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27.11.2025 à 17:07

« Dévendeurs » contre commerçants : comment sortir du dilemme des politiques de soutien à l’économie circulaire ?

Amal Jrad, Chercheuse, Université de Strasbourg
Karine Bouvier, Chercheuse, Université de Strasbourg
Comment les politiques publiques peuvent dépasser le dilemme entre soutien à la transition vers l’économie circulaire et aux intérêts commerçants ?
Texte intégral (2057 mots)

Malgré le succès grandissant du Black Friday, qui se tient ce vendredi 28 novembre et qui vient renforcer la surconsommation à travers des promotions généralisées, les modes de consommation changent peu à peu à l’aune des enjeux écologiques. Mais les politiques publiques peinent souvent à trouver l’équilibre entre soutien à l’économie circulaire et protection des intérêts commerciaux traditionnels. Comment sortir de ce dilemme ?


En novembre 2023, à la veille du Black Friday, l’Agence de la transition écologique (Ademe) lançait une campagne de communication introduisant le concept de « dévendeur ». Concrètement, plusieurs vidéos mettaient en scène un vendeur qui encourageaient un client en quête de conseils sur le modèle à acquérir, à plutôt réparer son bien au lieu d’acheter un nouveau produit neuf.

Dévendeur ponceuse, Ademe/Havas, 15 novembre 2023.

Sur les réseaux sociaux, l’initiative a déclenché une vive polémique et a divisé autant les professionnels que le gouvernement. Au-delà de la controverse, cette situation illustre un défi majeur de notre époque : comment concilier la transition vers l’économie circulaire avec les intérêts économiques traditionnels ?

Pour trouver des réponses, l’Observatoire des futurs de l’EM Strasboug (Université de Strasbourg) a réalisé une étude sur la thématique industrie et économie circulaire à l’horizon 2035. Cette étude s’appuie sur des ateliers participatifs réunissant chercheurs, praticiens et acteurs institutionnels tels qu’Eurométropole, l’Ademe, Initiatives durables, et Grand Est Développement). Nous en livrons quelques résultats.


À lire aussi : Sobriété versus surconsommation : pourquoi les « dévendeurs » de l’Ademe sont polémiques


Un dilemme au cœur des politiques publiques

À l’échelle européenne, l’engagement pour l’économie circulaire s’est considérablement renforcé depuis le lancement du Pacte vert en 2019. Cette volonté s’est traduite par des plans d’action successifs, notamment en mars 2020, ciblant des secteurs spécifiques comme le textile, les plastiques et la construction. La Commission européenne a également proposé en 2022 des mesures pour accélérer cette transition, avec un accent particulier mis sur la durabilité des produits et la responsabilisation des consommateurs.

En France, cette dynamique européenne s’est accompagnée d’initiatives nationales ambitieuses. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (dite loi Agec) adoptée en 2020 promeut en particulier l’économie de la fonctionnalité et du service via le réemploi et la réparation. Selon une étude de l’Institut national de l’économie circulaire (Inec) et d’Opeo publiée en 2021, 81 % des industriels français interrogés perçoivent l’économie circulaire comme une opportunité.

Pour plus de 85 % d’entre eux, elle permettrait non seulement de développer de nouveaux marchés et de réaliser des économies, mais aussi de relever les défis environnementaux actuels. Cependant, ces orientations se heurtent à un modèle économique encore largement basé sur la vente en volume.


À lire aussi : Consommation sobre : un défi culturel autant qu'économique


Des consommateurs de plus en plus conscients

L’évolution des comportements d’achat témoigne d’ailleurs d’une prise de conscience croissante chez les consommateurs. Les convictions personnelles liées à l’éthique et l’environnement pèsent de plus en plus sur les choix individuels et les consommateurs privilégient désormais le « Made in France » et les produits issus de l’économie circulaire.

Une enquête menée en France par OpinionWay en 2024 montrait ainsi que 42 % des personnes interrogées se disaient prêtes à dépenser plus d’argent pour avoir des produits vestimentaires plus respectueux de l’environnement et socialement responsables.

D’après une étude d’Ipsos, deux vacanciers européens sur trois se déclaraient prêts à modifier leur mode de transport durant l’été 2023 pour réduire leur impact carbone.


