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15.08.2025 à 16:21

Nouvelle-Calédonie : les indépendantistes du FLNKS rejettent l’accord de Bougival. Et maintenant ?

Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie
Le FLNKS a rejeté l’accord de Bougival visant à relancer le dialogue et accroître l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, divisant le camp indépendantiste.
Texte intégral (1934 mots)

Le FLNKS, le principal regroupement de mouvements indépendantistes, a officiellement désavoué le 13 août dernier l’accord de Bougival, qui devait renouer le dialogue avec l’État et permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à davantage d’autonomie. Qu’adviendra-t-il de ce texte, toujours soutenu par une partie du camp indépendantiste ?


Quelques semaines à peine après la ratification inespérée d’un accord politique entre l’État et dix-huit représentants politiques néocalédoniens – indépendantistes et non-indépendantistes – les voix dissonantes s’amplifient et contestent parfois avec virulence un compromis politique qu’elles considèrent comme « mort-né ».

Dans un premier temps, l’Union Calédonienne (UC), l’un des principaux partis indépendantistes de l’archipel, a vivement réagi en reniant la signature de ses trois représentants. Logiquement, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) – coalition de 7 groupes de pression dont l’UC est le principal membre – a suivi, en actant le 13 août son rejet de ce projet d’accord en raison de son « incompatibilité avec les fondements et acquis de sa lutte ». Il réclame par ailleurs des élections provinciales en novembre 2025. Face à cette levée de boucliers, l’accord de Bougival, qualifié d’« historique » par le ministre des Outre-mer Manuel Valls, a-t-il encore des chances d’aboutir ?


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Le rejet de l’UC et du FLNKS condamne-t-il l’accord ?

Dans ce contexte tendu, certains signataires – notamment ceux du FLNKS – se retrouvent désormais contestés par leur propre parti politique et leurs militants. Quelques jours après les signatures et la publication in extenso de l’accord, l’Union Calédonienne et le FLNKS avaient rapidement précisé que la délégation de signataires ne disposait pas du mandat politique pour signer un tel document au nom de leur parti. Sous la pression des militants, ce sont essentiellement de nouveaux responsables politiques qui ont contribué à l’ampleur de la contestation contre l’accord, puis à sa remise en cause. Rappelons tout de même que les trois signataires de l’UC occupent des rôles fondamentaux dans la gouvernance du parti, ce qui les rendait a priori légitimes à le représenter.

Après le rejet formel de l’Union Calédonienne (UC), principale composante du Front, l’organisation a précisé lors de son comité directeur que « le mandat des signataires et des équipes tombe de fait » : une nouvelle équipe devrait donc prendre le relais. Dans la continuité, le congrès extraordinaire du FLNKS du 9 août dernier a entériné cette position. L’organisation annonce désormais une mobilisation active contre le projet : « Nous utiliserons toutes nos forces et toutes les formes de lutte à notre disposition pour que ce texte n’aille pas au vote », affirme ainsi le président du FLNKS, Christian Tein.

Si le FLNKS considère désormais comme acté la mort de l’Accord de Bougival, il se positionne néanmoins pour la poursuite du dialogue, à condition toutefois de n’aborder que « les modalités d’accession à la pleine souveraineté » avec « le colonisateur ».

Si un consensus global autour de l’accord de Bougival semble désormais s’éloigner, qu’en est-il de la viabilité de cet accord, au regard notamment des 5 autres délégations de signataires – l’Union Nationale pour l’Indépendance (UNI), l’Éveil Océanien (EO) et les partis non indépendantistes – qui continuent de défendre et de soutenir ce compromis politique ? Au regard du paysage politique actuel, dont le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est l’émanation représentative, et en considérant l’hypothèse d’une unanimité au sein des groupes, ceux en faveur de l’accord de Bougival représenteraient 40 membres sur 54 (12 membres de l’UNI, 3 pour l’EO et 25 pour les non-indépendantistes), contre 13 élus du groupe UC-FLNKS et nationalistes et 1 non-inscrit.

Si ce calcul théorique représente une majorité significative au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, il ne tient pas compte d’une crise de légitimité qui frappe les élus territoriaux, dont le mandat de cinq ans a expiré en mai 2024. Il avait à l’époque été prolongé jusqu’en novembre 2025, en raison d’une situation politique particulièrement tendue résultant des émeutes en cours à l’époque.

Un rejet qui clarifie la fragmentation dans le camp indépendantiste

En parallèle du rejet de l’UC et du FLNKS, le soutien renouvelé de l’UNI (rassemblant les partis indépendantistes Palika et UPM – Union progressiste en Mélanésie) à l’accord de Bougival confirme la scission au sein du camp indépendantiste. En effet, durant les émeutes de 2024, l’unité du FLNKS avait déjà été fragilisée avec la mise en retrait des deux partis de l’UNI (Palika et UPM), qui faisaient auparavant partie du Front.

L’une des conséquences de cette fragilisation du Front indépendantiste a été une recomposition institutionnelle : alors que le FLNKS détenait auparavant les présidences des deux principales institutions du Territoire (le Gouvernement et le Congrès), la combinaison des divisions en son sein et de la prise de distance de l’Éveil Océanien, un parti non aligné détenant une position de pivot, a entraîné un recul politique et institutionnel des indépendantistes. Ils ont ainsi perdu successivement la présidence du congrès en août 2024 et celle du gouvernement en décembre 2024.

Au sein du camp indépendantiste, cette recomposition du paysage politique s’apparente à une guerre d’influence entre UC et UNI, notamment sur la question de la stratégie et de la méthode à adopter en vue d’obtenir l’indépendance. L’UNI privilégie ainsi la voie du compromis politique pour parvenir à une souveraineté partagée à moyen terme. L’UC actuelle, quant à elle, se montre plus intransigeante et défend un rapport de force visant une pleine souveraineté immédiate.

