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24.11.2025 à 12:06

OnlyFans, MYM, Fansly : quand l’intime et la solitude sont marchandisables

Faouzi Bensebaa, Professeur de sciences de gestion, Université Paris Nanterre
Mokhtar Bouzouina, Docteur en sciences de gestion, Université Paris Nanterre
Derrière la promesse d’intimité se terre un système qui exploite les vulnérabilités humaines. Les offreurs et les demandeurs semblent y trouver leur compte. Un contentement de façade ?
Texte intégral (1914 mots)
L’intimité devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé. MelnikovDmitriy/shutterstock

Les plateformes numériques du sexe sont en pleine croissance. Que dit leur succès de notre société ? Leur modèle reposant sur la promesse d’intimité, la liberté des créateurs et des abonnés est questionnée, tant du côté de la répression que de celui de l’émancipation. Au milieu, les pouvoirs publics tentent de réguler ce marché singulier.


L’économie du sexe accompagne les grandes innovations technologiques : la presse au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, le Video Home System (VHS) dans les années 1980 et 1990, les webcams au début des années 2000. Aujourd’hui, une nouvelle génération de plates-formes numériques, comme OnlyFans, MYM ou Fansly, occupe une place centrale dans le paysage numérique.

Leur succès ne repose pas seulement sur la diffusion d’images intimes, mais sur la monétisation de l’interaction personnalisée entre créateurs et abonnés – une forme d’économie de la proximité simulée. Ce positionnement, que d’aucuns qualifient de girlfriend experience transformerait le lien simulé en produit marchandisable. L’attention, le désir et les émotions sont transformés, dans cette perspective, en produits de consommation. Un système qui monétise la solitude, exploite les vulnérabilités et banalise la marchandisation du lien humain.

Ces plateformes posent une question fondamentale sur l’économie de l’intimité : que dit leur succès de notre société ? Loin d’être neutre, leur modèle, qui se veut idiosyncrasique, soit propre à chaque individu, repose essentiellement sur la monétisation de l’intime et de la solitude.

Un marché concentré et florissant

Acteur majeur, OnlyFans, propriété de la société britannique Fenix International ltd, domine largement le marché avec plus de 220 millions d’utilisateurs et plus de 5,7 milliards d’euros de revenus. MYM, en forte croissance, a atteint 150 millions d’euros la même année, essentiellement en Europe. Les autres platesformes – Fansly, Fanvue, Loyalfans – restent pour l’instant marginales.

Modèle d’intermédiaire

S’appuyant sur un modèle économique asset light, où l’entreprise ne possède pas des actifs, les plateformes mettent en relation des créateurs et des abonnés. Elles agissent en intermédiaire technique et financier, se rémunérant via une commission sur les flux générés. Elles prélèvent une commission de 20 à 30 % sur les revenus générés par des créateurs individuels de contenu… sexuel.

Les créateurs sont responsables du contenu qu’ils publient, tandis que la plateforme assure uniquement l’hébergement et le paiement. En Europe, cette logique est encadrée par le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2023. Il renforce les obligations de diligence, de modération et de transparence des plateformes, tout en maintenant le principe d’exonération conditionnelle.

Une plateforme n’est pas responsable d’un contenu illicite tant qu’elle n’en a pas connaissance, mais doit agir rapidement après signalement.

Contenu sexuellement explicite

Quelques fragilités sont associées à cette configuration :

  • une dépendance envers une minorité de créateurs stars ;

  • de faibles barrières à l’entrée amenant constamment de nouveaux concurrents ;

  • une volatilité des abonnés, qui peuvent rompre leur contrat à tout moment.

Cette logique rappelle sans doute les analyses classiques sur la structure concurrentielle. En dépit de marges élevées, l’absence de barrières à l’entrée solides rend le secteur vulnérable à la régulation et aux changements d’usages. De surcroît, bien que les plateformes soulignent à l’envi la nécessité de la diversification – coaching, fitness, lifestyle –, la quasi-totalité des revenus provient d’un unique contenu, sexuellement explicite.

Le président-directeur général de OnlyFans, Keily Blair, déclare :

« Notre site héberge du contenu pour adultes, mais également toute une variété d'autres contenus : humour, sports, musique ou encore yoga. »

« Empowerment » ou exploitation ?