À lire aussi : Surconsommation de vêtements : pourquoi la garde-robe des Français déborde


Un soutien public en quête d’équilibre

Face à ces évolutions, les politiques publiques tentent de trouver un équilibre délicat. L’Union européenne (UE) déploie des financements importants pour soutenir cette transition. Le programme Horizon Europe (2021-2027) offre ainsi un budget de 95,5 milliards d’euros, dont une partie significative est destinée à la recherche et l’innovation en économie circulaire.

Toutefois, ces mécanismes de financement européens souffrent de plusieurs lacunes que nous avons identifiées à partir des entretiens d’experts réalisés dans le cadre de l’étude :

  • une communication limitée autour des programmes,
  • un soutien insuffisant aux entreprises déjà engagées dans la circularité,
  • et des budgets parfois davantage orientés vers les études que vers l’accompagnement concret des transformations.

Au niveau national, de nombreuses mesures ont été mises en place, parmi lesquelles :

  • le fonds d’économie circulaire de l’Ademe, renouvelé annuellement,
  • les programmes d’investissement d’avenir successifs, dont le dernier (PIA 5) dispose d’un budget de 54 milliards d’euros,
  • ou le plan France 2030, qui a déjà engagé 21 milliards d’euros avec plus de 1 000 projets répondant à l’objectif « mieux produire ».

Ces dispositifs ne parviennent toutefois pas toujours à répondre aux besoins de l’ensemble des acteurs. Les petites entreprises, en particulier, peinent souvent à accéder aux informations et aux financements, alors même qu’elles sont en général plus avancées dans leurs pratiques circulaires.

C’est plutôt au niveau local qu’émergent les solutions innovantes les plus prometteuses : l’Eurométropole de Strasbourg, par exemple, déploie des actions concrètes : création de réseaux d’acteurs autour de l’économie circulaire, soutien aux structures d’insertion dans le domaine du recyclage, développement de l’écologie industrielle territoriale et promotion du réemploi dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP).

Ces initiatives montrent qu’il est possible de créer des synergies entre différents acteurs économiques autour de l’économie circulaire.


À lire aussi : Économie circulaire : les consommateurs, acteurs oubliés de la réglementation européenne


Quatre futurs possibles pour réinventer le commerce

Mais la controverse des « dévendeurs » a révélé un besoin plus profond de repenser nos modèles économiques. Comment les politiques de soutien pourraient-elles évoluer face à ce dilemme entre promotion de la sobriété et maintien de l’activité commerciale ? Quatre scénarios se dessinent à l’horizon 2035, chacun proposant une approche différente de création de valeur.

  • Dans un premier scénario, les politiques de soutien resteraient ambivalentes, tentant de satisfaire à la fois les commerçants traditionnels et les acteurs de l’économie circulaire. Cette approche conduirait à des mesures parfois contradictoires : d’un côté, des subventions pour la modernisation des commerces, de l’autre, des campagnes promouvant la sobriété. Les grandes enseignes s’adapteraient en créant des « coins réparation », mais sans remise en cause fondamentale de leur modèle. Les petits commerces, pris entre deux logiques, peineraient à trouver leur place. Le risque est d’aboutir à un soutien fragmenté et inefficace.

  • Le deuxième scénario miserait sur l’innovation pour réconcilier vente et durabilité. Les commerces deviendraient des « hubs circulaires » où la technologie (IA, blockchain) optimiserait la réparation et la revente. Le métier de vendeur évoluerait vers un rôle de « conseiller en usage durable », proposant la solution la plus pertinente : réparation, achat neuf ou reconditionné. Un modèle prometteur, mais qui risque d’exclure les petits commerces faute de moyens d’investissement.

  • Dans une troisième configuration, les politiques se territorialiseraient fortement, avec des aides adaptées aux besoins locaux. Les commerces deviendraient des lieux hybrides de vente, réparation et échange. L’économie de la fonctionnalité s’y développerait naturellement, privilégiant l’usage plutôt que la propriété. Les « dévendeurs » s’intégreraient dans ce maillage territorial, même si cette approche pourrait créer des disparités entre régions.

  • Face à l’urgence climatique, le dernier scénario verrait l’État imposer une transformation radicale et un tantinet autoritaire. Des quotas de réparation et de réemploi seraient imposés aux commerces. La fonction de « dévendeur » deviendrait obligatoire dans les grandes surfaces. Parmi les mesures concrètes, l’Institut national de l’économie circulaire propose déjà une TVA à 5,5 % sur les opérations de réparation et des taux réduits pour les produits reconditionnés et écoconçus.