Le FLNKS dans sa configuration actuelle se retrouve désormais sous domination de l’UC, marquée depuis août 2024 par la présidence de Christian Tein. Ce dernier s’est d’abord démarqué comme leader de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), mise en place par l’UC le 18 novembre 2023 pour lutter contre le projet de dégel du corps électoral. Le FLNKS se revendiquant comme seul mouvement légitime de libération du peuple kanak, son retrait vaudrait donc retrait de ce peuple de l’accord politique, le rendant mécaniquement caduc. L’UNI de son côté assume désormais son soutien au « compromis politique » de Bougival, prévoyant un statut que le parti estime évolutif, et qui permettrait in fine à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à une « souveraineté partagée avec la France ».

Cette division risque d’être accélérée par le rejet en bloc de l’accord de Bougival par le FLNKS, qui marginalise en interne une ligne plus consensuelle, incarnée par les trois signataires qui sont désormais désavoués par leur propre camp. Des sanctions disciplinaires sont désormais réclamées par une partie des militants, contribuant à rendre intenable une ligne favorable au compromis politique.

L’État parviendra-t-il à poursuivre le processus tout en maintenant le dialogue ?

Face au rejet catégorique exprimé par une partie du camp indépendantiste, la réaction de l’État, notamment par la voix du ministre des Outre-mer Manuel Valls, n’a pas tardée. Il a insisté sur le fait que l’accord représente un « compromis » et que son rejet risquerait de ramener le territoire au « chaos ». Il précise également qu’un « non-accord » aurait des conséquences sociales et économiques délétères, ce qui a pu être perçu par certains comme un chantage néocolonial.

Le ministre des Outre-mer a également réaffirmé sa disponibilité permanente au dialogue, annonçant se rendre en août une quatrième fois sur le territoire calédonien pour la mise en place d’un comité de rédaction chargé d’affiner les textes, de lever les ambiguïtés et de clarifier l’esprit de l’accord, sans toutefois en altérer l’équilibre. Toutes les forces politiques, y compris l’UC et le FLNKS, sont conviées à ce travail. Mais il y a peu de chances que ces deux organisations, en boycott actif du processus, y participent.

Malgré cette main tendue, Manuel Valls reste déterminé à tenir le calendrier prévisionnel de l’accord : report des élections provinciales à mai-juin 2026, adoption des réformes constitutionnelles et organiques à l’automne 2025, et surtout consultation populaire visant à adopter définitivement l’accord en février 2026.

Interrogé par la chaîne publique Nouvelle-Calédonie la Première peu de temps après le rejet de l’accord par l’UC, Manuel Valls continuait à défendre l’application de ce « compromis politique ».

Deux fragilités majeures pèsent sur ce processus : au plan national, l’instabilité politique et l’incertitude pour le gouvernement d’obtenir la majorité des 3/5e au Congrès, nécessaire à l’adoption finale de l’accord qui implique une révision constitutionnelle ; au plan local, la contestation de la légitimité des signataires, les divisions internes du camp indépendantiste et la menace d’une mobilisation active de l’UC-FLNKS qui compte fermement bloquer la consultation populaire.

Dans un contexte post-émeutes et marqué par de profondes fractures politiques, cette consultation populaire en forme de nouveau référendum interrogera la capacité des signataires à rallier une large majorité de Calédoniens, et conditionnera la viabilité durable de l’accord de Bougival.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.08.2025 à 16:00

George P. Marsh, pionnier de la protection de l’environnement au XIXᵉ siècle

Hans Schlierer, Professeur et coordinateur RSE, EM Lyon Business School
Aujourd’hui, redécouvrons la figure de George P. Marsh, diplomate et savant américain du XIXᵉ siècle, précurseur du concept de durabilité.
Texte intégral (2148 mots)

Cet été, « The Conversation » vous emmène à la rencontre de figures de pionnières, mais souvent méconnues, en matière d’écologie. Aujourd’hui, redécouvrons la figure de l’Américain George Perkins Marsh, diplomate, savant du XIXe siècle et précurseur du concept de durabilité.


Pionnier de l’écologie oublié des universitaires comme du grand public, George Perkins Marsh (1801–1882) est un diplomate et savant américain du XIXe siècle, mais aussi l’un des premiers environnementalistes, qui a marqué le début de la réflexion moderne sur l’impact de l’industrialisation.

Bien avant que le terme de durabilité ne s’impose, George P. Marsh a reconnu les effets destructeurs des actions humaines sur la Terre. Il est un des premiers à avoir identifié les menaces que le développement du capitalisme faisait peser sur les dynamiques écologiques. Son livre Man and Nature, publié en 1864, a été l’un des premiers à discuter de la gestion des ressources naturelles et de la conservation.

Initialement philologue, c’est-à-dire spécialiste des langues, Marsh parlait couramment une vingtaine de langues, dont le suédois, l’allemand ou encore l’italien. Ce polymathe a été membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, de la Royal Society, de l’American Antiquarian Society et de l’Académie américaine des sciences. Il a également enseigné à l’Université Columbia (New York) et écrit de nombreux articles pour des encyclopédies et des revues scientifiques.

Des forêts du Vermont à la Méditerranée

Né en 1801 dans le Vermont rural, le jeune George P. Marsh se révèle vite grand lecteur, autodidacte et intéressé par de nombreux sujets. À l’âge de six ans, il apprend tout seul le grec ancien et le latin pour devenir, plus tard, spécialiste de l’islandais. Contraint cependant d’abandonner la lecture durant plusieurs années à cause de problèmes de vue – il devient presque aveugle –, George P. Marsh se réfugie dans la nature.

George Perkins Marsh entre 1843 et 1849. Library of Congress

Très jeune, il apprend de son père à distinguer les essences d’arbres et à comprendre la dynamique des eaux dans les montagnes du Vermont. Lui-même se déclare « porté sur les forêts ». Tous ses souvenirs montrent à quel point ce contact direct, sensible et accompagné a été fondateur pour toute sa pensée environnementale.

