09.12.2025 à 15:27
Une motion de « censure constructive » aiderait-elle à sortir de l’impasse politique ?
Texte intégral (1954 mots)
En Allemagne et en Espagne, les oppositions souhaitant censurer un gouvernement doivent se mettre d’accord sur une majorité de rechange : on parle de « censure constructive ». Cette option pourrait-elle aider la France à dépasser la situation de paralysie politique actuelle ?
En France, sous la Ve République, la procédure de la motion de censure a été utilisée plus de 150 fois pour essayer de renverser un gouvernement (article 49.2) ou pour faire adopter une loi sans vote (article 49.3). Mais très peu ont été couronnées de succès. Avant 2024, une seule motion avait été adoptée en 1962 sous le gouvernement de Georges Pompidou. Ce caractère unique de motion victorieuse de 1962 à 2024 est largement dû à l’existence de majorités confortables. Mais depuis 2022 et surtout 2024, avec l’absence de majorité absolue ou même relative, dans le contexte d’une tripartition du système partisan, les chances de réussite sont beaucoup plus grandes.
Michel Barnier en a fait les frais fin 2024 et François Bayrou est aussi tombé en septembre 2025, en demandant la confiance de l’Assemblée nationale (art. 49.1), alors que celle-ci se préparait à le censurer. Dans les deux derniers cas, la censure a été adoptée grâce aux voix des groupes parlementaires de gauche et de droite radicale qui sont trop différents pour pouvoir constituer un gouvernement alternatif.
À défaut de majorité de remplacement, le président peut certes dissoudre en espérant que de nouvelles élections permettent de retrouver une majorité, mais cela semble très peu probable dans notre contexte de forte division des forces politiques et de tripartition du système partisan, à moins que l’élection ne permette de porter au pouvoir une majorité issue du Rassemblement national et de ses alliés. Les situations de blocage et de gouvernements minoritaires risquent donc de devenir plus fréquents.
Comment éviter les blocages à répétition ?
D’autres pays limitent les possibilités de censure en imposant aux partisans de cette dernière de s’être mis d’accord au préalable sur une majorité de rechange, ce qu’on appelle souvent une « censure constructive », formule censée être plus responsable, pour qu’on ne puisse pas renverser le gouvernement sans solution alternative. Seuls quelques pays ont adopté ce type de mesure dans l’Union européenne : l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, la Pologne, la Slovénie, la Hongrie. Il existe aussi parfois au niveau régional ou local. Il existe aussi dans quelques pays hors d’Europe (Arménie, Népal, Tunisie, Lesotho, Fidji, Israël).
En France, cette censure dite constructive existe pour certains territoires ultra-marins (Martinique, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Polynésie française) et pour l’Assemblée de Corse. Sur l’Île de beauté, la censure dite constructive existe depuis 2018 (elle a été introduite avec le nouveau statut d’autonomie de la collectivité). Sur le modèle qui fonctionne ailleurs, elle prévoit la possibilité de voter une motion de défiance à l’égard de l’exécutif à la condition qu’une liste du nouvel exécutif soit présentée. Le législateur semble avoir craint une instabilité institutionnelle conduisant à davantage encadrer son fonctionnement que celui de l’Assemblée nationale.
Mais c’est en Allemagne et en Espagne que des motions de censure constructive ont été adoptées depuis le plus longtemps. Que nous enseignent ces pratiques ?
En Allemagne, une culture de responsabilité politique
L’Allemagne avait connu une forte instabilité gouvernementale sous la République de Weimar (1918-1933). Des gouvernements étaient renversés facilement par l’alliance entre les communistes et les nazis. Pour éviter ces renversements par des partis incapables de gouverner ensemble, la loi fondamentale de 1949 stipule que :
« Le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers le chancelier fédéral qu’en élisant un successeur à la majorité de ses membres. » (Article 67)
La défiance doit être proposée par un quart des députés et adoptée à la majorité absolue. La défiance n’est entérinée qu’après un vote à la majorité absolue sur un nouveau chancelier. Il n’y a donc pas de période où le gouvernement sortant ne peut qu’« expédier les affaires courantes », c’est-à-dire assurer le suivi de décisions déjà prises, sans pouvoir innover.
Au plan fédéral, cette procédure de censure constructive n’a été utilisée que deux fois dans l’histoire en Allemagne. La première fut en 1972, lorsque le groupe CDU-CSU a proposé qu’un de ses membres (Rainer Barzel) remplace le chancelier Willy Brandt (SPD). Les chrétiens-démocrates critiquaient particulièrement la politique du gouvernement à l’est de l’Europe. Il a manqué seulement deux voix pour que la censure soit acceptée et que la CDU vienne au pouvoir. Mais le chancelier maintenu, ayant perdu sa majorité absolue, demande la convocation d’élections législatives anticipées qui vont confirmer la légitimité des socialistes alliés aux libéro-centristes du FDP.