Dépasser l’opposition entre vendeurs et « dévendeurs »

La résolution du dilemme entre « dévendeurs » et commerçants passera sans doute par une combinaison de ces approches. Les politiques de soutien devront préserver la viabilité économique du commerce tout en accélérant la transition vers la sobriété. Ce qui implique la création de nouveaux métiers autour de la réparation et du réemploi, l’innovation dans les services plutôt que dans la production de biens, un accompagnement fort des pouvoirs publics et une transformation de notre rapport à la consommation.

En définitive, l’enjeu n’est plus tant d’opposer commerce traditionnel et économie circulaire que de réinventer nos modes de production et de consommation. Le concept de « dévendeur » n’est peut-être qu’une première étape vers cette nécessaire mutation de notre économie, qui requiert des politiques de soutien plus inclusives, capables d’accompagner tous les acteurs dans cette transition.


L’article s’appuie sur des entretiens réalisés avec Christophe Barel (chef de projet senior à l’Ademe, le 30 janvier 2024) ; Carmen Colle (entrepreneuse dans le secteur du textile et militante pour un entrepreneuriat responsable, social et solidaire, 14 décembre 2024) ; Pia Imbs (présidente de l’Eurométropole de Strasbourg, 19 décembre 2024) ; Anne Sander (députée européenne, questeur du Parlement européen, 9 février 2024) et Maryline Wilhelm (conseillère déléguée à l’économie circulaire, sociale et solidaire, Ville de Schiltigheim, 19 janvier 2024).

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

27.11.2025 à 17:06

La dinde, histoire d’une domestication

Aurélie Manin, Chargée de recherche en Archéologie, Archéozoologie et Paléogénomique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Le dindon est élevé dans le monde entier, mais nos connaissances sur ses interactions à long terme avec les sociétés humaines restent éparses.
Texte intégral (2583 mots)

La dinde constitue un mets de choix sur les tables des fêtes d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit pour Thanksgiving ou Noël. Son origine et les péripéties qui l’ont menée jusque dans nos cuisines sont toutefois peu connues du grand public.


La période des festivités de fin d’année semble tout indiquée pour revenir sur l’histoire naturelle et culturelle de cet oiseau de basse-cour, qui a fait l’objet d’un ouvrage collectif sorti en juin 2025 aux éditions scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle.

La dinde ou le dindon commun, selon que l’on parle de la femelle ou du mâle, appartiennent à l’espèce Meleagris gallopavo que l’on retrouve encore à l’état sauvage sur l’essentiel du territoire des États-Unis, dans le sud du Canada et le nord du Mexique. Les sociétés américaines ont longtemps interagi avec ces oiseaux, essentiellement à travers la chasse. Le plus ancien kit de tatouage retrouvé en contexte archéologique, au Tennessee (États-Unis), daté d’entre 3500 et 1500 ans avant notre ère, était constitué d’os de dindon appointés. Mais ce n’est ni dans cette région ni à cette époque que la domestication du dindon a commencé, c’est-à-dire que le dindon et les humains sont entrés dans une relation de proximité mutualiste conduisant aux oiseaux de basse-cour que l’on connaît aujourd’hui [figure 1].

Figure 1 : Dindon commun sauvage (gauche, photographie de Franck Schulenburg) et domestique (droite, photographie de Wee Hong). CC BY-SA

Une première domestication en Amérique centrale

Jusqu’au début de notre ère, les indices archéologiques d’un rapprochement entre dindons et humains sont, de fait, ténus. C’est en Amérique centrale, au Guatemala, que l’on retrouve la plus ancienne preuve de la gestion et de la manipulation des dindons. Dans cette région tropicale, on ne trouve pas de dindon commun sauvage mais son proche cousin, le dindon ocellé [figure 2]. Or sur le site d’El Mirador, quelques os de dindon commun ont été retrouvés, datés entre 300 avant notre ère et le tout début de notre ère – une identification confirmée par la génétique.

L’analyse des isotopes du strontium contenus dans ces os, spécifiques de l’environnement dans lequel un animal a vécu, ont quant à eux montré que les oiseaux avaient été élevés dans l’environnement local. Il s’agit de la trace la plus ancienne de translocation de l’espèce, son déplacement dans une région dans laquelle elle ne vivrait pas naturellement. Or un tel déplacement, sur des milliers de kilomètres et vers un environnement très différent, nécessite une connaissance fine du dindon et de ses besoins ainsi que des compétences zootechniques certaines. C’est donc l’aboutissement de plusieurs générations d’interactions et de rapprochement dans la région où le dindon commun se trouve naturellement, probablement sur la côte du golfe du Mexique ou dans le centre du Mexique, près de l’actuelle ville de Mexico. Au fil du temps, le nombre de restes de dindon augmente dans les sites archéologiques jusqu’à l’arrivée des Européens au XVIe siècle.