Le travail du sexe en ligne des femmes sur OnlyFans peut être interprété ? Peut-il être expliqué à travers les perspectives de l’oppression et de l’émancipation ? C’est que questionne une étude de la sociologue Dilara Cılızoğlu.


À lire aussi : La prostitution en milieu rural : précarité, violences, invisibilité


Sur le plan sociétal, ces plateformes cristallisent le débat. Pour certains créateurs, elles représentent une forme d’« empowerment » : possibilité de choisir son corps, de le mettre en scène et de le monétiser, pratiquement en toute autonomie.

Ce choix serait contingent à une pression économique et sociale liée à la sexualisation, qui conduit à la monétisation, appréhendée comme une nouvelle forme d’exploitation du corps humain.

Ces interrogations se reflètent dans les risques identifiés tant pour les créateurs que les consommateurs. Pour les premiers, l’exposition permanente les rend vulnérables au harcèlement, aux fuites de contenus ou à une dépendance économique à la plateforme. Pour les seconds, consommateurs, le danger réside dans les dépenses impulsives, l’isolement renforcé et la distorsion de la perception des relations intimes.

Réponse marchande à la solitude

Ces plateformes ont le vent en poupe parce qu’elles répondraient à des besoins bien réels : difficulté à établir des relations authentiques, isolement affectif, solitude. Mais en instrumentalisant ces fragilités, elles les aggravent. Les plateformes d’intimité offrent une réponse marchande à la solitude, transformant le manque de lien en source de profit.

S’agissant des consommateurs, la relation est conditionnée au paiement. Cette logique favorise des comportements compulsifs : confusion entre intimité simulée et relation réelle, dépenses répétées, isolement renforcé.

Concernant les créateurs, les risques sont tout autant dommageables. Derrière l’image d’un choix libre et d’un empowerment revendiqué, la réalité est souvent celle d’une dépendance économique substantielle et loin d’être exaltante. L’intimité, autrefois domaine privé, devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé.

Le revenu dépend du maintien d’une exposition sexuelle constante, avec des pressions croissantes pour produire plus et aller plus loin. Le harcèlement en ligne, les fuites de contenus et la stigmatisation sociale sont, de surcroît, des menaces réelles et permanentes. L’argument de l’autonomie serait fallacieux et masquerait alors une réalité d’exploitation, peut-être plus subtile que ce qui est connu. C’est le marché qui imposerait ses règles, faisant fi de la liberté de l’individu et de son bien-être.

La régulation, une épée de Damoclès

Conscientes de ces risques, les autorités publiques ont cherché à asseoir une régulation avisée de ce marché. Dans cette veine, la vérification de l’âge, la lutte contre les contenus non consentis et la protection des mineurs sont devenues des priorités.

En France, MYM a choisi d’anticiper ces changements en adoptant des standards plus stricts, voulant à cet égard se distinguer et faire de la conformité un avantage concurrentiel.

La mise en conformité avec les exigences réglementaires comme le Digital Economy and Society Index (DESI) – notamment en matière de vérification d’âge, de modération des contenus ou de traitement des signalements – reste complexe et coûteuse. Si ces plateformes affichent aujourd’hui des marges élevées, leur développement s’inscrit dans un secteur soumis à une vigilance réglementaire continue, dont l’évolution peut rendre le modèle plus fragile à long terme.

Au final, entre misère affective, faux pouvoir et vraies victimes, le succès de ces plateformes dit moins l’essor de l’innovation numérique, que celui d’une société capable de transformer la solitude et l’intimité en marchandise, avec les risques sociétaux que cela implique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.11.2025 à 12:06

Et si le BDSM enseignait aux managers à mieux respecter leurs équipes ?

Nathalie Lugand, Docteure en psychologie sociale, Université d’Angers
Loin des représentations stéréotypées, les communautés BDSM élaborent une éthique du contrat et du « care » qui interroge les formes contemporaines du pouvoir au travail.
Texte intégral (1874 mots)

À l’heure où burn out et harcèlement moral explosent, le terme « sadomasochisme » sert souvent à décrire les relations de travail toxiques. Pourtant, les pratiquants du BDSM – bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme – ont élaboré une éthique sophistiquée du consentement. Et s’il fallait puiser à cette source pour imaginer un management plus respectueux ?


