26.11.2025 à 16:30
Réduire l’usage des pesticides : quand les agriculteurs s’inspirent de leurs pairs
Texte intégral (1701 mots)
S’inspirer de ses semblables et changer ainsi ses habitudes, c’est quelque chose qui s’observe souvent pour tout type de comportement. C’est aussi un levier d’action non négligeable pour réduire les pesticides, quand les injonctions perçues comme « venant d’en haut » font parfois freiner des quatre fers les premiers concernés.
Qu’il s’agisse de se mettre au vélo pour aller travailler, d’arrêter de fumer ou bien de découvrir un nouveau genre musical, nos vies sont ponctuées de changements inspirés par ceux qui nous entourent. Nos habitudes se transforment rarement seules : elles se propagent, s’imitent, s’apprennent. C’est aussi le cas pour les agriculteurs, qui s’inspirent des expériences de leurs proches pour faire évoluer leurs propres pratiques. Ce processus de diffusion des connaissances et d’influence au sein de réseaux de pairs est désigné par le concept d’apprentissage social.
Prendre en compte ces effets de pairs dans la conception de politiques publiques agricoles offre une piste prometteuse pour la promotion de pratiques économes en pesticides, dont les effets néfastes sur la santé et l’environnement ont été largement documentés par la communauté scientifique.
Plusieurs études se sont déjà penchées sur l’importance de l’apprentissage social dans l’évolution des comportements, et notamment des changements de pratiques des agriculteurs. Les économistes Benyishay et Mobarak montrent ainsi que les agriculteurs sont plus susceptibles d’adopter une nouvelle technologie agricole si celle-ci leur est présentée et expliquée par d’autres agriculteurs qui leur ressemblent.
Cette transmission entre pairs est prometteuse au vu de la difficulté à faire changer les pratiques des agriculteurs. Les programmes agro-environnementaux fondés sur des subventions individuelles censées rémunérer l’effort environnemental des exploitants sont souvent perçus comme des normes arbitraires imposées d’en haut par des acteurs déconnectés des enjeux agricoles réels, et se soldent en effet régulièrement par des échecs.
C’est particulièrement vrai pour les pratiques économes en pesticides, qui cristallisent les tensions entre modèle productiviste et modèle durable, rendant leur adoption complexe à généraliser.
Dans ce contexte, notre travail s’est donc interrogé sur la capacité de l’apprentissage social à générer un bénéfice environnemental. Et s’il était un levier efficace pour diminuer l’usage des pesticides ? C’est ce que nous avons pu démontrer, sur la base d’une étude de cas d’un programme agro-environnemental d’un genre nouveau, fondé sur un réseau d’agriculteurs volontaires : le programme DEPHY.
DEPHY, laboratoire d’un changement de modèle
Cette initiative a été lancée en 2010 au sein du plan Écophyto, un dispositif affichant l’objectif ambitieux d’une réduction de 50 % de l’usage des pesticides avant 2018. Le programme Démonstration, Expérimentation et Production de références sur les systèmes économes en PHYtosanitaires (DEPHY) est un réseau de 3 000 exploitations agricoles engagées dans une démarche volontaire de réduction des pesticides. Celles-ci ont pu bénéficier d’une assistance technique gratuite et de conseillers spécialisés pour repenser leurs utilisations de pesticides. Le but ? Proposer des trajectoires concrètes de changements de pratiques, issues de l’expérience des agriculteurs.
DEPHY permet ainsi d’expérimenter, sur plusieurs années, une combinaison de pratiques alternatives, telles qu’une amélioration des rotations des cultures afin de perturber le cycle des ravageurs, l’optimisation de la densité des semis et l’espacement des rangs pour favoriser la bonne santé des plantes, la production de différentes variétés de cultures pour réduire la pression des maladies, mais aussi la sélection de variétés à maturité précoce.
D’autres techniques sont explorées, comme le remplacement des pesticides par des outils mécaniques ou encore l’usage des méthodes de biocontrôle qui placent les mécanismes naturels et les interactions entre espèces comme instruments phares de la protection des cultures.