Figure 2 : Dindon ocellé sauvage (photographie Bruno Girin). CC BY-SA

Dans le sud-ouest des États-Unis, à la convergence de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, on sait que les dindons étaient déjà présents il y a environ 10 000 ans, au début de la période holocène mais ils sont particulièrement rares dans les sites archéologiques.

Ce n’est qu’entre le début et 200 de notre ère qu’on voit leurs ossements apparaître régulièrement dans les sites archéologiques, bien qu’en faible proportion. Les traces les plus abondantes de leur présence sont leurs crottes (que l’on appelle coprolithes une fois fossilisées, dans le registre archéologique) retrouvées en particulier dans des structures en briques de terre crue complétées de branches qui servaient probablement à maintenir les dindons en captivité.

Des oiseaux convoités pour leurs plumes

Ces oiseaux appartiennent à une lignée génétique différente de celle des dindons sauvages locaux et l’analyse des isotopes du carbone contenu dans leurs os indique qu’ils ont consommé de grandes quantités de maïs. Ce sont donc des oiseaux captifs, certainement domestiques, mais on retrouve rarement leurs os dans ce que les archéologues étudient le plus, les poubelles des maisons. Ils n’auraient donc pas été mangés, ou assez rarement par rapport aux efforts mis en place pour les garder sur les sites. Les plumes d’oiseaux étaient néanmoins importantes pour ces populations et on retrouve notamment des fragments de plumes de dindon incluses dans le tissage d’une couverture en fibre en yucca. Une seule couverture aurait nécessité plus de 11 000 plumes, soit cinq à dix oiseaux selon la taille des plumes sélectionnées. Les oiseaux maintenus en captivité auraient ainsi pu être plumés régulièrement pour fournir cette matière première.

Au fil du temps, l’usage de dindons domestiques s’étend entre cette région du sud-ouest des États-Unis, le Mexique et l’Amérique centrale, mais les dindons sauvages restent bien présents dans l’environnement. Dans l’est des États-Unis, en revanche, si les restes osseux de dindons peuvent être abondants sur les sites archéologiques, il s’agit d’oiseaux sauvages chassés. C’est une mosaïque d’usage du dindon que les Européens ont ainsi rencontré à leur arrivée sur le continent américain [figure 3].

Figure 3 : Illustration du voyage de JacquesLe Moyne (1562-1565), qui accompagnait l’expédition de Laudonnière en Floride. Des dindons sont figurés sur la droite.

Poules d’Inde

C’est lors du quatrième voyage de Christophe Colomb en Amérique, alors qu’il explore les côtes de l’actuel Honduras, que l’on trouve ce qui peut être la première rencontre entre des Européens et des dindons, en 1502. On ne sait pas exactement comment leur réputation atteint l’Europe, probablement à travers les premières villes européennes construites dans les Antilles, mais en 1511 une lettre est envoyée par la couronne d’Espagne au trésorier en chef des Indes (les Antilles) demandant à ce que chaque bateau revenant vers la péninsule rapporte des « poules d’Inde » (d’où la contraction « dinde » apparue au XVIIe siècle en français), mâle et femelle, en vue de leur élevage.

En 1520, l’évêque d’Hispaniola (île englobant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) offre à Lorenzo Pucci, cardinal à Rome, un couple de dindons.

L’ouvrage publié au Muséum national d’histoire naturelle montre la multiplication des témoignages de la présence du dindon dans l’entourage de l’aristocratie européenne au cours du XVIe siècle. En France, en 1534, on trouve des dindons à Alençon, en Normandie, dans le château de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et reine de Navarre.

C’est aussi en 1534 qu’une amusante histoire se déroule en Estonie, où l’évêque de Tartu envoie un dindon en présent au duc Glinski – dindon qu’il avait précédemment reçu d’Allemagne. Mais l’oiseau exotique se répand aussi progressivement dans les basses-cours et sa consommation se généralise.

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, il accompagne de nombreuses missions maritimes commerciales, atteignant même le Japon et revenant en Amérique – depuis l’Europe – dans les établissements coloniaux. Il semble toutefois être longtemps resté réservé aux repas de fêtes, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle, avec l’essor de l’industrie agroalimentaire et la sélection de races de plus en plus lourdes, que sa viande entre dans la production de nombreux produits transformés. Finalement, l’animal complet, rôti et dressé sur une table à l’occasion de Thanksgiving ou de Noël, conserve la trace de cette longue histoire.

