23.11.2025 à 10:47
L’IA fait peser des risques sur la sécurité nationale, la démocratie et notre système de santé… Quelques pistes pour les réduire
Texte intégral (1944 mots)
L’essor fulgurant de l’intelligence artificielle offre d’immenses opportunités, mais fait également peser des risques majeurs sur la démocratie, l’économie, la santé et la sécurité, que seuls des usages responsables, des systèmes plus sûrs et une régulation internationale ambitieuse pourront contenir.
L’intelligence artificielle (IA) s’invite désormais dans presque tous les aspects de notre vie. Nous profitons de ses avantages, comme l’accélération de la découverte de nouveaux médicaments ou l’avènement d’une médecine plus personnalisée grâce à la combinaison de données et d’expertise humaine, souvent sans même nous en rendre compte. L’IA générative, qui permet de créer rapidement du contenu et d’automatiser la synthèse ou la traduction via des outils comme ChatGPT, DeepSeek ou Claude, en est la forme la plus populaire. Mais l’IA ne se limite pas à cela : ses techniques, issues principalement de l’apprentissage automatique, des statistiques et de la logique, contribuent à produire des décisions et des prédictions en réponse aux demandes d’utilisateurs.
Si elle permet désormais d’accélérer des travaux de recherche qui exigeaient autrefois des années, elle peut aussi être détournée, par exemple pour identifier des composants utiles à la mise au point d’armes biochimiques. Elle ouvre la voie à des technologies comme les véhicules autonomes, mais en leurrant leur système de vision, on peut aussi transformer ces véhicules en armes… Les risques liés à l’IA sont multiples et spécifiques, et doivent être compris comme tels, ne serait-ce que parce que les systèmes d’IA sont complexes et s’adaptent avec le temps, ce qui les rend plus imprévisibles. Au rayon des menaces, on trouve notamment les données utilisées pour entraîner les modèles sous-jacents, puisque des données biaisées produisent des résultats biaisés.
Globalement, des acteurs malveillants peuvent utiliser l’IA pour automatiser des attaques à grande vitesse et le faire à très grande échelle. Lorsque l’intelligence artificielle contrôle des systèmes critiques, toute attaque peut avoir des conséquences considérables. Et comme les outils d’IA sont largement accessibles, il est relativement facile de les utiliser pour causer des dommages.
Menaces pour la démocratie et la santé
Plus tôt cette année, le Forum économique mondial de Davos a mentionné les « conséquences négatives des technologies d’IA » dans son Global Risks Report, en raison de leur capacité à perturber la stabilité géopolitique, la santé publique et la sécurité nationale.
Les risques géopolitiques tournent majoritairement autour des élections. Avec l’IA, les possibilités de désinformer se sont multipliées : en quelques clics, un utilisateur peut créer de faux profils, produire des fake news et en adapter le langage pour manipuler avec une précision inquiétante. L’élection présidentielle roumaine de 2024 a été suspendue en raison d’une ingérence étrangère manifeste via les réseaux sociaux. À mesure que l’IA progresse, ces risques ne feront que s’intensifier.
Les conséquences financières de l’IA ne peuvent pas non plus être ignorées. Des fausses informations générées par ces outils sont désormais utilisées pour manipuler les marchés, influencer les investisseurs et faire varier les cours des actions. En 2023, par exemple, une image générée par IA montrant une explosion près du Pentagone, diffusée juste après l’ouverture des marchés américains, aurait provoqué une baisse de la valeur de certains titres. Par ailleurs, des attaques « par exemples contradictoires » – qui consistent à tromper un modèle d’apprentissage automatique en modifiant les données d’entrée pour provoquer des sorties erronées – ont montré qu’il était possible de manipuler des systèmes de scoring de crédit fondés sur l’IA. Conséquence : des prêts étaient octroyés à des candidats qui n’auraient pas dû en bénéficier.