Ces observations précoces du paysage serviront de socle à sa future et riche réflexion sur les relations entre l’humain et la nature, notamment lorsqu’il constate que la déforestation dans le Vermont entraîne une érosion des sols, une perte de biodiversité et conduit à une désertification du paysage en seulement quelques années.

Il complète plus tard ses propres observations par la lecture d’ouvrages scientifiques et historiques. Ce sont ses années en tant qu’ambassadeur des États-Unis dans l’Empire ottoman (1849–1854) et en Italie (de 1861 jusqu’à sa mort) qui lui permettent de lier observations et analyse historique du bassin méditerranéen.

Il constate en particulier que la perte de productivité agricole des sols érodés peut rendre la terre infertile pendant des siècles, entraînant maladies et famines pour les populations et l’affaiblissement du pouvoir des nations. C’est d’ailleurs ce problème qui aurait contribué, selon lui, à mettre l’Empire romain à genoux – une hypothèse qui figure aujourd’hui parmi celles retenues par les historiens comme élément déterminant de la chute de Rome.

Dans son livre Man and Nature, il ne cesse de multiplier les exemples historiques pour renforcer sa thèse centrale : l’avenir du monde dépend des décisions que prendra l’humanité quant à l’utilisation et à la conservation de ses ressources naturelles. L’essentiel du livre illustre la dégradation environnementale, avec quatre chapitres principaux consacrés à des exemples spécifiques parmi les plantes et les animaux, les forêts, les eaux et les sables.

George P. Marsh s’intéresse, d’abord et avant tout, aux forêts, car, pour lui, leur destruction est la « première violation par l’humanité des harmonies de la nature inanimée », non seulement dans le temps, mais aussi en termes d’importance.

Déjà, au XIXᵉ siècle, un lien entre forêts et climat

Le chapitre sur les forêts commence par une description méticuleuse de l’influence de la forêt sur l’ensemble de l’environnement, des variations de température locales aux propriétés électriques et chimiques de l’air, en passant par les schémas climatiques régionaux. Mais le plus important, ce sont ses effets sur les précipitations et l’humidité du sol.

Les forêts, selon lui, rendent des services inestimables à l’humanité par leur effet modérateur sur le cycle hydrologique. Elles protègent le sol des pluies violentes, réduisant ainsi l’érosion. Les feuilles et les végétaux morts permettent au sol d’absorber d’énormes quantités d’humidité et de les libérer lentement, ce qui non seulement réduit les inondations, mais maintient également le débit des cours d’eau et des sources pendant les saisons sèches. Leur évapotranspiration, enfin, rafraîchit l’air et apporte la pluie à des terres qui en seraient autrement dépourvues.


À lire aussi : Éloge des feuilles mortes, carburant indispensable des écosystèmes


Mais lorsque les êtres humains font disparaître les forêts, ces avantages cessent. Le sol est emporté par les pluies, des rivières placides se transforment en torrents dévastateurs et les terres s’assèchent lorsque les pluies disparaissent. Les coûts humains, poursuit-il, pourraient être énormes.

Son travail a influencé de nombreux penseurs et décideurs dans le domaine de la conservation et de la protection environnementales. Il a notamment inspiré Gifford Pinchot (1865–1946), un des pères philosophiques et politiques du mouvement environnementaliste aux États-Unis, qui a joué un grand rôle dans la protection des forêts et, plus généralement, des ressources naturelles.

Il a été aussi une référence importante pour John Muir (1838–1914), le chef de file d’un courant qui vise à préserver une nature non affectée par l’activité humaine (« wilderness »). Ce mouvement a aussi initié la création des parcs nationaux aux États-Unis. George P. Marsh lui-même a joué un rôle clé dans la création de l’Adirondack Park (dans l’État de New York), l’un des premiers parcs forestiers aux États-Unis.

Des analyses visionnaires

Au-delà de la réception historique de ses travaux, les constats de George P. Marsh sont d’une actualité brûlante.

Les feux de forêt récurrents l’été, en France et ailleurs dans le monde, causés par des sécheresses elles-mêmes amplifiées par l’activité humaine, le rappellent encore. De même la déforestation en Amazonie et en Indonésie entraîne-t-elle aujourd’hui une érosion massive des sols, affectant la productivité agricole et les écosystèmes locaux.

Bien que Marsh n’ait pas utilisé le terme de « changement climatique », il a compris que la disparition des forêts pouvait modifier les régimes climatiques locaux.

Aujourd’hui, nous savons que la déforestation contribue au réchauffement climatique en libérant le carbone stocké dans les arbres et en réduisant la capacité des forêts à absorber le CO₂. La réduction des émissions provenant du déboisement et de la dégradation des forêts, ainsi que la gestion durable des forêts, la conservation et l’amélioration des stocks de carbone forestier sont des éléments essentiels des efforts mondiaux visant à atténuer le changement du climat.

Avec ses observations et ses conclusions, Marsh s’est forgé la conviction que l’humanité dépend de son environnement, et non l’inverse. Une position qui ébranle la certitude de la suprématie de l’être humain sur la nature, très répandue à son époque. Il arrive finalement à la conclusion que l’être humain « possède un pouvoir bien plus important sur ce monde que n’importe quel autre être vivant », position qui s’apparente à celle plus moderne qui fonde le concept d’anthropocène.

Un héritage toujours d’actualité

La modernité de son approche se manifeste aussi dans sa conception globale des phénomènes naturels. George P. Marsh combine une véritable géographie environnementale à une vue historique et à une approche déambulatoire et paysagère. Cela lui permet de relier entre eux des phénomènes épars afin d’aboutir à une compréhension globale des relations entre l’être humain et la nature.