Le programme repose également sur le partage de connaissances produites par les expérimentations des fermes DEPHY. Lors d’une journée de démonstration, la ferme engagée dans le programme DEPHY accueille d’autres agriculteurs qui peuvent ensuite tester chez eux les méthodes qu’ils ont découvertes lors de leur visite. Au fil du temps, la pratique peut ainsi se répandre dans tout le secteur : c’est l’effet domino du bouche-à-oreille agricole.
Impacts du programme
Si les actions mises en place n’ont pas permis, pour l’instant, la diminution de moitié qui était visée, les résultats de ce programme démontrent néanmoins une certaine efficacité, avec une baisse de 18 % à 38 % de l’usage des pesticides dans les exploitations participantes entre la période précédant l’implantation de DEPHY et la moyenne 2018-2020.
En France, dix cultures concentrent 90 % des usages de pesticides. Notre étude a choisi de se focaliser sur la filière « grandes cultures, polyculture, élevage », qui a vu l’usage de pesticides baisser de 26 % en moyenne au sein des agriculteurs DEPHY. Cette filière représente approximativement 67 % de l’usage des pesticides en France, elle est donc particulièrement stratégique pour examiner la réduction des pesticides au niveau français.
Dans ce contexte, nous avons ainsi tâché d’évaluer les retombées de ce programme en distinguant ses effets chez les agriculteurs directement impliqués et ceux constatés chez les observateurs actifs. Nous avons ainsi voulu répondre à une question cruciale : comment généraliser les pratiques économes en pesticides au-delà du cercle restreint d’agriculteurs DEPHY ?
Les « agriculteurs observateurs » qui ont pu se rendre à des journées de démonstration étaient environ trois fois plus nombreux que les participants.
Résultat du programme DEPHY ou motivation initiale ?
On pourrait cependant rétorquer que les agriculteurs qui ont participé à DEPHY, ou bien qui sont allés observer ce programme étaient tous volontaires : ils étaient donc sans doute déjà intéressés par l’agroécologie et auraient peut-être modifié leurs pratiques de toute manière. Dans ce cas, les performances observées au sein du réseau refléteraient moins l’efficacité du dispositif lui-même que le profil particulier de ses participants.
Afin d’éviter ce biais, nous avons construit des groupes d’exploitations comparables en tous points – taille, type de production, contexte géographique et économique – ne différant que par la proportion de fermes engagées, directement ou indirectement, dans le programme.
L’analyse statistique de ces groupes, fondée sur les enquêtes du Ministère en charge de l’agriculture et de l’alimentation conduites entre 2006 et 2021, montre que les baisses observées dans l’usage des pesticides ne peuvent être attribuées aux seules caractéristiques initiales des agriculteurs, mais traduisent un effet réel de diffusion des pratiques agroécologiques.
Changer les pratiques, une visite à la fois
Au final, les résultats de notre étude mettent en avant l’impact de l’apprentissage social. Ce dernier, qui se manifeste ici par une baisse de l’usage des pesticides chez les agriculteurs observateurs après leur visite dans des exploitations DEPHY, est quantifiable : une augmentation de 1 % de la proportion d’observateurs dans un groupe d’exploitations agricoles réduit ainsi l’usage moyen de pesticides de ce groupe de 0,05 % à 0,07 % entre la période pré-programme (2006-2011) et la période post-programme (2017-2021). En extrapolant, cela signifierait que doubler la proportion d’observateurs (une augmentation de 100 %) dans un groupe reviendrait à réduire de 5 % à 7 % l’usage moyen de pesticides dans ce groupe, simplement en organisant plus de visites.
Avec de tels résultats, le programme DEPHY présente un rapport coûts-bénéfices particulièrement intéressant pour réduire l’usage des pesticides. Augmenter les visites des exploitations participantes au programme DEPHY semble prometteur au vu de la force des résultats obtenus : un coût supplémentaire minime pour une réduction conséquente de l’usage des pesticides. L’apprentissage social apparaît ainsi comme un levier efficace, que les pouvoirs publics gagneraient certainement à déployer plus largement afin d’accompagner un changement plus global de notre modèle agricole.
Solal Courtois-Thobois et Laurent Garnier ont participé à la rédaction de cet article.
Rose Deperrois a reçu un financement de thèse de l'Office Français de la Biodiversité (OFB).