L’idée m’est venue d’une rencontre inattendue, lors d’une immersion parmi des dominatrices professionnelles pour ma thèse. Un jour, l’une d’elles m’a confié, avec une lucidité qui m’a saisie, qu’elle fixait des limites strictes à ses pratiques pour une raison simple : « Il faut que je puisse encore me regarder dans le miroir le matin. » Cette phrase m’a marquée par sa justesse morale. Aujourd’hui, elle me revient avec force quand j’observe des managers énoncer des valeurs qu’ils ont cessé d’incarner. Comment font-ils, eux, pour se regarder dans le miroir ?

Le tournant néolibéral des années 1980 rime avec privatisation, délocalisation, flexibilisation et baisse des subventions publiques. Ces transformations s’accompagnent d’un tournant gestionnaire – ce que le juriste Alain Supiot a théorisé sous le nom de « gouvernance par les nombres ».

L’introduction de nouvelles méthodes de management a profondément transformé le travail. Parmi les dispositifs les plus délétères pour la santé mentale, l’évaluation individuelle des performances occupe une place centrale. On se souvient de la privatisation de France Télécom et des objectifs inatteignables fixés aux salariés pour mieux justifier leur pseudo « inadaptation ».

Privés de toute négociation et de soutien collectif, ces travailleurs ont cédé sous la pression, beaucoup ont plié, parfois jusqu’à l’anéantissement, sous le regard indifférent de collègues eux-mêmes pétrifiés par la peur. « Les suicides qui se sont produits dans le monde de l’entreprise, c’est la partie émergée de l’iceberg », rappelle Christophe Dejours. Dans ce contexte, la question du consentement devient centrale.

L’acceptation d’un système maltraitant

Pourquoi des individus hautement qualifiés, censés jouir d’une grande autonomie, acceptent-ils un système qui les malmène ? Pourquoi des personnes sensibles à la justice peuvent-elles en venir à exercer leur sadisme – jouir de faire du mal à autrui ? Comment peut-on voir un collègue se faire humilier et détourner le regard ?


À lire aussi : « Babygirl » avec Nicole Kidman : un film sur le sado-masochisme vu par une sexologue


La déstructuration des collectifs, la perte de confiance et d’entraide ont miné les bases de la coopération. La peur et la solitude ont favorisé des stratégies défensives ordinaires, comme le « chacun pour soi », des conduites déloyales, ou du clivage moral – comme lorsqu’un cadre humilie un ou une salariée avant de lui retirer son poste, puis part animer un atelier sur le harcèlement.

La servitude au travail n’est donc pas seulement imposée d’en haut : elle s’enracine aussi dans un processus par lequel nous apprenons à consentir à la souffrance, la nôtre, celle des autres, et parfois même à la reproduire pour nous protéger. Poser la question « À quoi, à qui, pourquoi consentons-nous ? » dépasse la sphère intime : c’est la première étape pour désamorcer l’engrenage de la servitude volontaire.

L’éthique de consentement dans les milieux BDSM

Loin des clichés qui réduisent le BDSM (bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme) à une simple transgression les communautés kink – c’est-à-dire engagées dans des sexualités non normatives – ont, bien avant #MeToo, inventé une véritable éthique du consentement. Dès les années 1980, elles ont fait du contrat – accord clair, informé et renégociable – un outil central de la sexualité. Le cadre Safe, Sane, Consensual (SSC) visait à distinguer les pratiques consenties des abus.

Mais ces critères ont vite été jugés trop normatifs : que signifie être « sain » ? Et qui en décide ? En 1999, Gary Switch propose alors le modèle Risk-Aware Consensual Kink (RACK), que l’on peut traduire par « kink conscient des risques »). L’idée : aucune pratique humaine n’est totalement « safe », pas davantage le bondage que le ski. Il ne s’agit plus d’éliminer le risque, mais de le reconnaître et de le gérer de manière responsable. Au début des années 2010, le modèle PRICK (Personal Responsibility, Informed, Consensual Kink) pousse plus loin cette logique, en insistant sur la responsabilité individuelle de chaque participant et participante.

Vision libérale du consentement

Ces approches traduisent une vision libérale du consentement : elles font confiance à la capacité de chacun et chacune à décider et à assumer ses choix. Mais, comme le souligne Margot Weiss elles ignorent les inégalités : tout le monde n’a pas le même accès à l’information ni aux ressources. L’autonomie devient alors une exigence abstraite, qui masque les vulnérabilités et les rapports de pouvoir.

