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24.11.2025 à 16:33

« Le discours monotone du dictateur » ou comment Franco a construit un autoritarisme sans charisme

Susana Ridao Rodrigo, Profesora catedrática en el Área de Lengua Española (UAL), Universidad de Almería
Franco n’était pas un orateur charismatique, mais sa communication monotone, rigide et distante remplissait sa fonction : projeter l’autorité et légitimer un pouvoir autoritaire.
Texte intégral (1545 mots)

On associe volontiers les dictateurs aux discours tonitruants et exaltés d’un Hitler ou d’un Mussolini et à une mise en scène exubérante pensée pour galvaniser les foules. Franco, lui, a fait exactement l’inverse : les prises de parole de l’homme qui a verrouillé l’Espagne pendant près de quarante ans se distinguaient par une élocution froide et monotone et un style volontairement très austère.


Francisco Franco (1892-1975) a été le chef de l’État espagnol de la fin de la guerre civile (1936-1939) jusqu’à sa mort. Le régime franquiste a instauré une dictature autoritaire, qui a supprimé les libertés politiques et a établi un contrôle strict sur la société. Pendant près de quarante ans, son leadership a profondément marqué la vie politique, économique et culturelle de l’Espagne, dont l’empreinte durable a souvent fait et fait encore l’objet de controverses.

Mais d’un point de vue communicationnel, peut-on dire que Franco était un grand orateur ?

Cela dépend de la façon dont on définit « grand orateur ». Si l’on entend par éloquence la capacité à émouvoir, persuader ou mobiliser par la parole – comme savaient le faire Churchill ou de Gaulle –, Franco n’était pas un grand orateur. Cependant, si l’on analyse sa communication du point de vue de l’efficacité politique et symbolique, son style remplissait une fonction spécifique : il transmettait une impression d’autorité, de distance et de contrôle.

Son éloquence ne visait pas à séduire le public, mais à légitimer le pouvoir et à renforcer une image de stabilité hiérarchique. En ce sens, Franco a développé un type de communication que l’on pourrait qualifier de « discours de commandement », caractérisé par une faible expressivité et une rigidité formelle, mais qui cadrait avec la culture politique autoritaire du franquisme.

Sur le plan verbal, Franco s’appuyait sur un registre archaïque et protocolaire. Son lexique était limité, avec une abondance de formules rituelles (« tous espagnols », « glorieuse armée », « grâce à Dieu ») qui fonctionnaient davantage comme des marqueurs idéologiques que comme des éléments informatifs.

Du point de vue de l’analyse du discours, sa syntaxe tendait à une subordination excessive, ce qui générait des phrases longues, monotones et peu dynamiques. On observe également une préférence pour le mode passif et les constructions impersonnelles, qui diluent la responsabilité de l’émetteur : « il a été décidé », « il est jugé opportun », « il a été nécessaire ».

Ce choix verbal n’est pas neutre ; il constitue un mécanisme de dépersonnalisation du pouvoir, dans lequel la figure du leader est présentée comme l’incarnation de l’État, et non comme un individu qui prend des décisions. Ainsi, sur le plan verbal, Franco communique davantage en tant qu’institution qu’en tant que personne.

Communication paraverbale : voix, rythme et intonation

C’est un aspect caractéristique de sa communication. Franco avait une intonation monotone, avec peu de variations mélodiques. D’un point de vue prosodique, on pourrait dire que son discours présentait un schéma descendant constant : il commençait une phrase avec une certaine énergie et l’atténuait vers la fin, ce qui donnait une impression de lenteur et d’autorité immuable.

Le rythme était lent, presque liturgique, avec de nombreux silences. Cette lenteur n’était pas fortuite : dans le contexte politique de la dictature, elle contribuait à la ritualisation du discours. La parole du caudillo ne devait pas être spontanée, mais solennelle, presque sacrée.

Son timbre nasal et son articulation fermée rendaient difficile l’expressivité émotionnelle, mais renforçaient la distance. Ce manque de chaleur vocale servait la fonction propagandiste. Le leader n’était pas un orateur charismatique, mais une figure d’autorité, une voix qui émanait du pouvoir lui-même. En substance, sa voix construisait une « éthique du commandement » : rigide, froide et contrôlée.