Adélaïde Fadhuile a reçu un financement de l'ANR pour le projet FAST - Faciliter l'Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005) et IDEX UGA (référence 15-IDEX-0002).
Julie Subervie a reçu un financement de l'Agence Nationale de la Recherche pour le projet FAST - Faciliter l'Action publique pour Sortir des pesTicides (référence 20-PCPA-0005).
26.11.2025 à 16:29
Comment les élèves apprennent : faire dialoguer science et société pour mieux les accompagner
Texte intégral (1597 mots)
Comment accompagner un élève durant ses devoirs ? Ce type de problématique éducative nécessite de tenir compte des savoirs scientifiques, des pratiques pédagogiques et des expériences vécues par les élèves et leurs familles. Un programme de recherche croise ces approches pour mieux éclairer les mécanismes d’apprentissage des enfants.
Un mardi soir, à Besançon, familles, enseignantes et enseignants, étudiantes et étudiants, membres du monde de la recherche et simples curieux se retrouvent pour une soirée autour des sciences cognitives.
Pendant que les adultes échangent avec une chercheuse autour des stratégies les plus efficaces pour mémoriser, dans la salle voisine, leurs enfants fabriquent un cerveau en pâte à modeler et découvrent comment les informations circulent du cerveau à la main. À la sortie, les participants repartent avec de nouvelles connaissances sur la manière dont on apprend, et leurs questions nourrissent la réflexion des chercheuses et chercheurs.
Organisées chaque mois dans le cadre du cycle Questions d’éducation, ces rencontres illustrent une manière de faire dialoguer des mondes qui se côtoient sans toujours se comprendre. Le parti pris est clair : l’intelligence collective est essentielle pour affronter les problématiques éducatives, trop complexes pour être résolues sans croiser les regards.
Croiser les regards autour des questions éducatives
Pourquoi certains élèves, pourtant motivés, ont-ils des difficultés à l’école ? Comment accompagner les élèves durant leurs devoirs ? Ce type de problématique éducative est complexe : elle nécessite de tenir compte des savoirs scientifiques, des pratiques pédagogiques et des expériences vécues par les élèves et leurs familles. Croiser ces regards, ceux des chercheurs et chercheuses, du monde enseignant, des parents et des élèves, c’est précisément ce que nous cherchons à faire avec le programme SCAPS – Sciences Cognitives Avec et Pour la Société.
L’hypothèse qui guide ce programme est qu’en confrontant expertises scientifiques, pratiques professionnelles et expériences familiales, il devient possible d’aborder plus finement les questions éducatives et d’y apporter des réponses mieux adaptées.
Une étude récente publiée dans Scientific Reports par Baumann et ses collaborateurs montre que la diversité des compétences et des approches peut certes freiner la coordination lorsqu’une tâche est simple, mais qu’elle devient un atout majeur lorsqu’une tâche est complexe et que les échanges entre membres sont riches et fréquents.
Autrement dit, lorsqu’un problème est difficile, plus les interactions entre les membres d’un groupe sont nombreuses et de qualité, plus la diversité devient un levier d’efficacité collective. Dans ces conditions, les différences de compétences et de perspectives cessent d’être un obstacle pour devenir une ressource, permettant d’éviter les impasses et d’explorer des solutions nouvelles.
Une démarche participative
Si les questions éducatives gagnent à être abordées collectivement, encore faut-il créer des situations où ce dialogue peut réellement se déployer. Concrètement, le programme s’organise autour de deux dynamiques complémentaires, avec l’objectif de comprendre ensemble pour construire ensemble.
Une exposition interactive intitulée « L’expo qui prend la tête » a par exemple été conçue par des chercheuses et des médiatrices du service sciences, arts et culture de l’Université Marie-et-Louis-Pasteur. Familles, groupes scolaires et curieuses et curieux découvrent et testent, avec de réelles mises en situation, comment ils et elles mémorisent.
Comment mieux apprendre, cette question est également posée dans des groupes de pratiques, où des enseignantes et enseignants volontaires analysent leurs démarches pédagogiques à la lumière de la recherche et testent en classe des stratégies – comme la pratique de l’espacement des apprentissages – avant d’en discuter les effets avec des chercheurs et des enseignants formés aux sciences cognitives. Ce dialogue permet de faire un lien direct entre recherche et terrain.