L’IA menace également les systèmes de santé. On se souvient, lors de la pandémie de Covid-19, de la vitesse avec laquelle les fake news sur les vaccins ou les confinements se sont propagées, alimentant la méfiance dans certaines communautés. Au-delà, des systèmes de santé fondés sur l’IA et entraînés sur des données biaisées peuvent produire des résultats discriminatoires, refusant des soins à des populations sous-représentées. Une étude récente du Cedars Sinai a ainsi montré que plusieurs grands modèles de langage (LLM) « proposaient souvent des traitements inférieurs » lorsqu’un patient en psychiatrie était « explicitement ou implicitement présenté » comme afro-américain. Enfin, l’IA a élargi la surface d’exposition des hôpitaux, qui deviennent des cibles de choix.
Nous devons également rester attentifs aux enjeux de sécurité nationale posés par l’IA. La guerre en Ukraine en offre une illustration claire. Le rôle militaire accru des drones dans ce conflit, dont beaucoup sont alimentés par des outils d’IA, est un exemple parmi tant d’autres. Des attaques sophistiquées utilisant l’IA ont mis hors service des réseaux électriques et perturbé des infrastructures de transport. De la désinformation appuyée sur l’intelligence artificielle a été diffusée pour tromper l’adversaire, manipuler l’opinion publique et façonner le récit de la guerre. Clairement, l’IA est en train de redéfinir les champs traditionnels de la guerre.
Son impact s’étend au domaine sociétal, du fait de la suprématie technologique acquise par certains pays et certaines entreprises, mais aussi au domaine environnemental, en raison de la consommation énergétique de l’IA générative. Ces dynamiques ajoutent de la complexité à un paysage mondial déjà fragile.
Une voie vers une IA plus sûre
Les risques liés à l’IA sont en constante évolution et, s’ils ne sont pas maîtrisés, ils pourraient avoir des conséquences potentiellement catastrophiques. Pourtant, si nous agissons avec urgence et discernement, nous n’avons pas à craindre l’IA. En tant qu’individus, nous pouvons jouer un rôle déterminant en interagissant de manière sûre avec les systèmes d’IA et en adoptant de bonnes pratiques. Cela commence par le choix d’un fournisseur qui respecte les standards de sécurité en vigueur, les réglementations locales propres à l’IA, ainsi que le principe de protection des données.
Le fournisseur doit chercher à limiter les biais et être résilient face aux attaques. Nous devons également toujours nous interroger face aux informations produites par un système d’IA générative : vérifier les sources, rester attentifs aux tentatives de manipulation et signaler les erreurs et les abus quand nous en repérons. Nous devons nous tenir informés, transmettre cette vigilance autour de nous et contribuer activement à ancrer des usages responsables de l’IA.
Les institutions et les entreprises doivent exiger des développeurs d’IA qu’ils conçoivent des systèmes capables de résister aux attaques adversariales. Ces derniers doivent prendre en compte les risques d’attaques adverses, en créant des mécanismes de détection s’appuyant sur des algorithmes et, lorsque cela est nécessaire, en remettant l’humain dans la boucle.
Les grandes organisations doivent également surveiller l’émergence de nouveaux risques et former des équipes réactives, expertes en analyse du « risque adversarial ». Le secteur de l’assurance développe d’ailleurs désormais des couvertures spécifiquement vouées à l’IA, avec de nouveaux produits destinés à répondre à la montée des attaques adverses.
Enfin, les États ont eux aussi un rôle déterminant à jouer. Beaucoup de citoyens manifestent leur souhait que les IA respectent les droits humains et les accords internationaux, ce qui suppose des cadres législatifs solides. Le récent AI Act européen, première réglementation visant à favoriser un développement responsable de l’IA en fonction des niveaux de risque des systèmes, en est un excellent exemple. Certains y voient une charge excessive, mais je considère qu’il devrait être perçu comme un moteur destiné à encourager une innovation responsable.
Les gouvernements devraient également soutenir la recherche et l’investissement dans des domaines comme l’apprentissage automatique sécurisé, et encourager la coopération internationale en matière de partage de données et de renseignement, afin de mieux comprendre les menaces globales. (L’AI Incident Database, une initiative privée, offre un exemple remarquable de partage de données.) La tâche n’est pas simple, compte tenu du caractère stratégique de l’IA. Mais l’histoire montre que la coopération est possible. De la même manière que les nations se sont accordées sur l’énergie nucléaire et les armes biochimiques, nous devons ouvrir la voie à des efforts similaires en matière de supervision de l’IA.