Au moment de la première industrialisation, Marsh a le mérite de débuter la réflexion sur les dépassements et les limites d’une modernité balbutiante. Les sujets de ses observations que sont le sable, la déforestation, l’utilisation des sols ou la question de l’eau font tous partie des neuf limites planétaires que l’humanité a dépassées depuis.

Alors que la conférence des Nations unies sur les océans à Nice, en juin 2025, ne s’est pas conclue par des déclarations suffisamment fortes en faveur de leur protection et que le retard sur la décarbonation nous approche dangereusement du seuil de +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, il est urgent de reconsidérer les analyses de George P. Marsh.

The Conversation

Hans Schlierer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.08.2025 à 17:33

Irregular migrants in Europe face obstacles to exercising legal rights – where they have them

Clare Fox-Ruhs, Part-Time Assistant Professor, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University Institute
There are various social and labour rights for irregular migrants in the different EU member states and the UK. But the costs of enjoying these rights can be daunting.
Texte intégral (1501 mots)

It is said that a true measure of any society is how it treats its most vulnerable members. To what extent, however, does this litmus test extend to the irregular migrants among us – namely, those who live and/or work in host communities without the legal right to reside? What does it take to be a “member” of society to whom protection is owed?

These are key questions facing all major migrant-receiving countries. Moreover, the choices our national governments make in relation to regulating the rights of irregular migrants matter for all of us. These choices affect our schools, our workplaces, our healthcare and eldercare settings, and our streets. Everyone is implicated, for this is what it means to live in society.

The first step in problem-solving around the issues related to irregular migration is to better understand the conditions of irregular migrants and the current responses of national governments. To this end, we at the European University Institute, Uppsala University and the University of Zagreb developed IRMIGRIGHT – Europe’s first database of the social and labour rights of irregular migrants. Unrestricted public access to the database will be available in the second half of 2026.

Using the data we compiled, we constructed a novel set of indicators that allow us to measure and compare the nature of irregular migrants’ rights in 16 different social and labour fields across the 27 EU member states and the UK. Our recently published results of this analysis reveal important differences in the types of rights that irregular migrants can claim by law in European countries, and they show significant variation in the quality of those rights cross-nationally.


A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


Our research shows that European governments typically legislate to provide irregular migrants with a small set of basic rights. On the social side, these rights include access to emergency healthcare, maternity care and compulsory education for children. In labour terms, irregular migrants most commonly enjoy the right to recover a portion of unpaid wages (the UK and Bulgaria are the only countries in which they do not) and to be assured basic health and safety standards in the workplace. The range of services or benefits included in these rights is, in most cases, equal to those of citizens.

By contrast, it is only in a small minority of European countries that irregular migrants can exercise rights to emergency subsistence-level income support and temporary shelter – even in cases of extreme need. Routine income support payments and access to long-term social housing are virtually non-existent for irregular migrants under national laws.

The more established EU member states (the “EU 15”) typically offer better protections than the newer, post-enlargement member states. However, Denmark, Greece, Ireland and the UK break with this trend by providing weaker rights protections for irregular migrants.

Obstacles to meaningful rights

Amid the patchwork of protection and exclusion of irregular migrants in the rights frameworks of European countries, perhaps the bigger story is the widespread presence of obstacles to meaningful rights enjoyment. What our research shows is that it is one thing for an irregular migrant to have a right by law in a host country, but quite another to have a right that is provided in terms that enable the migrant to freely exercise that right.

Our findings show that even among the “best-performing” European countries such as Spain, France, Finland, Belgium and Sweden, irregular migrants face multiple “cost” barriers to enjoying their rights. Some of these costs are financial. Irregular migrants might have access to a variety of healthcare and education rights, but where the user costs of services associated with these rights exceed costs charged to citizens, irregular migrants might be priced out of services altogether.

User costs for irregular migrants vary cross-nationally: for instance, the UK charges 150% of National Health Service costs for certain maternity and specialised treatments, whereas the Netherlands treats irregular migrants on the same basis as citizens in regard to all healthcare for which these migrants are eligible. Costs may be waived, but the very presence of high costs can be enough to stop individuals from seeking even emergency or medically necessary care.

Prohibitive financial costs can also deter irregular migrants from exercising rights that they ought to be able to enjoy by law. There is no right without a remedy, yet our research finds that only around 50% of legal “rights” for irregular migrants are accompanied by some form of legal aid for them to exercise those rights.

Arguably, the cost that weighs most heavily on irregular migrants in exercising their legal rights is that of becoming visible to law enforcement authorities and facing potential immigration detention and deportation.

This rights obstacle can be reduced by “firewalls” – laws or policies that prevent service providers and state officials from reporting to immigration enforcement authorities those irregular migrants who, for example, use hospitals, schools and social services, or seek labour justice. It is striking, however, that only a handful of European countries offer such firewalls in regard to social rights (mostly healthcare), and that no country provides a firewall for irregular migrants to pursue their labour rights following workplace exploitation, abuse or injury.

Defining our societies

All in all, the picture of irregular migrants’ rights across Europe suggests that we have some way to go in guaranteeing fundamental and realisable rights that apply to all persons regardless of immigration status. The comparative country data we have compiled provide a new opportunity for European societies to hold up a mirror to themselves and ask if they are satisfied with the reflection. Do the rights that irregular migrants enjoy under the law speak to the values, norms and aspirations of host societies, or is it time for a health check?

Irregular migrants will inevitably remain of our societies, however well national governments succeed in limiting immigration and however we choose to set the boundaries of societal membership. By promoting and protecting irregular migrants’ core rights to necessary healthcare, emergency subsistence-level income and shelter, freedom from labour exploitation, and compulsory education for children, countries can realise their shared European ideals while simultaneously building healthier communities for all.


Our development of IRMIGRIGHT is part of the international “PRIME” project that analyses the conditions of irregular migrants in Europe. PRIME is funded by the European Union Horizon Europe programme.