C’est à partir de ces pistes, et parfois de sollicitations directes des familles ou des enseignants, que naissent ensuite des projets de recherches participatives où élèves, parents et/ou enseignants contribuent à formuler les questions, à remonter des observations ou à interpréter les résultats.
Donner la parole aux enfants
Pour comprendre ce qui se joue réellement à l’école, il faut écouter celles et ceux qui y apprennent au quotidien. Dans cette perspective, nous avons mené des ateliers conversationnels avec 127 élèves du CE2 au CM2 afin de recueillir leurs perceptions de l’école, des différentes matières abordées, des évaluations et des devoirs. Leur parole donne accès à un savoir situé, souvent négligé, qui permet d’affiner, et parfois de déplacer, nos hypothèses de recherche.
Des constats saillants émergent de ces échanges.
Par exemple, des consignes d’apprentissage similaires peuvent mobiliser des processus cognitifs très différents. Pour une même consigne – « recopie un mot pour l’apprendre » –, certains élèves recopient avec le modèle sous les yeux, d’autres de mémoire. Du point de vue de la recherche, ce détail change tout : la première pratique relève de la simple répétition, la seconde mobilise la pratique du rappel, deux mécanismes aux effets très différents sur la mémorisation. Ces variations fines, peu visibles depuis l’extérieur, éclairent pourquoi des pratiques a priori similaires produisent des effets différents.
D’autre part, les croyances des élèves sur l’intelligence semblent dépendre des matières scolaires, mais aussi des formes d’évaluation associées. Les arts plastiques et le sport sont jugés moins exigeants intellectuellement par les enfants, parce que généralement, quoi qu’ils ou elles fassent, « c’est toujours bien ! »
Cela suggère une piste rarement explorée : le lien entre les modalités d’évaluation d’une matière et la manière dont les élèves construisent leurs représentations de l’intelligence. Autrement dit, ce n’est peut-être pas la matière elle-même, mais la façon dont elle est évaluée qui façonne ces représentations.
Ces témoignages vont au-delà d’un simple constat. Si certains font directement écho à des phénomènes bien documentés en sciences cognitives, ils permettent également d’ouvrir des questions nouvelles et d’ajuster nos modèles à la réalité scolaire.
Des défis à relever
Ce type de dispositifs illustre la force de l’intelligence collective pour éclairer les questions éducatives. Mais lorsque l’on passe du dialogue à la co-construction de projets de recherche, de nouveaux défis apparaissent.
Co-construire suppose en effet de concilier des temporalités, des objectifs et des contraintes très différentes : celles des enseignantes et enseignants, pris dans les exigences du quotidien scolaire ; celles des familles, qui cherchent des réponses concrètes aux difficultés rencontrées par leurs enfants ; et celles des chercheuses et chercheurs, qui doivent garantir la validité scientifique des protocoles et la qualité des données recueillies.
Les projets collaboratifs menés en éducation montrent cependant que ces différences peuvent être une force lorsque les rôles sont clarifiés dès le départ et que chacun peut apporter son expertise à l’élaboration du projet. Les recherches en sciences participatives soulignent d’ailleurs que ces démarches renforcent l’engagement, la compréhension de la démarche scientifique et parfois même les compétences des participants, à condition de garantir un cadre clair, une accessibilité réelle et un sens partagé.
Ces défis ne sont donc pas des obstacles, mais plutôt les conditions à prendre en compte pour permettre à la co-construction, avec le monde enseignant, les familles et les élèves, de produire des projets à la fois scientifiquement solides et réellement utiles au terrain.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Anais Racca a reçu des financements de l'ANR - ANR-23-SSAI-0021
Laurence Picard a reçu des financements de l'ANR - ANR-23-SSAI-0021
Marie Mazerolle a reçu des financements de l'ANR - ANR-23-SSAI-0021
26.11.2025 à 16:29
Ce que l’univers de la mode nous dit de la Russie en 2025
Texte intégral (2215 mots)
Le secteur de la mode a été profondément affecté par les sanctions décrétées à l’encontre de la Russie au cours de ces dernières années. La plupart des marques occidentales ont quitté le pays, et les marques locales n’ont plus accès aux marchés occidentaux. Contournement des sanctions via le recours à des importations en passant par des pays tiers, développement des compagnies locales et arrivée sur le marché russe d’acteurs issus de pays qui y étaient auparavant peu présents : à l’instar des autres secteurs économiques, l’univers de la mode se transforme, mais le modèle occidental continue de fasciner en Russie.