À l’abri du besoin, Norman Rockwell, 1941. « Notre cuisinière l’a faite rôtir, je l’ai peinte, puis nous l’avons mangée. C’est l’une des seules fois où j’aie jamais mangé le modèle. », déclara le peintre avec humour. Wikimedia
The Conversation

Aurélie Manin a reçu des financements des Actions Marie Sklodowska-Curie pour réaliser ce travail.

27.11.2025 à 17:05

Les Mémoires de l’ancien roi Juan Carlos suscitent la polémique en Espagne

Sabrina Grillo, Maîtresse de conférences en civilisation de l'Espagne contemporaine, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Le livre de Juan Carlos, dont la parution a été repoussée en Espagne pour ne pas peser sur les commémorations du 50ᵉ anniversaire de la fin du franquisme, donne lieu à des réactions très contrastées.
Texte intégral (1748 mots)

Le livre de Juan Carlos, ancien roi d’Espagne (1975-2014), publié en France en novembre, a vu sa sortie nationale en Espagne retardée au 3 décembre 2025 afin d’éviter de perturber les commémorations officielles des cinquante ans de la mort du dictateur Franco et de la fin du franquisme. En effet, certains passages de ces Mémoires font polémique…


La polémique actuelle en Espagne, centrée sur la publication des Mémoires de l’ancien roi Juan Carlos Ier, Réconciliation, survient à un moment symbolique : le cinquantième anniversaire de la mort de Francisco Franco (20 novembre 1975) et du couronnement du monarque (22 novembre 1975), mais aussi l’anniversaire du retour de la démocratie (Constitution de 1978).

Autour du 50ᵉ anniversaire…

Le livre a été publié en France en novembre 2025 tandis que sa sortie en Espagne a été retardée au 3 décembre 2025 pour éviter de perturber les commémorations officielles, boycottées par les oppositions de droite et d’extrême droite. L’extrême gauche fustige quant à elle l’insuffisance des mesures prises par le gouvernement actuel pour réparer la mémoire des victimes.

Force est de constater que la parution des Mémoires de Juan Carlos est relayée tout autant – si ce n’est plus – que le cinquantenaire de la mort de Franco ; et de nombreux articles et podcasts traitent déjà largement du sujet.

L’ancien souverain espagnol – exilé aux Émirats arabes unis depuis 2020 à la suite de scandales financiers et personnels, et dont le fils, Felipe VI, cherchant à sauver l’institution en se distançant de son père, en lui avait notamment retiré son allocation – n’a pas été invité aux commémorations officielles.

Cette tentative de retour en grâce se heurte donc à la volonté de la Maison royale et du gouvernement de maintenir leurs distances avec l’ancien monarque, qui a abdiqué en 2014. Juan Carlos a fait part de la nécessité pour lui de délivrer « sa version de l’histoire » et entend clairement se réapproprier une histoire qui est aussi la sienne.

Une réécriture de l’histoire ?

Il s’emploie à revendiquer son héritage : le retour de la démocratie en Espagne depuis la transition qu’il assure avoir menée à bien, notamment par son rôle décisif lors de la tentative de coup d’État du 23 février 1981. Et le roi de rappeler que « la démocratie n’est pas tombée du ciel ». Ses Mémoires sont d’ailleurs peut-être une autre part de l’héritage qu’il entend laisser aux plus jeunes générations qui, parfois, méconnaissent l’histoire récente de leur pays.

Juan Carlos parle abondamment de Franco dans l’ouvrage ; c’est ce qui constitue le cœur de la polémique. Il le décrit de manière positive (respect, sens politique, affection), affirmant l’avoir « respecté » et parle de leur relation comme quasi paternelle. Il rapporte également que la dernière volonté du dictateur était de maintenir « l’unité du pays ».

Ces propos ont suscité l’indignation en Espagne où, rappelons-le, des familles recherchent encore les restes de leurs proches dans des fosses communes. Pedro Sánchez, chef du gouvernement socialiste, a déclaré qu’il lui semblait « douloureux » que Juan Carlos Ier fasse l’éloge de Franco :

« L’actuel roi émérite devrait être respectueux de la mémoire démocratique de ce pays et ne pas exalter un dictateur comme Franco. »

L’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) a demandé une sanction contre l’ancien roi pour violation de la loi de Mémoire démocratique espagnole. Son président Emilio Silva a qualifié les propos de Juan Carlos d’« intolérables ». Ce dernier peut encourir une amende s’élevant jusqu’à 150 000 euros.