Contrôle émotionnel

Sa communication non verbale était extrêmement contrôlée. Franco évitait les gestes amples, les déplacements ou les expressions faciales marquées. Il privilégiait une kinésique minimale, c’est-à-dire un langage corporel réduit au strict nécessaire.

Lorsqu’il s’exprimait en public, il adoptait une posture rigide, les bras collés au corps ou appuyés sur le pupitre, sans mouvements superflus. Ce contrôle corporel renforçait l’idée de discipline militaire et de maîtrise émotionnelle, deux valeurs essentielles dans sa représentation du leadership.

Son regard avait tendance à être fixe, sans chercher le contact visuel direct avec l’auditoire. Cela pourrait être interprété comme un manque de communication du point de vue actuel, mais dans le contexte d’un régime autoritaire, cela consistait à instaurer une distance symbolique : le leader ne s’abaissait pas au niveau de ses auditeurs. Même ses vêtements – l’uniforme, le béret ou l’insigne – faisaient partie de sa communication non verbale, car il s’agissait d’éléments qui transmettaient l’idée de la permanence, de la continuité et de la légitimité historique.

Charisme sobre d’après-guerre

Le charisme n’est pas un attribut absolu, mais une construction sociale. Franco ne jouait pas sur une forme de charisme émotionnel, comme Hitler ou Mussolini, mais il avait un charisme bureaucratique et paternaliste. Son pouvoir découlait de la redéfinition du silence et de l’austérité, car dans un pays dévasté par la guerre, son style sobre était interprété comme synonyme d’ordre et de prévisibilité. Son « anti-charisme » finit donc par être, d’une certaine manière, une forme de charisme adaptée au contexte espagnol de l’après-guerre.

Du point de vue de la théorie de la communication, quel impact ce style avait-il sur la réception du message ? Le discours de Franco s’inscrivait dans ce que l’on pourrait appeler un modèle unidirectionnel de communication politique. Il n’y avait pas de rétroaction : le récepteur ne pouvait ni répondre ni remettre en question. L’objectif n’était donc pas de persuader, mais d’imposer un sens.

En appliquant là théorie de la communication du linguiste Roman Jakobson, on constate que les discours solennels de Franco, la froideur de son ton, visaient à forcer l’obéissance de l’auditoire en empêchant toute forme d’esprit critique et en bloquant l’expression des émotions.

Anachronique devant la caméra

Au fil du temps, son art oratoire n’a évolué qu’en apparence. Dans les années 1950 et 1960, avec l’ouverture du régime, on perçoit une légère tentative de modernisation rhétorique, tout particulièrement dans les discours institutionnels diffusés à la télévision. Cependant, les changements étaient superficiels : Franco usait de la même prosodie monotone et du même langage rituel. En réalité, le média télévisuel accentuait sa rigidité. Face aux nouveaux dirigeants européens qui profitaient de la caméra pour s’humaniser, Franco apparaissait anachronique.

L’exemple de Franco démontre que l’efficacité communicative ne dépend pas toujours du charisme ou de l’éloquence, mais plutôt de la cohérence entre le style personnel et le contexte politique. Son art oratoire fonctionnait parce qu’il était en accord avec un système fermé, hiérarchique et ritualisé. Dans l’enseignement de la communication, son exemple sert à illustrer comment les niveaux verbal, paraverbal et non verbal construisent un même récit idéologique. Dans son cas, tous convergent vers un seul message : le pouvoir ne dialogue pas, il dicte.

Aujourd’hui, dans les démocraties médiatiques, ce modèle serait impensable ; néanmoins, son étude aide à comprendre comment le langage façonne les structures du pouvoir, et comment le silence, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir une forme de communication politique efficace.

The Conversation

Susana Ridao Rodrigo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.11.2025 à 16:32

Minerais critiques : une instabilité qui fragilise les pays émergents et en développement

Paola D'Orazio, Associate Professor, IÉSEG School of Management
Avoir un territoire riche en minerais critiques n’est pas nécessairement un atout économique. Cela peut même mettre en danger la croissance.
Texte intégral (1746 mots)

La hausse de la demande en minerais critiques nécessaires pour mener à bien la transition énergétique n’est pas qu’une bonne nouvelle pour les pays producteurs. Elle les soumet à la volatilité des marchés. D’où l’exigence de mesurer leur exposition à ce risque nouveau.


