagande Al-Zallaqa met souvent en scène le groupe dans un rôle de protecteur des populations contre la violence des juntes militaires. Le JNIM a particulièrement communiqué sur les massacres de Solenzo en mars 2024, perpétrés par l’armée burkinabée sur les civils peuls, et a mené une action de représailles à Diapaga ciblant une base militaire.
À travers ces actions au Burkina Faso comme au Mali, le JNIM veut abandonner son image de groupe terroriste hors sol pour apparaître comme le bouclier des populations locales face à la brutalité des juntes. On retrouve ici la synthèse, à l’origine du succès du HTC en Syrie, entre un djihad régional non global (idée plutôt empruntée à Daech) et le refus de persécuter les populations locales pour s’enraciner dans le paysage politique local (thème cher à plusieurs penseurs d’Al-Qaida comme Al-Zawahiri, notamment lors de sa querelle avec Al-Zarqawi en 2004).
Le même décalage entre la base et les chefs en Syrie et au Mali
Le parallèle entre la Syrie et le Mali devient encore plus éclairant lorsqu’on envisage les limites, voire les relatifs échecs de l’islamo-nationalisme.
Comme en Syrie, la base du JNIM n’approuve pas forcément le refus du djihad intransigeant et les concessions faites par les chefs du groupe à la réalité sociale locale. C’est peut-être ce que montre l’assassinat de la tiktokeuse Mariam Cissé par les miliciens du JNIM, le 7 novembre 2025. Ce meurtre va à l’encontre de la politique d’implantation du JNIM au sein de la population locale et de la propagande qu’il construit depuis plusieurs années. Si bien que l’on pourrait émettre l’hypothèse (invérifiable pour l’instant) que ce meurtre ne reflète pas une décision prise par le commandement du JNIM mais s’apparente à une initiative locale, assez spontanée.
Ces exactions perpétrées par les djihadistes sont d’ailleurs monnaie courante, comme le montre le développement des milices d’autodéfense appelées dozo. Sachant que le massacre de civils dessert objectivement les intérêts politiques du JNIM et s’oppose à son discours de propagande, on peut légitiment penser que ces massacres sont l’action de combattants qui ne partagent pas forcément les efforts de Realpolitik des chefs. Comme en Syrie avec le HTC, la base du JNIM pourrait refuser l’infléchissement que tentent de lui imposer ses leaders, ce qui déboucherait sur des massacres spontanés, comme ceux dont les alaouites ont été victimes après la chute d’Assad en Syrie.
D’autant qu’au Levant comme au Mali, les groupes affiliés à Al-Qaida, en s’implantant dans le tissu social local, se privent du soutien politique des partisans du djihad global et intransigeant. Ces djihadistes les plus radicaux pourraient ainsi grossir les rangs de l’orgnisation État islamique en Syrie ou de sa filiale au grand Sahara.
Les limites de la comparaison
Pour conclure, le djihad syrien entre en résonance avec la métamorphose actuelle du JNIM. Le groupe sahélien s’emploie à implanter le djihad dans le paysage politique malien et dans ses spécificités régionales, témoignant ainsi d’une syrisation du conflit, pour utiliser un néologisme, au point qu’on pourrait considérer la métamorphose du djihad en Syrie comme un nouveau paradigme pour analyser tous les mouvements djihadistes et leurs relations avec leur environnement politique et social régional.
Néanmoins, cette comparaison ne doit pas conduire à oublier ce qui distingue la Syrie du Mali : le JNIM ne peut s’appuyer ni sur une armée nombreuse comme celle de HTC, ce qui l’empêchera de contrôler le pays à court terme, ni sur une puissance tutélaire capable de le financer comme la Turquie en Syrie. Même si la comparaison entre le HTC et le JNIM ne saurait à elle seule expliquer le nouveau visage de la guerre civile au Mali, elle permet bien de prendre la mesure de la révolution copernicienne que la victoire de Joulani (nom de guerre d’Ahmed Al-Charaa) représente aujourd’hui pour l’ensemble des mouvements se réclamant d’Al-Qaida.
Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.