Face à ces limites, le modèle des 4C propose une alternative fondée sur quatre piliers :

  • Caring (sollicitude) : la sécurité devient une attention mutuelle et continue

  • Communication : un processus dynamique avant, pendant et après les scènes

  • Consent : un processus évolutif plutôt qu’un contrat figé

  • Caution (prudence) : une vigilance située, attentive aux contextes sociaux

Partager la charge de la vulnérabilité

Le caring, cœur du modèle, rompt avec le mythe libéral d’autonomie rationnelle. Il ne s’agit plus de responsabiliser individuellement face au risque, mais de partager la charge de la vulnérabilité. Ce cadre questionne le concept de responsabilité défini dans des situations de rapports de pouvoir asymétriques.

Les réponses des communautés BDSM ne sont pas définitives, mais elles témoignent d’une réflexion éthique vivante, qui mérite d’être prise au sérieux bien au-delà de ces milieux. Dans un monde où la charge du risque au travail est de plus en plus transférée à l’individu, ces expériences peuvent inspirer de nouvelles façons de travailler et de vivre ensemble.

Quand les règles deviennent des cages

Les créateurs de ces protocoles, tels que Gary Switch, appellent aujourd’hui à les dépasser, car « ils tendent à se substituer à la pensée ». Cette remise en question met en lumière un paradoxe : certains praticiens du BDSM, autrefois engagés pour la liberté sexuelle, défendent désormais une morale rigide, reproduisant sous couvert de « bonnes pratiques » les mêmes mécanismes de contrôle qu’ils cherchaient à contourner.

Cette dérive vers un fétichisme de la règle résonne bien au-delà de la sphère sexuelle ; elle s’incarne aussi, et peut-être surtout, dans les conditions sociales du travail. Les habitudes acquises sous le régime de la prescription professionnelle – ne pas penser, ne pas décider, exécuter mécaniquement ce qui est attendu – ne demeurent pas confinées au lieu de travail. Elle colonise nos vies intimes, formatant nos désirs selon le modèle de la performance et de l’autopromotion. Le profil LinkedIn et le profil Fetlife deviennent alors les deux faces d’une même pièce : celle de l’optimisation de soi à outrance qui, en voulant tout maximiser, finit par évacuer la singularité du sujet désirant.

Conseil économique, social et environnemental (Cese), 2025.

Les protocoles de consentement ne devraient pas servir à imposer des règles aveugles, mais à créer un cadre qui protège et valorise la subjectivité tout en laissant place à la spontanéité de la relation.

Au-delà des procédures et des protocoles

Résister à la pression sociale, dire non, refuser de participer à la violence ou à l’injustice. On y parvient parfois, puis on retombe dans de nouveaux conditionnements. Croire qu’il suffit d’appliquer des principes ou des protocoles pour éviter toute complicité avec l’injustice est illusoire : on peut suivre les procédures et contribuer malgré tout au pire.

L’éthique du BDSM ne se réduit pas à des procédures, aussi « transparentes » soient-elles. Ces cadres restent insuffisants pour saisir le cheminement vers l’émancipation des minorités sexuelles. Une véritable éthique naît de la parole – nourrie à la fois par des idéaux de justice et par des blessures singulières. C’est d’ailleurs une expérience personnelle d’isolement et de stigmatisation qui a conduit David Stein à imaginer le cadre du Safe, Sane, Consensual.

Fragilité des certitudes

C’est cette attention aux vulnérabilités partagées qui fonde un véritable travail éthique. Celui-ci ne repose pas sur des dispositifs sécuritaires nous garantissant contre la faute, mais sur notre capacité à naviguer dans l’incertitude, à switcher – c’est-à-dire à accepter la réversibilité des rôles et la fragilité de nos certitudes.

Cette approche ne nie pas le besoin de sécurité : elle le redéfinit. Il ne s’agit plus d’imposer un cadre rigide, mais de prendre le risque de se laisser transformer par la réponse de l’autre. Le véritable enjeu est là : faire de la règle un tremplin pour explorer l’inconnu, et accepter que la confrontation au réel bouscule sans cesse nos cadres. Le travail éthique commence quand nous osons nous aventurer au-delà du simple respect des procédures. Osons valoriser le courage et la pensée critique plutôt que l’obéissance aveugle.