Voitures électriques, panneaux solaires, éoliennes : la transition énergétique semble être une bonne nouvelle pour la planète. Pourtant, derrière ces technologies se cache une dépendance croissante à une poignée de minerais dits critiques : lithium, cobalt, nickel ou terres rares, entre autres. Ces ressources sont indispensables pour fabriquer des batteries, des moteurs électriques ou encore des turbines. Leur demande pourrait être multipliée par sept d’ici à 2040 selon l’Agence internationale de l’énergie (IEA).

Le changement climatique expose les pays émergents et en développement à deux grands types de risques. Les risques physiques proviennent des catastrophes naturelles – inondations, sécheresses, ouragans – qui détruisent les infrastructures perturbent l’agriculture et pèsent lourdement sur les finances publiques. Les risques de transition d’ordre économique apparaissent lorsque l’économie mondiale s’oriente vers un modèle bas carbone : nouvelles réglementations, innovations technologiques, marchés instables.

Les pays producteurs de minerais critiques se trouvent au premier plan de ces risques, car leur prospérité dépend de ressources de plus en plus demandées mais aux prix très volatiles. Or cette exposition est amplifiée par une autre réalité. La production mondiale de ces matériaux est concentrée dans un petit nombre de pays. La République démocratique du Congo fournit plus de 70 % du cobalt, la Chine domine les terres rares, le Brésil exporte graphite et nickel, tandis que le Pérou est un acteur majeur du cuivre. Cette concentration confère à ces pays un rôle stratégique, mais elle les rend aussi particulièrement vulnérables. Quand un budget national repose trop sur un seul minerai, la moindre variation de prix peut déstabiliser les finances publiques.


À lire aussi : Transition verte : peut-on vraiment comparer les dépendances aux métaux rares et au pétrole ?


Dangereux yo-yo

Les marchés des minerais critiques sont notoirement instables. Le cobalt, par exemple, a vu son prix doubler puis chuter de moitié en quelques années. Pour un État comme la République démocratique du Congo ou la Zambie, dont une grande partie des recettes publiques repose sur ce minerai, ces variations sont un casse-tête. Une année, elles financent écoles et hôpitaux ; l’année suivante, elles doivent couper dans leurs dépenses ou s’endetter davantage. L’Argentine, de son côté, dépend fortement du lithium, tandis que le Pérou repose sur le cuivre, pilier de ses finances publiques. En Indonésie ou au Brésil, le nickel suit les cycles de l’industrie mondiale.

Contrairement au problème classique de la rente pétrolière – et de ses implications fiscales – observées, par exemple, en Algérie ou au Nigéria, il ne s’agit pas ici d’un seul produit mais d’une mosaïque de minerais, chacun avec ses propres dynamiques de prix et de demande. En Afrique, la RDC dépend du cobalt, la Zambie du cuivre et du cobalt, le Mozambique et Madagascar du graphite ou des terres rares. En Amérique latine, l’Argentine mise sur le lithium, le Pérou sur le cuivre, tandis que le Mexique apparaît plus diversifié. En Asie, l’Indonésie est très exposée au nickel, quand le Kazakhstan ou les Philippines présentent des risques plus modérés. Cette diversité de situations rend la vulnérabilité plus diffuse et complique les réponses budgétaires.

Des économies vulnérables

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande pour des minerais comme le lithium, le cobalt et le nickel pourrait être fortement multipliée d’ici à 2040. L’avenir dépendra des choix politiques des différents pays en matière de transition climatique. Si ceux-ci poursuivent les politiques actuelles, la croissance de la demande sera progressive, mais les États exportateurs resteront dépendants de leurs recettes minières. Dans un scénario plus ambitieux, où le monde viserait la neutralité carbone, la demande grimperait beaucoup plus vite, ce qui gonflerait les recettes fiscales, mais accentuerait aussi les risques liés à la volatilité des prix.