En suivant ces orientations, nous pourrons tirer le meilleur parti du potentiel immense de l’IA tout en réduisant ses risques.
Créé en 2007 pour aider à accélérer et partager les connaissances scientifiques sur des questions sociétales clés, le Fonds Axa pour la recherche – qui fait désormais partie de la Fondation Axa pour le progrès humain – a soutenu plus de 750 projets à travers le monde sur des risques environnementaux, sanitaires et socio-économiques majeurs. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site web du Fonds Axa pour la recherche ou suivez @AXAResearchFund sur LinkedIn.
David Rios Insua a reçu des financements du ministère espagnol des Sciences, de l'Innovation et des Universités, des programmes H2020 et HE de la Commission européenne, de l'EOARD, du SEDIA espagnol, de la Fondation BBVA et de CaixaBank.
22.11.2025 à 18:08
Effets secondaires des chimiothérapies : une molécule française prometteuse pour lutter contre les neuropathies périphériques, dont souffrent près de 90 % des patients
Texte intégral (1625 mots)
Une nouvelle molécule capable de protéger les neurones des effets toxiques de la chimiothérapie, tout en renforçant l’efficacité de certains traitements anticancéreux, a été découverte et offre des résultats prometteurs chez l’animal. Une start-up a été créée pour continuer son développement et mener des études chez l’humain.
Picotements dans les mains et les pieds, brûlures, douleurs, perte de sensibilité, sensation d’engourdissement… Les neuropathies périphériques figurent parmi les effets secondaires les plus fréquents de la chimiothérapie, touchant jusqu’à 90 % des patients pour certains traitements. Leur sévérité conduit parfois les praticiens à ajuster, voire à réduire les doses de chimiothérapie, ce qui peut en diminuer l’efficacité.
Dans un cas sur quatre, ces atteintes nerveuses persistent des mois, voire des années après la fin du traitement. Elles rappellent alors chaque jour aux patients qu’ils ont eu un cancer – alors même que leurs cheveux ont repoussé et que les nausées ou la fatigue ont disparu. Aucun droit à l’oubli, même une fois la maladie vaincue
À ce jour, hormis le port de gants et de chaussons réfrigérants pendant les séances de chimiothérapie – une méthode pas toujours efficace et souvent désagréable –, aucun traitement préventif n’existe. Quelques médicaments palliatifs sont utilisés, pour atténuer la douleur, avec une efficacité modeste.
Notre équipe, en collaboration avec des chercheurs états-uniens et français, vient de franchir une étape importante avec la découverte d’un composé, baptisé Carba1, capable de protéger les neurones des effets toxiques de la chimiothérapie, tout en renforçant l’efficacité de certains traitements anticancéreux. Ces travaux viennent d’être publiés dans la revue Sciences Advances.
Une molécule, deux cibles
Carba1 appartient à la famille des carbazoles, une classe de molécules développée par les chercheurs du Centre d’études et de recherche sur le médicament de Normandie (CERMN), avec lesquels nous collaborons depuis plus de dix ans.
Nos travaux ont mis en évidence que Carba1 agit sur deux cibles principales.
Premièrement, Carba1 interagit avec la tubuline, la brique de base des microtubules. Selon les besoins de la cellule, ces briques peuvent s’assembler pour former soit des « câbles » capables de tirer et de séparer les chromosomes lors de la division cellulaire, soit des « rails » sur lesquels se déplacent des moteurs moléculaires transportant nutriments et organites comme les mitochondries, assurant ainsi la distribution de l’énergie et des ressources dans toute la cellule.
Ce système de transport est particulièrement essentiel dans les cellules nerveuses, dont les prolongements peuvent atteindre plus d’un mètre de longueur, par exemple les neurones qui partent du ganglion rachidien, près de la moelle épinière et vont innerver la peau des pieds. De nombreux médicaments anticancéreux, tels que le paclitaxel (Taxol) ou le docétaxel (Taxotère), ciblent déjà ces structures afin de bloquer la prolifération des cellules tumorales. Cependant, cette action n’est pas sans conséquence : les neurones, eux aussi dépendants des microtubules pour le transport de leurs constituants, en sont affectés, ce qui constitue l’une des causes majeures des neuropathies.