The Conversation

Nathalie Lugand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.11.2025 à 14:55

Comment l’IA peut nous aider à dresser le portrait de la population parisienne d’il y a 100 ans

Sandra Brée, Chargée de recherche CNRS - LARHRA, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La création d’une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 ouvre de nouvelles perspectives à la recherche.
Texte intégral (2311 mots)
Au Réveil Matin, Maison Bénazet, café restaurant du 113 avenue Jean-Jaurès (XIX<sup>e</sup>), vers 1935. Bibliothèque historique de la Ville de Paris

L’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population », qui se tient actuellement, et jusqu’au 8 février 2026, au musée Carnavalet-Histoire de Paris, s’appuie sur les recensements de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936, et contribue à renouveler le regard sur le peuple de la capitale dans l’entre-deux-guerres.


En France, des opérations de recensement sont organisées dès 1801, mais ce n’est qu’à partir de 1836 que des instructions spécifiques sont fournies pour procéder de manière uniforme dans toutes les communes du pays. Le recensement de la population est alors organisé tous les cinq ans, les années se terminant en 1 et en 6, jusqu’en 1946, à l’exception de celui de 1871 qui est reporté à l’année suivante en raison de la guerre franco-prussienne, et de ceux de 1916 et de 1941 qui ne sont pas organisés à cause des deux guerres mondiales.

Des données précieuses sur la population parisienne

Le premier but des recensements de la population est de connaître la taille des populations des communes pour l’application d’un certain nombre de lois. Ils permettent également de recueillir des informations sur l’ensemble des individus résidant dans le pays à un instant t pour en connaître la structure. Ces statistiques sont dressées à partir des bulletins individuels et/ou (selon les années) des feuilles de ménage (les feuilles de ménages récapitulent les individus vivant dans le même ménage et leurs liens au chef de ménage) remplies par les individus et publiées dans des publications spécifiques intitulées « résultats statistiques du recensement de la population ».

Liste nominative du recensement de la population de 1936, population de résidence habituelle, quartier Saint-Gervais (IVᵉ arrondissement). Archives de Paris : Cote D2M8 553

En plus de ces statistiques, les maires doivent également dresser une liste nominative de la population de leur commune. Mais Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes. C’est le chef du bureau de la statistique parisienne, M. Lambert, qui décide de revenir sur cette exception dès 1926. Les listes nominatives de 1926, de 1931 et de 1936 sont donc les seules, avec celle de 1946, à exister pour la population parisienne.

Si Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes, c’est en raison du coût d’une telle opération pour une population si vaste. La population parisienne compte, en effet, déjà près de 1,7 million d’habitants en 1861, un million de plus en 1901 et atteint son pic en 1921 avec 2,9 millions d’individus. Les données contenues dans ces listes sont particulièrement intéressantes, car elles permettent d’affiner considérablement les statistiques dressées pendant l’entre-deux-guerres.

Une base de données conçue grâce à l’IA

Ces listes, conservées aux Archives de Paris et numérisées puis mises en ligne depuis une dizaine d’années, ont déjà intéressé des chercheurs qui se sont appuyés dessus, par exemple, pour comprendre l’évolution d’une rue ou d’un quartier, mais elles n’avaient jamais été utilisées dans leur ensemble en raison du volume qui rend impossible leur dépouillement pour un chercheur isolé. Voulant également travailler à partir de ces listes – au départ, pour travailler sur la structure des ménages et notamment sur les divorcés –, j’avais moi aussi débuté le dépouillement à la main de certains quartiers.

Registre d’une liste nominative de recensement conservée aux Archives de Paris et présentée dans l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population ». Musée Carnavalet/Paris Musées/Pierre Antoine

La rencontre avec les informaticiens du Laboratoire d’informatique, de traitement de l’information et des systèmes (LITIS), Thierry Paquet, Thomas Constum, Pierrick Tranouez et Nicolas Kempf, spécialistes de l’intelligence artificielle, a changé la donne puisque nous avons entrepris de créer une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 dans le cadre du projet POPP. Les 50 000 images, qui avaient déjà été numérisées par les Archives de Paris, ont été traitées par les outils d’apprentissage profond et de reconnaissance optique des caractères développés au LITIS pour créer une première base de données.