Or, si plusieurs travaux – par exemple, ceux de l’Agence internationale de l’énergie sur la sécurité d’approvisionnement en minerais critiques, de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les chaînes de valeur et les restrictions à l’exportation, ou encore du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale sur la vulnérabilité budgétaire des pays riches en ressources – évaluent déjà les risques d’approvisionnement ou les enjeux géopolitiques liés à ces matières premières, il existe encore peu d’outils pour mesurer concrètement ce que cette volatilité implique pour les finances publiques des pays producteurs, alors qu’un tel indice est essentiel pour éclairer les décisions budgétaires et de gestion des risques.

Pour analyser ces dynamiques et mieux mesurer cette exposition, un indice de risque fiscal (Fiscal Revenue Risk Index) a été développé dans une étude récente que j’ai menée. Il prend en compte la dépendance des recettes publiques aux minerais, la volatilité historique des prix et l’évolution de la demande. Les résultats révèlent des contrastes marqués : le Mozambique, le Gabon et la République démocratique du Congo présentent des scores de risque élevés. L’Argentine, grande productrice de lithium, voit son risque croître fortement entre 2030 et 2040, tandis que le Mexique et les Philippines, grâce à des économies plus diversifiées, apparaissent plus stables.

Un impact réel pour les populations

La question n’est pas abstraite. Les recettes fiscales financent les services publics. Si elles s’effondrent à cause d’une chute du prix du cobalt ou du cuivre, les gouvernements risquent de réduire les dépenses sociales, de repousser des investissements en santé ou en éducation, ou encore d’augmenter brutalement les impôts. Autrement dit, la volatilité des minerais peut se traduire directement dans la vie quotidienne des populations.

Trois pistes ressortent des travaux récents sur la vulnérabilité fiscale liée aux minerais critiques :

  • Diversifier les économies : réduire la dépendance aux recettes minières en développant d’autres secteurs comme l’agriculture, l’industrie manufacturière ou les services.

  • Mettre en place des fonds de stabilisation : épargner une partie des revenus tirés des minerais lors des périodes de prix élevés pour amortir les chocs en cas de chute brutale. L’exemple des fonds souverains, comme celui de la Norvège alimenté par le pétrole, illustre ce mécanisme.

  • Renforcer la coopération internationale : les pays consommateurs et producteurs ont intérêt à mieux coordonner leurs politiques. L’Union européenne (UE), avec son Critical Raw Materials Act, cherche à sécuriser ses approvisionnements, mais elle pourrait aussi contribuer à aider les pays producteurs à gérer la volatilité et à investir dans un développement durable.


À lire aussi : Comment échapper à la malédiction de la rente fossile ?


Une promesse à double tranchant

L’Europe importe presque tous ses minerais critiques. Sa sécurité énergétique et industrielle dépend donc de la stabilité de pays comme la RDC, l’Argentine ou le Mozambique. Une crise budgétaire locale pourrait suffire à perturber la production mondiale de batteries et à ralentir la transition énergétique.

Minerais critiques : une instabilité qui fragilise les pays émergents et en développement

La transition verte est indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais elle crée aussi de nouvelles fragilités dans les économies du sud. Pour qu’elle réussisse, il ne suffit pas d’innover technologiquement : il faut aussi garantir que les pays producteurs en tirent des bénéfices durables, sans tomber dans le piège de la dépendance et de la volatilité.

En somme, l’énergie verte n’est pas seulement une affaire d’ingénierie. C’est aussi une question de fiscalité, de solidarité et de gouvernance mondiale.

The Conversation

Paola D'Orazio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.11.2025 à 16:30

Peut-on réparer ailleurs la nature détruite ici ? Comment libérer la compensation écologique des influences politiques

Stéphanie Barral, Sociologue de l'économie et chargée de recherches, Inrae
Christine Jez, Ingénieur de recherche, Inrae
L’efficacité des mesures de compensation écologique dépend non seulement de leur conception, mais aussi des influences politiques qui les encadrent et parfois les limitent.
Texte intégral (2057 mots)

La compensation écologique, qui consiste à restaurer des écosystèmes ailleurs pour compenser une perte de biodiversité ici, a le vent en poupe auprès des décideurs. Elle n’a pourtant rien d’une solution miracle : son efficacité réelle reste très débattue dans la communauté scientifique. Surtout, elle dépend de rapport de force où s’opèrent des arbitrages entre développement économique et protection de la nature. Une plus grande prise en compte des sciences sociales permettrait une meilleure appropriation de ces influences qui pèsent sur les politiques environnementales.