Nous avons montré que Carba1 modifie subtilement les microtubules : il perturbe leur extrémité, favorisant la liaison du paclitaxel. Cette interaction permet d’utiliser des doses plus faibles du médicament anticancéreux sans perte d’efficacité contre les tumeurs.
Mais ce n’est pas tout.
Des neurones plus résistants
Deuxièmement, en examinant plus en détail les propriétés de Carba1, nous avons découvert qu’il agit également sur un autre front : le métabolisme énergétique. Les neurones figurent parmi les cellules les plus gourmandes en énergie, et la défaillance bioénergétique est considérée comme l’un des principaux facteurs contribuant à la dégénérescence neuronale.
Nos résultats montrent que Carba1 active directement une enzyme clé, la nicotinamide phosphoribosyltransférase (NAMPT), qui relance la production de NAD⁺, molécule cruciale pour la génération d’énergie. Résultat : les neurones deviennent plus résistants au stress métabolique et survivent mieux aux agressions des agents chimiothérapeutiques.
Nous avons confirmé l’effet neuroprotecteur de Carba1 sur des cultures de neurones exposées à trois agents chimiothérapeutiques connus pour induire une neuropathie, via des mécanismes différents : le paclitaxel (ciblant les microtubules), le cisplatine (agent alkylant) et le bortézomib (inhibiteur du protéasome).
Contrairement aux cultures témoins où s’étendent des prolongements neuritiques lisses et vigoureux, dans les cultures traitées par ces médicaments, les prolongements présentent un aspect fragmenté, caractéristique d’un processus de dégénérescence. En revanche, lorsque les neurones sont exposés à ces mêmes traitements en présence de Carba1, leurs prolongements demeurent intacts, indiscernables de ceux des cultures non traitées. Ces observations indiquent que Carba1 protège efficacement les neurones de la dégénérescence induite par ces agents neurotoxiques.
Des résultats encourageants chez l’animal
Pour aller plus loin, nous avons testé Carba1 dans un modèle de neuropathie chez le rat traité au paclitaxel, développé par le Dr David Balayssac à Clermont-Ferrand (unité Neurodol). Ce traitement provoque une hypersensibilité cutanée : les rats réagissent à des pressions très faibles sur leurs pattes, un signe de douleur neuropathique. L’analyse histologique montre également une diminution des terminaisons nerveuses intra-épidermiques, tandis que le sang présente des taux élevés de NfL (chaîne légère de neurofilaments), marqueur de dégénérescence neuronale.
Lorsque Carba1 est administré avant et pendant le traitement, ces altérations disparaissent : les nerfs restent intacts, la concentration de NfL demeure normale et la sensibilité cutanée des animaux reste inchangée. Autrement dit, Carba1 protège les neurones de la dégénérescence induite par le paclitaxel. Signe rassurant, Carba1 n’impacte pas la croissance tumorale.
Comme les neurones, les cellules cancéreuses consomment beaucoup d’énergie. Il était donc essentiel de vérifier que Carba1 n’avait pas d’effet pro-tumoral et qu’il ne diminuait pas l’efficacité du paclitaxel. Pour le savoir, nous avons administré Carba1 seul, ou en association avec une dose thérapeutique de paclitaxel, à des souris porteuses de tumeurs greffées. Les résultats sont clairs : Carba1 n’a provoqué aucun effet toxique, ni altéré la santé générale des animaux, ni stimulé la croissance des tumeurs. Il n’interfère pas non plus avec l’action anticancéreuse du paclitaxel.
Une nouvelle voie vers des traitements mieux tolérés
Cette découverte est particulièrement enthousiasmante, car elle combine deux effets rarement réunis :
renforcer l’efficacité des médicaments anticancéreux de la famille du paclitaxel (taxanes) en permettant d’en réduire la dose ;
préserver les nerfs et améliorer la qualité de vie des patients pendant et après le traitement.