The Conversation

Clare Fox-Ruhs ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.08.2025 à 15:16

Pour Montesquieu, seul le pouvoir arrête le pouvoir

Spector Céline, Professeure des Universités, UFR de Philosophie, Sorbonne Université, Sorbonne Université
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Pour Montesquieu (1689-1755) la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire – est la condition de la liberté politique.
Texte intégral (1993 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Cinquième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Montesquieu (1689-1755). Précurseur de l’approche constitutionnelle moderne, ce dernier définit des conditions de la liberté politique par la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire.


Comment Montesquieu peut-il nous aider à cerner l’esprit de la démocratie moderne ? Dans De l’esprit des lois (1748), paru de manière anonyme à Genève, le philosophe distingue la démocratie antique, dont le lieu d’origine est Athènes et Rome, et la république moderne, qui se dissimule encore sous la forme monarchique. Cette république nouvelle ne recourt plus au tirage au sort pour permettre aux citoyens de choisir leurs édiles ; elle privilégie le système représentatif en conférant au peuple – ou du moins à une partie du peuple – le droit d’élire ses députés à la Chambre.

Montesquieu inspiré par la Glorious Revolution anglaise

C’est dans l’Angleterre postérieure à la Glorious Revolution (1689) que Montesquieu va chercher les principes de la liberté politique. Si cette nation est dotée d’un statut singulier, c’est qu’au terme de sanglantes guerres civiles, le prince y a été apprivoisé. Magistrat et juriste de formation, le philosophe de la Brède a observé la vie politique anglaise lors de son séjour sur l’île pendant plus de 18 mois (novembre 1729-avril 1731). Au livre XI de L’Esprit des lois, il brosse un tableau inédit des conditions de la liberté politique, en partant de la tripartition des pouvoirs de l’État : la puissance législative, la puissance exécutive ou exécutrice, la puissance judiciaire. C’est seulement si par la « disposition des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir » que la Constitution pourra protéger la liberté, redéfinie de manière originale comme opinion que chacun a de sa sûreté, à l’abri de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. Montesquieu fournit ainsi à la postérité une interprétation subtile et profonde des institutions de la liberté.

La question de l’attribution des pouvoirs est d’abord essentielle : afin de faire fonctionner l’État, le pouvoir exécutif doit certes être confié à un seul homme – le monarque – en raison de la rapidité nécessaire des décisions à prendre. Mais la liberté politique suppose d’autres exigences : afin d’éviter la formation d’une caste de juges potentiellement tyrannique, l’autorité judiciaire doit être attribuée pour l’essentiel à des jurys populaires tirés au sort. Quant au pouvoir législatif, il doit être confié, dans un grand État, aux représentants du peuple. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions : les députés ne sont pas toujours mandataires de l’intérêt général. Telle est la raison pour laquelle le Parlement doit être constitué par deux Chambres – House of Commons et House of Lords. Si le bicaméralisme s’avère nécessaire, c’est que l’élite tente toujours d’opprimer le peuple et le peuple, de nuire à l’élite. Comme Machiavel, Montesquieu considère que les gens « distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs » ne doivent pas être confondus avec ceux qui en sont dénués, sans quoi « la liberté commune serait leur esclavage et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre ». L’État n’est pas une personne morale constituée en amont de la société et transcendant ses clivages : chaque groupe social dispose au sein du pouvoir législatif d’un organe partiel pour défendre ses intérêts, et se trouve par là même « constitué » avec ses droits et, le cas échéant, avec ses privilèges.

Néanmoins, l’exécutif lui-même n’est pas laissé sans secours face aux risques d’atteinte à sa prérogative : dans le sillage de certains publicistes anglais comme le Vicomte Bolingbroke, Montesquieu reconnaît le droit de véto du roi dans une monarchie limitée. Grâce à cette opposition de forces et de contre-forces, la constitution est un système dynamique qui se conserve par une forme d’autorégulation. Cet équilibre, sans doute, reste précaire : l’Angleterre perdra sa liberté au moment où le pouvoir législatif deviendra plus corrompu que l’exécutif. Mais contrairement aux théoriciens absolutistes de la souveraineté, l’auteur de L’Esprit des lois ne craint pas la paralysie des pouvoirs divisés, pas plus qu’il ne redoute l’impuissance associée à la nécessité d’un compromis politique et social. Tant que l’équilibre est maintenu, la préservation des droits résulte de la négociation et de la tension entre intérêts divergents. Dans le mouvement nécessaire des choses, les pouvoirs antagonistes finissent par « aller de concert ».

Séparer ou distribuer les pouvoirs ?

Comment interpréter la Constitution libre ? Dans un article classique, le juriste Charles Eisenmann a réfuté l’interprétation selon laquelle Montesquieu défendrait une véritable « séparation des pouvoirs ». L’interprétation séparatiste soutenue par la plupart des juristes consiste à affirmer que le pouvoir de légiférer, le pouvoir d’exécuter et le pouvoir de juger doivent être distribués à trois organes absolument distincts, pleinement indépendants, et même parfaitement isolés les uns des autres. Elle exclut pour chaque organe le droit de donner des instructions aux autres, et même tout droit de contrôle sur leur action.

Or cette conception stricte de la séparation des pouvoirs est intenable : en réalité, le philosophe-jurisconsulte ne remet pas le pouvoir législatif au Parlement seul, mais au Parlement et au monarque. Le Parlement élabore et vote les lois dont ses membres ont pris l’initiative ; mais ces lois n’entrent en vigueur que si le monarque y consent. Le monarque prend part à la législation par son droit de veto ; la puissance exécutrice, de ce point de vue, « fait partie de la législative ». En second lieu, si Montesquieu condamne le cumul intégral du pouvoir législatif et du pouvoir de juger, il n’exclut pas que la Chambre des Lords puisse juger les nobles. Enfin, il ne préconise pas davantage l’indépendance de chaque organe dans l’exercice de sa fonction ; il assigne au Parlement, dans un État libre, le droit et même le devoir de contrôler l’action exécutive du gouvernement.