Depuis les années 1990, la compensation de la biodiversité s’est imposée à travers le monde comme un outil de politique environnementale. Son principe est de contrebalancer les pertes écologiques causées par les projets d’aménagement. L’idée est simple : lorsqu’un projet de construction ou d’aménagement affecte un écosystème, des mesures de compensation doivent être mises en place pour restaurer ou protéger une zone équivalente ailleurs.

Adoptée dans de nombreux pays, l’efficacité de ce mécanisme est toutefois insuffisante. Derrière cette idée comptable d’un équilibre que l’on pourrait restaurer se cache un processus complexe, soumis à de multiples arbitrages, contraintes techniques et enjeux temporels, comme le révèle une étude que nous avons publiée dans Nature Sustainability.

Dans celle-ci, nous avons mené une revue de publications scientifiques et institutionnelles internationales pour répondre à une question : comment les politiques de compensation de la biodiversité sont-elles conçues et influencées ?

Multiples acteurs, multiples influences

Les études en écologie scientifique postulent généralement que de meilleures connaissances scientifiques conduisent à de meilleures politiques environnementales, mais nous montrons la nécessité de prendre en compte les rapports de force structurels qui les affaiblissent.

En effet, la gouvernance de la compensation de la biodiversité, loin de reposer uniquement sur des données scientifiques et des métriques écologiques, est aussi marquée par les interactions entre différents acteurs – États, entreprises, ONG environnementales, institutions scientifiques et citoyens – qui cherchent à façonner les règles du jeu selon leurs intérêts. Parfois au risque de saper les fondements de ces programmes.

La compensation est souvent présentée comme une solution pragmatique conciliant développement économique et conservation de la nature, mais elle suscite en réalité de nombreux débats.

  • D’un côté, les gouvernements, les institutions internationales et les grandes ONG environnementales (comme l’Union internationale pour la conservation de la nature, UICN) la défendent comme un outil pragmatique permettant de concilier conservation et développement économique.

  • De l’autre, les lobbies industriels et les entreprises cherchent à encadrer ce dispositif de manière à maximiser leur flexibilité et à minimiser leurs coûts.

Les débats ne sont pas seulement techniques, ils touchent à des questions politiques sensibles. Par exemple, la compensation doit-elle être une obligation réglementaire ou un engagement volontaire ? Qui doit en assurer le contrôle ? Peut-elle être confiée à des acteurs privés à travers des marchés de crédits environnementaux ?


À lire aussi : Histoire des crédits carbone : vie et mort d'une fausse bonne idée ?


Mise à l’agenda, élaboration et mise en œuvre

Les auteurs identifient trois grandes étapes à travers lesquelles tous ces acteurs tentent d’orienter les politiques de compensation écologique.

D’abord la mise à l’agenda, qui est le moment où la compensation devient un enjeu de politique publique. Cette phase est marquée par des discussions sur la nécessité de compenser les dommages causés à la biodiversité et sur les méthodes à adopter.

Différents acteurs y participent, notamment les gouvernements, les institutions internationales, les scientifiques et les ONG qui militent pour des mesures de conservation plus strictes. L’implication croissante d’acteurs privés à cette étape s’accompagne, depuis quelques décennies, d’un recours plus affirmé aux mécanismes de marché plutôt que réglementaires.

La deuxième étape est l’élaboration des politiques en elles-mêmes, lorsque la compensation est traduite en lois et en règlements. Des questions cruciales sont débattues, comme le type d’impacts environnementaux à compenser, les obligations imposées aux entreprises ou encore le mode de financement de ces mesures.

C’est aussi un moment où les lobbyistes interviennent pour orienter la réglementation dans un sens plus ou moins contraignant. Aux États-Unis, par exemple, la National Environmental Banking Association a plaidé pour des règles plus cohérentes afin de réduire l’incertitude pour les entreprises. En France, des représentants d’intérêts comme ceux des carrières participent activement aux discussions sous l’égide du ministère de l’écologie.

Les décisions et orientations des politiques de compensation reposent donc à la fois sur des considérations scientifiques (quels sont les écosystèmes à protéger, quels sont les impacts les plus importants, quels sont les meilleurs indicateurs pour piloter les politiques) et la participation de représentants sectoriels. Cela peut conduire à une politisation de l’écologie scientifique au profit d’intérêts particuliers.