Avant d’envisager un essai clinique chez l’humain, plusieurs étapes restent indispensables. Il faut d’abord confirmer la sécurité de Carba1 chez l’animal, déterminer la dose minimale efficace et la dose maximale tolérée. Enfin, il sera nécessaire de mettre au point une formulation adaptée à une administration chez l’humain.
Cette mission incombe désormais à la start-up Saxol, issue de cette recherche, dont je suis l’une des cofondatrices. Si ces étapes – qui devraient s’étendre sur cinq ans au moins, selon les défis techniques et les levées de fonds – se déroulent comme prévu, Carba1 pourrait devenir le premier traitement préventif contre la neuropathie induite par la chimiothérapie – une avancée majeure qui pourrait transformer la façon dont les patients vivent leur traitement anticancéreux.
Carba1 incarne une innovation à l’interface de la chimie, de la neurobiologie et de l’oncologie. En associant protection neuronale et renforcement de l’efficacité thérapeutique, cette petite molécule pourrait, à terme, réconcilier traitement du cancer et qualité de vie. Pour les millions de patients confrontés à la double épreuve du cancer et de la douleur neuropathique, elle représente un espoir concret et prometteur.
Laurence Lafanechère est cofondatrice et conseillère scientifique de la Société SAXOL. Pour mener ses recherches elle a reçu des financements de : Société d’Accélération de Transfert de Technologies Linksium Maturation grant CM210005, (L.L) Prématuration CNRS (LL) Ligue contre le Cancer Allier et Isère (LL, C.T, D.B.) Ruban Rose (LL)
22.11.2025 à 08:18
Syndicats : la longue marche des femmes pour se faire entendre
Texte intégral (2462 mots)
Si deux femmes sont aujourd’hui à la tête de deux des principaux syndicats français, les organisations syndicales ont mis du temps à intégrer les questions féministes. Dans le chapitre « En finir avec un syndicalisme d’hommes » de l’ouvrage collectif « Théories féministes » (Seuil, septembre 2025), l’historienne Fanny Gallot raconte leur difficile mue féministe au sein d’un mouvement ouvrier au départ méfiant envers le travail des femmes.
Si les revendications féministes ont longtemps été perçues par les organisations syndicales comme divisant la classe ouvrière et représentant des intérêts considérés comme bourgeois, elles ont néanmoins servi d’aiguillon, jouant un rôle fondamental dans la prise en compte des droits sociaux et professionnels des femmes. Pour mieux saisir les défis théoriques et militants actuels dans l’articulation entre revendications féministes et orientations syndicales, il importe de revenir sur l’histoire de l’articulation entre ces mouvements.
Pour la période d’avant 1914, l’historienne Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard rappelle la méfiance du mouvement ouvrier envers le travail des femmes, perçu comme une menace pour les salaires masculins et l’organisation traditionnelle du travail. « Ménagère ou courtisane », écrivait Pierre-Joseph Proudhon au milieu du XIXe siècle à propos du rôle des femmes dans la société : leur travail professionnel était loin d’être alors une évidence. Au tournant du XXe siècle, ces orientations expliquent leur faible syndicalisation et les tensions entre objectifs féministes et syndicaux, tandis que les femmes ne peuvent se syndiquer sans l’autorisation de leur mari jusqu’en 1920.
Résistance syndicale à l’intégration des femmes
En 1901, l’affaire Berger-Levrault, analysée par l’historien François Chaignaud, est emblématique des tensions entre féminisme et syndicalisme : la direction de l’imprimerie Berger-Levrault (à Nancy, ndlr) fait appel à des ouvrières pour remplacer des grévistes masculins, ce qui provoque un conflit avec le Syndicat des femmes typographes. En 1913, une typographe voit ainsi son adhésion syndicale refusée sous prétexte qu’elle est mariée à un syndiqué (le fond du problème, c’est qu’elle est elle-même typographe et que la Fédération du Livre voyait d’un mauvais œil le travail des femmes, ndlr) : c’est l’affaire Couriau, qui illustre bien la résistance syndicale à l’intégration des femmes et montre comment le travail féminin est perçu comme dévalorisant les conditions salariales globales, limitant la reconnaissance des femmes comme partenaires légitimes dans la lutte sociale.