En 2022, la maison Valentin Yudashkin a été exclue de la programmation de la semaine de mode parisienne. Ce créateur russe réputé, né en 1963, est décédé l’année suivante, en mai 2023.
En attendant un éventuel retour de la Russie dans la communauté des nations, la vie de la mode continue dans le pays. Avant 2022, la Fashion Week de Moscou était sponsorisée par Mercedes-Benz. Depuis trois ans, le gouvernement de Moscou a repris l’organisation d’une semaine de la mode désormais indépendante des partenaires occidentaux (dernière édition en août 2025). Par ailleurs, une Fédération internationale de la mode des BRICS+ a vu le jour, suite au sommet de Moscou de l’organisation, tenu en octobre 2024. Dans un contexte de fortes tensions, la mode devient un objet politique à part entière – bien au-delà de sa dimension artistique ou économique.
La fin d’une période dorée pour les marques occidentales en Russie
Les enseignes occidentales ont rapidement investi la Russie (auparavant fermée) lors de son ouverture démocratique dans les années 1990. Le nouveau millénaire a été marqué par une certaine forme de glamour et d’extravagance, tant dans les vêtements que dans les attitudes. C’était une époque de nouveaux riches et de paillettes à tout-va. Une époque résumée par le mot russe de perebor (« faire sonner toutes les cloches de l’église en même temps »), autrement dit l’idée d’un style qui n’hésitait pas à « en faire trop » – une esthétique que décrit la journaliste Evelina Khromtchenko en 2008 dans son ouvrage « Russian Style ».
Aujourd’hui, toute cette insouciance est bien loin. Deux exemples parmi d’autres le démontrent. Pendant l’hiver 2023, des jeunes filles en Europe occidentale et aux États-Unis ont lancé une tendance sur TikTok et Instagram, celle de la Slavic Girl, devenue rapidement très populaire. Fourrure, diamants, talons hauts et maquillage flamboyant : ce phénomène a provoqué des remous un peu partout dans le monde. Une partie des internautes y a vu la propagation d’un imaginaire russe honni.
En novembre 2022, la maison Dior a été critiquée pour avoir adopté dans une de ses campagnes une scénographie qui incorporait des éléments d’inspiration russe, présentés dans un décor de type slave avec de la neige et des bouleaux. Ces éléments ont entraîné une série de commentaires négatifs sur Instagram. Peu après, la façade d’une boutique Dior à Kiev a été recouverte de graffitis accusant la marque de soutenir la Russie.
Départs définitifs ou temporaires et contournement des sanctions
En parallèle du recul du soft power de la mode russe, l’écosystème de la mode et de l’habillement en Russie a été profondément modifié par le conflit.
Les sanctions occidentales ont entraîné le départ temporaire ou permanent de nombreuses marques internationales. Uniqlo, Marks & Spencer ou encore H&M ont complètement quitté le marché, résiliant leurs partenariats avec les franchisés et leurs baux commerciaux en Russie.
Beaucoup de marques occidentales ont vendu leurs parts russes à des entreprises locales. Le groupe Inditex (Zara) a revendu ses filiales opérationnelles russes à une société émiratie, Daher Group. Les marques ont changé de nom (Zara est devenue MAAG, Bershka est devenue Ecru, Pull&Bear est devenue DUB). Ces nouvelles boutiques ne vendent plus les produits d’Inditex, mais commercialisent désormais leurs propres lignes de vêtements, fabriquées notamment en Chine et au Pakistan.
Dans le segment du luxe, le choix des grandes marques occidentales a plutôt été de suivre une stratégie du gel que de partir complètement. Les sanctions européennes contre la Russie interdisent la vente, le transfert et l’exportation d’articles de luxe d’une valeur supérieure à 300 euros vers la Russie. « Nous vous informons que notre boutique est temporairement fermée pour des raisons techniques. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour la gêne occasionnée et vous remercions de votre compréhension. Nous attendons avec impatience de pouvoir vous accueillir de nouveau et restons toujours à votre disposition », peut-on lire depuis trois ans sur les vitrines des boutiques de luxe à Moscou, dont les grandes maisons européennes continuent à payer le loyer.