De ce point de vue, la séparation des pouvoirs relève d’un « mythe ». Montesquieu l’affirme de façon explicite : « Dans les monarchies que nous connaissons, les trois pouvoirs ne sont point distribués et fondus sur le modèle de la Constitution dont nous avons parlé », à savoir la Constitution d’Angleterre : les pouvoirs de l’État sont distribués sans doute, mais d’une façon qui, loin de les séparer, les fond. L’État libre est un système dynamique où les parties en mouvement contribuent à l’équilibre du tout ; la distinction et l’opposition des pouvoirs est le préalable à leur coordination : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons : le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». Le mécanisme constitutionnel est ici agencé de telle sorte que ses divers rouages soient en mesure de se faire opposition les uns aux autres. Or c’est précisément parce que les pouvoirs sont en mesure de s’opposer qu’ils ne peuvent être radicalement séparés. Ce point est essentiel : contre les risques de dérive despotique, le contrôle parlementaire du gouvernement permet à l’État de rester libre.

D’où l’interprétation politique et non juridique de la distribution des pouvoirs : afin d’éviter les abus de pouvoir, il ne faut pas que deux des trois pouvoirs étatiques, et à plus forte raison les trois, soient remis à un seul et homme ou à un seul corps de l’État (pas même le Parlement !). Un seul pouvoir doit être réellement séparé des deux autres, à savoir le pouvoir judiciaire. Selon le président à mortier du Parlement de Bordeaux, le juge doit se contenter d’appliquer la loi, d’être la « bouche de la loi ». Pour que le citoyen n’éprouve pas la crainte des magistrats qui caractérise les États despotiques, il faut neutraliser la puissance de juger, « si terrible parmi les hommes » : elle doit devenir, pour ainsi dire, « invisible et nulle ». En particulier, l’exécutif ne doit en aucun cas influencer ou contrôler le pouvoir judiciaire. Il faut éviter à tout prix qu’il puisse opprimer par sa « volonté générale » et mettre en péril chaque citoyen par ses volontés particulières – ce qui risque d’arriver là où la puissance est « une ». La concentration et la confusion des pouvoirs font du prince un monstre omnipotent qui légifère, exécute, et juge, quitte à éliminer ses opposants politiques et à opprimer la dissidence.

À l’origine du constitutionnalisme moderne

Cette théorie doit bien sûr être contextualisée : en luttant contre le despotisme en France, Montesquieu n’a pas inventé telle quelle la conception fonctionnelle de la séparation des pouvoirs qui s’appliquera par la suite, aux États-Unis notamment ; il n’a pas imaginé un Sénat conçu comme Chambre des États, susceptible de remplacer la Chambre des Pairs ; il n’a pas conçu de président élu se substituant au monarque. Il reste que sa vision puissante est à l’origine du constitutionnalisme moderne. Elle inspire notre conception de l’État de droit, qui associe liberté des élections et des médias, distribution des pouvoirs et indépendance du judiciaire. En influençant la formation des constitutions républicaines, elle fournit la boussole dont nous avons encore besoin, au moment où le président américain remet en cause les pouvoirs du Congrès, menace d’abolir l’indépendance de l’autorité judiciaire, torpille celle des agences gouvernementales et envoie chaque jour des salves d’executive orders en défendant une théorie de l’exécutif « unitaire », fort et immune. Que le Congrès l’accepte et que la Cour suprême avalise l’impunité présidentielle est un signe, parmi d’autres, du danger mortel qui pèse sur nos démocraties.

The Conversation

Céline Spector est membre du Conseil scientifique de l'UEF France. Elle a reçu des financements pour des projets de recherche à Sorbonne Université au titre de l'Initiative Europe.

14.08.2025 à 15:16

Soudan : deux ans de guerre et un pays dans l’abîme

Marie Bassi, Enseignante-chercheure. Maîtresse de conférences en science politique, Université Côte d’Azur
La guerre au Soudan, opposant l’armée régulière aux FSR paramilitaires, dure depuis plus de deux ans. Elle a plongé le pays dans une crise humanitaire sans précédent. Entretien.
Texte intégral (3203 mots)

Depuis plus de deux ans, le Soudan est en proie à une guerre opposant l’armée régulière à un groupe paramilitaire. Ce conflit a plongé le pays dans la plus grave crise humanitaire au monde et provoqué le déplacement de près de 13 millions de personnes depuis avril 2023, selon les Nations unies.

Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de ces deux années de guerre ? Éléments de réponse avec Marie Bassi, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur et coordinatrice du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Soudan, basé à Khartoum mais actuellement délocalisé au Caire.


The Conversation : Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines du conflit actuel au Soudan ?

Marie Bassi : La guerre a éclaté le 15 avril 2023 en plein cœur de Khartoum, la capitale soudanaise. Elle oppose deux acteurs ; les forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et un puissant groupe paramilitaire appelé les Forces de soutien rapide (FSR), représenté par Mohamed Hamdan Daglo (alias « Hemetti »). Les premiers, l’armée régulière, gouvernent le Soudan de manière presque ininterrompue depuis l’indépendance du pays, en 1956. Les deuxièmes, les FSR, sont dirigées par des chefs issus de tribus arabes de l’ouest du Soudan, au Darfour.

Ce conflit a la particularité d’avoir débuté dans la capitale, une première pour le pays. Bien que l’histoire du Soudan ait été marquée par des décennies de tensions entre le Nord et le Sud et par des conflits entre le centre et les périphéries, ceux-ci ne s’étaient jamais exportés dans la capitale. Cette fois-ci, Khartoum a été directement affectée, avec des pillages, la destruction des infrastructures (centrales électriques, conduites d’eau, hôpitaux, écoles, patrimoine culturel, archives nationales…), et des attaques de zones administratives et militaires, mais aussi de très nombreuses habitations.