Les organisations syndicales relèguent ainsi les revendications portant sur l’égalité salariale au second plan, au profit de la lutte des classes considérée comme prioritaire, et ce d’autant plus que le travail des femmes, moins bien rémunéré, tendrait à « tirer les salaires vers le bas ».
Les femmes sont alors perçues comme des travailleuses temporaires apportant un salaire d’appoint au ménage : c’est le salaire de l’homme gagne-pain qui est censé nourrir l’ensemble de la famille.
Des initiatives pionnières, à l’image de celles de Lucie Baud, syndicaliste et ouvrière en soierie, révèlent néanmoins l’implication des femmes dans les grèves et leur appropriation de l’outil syndical pour lutter contre des conditions de travail inhumaines.
De leur côté, les institutrices s’organisent en amicales puis en syndicats et groupes d’études. […] Les femmes vont ensuite participer massivement aux grèves de mai-juin 1936 dans tous les secteurs et sur l’ensemble du territoire.
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Tandis que Martha Desrumaux coordonne les grèves du textile dans le Nord, les femmes des grands magasins – où elles composent 80 % de la main-d’œuvre – entrent dans la mobilisation et occupent leurs lieux de travail bien qu’elles n’y soient pas toujours bien accueillies par les hommes, y compris syndicalistes.
Cependant, la plupart du temps, elles ne prennent pas la tête des mobilisations. Malgré leur participation active aux grèves et la montée en puissance de la revendication « à travail égal, salaire égal » depuis les années 1920, l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est maintenu, le patronat autant que les syndicats tenant à cette différenciation. Si la revendication est formellement portée par les structures syndicales sous la pression des militantes, elle n’est pas prioritaire et n’est pas reprise par les hommes qui, seuls, participent aux négociations.
La difficile mue féministe des syndicats
Après la Seconde Guerre mondiale, la création de commissions féminines au sein des syndicats, notamment à la CGT, marque un tournant. Ces structures, destinées à intervenir spécifiquement auprès des salariées, restent cependant limitées dans leur portée. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des avancées significatives émergent, bien que l’idée de complémentarité naturalisée des sexes continue de prédominer au sein des syndicats.
Cependant, durant les « années Beauvoir » que l’historienne Sylvie Chaperon a étudiées, l’action des militantes conduit à poser plus largement la question de la syndicalisation des femmes.
Ainsi que l’ont montré les travaux de la sociologue Margaret Maruani, les années 1970 constituent une décennie de rupture marquée par l’émergence de mouvements féministes autonomes et l’intensification des luttes ouvrières. Ces deux dynamiques, bien que distinctes, ont souvent convergé dans leurs revendications. Les luttes pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, portées par des collectifs comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), exercent une pression importante sur les organisations syndicales, les obligeant à prendre position sur ces enjeux, tandis que les premières théorisations du travail domestique sont discutées.
Face à ces revendications, la CGT et la CFDT adoptent des stratégies distinctes. La CGT crée des secteurs féminins, tandis que la CFDT intègre ces questions de manière transversale. Ces approches reflètent des compréhensions différentes du féminisme, mais également des enjeux internes concernant la répartition des tâches et les rapports de pouvoir au sein des syndicats.
Ainsi, en 1970, la CGT récuse nationalement une conception « féministe de l’égalité », qu’elle considère comme étroite et, en 1973, elle précise cette analyse : « La conception “féministe” selon laquelle la société aurait été construite “par les hommes et pour les hommes” est erronée. » […]
Le mouvement féministe prend de l’importance et la CGT ne peut pas y rester imperméable, d’autant qu’une nouvelle génération de femmes syndicalistes se forge dans la foulée du mouvement de mai-juin 1968. Ces changements provoquent des conflits importants. Ainsi, à l’Union départementale du Rhône, les tensions, voire les heurts, entre le collectif féminin de la CGT et la direction syndicale sont fréquents, soulignant l’incapacité des organisations à concilier pleinement luttes pour les droits des femmes et stratégies syndicales.