Une tentative de réhabilitation dans un contexte tendu

Juan Carlos cherche manifestement sa réhabilitation après son exil, consécutif à des scandales financiers majeurs – notamment l’acceptation d’un don de 100 millions de dollars du roi d’Arabie saoudite, qu’il qualifie de « grave erreur » dans ses Mémoires – et des révélations sur sa vie privée, comme le voyage de chasse à l’éléphant au Botswana en 2012.

Selon lui, l’Espagne actuelle est fragilisée, car l’esprit de la transition – la « réconciliation » incarnée par la loi d’amnistie de 1977, que l’histoire a qualifiée de Pacte d’oubli ou de silence – s’est perdu.

L’ancien roi se positionne dans ses mémoires en défenseur de la Constitution et de la démocratie.

Cette publication intervient à un moment où les tensions mémorielles et politiques en Espagne ne sont pas résolues entre débats sur l’héritage de la dictature, la transition et l’avenir de la monarchie. Elle s’inscrit dans une conjoncture marquée par diverses fractures institutionnelles ; sociale et idéologique, autour de la légitimité du système politique issu de la transition de 1978.

L’analyse de ce contexte permet de mesurer l’écart entre la volonté de réhabilitation de l’ancien monarque et la réalité d’une société espagnole qui est divisée sur la question monarchique.

Cette publication vient contredire la stratégie de rupture institutionnelle menée par Felipe VI pour préserver la monarchie et survient au moment même où la contestation républicaine s’ancre doucement dans le calendrier social.

L’accession au trône de Felipe VI en 2014 marquait une rupture sans précédent dans l’histoire démocratique de la monarchie espagnole. Le nouveau roi héritait d’un contexte de crise multidimensionnelle : fatigue sociale après les années d’austérité consécutives à la crise économique de 2008, contestation de la légitimité monarchique portée par le mouvement des Indignés avec le slogan « Transición real, sin rey » (« Transition réelle, sans roi »), et actualité dominée par les affaires de corruption touchant directement la famille royale.

Face à cette situation critique, Felipe VI s’était assigné comme priorité de regagner la confiance des Espagnols en adoptant une posture d’austérité, de discrétion et de transparence accrue. La mesure la plus spectaculaire de cette stratégie de dissociation intervient en 2020, quand Felipe VI annonce publiquement sa renonciation à l’héritage de son père et la suppression de l’indemnité annuelle versée à Juan Carlos par les budgets de la Maison royale.

La publication des Mémoires de Juan Carlos en 2025 est donc en contradiction avec la stratégie de rupture menée par Felipe VI. Cette tentative de réhabilitation risque de remettre au centre du débat public les questions de corruption et de légitimité que la Couronne s’est efforcée de reléguer au second plan.

Des centaines de manifestants ont défilé dans les rues de Madrid, en juin 2025, lors d’une marche républicaine organisée sous le slogan « Jusqu’à ce qu’ils partent ». La manifestation a rassemblé plusieurs collectifs et citoyens qui réclament la fin de la monarchie et l’instauration d’une république en Espagne. Entre drapeaux tricolores, chants et banderoles, les participants ont exprimé leur rejet de l’institution monarchique et ont demandé un référendum à valeur légale.

L’année 2025 voit la consolidation d’une contestation antimonarchique structurée dans le calendrier social espagnol. La deuxième édition de la Marcha Republicana, organisée le 15 juin 2025 à Madrid, s’impose comme la protestation antimonarchique la plus importante depuis 2014. Ce mouvement, qui a bénéficié du soutien de partis politiques, tels que Podemos, Izquierda Unida ou encore le Parti communiste espagnol, affiche un objectif explicite : faire de Felipe VI le dernier roi d’Espagne.

La Marcha Republicana del Norte, regroupant les Asturies, la Galice, la Cantabrie et le Pays basque, a par ailleurs organisé une manifestation en octobre dernier à Oviedo, en marge de la remise des Prix Princesa de Asturias, pour relancer la réflexion publique sur la place de la monarchie dans un système démocratique et prévoit de renforcer son travail commun avec la coordination nationale de la Marche républicaine.

The Conversation

Sabrina Grillo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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