En outre, l’enjeu ne se limite pas au marché russe lui-même. En septembre 2025, Brunello Cucinelli a vu son action chuter de 15 % après qu’un fonds activiste spécialisé dans la vente à découvert (Morpheus Research) a publié une enquête affirmant que la marque continuait d’opérer en Russie malgré les sanctions – des allégations immédiatement contestées par la maison.
Les grands acteurs du luxe ne vendent plus rien en Russie, mais conservent leurs emplacements dans les zones commerciales les plus convoitées. La rue Stoletchnikov Pereoulok, équivalent moscovite de la rue du Faubourg Saint-Honoré, est encore remplie de boutiques Chanel, Hermès, Gucci, etc. Le soir, plusieurs s’illuminent. Dans la vitrine d’Hermès, une belle scénographie est même toujours visible.
Les autorités russes favorisent désormais les importations parallèles, permettant de vendre des produits importés sur le territoire russe sans forcément disposer de l’autorisation de la marque. Les entreprises russes s’adressent pour cela à des intermédiaires turcs, chinois, voire d’Europe de l’Est.
Certaines marques occidentales ont conservé leurs boutiques, ainsi que l’activité commerciale via des partenaires indépendants, sous licence de fabrication. Parmi elles, citons Benetton, Guess, Giorgio Armani… ou encore Cacharel Paris et Lacoste, présents dans une dizaine de boutiques ou points de vente à Moscou.
La nature a horreur du vide
De nouvelles marques arrivent également sur le marché russe. En deux ans et demi, les marques turques sont ainsi devenues les leaders parmi les nouveaux arrivants sur le marché russe, tandis que la Chine et l’Italie se partagent la deuxième place.
La décision de plusieurs grandes maisons européennes de restreindre l’accès à leurs produits pour les citoyens russes a été très mal perçue par la clientèle russe. Chanel, par exemple, a exigé auprès de certaines clientes russes de signer une déclaration attestant qu’elles n’emporteraient pas leurs achats en Russie, condition nécessaire pour finaliser la vente.
Toutefois, les plus aisés peuvent toujours contourner les sanctions grâce à des services de conciergerie. Mais la disparition de l’expérience en boutique, essentielle dans l’univers du luxe, a conduit une partie de la clientèle à se tourner vers les marques locales.
En effet, de nombreuses marques russes tirent parti du vide laissé par les enseignes occidentales. Les premières sanctions, en 2014, ont poussé les entrepreneurs et créateurs russes à prendre conscience de la nécessité de développer la production locale en substitution aux importations. En 2022, avec le départ des géants de la mode étrangère, les entrepreneurs locaux, qui ont l’avantage de bien connaître la demande de la clientèle dans leur propre pays, ont été prêts à prendre le relais. Un exemple marquant : la marque Lime connaît une expansion rapide et occupe la niche laissée par Zara, avec un chiffre d’affaires qui a triplé entre 2021 et 2023. Toutefois, les exemples de succès économiques les plus frappants concernent surtout le segment du mass market.
Quel avenir pour les marques de créateurs ?
La reconfiguration du marché a plutôt favorisé l’essor de labels qualifiés de « niches », tels que Choux, Walk of shame, Rogov, Glumkimberly, Lesyanebo, Monochrome ou Ushatava, entre autres. Avant les événements de 2022, la top-model Bella Hadid portait les ensembles de Lesyanebo, et Monochrome collaborait avec Reebok. Aujourd’hui, ces marques profitent de leur succès en Russie tout en espérant le retour du pays sur la scène mondiale. La véritable question est de savoir si ces labels seront capables de rivaliser avec les grandes maisons européennes si celles-ci reviennent un jour sur le marché russe.
Malgré le contexte actuel, les esprits russes restent tournés vers l’Occident. Les Russes continuent de considérer les diplômes internationaux, du moins dans le domaine des études de mode, comme les plus prestigieux. Et même si les Russes se sont vite adaptés à la consommation locale disponible, ils n’ont pas décidé de tourner le dos à l’Occident ni à sa culture.
Polina Talanova ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.