Enfin, cette influence intervient aussi au moment de la mise en œuvre sur le terrain. En effet, l’application des politiques de compensation implique une multitude d’interactions entre les acteurs locaux, les entreprises et les agences environnementales. L’interprétation des règles, la définition des critères écologiques et la surveillance des compensations sont autant de points négociés qui influencent les résultats concrets des programmes.

En Australie, une étude montre que la compensation est appliquée différemment selon les États, certains adoptant une approche plus flexible, ce qui peut limiter les résultats écologiques.


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Les limites à une compensation efficace

Malgré son potentiel, la compensation de la biodiversité suscite donc des interrogations sur son efficacité réelle. Nous avons relevé plusieurs points critiques :

  • Le manque de transparence Les négociations sur la mise à l’agenda et sur la mise en œuvre des compensations se déroulent souvent dans des espaces peu accessibles au public, limitant la possibilité de vérifier leur pertinence et leur inscription dans un débat ouvert.

  • Le déséquilibre des pouvoirs Les entreprises et coalitions d’acteurs économiques privés disposent de ressources importantes pour influencer la conception des politiques, ce qui peut entraîner des compromis moins favorables à la biodiversité.

  • La science peut être un objet d’influence Des connaissances écologiques sont mobilisées dans la décision lors de toutes les étapes de la politique publique, y compris dans les contentieux administratifs. Les études peuvent être produites par des acteurs publics, privés ou encore associatifs, et la multiplicité des critères facilite l’instrumentalisation des connaissances au service d’intérêts particuliers.

  • La fragilité des résultats au plan écologique Certaines études montrent que les compensations ne parviennent pas toujours à restaurer les écosystèmes de manière équivalente, ce qui pose la question de leur efficacité à long terme. En France par exemple, une étude sur des sites restaurés a révélé que leur biodiversité restait inférieure à celle des sites naturels d’origine, malgré les efforts de compensation.

  • La définition du périmètre de la compensation C’est un enjeu majeur mais pourtant peu appréhendé dans les études scientifiques. Quels types d’écosystèmes et d’espèces doivent être protégés ? Certains pays, comme les États-Unis, se concentrent sur les espèces menacées, tandis que d’autres, comme la France, intègrent des approches basées sur les habitats. Ces choix ne sont jamais neutres : ils reflètent des arbitrages entre des exigences écologiques et des impératifs économiques qui ne sont pas uniquement guidés par la science et résultent généralement de négociations entre parties prenantes.

Une gouvernance à améliorer

Pour améliorer la gouvernance de la compensation de la biodiversité, nous suggérons plusieurs pistes et plaidons pour une meilleure intégration des sciences sociales dans l’action publique environnementale.

Il convient d’abord de mener davantage d’études comparatives pour évaluer comment les politiques sont mises en place dans différents pays. Cela permettrait de mieux comprendre les stratégies de contournement et d’obstruction dont elles font l’objet.

Pour renforcer l’indépendance des instances de régulation et assurer une plus grande transparence sur les relations entre entreprises, décideurs publics et experts scientifiques, nous appelons également à mieux encadrer l’influence du secteur privé afin de limiter les conflits d’intérêts.

Enfin, nous estimons qu’il est nécessaire de capitaliser sur les savoirs des sciences sociales. Une meilleure circulation de ces derniers renforcerait l’évaluation des politiques environnementales.

En définitive, la compensation de la biodiversité ne peut pas être considérée comme une solution miracle. Elle repose sur des compromis entre développement économique et préservation de la nature, ce qui en fait un domaine où les enjeux politiques et financiers sont omniprésents. Jusqu’à présent, elle n’a pas témoigné de sa capacité à enrayer l’érosion de la biodiversité et les études en écologie attestant ses limites s’accumulent.

Face à cela, les sciences sociales peuvent apporter une meilleure compréhension des stratégies d’influence d’acteurs engagés dans la protection de leurs intérêts particuliers. Elles ne se substitueront pas à un portage politique ambitieux, mais pourront certainement l’accompagner.

The Conversation

Stéphanie Barral a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de la Fondation Jefferson pour enquêter sur les politiques de compensation écologique.

Christine Jez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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