C’est aussi probablement la première fois qu’autant de puissances étrangères sont directement impliquées dans le conflit. L’économie de guerre est alimentée par un réseau complexe d’alliances internationales. Les Émirats arabes unis apportent leur soutien aux FSR, ce qu’ils démentent en dépit de plusieurs enquêtes qui le prouvent. D’un autre côté, l’Égypte est un allié majeur de l’armée. La Libye, l’Ouganda, le Tchad, le Soudan du Sud, la Russie, l’Iran et bien d’autres sont également impliqués, plus ou moins directement.

Ce conflit se caractérise aussi par son extrême violence. On compte plus de 150 000 morts, des viols, des tortures, des exécutons sommaires. Les viols de masse font partie du recours généralisé aux violences sexuelles comme arme de guerre.

Ce sont 25 millions de Soudanais qui souffrent de faim aiguë avec l’augmentation drastique des prix des denrées alimentaires. La famine a été confirmée par l’ONU dans dix régions du pays. À cette crise alimentaire s’ajoute une crise sanitaire : de nombreux hôpitaux ne sont plus opérationnels et près de la moitié de la population n’a pas accès à des soins médicaux. On observe le développement d’épidémies, comme la rougeole, la dengue, le paludisme ou le choléra.

On assiste à une prolifération des armes et à une multiplication des groupes armés qui éloignent l’espoir d’une paix proche. La guerre se poursuit et les deux camps continuent de commettre des exécutions sommaires visant des civils, accusés de soutenir le camp adverse ou appartenant à des groupes ethniques perçus comme proches soit des FSR, soit de l’armée. On a également pu observer des campagnes de nettoyage ethnique menées par les FSR ou par l’armée, notamment au Darfour et dans la région de la Gezira.

Arte, 14 octobre 2024.

Quelle est actuellement la situation au Darfour ?

M. B. : Le Darfour est une région de l’ouest du Soudan, presque aussi grande que la France. Depuis 2003, le Darfour est le théâtre d’un conflit armé ayant pour origine un accès inégal aux ressources, des années de marginalisation politique, des conditions économiques difficiles et l’implication de grandes puissances qui en convoitent les richesses.

Aujourd’hui, les FSR en contrôlent la quasi-totalité. Seule la ville d’Al Fasher, capitale du Darfour du Nord, leur échappe, mais elle est actuellement en état de siège. Une famine dramatique touche la ville. Le Darfour était déjà très pauvre en infrastructures de base avant la guerre ; maintenant, l’ensemble de la région est dans une situation humanitaire catastrophique.

Il y a quelques mois, les FSR avaient annoncé leur intention de former un gouvernement parallèle à celui établi à Port-Soudan sous le contrôle de l’armée. Ce 26 juillet, les FSR ont nommé un premier ministre. Elles vont peut-être réussir à contrôler l’entièreté du Darfour et une partie du Kordofan du Sud, et on évoque un risque de partition du pays.

On dit souvent que la guerre au Soudan souffre d’une sous-médiatisation. Cela engendre-t-il une mauvaise compréhension du conflit et de ses conséquences ?

M. B. : Il est vrai que cette réalité dramatique contraste avec un silence politique et médiatique assourdissant. Les rares moments où les médias européens parlent du Soudan se comptent sur les doigts de la main. D’autre part, je pense que la mise en récit de la guerre par les belligérants, par la plupart des médias et par certains acteurs politiques repose sur des interprétations assez simplificatrices et essentialistes.

On parle souvent d’une « guerre entre généraux », d’une « guerre ethnique », d’une « guerre entre les périphéries et Khartoum » ou uniquement d’une « guerre par procuration ».

C’est un peu tout ça, mais en réalité les racines de la guerre sont bien plus complexes et celle-ci doit être étudiée sous un prisme historique.

Le conflit est lié à une longue histoire d’exploitation des ressources des périphéries du Soudan par le pouvoir central, avec une gestion militarisée et brutale de ces périphéries. La violence qui secoue le pays, depuis 2023, va bien au-delà d’une simple compétition entre généraux rivaux. Il convient de rappeler deux éléments essentiels.

Il y a effectivement une guerre de pouvoir entre les deux groupes pour s’emparer du contrôle d’un pays très riche, en or, en uranium, en terres arables, en bétail, en gaz naturel et en pétrole, et d’un territoire 800 km qui donne également accès à la mer Rouge. Cependant, il faut mentionner que cette guerre oppose des personnes issues du régime précédent et alliées de longue date.

En effet, depuis l’indépendance, le gouvernement soudanais a suivi une stratégie d’externalisation de la violence en faisant systématiquement appel à différentes milices pour se prémunir des coups d’État et pour vaincre les mouvements armés dans certaines régions, notamment au Darfour ou dans les monts Nuba (dans l’État du Kordofan, Soudan du Sud) qui luttaient pour le partage équitable des ressources du pays.

Les FSR ne portaient pas le même nom il y a quelques années. Ils sont en partie des héritiers des janjawids, des milices issues des tribus arabes du Darfour, qui étaient impliquées dans les massacres, du début des années 2000 au Darfour, qualifiés de génocide par la Cour pénale internationale.

Elles ont pris du poids au fil des années et, en 2013, l’ancien dictateur Omar al-Bachir les convertit en FSR avant de les institutionnaliser en 2017. Avec leur participation comme supplétifs dans le conflit au Yémen, leur rôle pour renforcer le contrôle aux frontières à la demande de l’Union européenne, leur implantation dans les secteurs très rentables de l’or et de l’immobilier, les FSR se sont considérablement enrichies et ont été en position de rivaliser avec l’armée. Les milices qui sévissent aujourd’hui ont donc en réalité été construites par l’armée.

Ensuite, pour comprendre cette guerre, il faut revenir au soulèvement révolutionnaire soudanais de 2019. En avril, le dictateur Omar al-Bachir est destitué du pouvoir après trente ans de règne. Débutait alors une période de transition démocratique qui devait déboucher sur un gouvernement civil.