Les erreurs de cette première base « brute » étaient déjà très faibles, mais nous avons ensuite, avec l’équipe de sciences humaines et sociales – composée de Victor Gay (École d’économie de Toulouse, Université Toulouse Capitole), Marion Leturcq (Ined), Yoann Doignon (CNRS, Idées), Baptiste Coulmont (ENS Paris-Saclay), Mariia Buidze (CNRS, Progedo), Jean-Luc Pinol (ENS Lyon, Larhra) –, tout de même essayé de corriger au maximum les erreurs de lecture de la machine ou les décalages de colonnes. Ces corrections ont été effectuées de manière automatique, c’est-à-dire qu’elles ont été écrites dans un script informatique permettant leur reproductibilité. Ainsi, nous avons par exemple modifié les professions apparaissant comme « benne » en « bonne » ou bien les « fnène » en « frère ».

Adapter la base à l’analyse statistique

Il a ensuite fallu adapter la base à l’analyse statistique. Les listes nominatives n’avaient, en effet, pas pour vocation d’être utilisées pour des traitements statistiques puisque ces derniers avaient été établis directement à partir des bulletins individuels et des feuilles de ménage. Or, l’analyse statistique requiert que les mots signalant la même entité soient inscrits de la même façon. Cette difficulté est exacerbée dans le cas des listes nominatives : les agents avaient peu de place pour écrire, car les colonnes sont étroites. Ils utilisaient donc des abréviations, notamment pour les mots les plus longs comme les départements de naissance ou les professions.

Nous avons dû par conséquent uniformiser la manière d’écrire l’ensemble des professions, des départements ou des pays de naissance, des situations dans le ménage et des prénoms. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur différents dictionnaires, c’est-à-dire des listes de mots correspondant à la variable traitée provenant de recherches antérieures ou d’autres bases de données. Ainsi, pour corriger les prénoms, Baptiste Coulmont, qui a travaillé sur cette partie de la base a utilisé les bases Insee des prénoms et des personnes décédées. Marion Leturcq et Victor Gay ont, par ailleurs, utilisé les listes des départements français, des colonies et des pays étrangers, tels qu’ils étaient appelés pendant l’entre-deux-guerres, ou encore la nomenclature des professions utilisées par la Statistique générale de la France (SGF).

Enfin, nous avons créé des variables qui manquaient pour l’analyse statistique que nous souhaitions mener, comme la variable « sexe » qui n’existe pas dans les listes nominatives (alors que le renseignement apparaît dans les fiches individuelles), ou encore délimiter les ménages afin d’en comprendre la composition. Ce travail de correction et d’adaptation de la base est encore en cours, car nous travaillons actuellement à l’ajout d’une nomenclature des professions – afin de permettre une analyse par groupes professionnels  –, ou encore à la création du système d’information géographique (SIG) de la base pour réaliser la géolocalisation de chaque immeuble dans la ville.

Retrouver des ancêtres

La base POPP ainsi créée a déjà été utilisée à différentes fins. Une partie de la base (comprenant les noms de famille – qui, eux, n’ont pas été corrigés –, les prénoms et les adresses) a été reversée aux Archives de Paris pour permettre la recherche nominative dans les images numérisées des listes nominatives. Ce nouvel outil mis en place au début du mois d’octobre 2025 – et également proposé en consultation au sein de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » – a déjà permis à de nombreuses personnes de retrouver leurs ancêtres.

Il nous a également été possible de fournir les premiers résultats tirés de la base POPP (confrontés aux résultats statistiques des recensements publiés) pour dresser des données de cadrage apparaissant sous forme d’infographies dans l’exposition (créées par Clara Dealberto et Jules Grandin). Ces résultats apparaissent également avec une perspective plus comparative dans une publication intitulée « Paris il y a 100 ans : une population plus nombreuse qu’aujourd’hui et déjà originaire d’ailleurs » (Ined, septembre 2025).

L’heure est maintenant à l’exploitation scientifique de la base POPP par l’équipe du projet dont le but est de dresser le portrait de la population parisienne à partir des données disponibles dans les listes nominatives des recensements de la population, en explorant les structures par sexe et âge, profession, état matrimonial, origine, ou encore la composition des ménages des différents quartiers de la ville.


L’autrice remercie les deux autres commissaires de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » Valérie Guillaume, directrice du musée Carnavalet – Histoire de Paris, et Hélène Ducaté, chargée de mission scientifique au musée Carnavalet – Histoire de Paris et les Archives de Paris.

The Conversation

Sandra Brée a reçu des financements du CollEx-Persée, de Progedo, de l'humathèque du Campus-Condorcet et du CNRS.

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