Normes viriles de militantisme
C’est dans ce contexte tendu qu’intervient le suicide d’une militante de la CGT, Georgette Vacher. Intensément impliquée dans la construction du collectif féminin, elle déplore les « bâtons dans les roues » permanents et l’opprobre dont elle a fait les frais en interne. La veille du 29e congrès de l’UD du Rhône, tenu du 21 au 23 octobre 1981, Georgette Vacher met fin à ses jours après avoir préalablement laissé des cassettes audio dans lesquelles elle raconte son histoire et explique son geste en mettant en accusation les dirigeants départementaux de la CGT. […]
Au début des années 1980, ces débats sont également portés par des militantes de la CFDT qui aspirent à en finir « avec un syndicalisme d’hommes » :
« La situation vécue par les travailleuses n’est pas celle vécue par les hommes, et il n’est pas suffisant que l’Organisation – c’est-à-dire les hommes qui en sont les responsables – soit à l’écoute, encore faut-il que l’Organisation soit capable à tous les moments de la vie syndicale de traduire les situations vécues par l’ensemble de la classe ouvrière. Comment cela pourrait-il se réaliser si nous ne réussissons pas une politique de présence active des travailleuses dans tous les lieux d’analyse, d’élaboration et de décision ? […] La prédominance du monde des hommes, leur mode de fonctionnement, leur forme de militantisme, leur disponibilité plus grande introduisent, au plus bas niveau de notre structure, un filtre, un système de sélection dont pâtit l’ensemble des autres niveaux de la structure. » (Extrait du rapport mixité au Conseil national (CN) du 21 mai 1981, Archives CFDT, fonds Marcel-Gonin, cité par Fanny Gallot dans « Mobilisées, une histoire féministe des contestations populaires », Seuil, 2024, p.159.)
Y compris localement et dans le cadre de grèves de femmes des classes populaires, des tensions apparaissent entre les normes de militantisme viril et les stratégies mises en œuvre par les femmes pour se faire entendre, comme le montre la sociologue Ève Meuret-Campfort.
De nouveaux défis
Après les années 1980, qualifiées de « décennie silencieuse » par l’économiste Rachel Silvera du point de vue de l’appréhension syndicale des enjeux féministes, les mobilisations sociales de novembre-décembre 1995 marquent un renouveau, tandis que les féminismes se redéploient après la puissante manifestation féministe du 25 novembre 1995.
À la CGT, par exemple, le collectif Femmes mixité est relancé en 1993 et revendique la parité des structures de la confédération, laquelle est actée par le congrès confédéral en 1999. Dans le même temps, la syndicaliste Maryse Dumas, alors élue au bureau confédéral de la CGT, souligne qu’il s’agit de « dépasser la notion de “spécificité” », car, précise-t-elle, « parler de spécificité pour les femmes signifie bien que le centre, le global, le majoritaire est masculin ». Elle ajoute, « notre syndicalisme est féministe parce qu’il agit pour l’émancipation et la liberté des femmes ». Dans cette dynamique, la FSU, la CGT et Solidaires coorganisent les intersyndicales femmes, à partir de 1997.
Cependant, malgré des avancées, de nombreux défis restent à relever. La sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité demeure un problème majeur, comme le montre la sociologue Cécile Guillaume à propos de Solidaires, tandis que les comportements sexistes et de pratiques excluantes persistent, ce qui freine l’ascension des militantes dans les structures syndicales. Des normes de genre implicites valorisant les hommes persistent et conduisent au maintien d’une division sexuée du travail syndical.
Un autre enjeu contemporain se rapporte à la prise en compte des oppressions croisées, ce qui nécessite une refonte des stratégies syndicales pour mieux répondre aux besoins des travailleuses, notamment racisées ou occupant des emplois précaires, comme le montre la sociologue Sophie Béroud. Parmi les enjeux à repenser, on trouve également le « hors-travail », selon le terme de Saphia Doumenc, qui se concentre sur les mobilisations et l’implication syndicale des femmes de chambre à Lyon et à Marseille. Tandis que se déploie la perspective de la grève féministe dans de nombreux pays, l’enjeu du travail reproductif, qu’il soit rémunéré ou non, invite les organisations syndicales à repenser leur intervention dans une approche désandrocentrée du travail et de la contestation.
Fanny Gallot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.