L’ancien inspecteur de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, qui avait succédé à Bachir, s’allie avec Mohamed Hamdan Daglo qui est à la tête des FSR. Ils orchestrent un coup d’État en octobre 2021 qui renverse le gouvernement de transition, évince les forces civiles et marque la reprise du pouvoir par l’armée et leurs alliés, les FSR.

Abdel Fattah al-Burhan dirige le nouveau gouvernement de transition militaire. Cependant, l’alliance entre l’armée et les FSR est fragile et leurs rivalités pour le partage du pouvoir s’exacerbent jusqu’à donner lieu au conflit d’avril 2023.

Fin mai, l’armée soudanaise a annoncé avoir libéré l’État de Khartoum des forces paramilitaires. Quel impact cette annonce a-t-elle eu auprès des diasporas soudanaises ? A-t-on pu observer des retours massifs vers la capitale ?

M. B. : Tout d’abord, il faut rappeler le nombre colossal de Soudanais contraints au déplacement forcé : on estime qu’au moins 13 millions de personnes ont quitté leur foyer, dont 4 millions dans les pays voisins. Les principaux pays d’accueil sont l’Égypte, avec plus d’un million et demi de Soudanais, le Soudan du Sud où ils sont plus d’un million, puis le Tchad (1,2 million), la Libye (plus de 210 000) et enfin l’Ouganda (plus de 70 000). Ce sont des chiffres colossaux et ils expliquent en partie pourquoi cette guerre est considérée comme la plus importante crise humanitaire au monde.

Ensuite, on observe en effet beaucoup de retours au Soudan, ces dernières semaines, bien que les chiffres annoncés restent approximatifs et soient à prendre avec précaution. La reprise de la capitale a marqué un tournant, c’était une victoire à la fois symbolique et tactique.

À l’intérieur du Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que près d’un million de personnes sont revenues dans leurs foyers d’origine, principalement à Khartoum et dans la région de la Gezira dont l’armée a également repris le contrôle début 2025. Près de 320 000 Soudanais seraient aussi revenus d’Égypte et du Soudan du Sud.

En Égypte, le gouvernement a mis en place une ligne de train pour faciliter le retour, et des bus entiers partent quotidiennement du Caire vers la frontière. Les gens ont envie de revenir dans leur maison, de voir s’il en reste quelque chose. Les personnes âgées ne veulent pas mourir en dehors de leur pays.

Les personnes les plus précaires, celles qui ne sont pas parvenues à scolariser leurs enfants ou à trouver des moyens de subsistance, reviennent. Par ailleurs, les autorités militaires cherchent à encourager le retour des Soudanais, en multipliant les annonces officielles. Celles-ci, toutefois, apparaissent souvent déconnectées de la situation réelle, comme lorsqu’elles affirment pouvoir reconstruire Khartoum en six mois pour retrouver son état d’avant-guerre.

Tout ceci a néanmoins un goût amer, puisque certains Soudanais se retrouvent contraints de célébrer leurs anciens ennemis, le camp de l’armée, celle-là même contre laquelle ils s’étaient mobilisés lors de la révolution de 2019, une révolution portée par l’espoir d’un gouvernement civil.

Et il faut aussi garder en tête que la guerre et les horreurs continuent dans plusieurs régions, notamment au Darfour et au Kordofan.

France 24, 4 avril 2025.

Dans vos travaux, vous abordez les formes d’engagement des diasporas soudanaises, notamment en Égypte. Quels sont les réseaux de solidarité qui existent aujourd’hui et quels sont les liens que les diasporas entretiennent avec leurs proches restés au Soudan ?

M. B. : Les transferts de fonds des membres de la diaspora vers le Soudan sont essentiels pour assurer la survie des Soudanais. C’est le cas pour les membres de la diaspora qui vivent et travaillent en Europe, au Canada, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe.

En Égypte, pays sur lequel je travaille plus particulièrement, les familles sont en contact permanent avec leurs proches restés au Soudan. Malheureusement, les opportunités professionnelles sont réduites et les Soudanais n’ont que très peu de moyens de subsistance, ce qui réduit les possibilités d’aider leurs proches. Ceux qui possédaient des ressources financières importantes avant la guerre ou dont des membres de la famille travaillent à l’étranger réussissent généralement à mieux s’en sortir.

Par ailleurs, il faut savoir trois choses. La première, c’est que toutes les initiatives d’aide et de solidarité diasporiques sont totalement invisibilisées. Pourtant, c’est ce qui permet la survie des Soudanais au Soudan. On parle de l’aide humanitaire internationale mais, en réalité, sans les centaines de milliers de Soudanais qui envoient de l’argent à leur famille restée au pays, la situation du Soudan serait bien plus catastrophique. Ceux qui retournent au pays aujourd’hui y amènent ce qu’ils peuvent – de la nourriture, des médicaments et parfois même des panneaux solaires.

La deuxième, c'est que le système bancaire soudanais est quasiment à l’arrêt et que peu de cash circule dans le pays. Les soutiens financiers fonctionnent donc essentiellement par une digitalisation de l’aide. Les Soudanais n’ont pas accès aux liquidités bancaires ; toutes les transactions passent par des applications bancaires. Grâce à celles-ci, il est possible d’acheter un peu de nourriture et des biens de première nécessité.

La troisième, c’est qu’il existe des modalités de solidarité locale très puissantes au Soudan, en particulier les salles d’intervention d’urgence, les Emergency Rooms ou les cantines solidaires, que les réfugiés soudanais soutiennent à distance. En dépit de la répression que ces groupes subissent, ils ont continué à œuvrer tout au long de la guerre et ont été, et sont toujours, des soutiens essentiels à la survie de milliers de Soudanais.


Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.

The Conversation

Marie Bassi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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