Une motion de censure constructive a été mise en œuvre une deuxième et dernière fois en 1982. Helmut Schmitt (SPD) est censuré et remplacé par Helmut Kohl (CDU) au terme d’un débat tendu au Bundestag. Le SPD a fait les frais d’un abandon de la coalition par une large partie des libéraux du FDP qui rejoignent le nouveau gouvernement.
Cette procédure parlementaire a suscité du mécontentement, beaucoup estimant que le chancelier devait être désigné par le peuple au terme d’une élection législative. Celui-ci va d’ailleurs demander au Bundestag de voter sa dissolution pour être confirmé dans les urnes. Il le sera largement en mars 1983.
En Espagne, une culture politique conflictuelle
Depuis la Constitution de 1978, après la mort du général Franco, une procédure de censure constructive a été actée sur le même modèle qu’en Allemagne. Deux tentatives d’utilisation ont échoué en 1980 et en 1987, mais celle de 2018 a été couronnée de succès, permettant de remplacer le gouvernement Rajoy (Parti populaire, PP, droite espagnole) par Pedro Sanchez, leader de la gauche socialiste (PSOE).
En 2017, une motion de censure avait déjà été déposée par Podemos (gauche radicale) contre Mariano Raroy, conservateur au pouvoir depuis 2011, et en 2023 cette procédure a aussi été utilisée par le mouvement d’extrême droite Vox. Dans les deux cas, les motions n’avaient aucune chance de passer, car elles n’étaient quasiment soutenues que par leurs initiateurs (82 voix pour la motion de Podemos et 53 pour celle de Vox). Elles visaient surtout à médiatiser leur opposition au gouvernement en place.
L’exemple espagnol montre que la censure constructive ne permet pas toujours de trouver un gouvernement disposant d’une majorité solide. Le gouvernement de Pedro Sanchez n’a pas été renversé, mais il a aujourd’hui beaucoup de difficultés à faire adopter les lois de sa coalition, tout particulièrement les budgets. Le pays fonctionne toujours avec le budget de 2023, ce qui empêche les ajustements, notamment pour des investissements novateurs.
La Belgique partage avec l’Espagne une tradition politique conflictuelle et l’existence d’une motion constructive, appelée « motion de méfiance ». Celle-ci n’a jamais été mise en œuvre au niveau fédéral et n’a pas empêché la vacance du pouvoir pour des périodes extrêmement longues (541 jours entre 2010 et 2011, 652 jours entre fin 2018 et octobre 2020), car aucune coalition suffisamment large n’arrivait à émerger.
Faut-il adopter une procédure de censure constructive en France ?
La procédure de censure constructive présente des avantages :
Elle limite le succès des motions de censure en empêchant le renversement d’un gouvernement sans qu’existe une solution de rechange. Elle favorise donc la stabilité du pouvoir, même s’il doit fonctionner en « mode dégradé », du fait d’une absence de majorité parlementaire.
Elle devrait inciter les députés des oppositions à négocier des compromis pour trouver des formules de gouvernement larges et novatrices.
Elle évite les périodes de vacance du pouvoir, puisqu’un gouvernement ne peut être démissionné que lorsqu’un autre est choisi.
Mais elle n’évite pas toujours les situations de blocage. Car il n’y a pas toujours une situation de rechange possible, même après de nouvelles élections.
Cette procédure est moins adaptée à la culture politique française qu’à celle de l’Allemagne. Notre crainte des compromissions avec des acteurs politiques qui ont pourtant des orientations assez proches rendrait sa mise en œuvre difficile mais pas indépassable à l’avenir.
De plus, sa constitutionnalité pourrait être problématique dans un système semi-présidentiel comme le nôtre, où le choix du premier ministre est une prérogative du président. On a d’ailleurs vu, depuis 2024, la grande détermination d’Emmanuel Macron à ne pas abandonner ce pouvoir régalien, alors que le macronisme est minoritaire à l’Assemblée nationale et de plus en plus divisé en son sein.
La motion constructive n’est donc pas une solution miracle : si elle est instaurée, elle devrait l’être dans le cadre d’une modification substantielle de la Constitution pour rendre notre régime semi-présidentiel plus parlementaire, et donc réduire la domination présidentielle sur l’ensemble de notre système politique.
Pierre Bréchon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:26
Trains de nuit : une relance peut cacher une pause
Texte intégral (1418 mots)
Alors que le train connaît un engouement depuis la fin du Covid-19, les difficultés pèsent sur certains segments du secteur ferroviaire, comme le train de nuit. Le (re)déploiement de ce service populaire et bas carbone est contraint par une pluralité de facteurs.
Que ce soit à l’international ou à l’échelle de la France, la relance du train de nuit se fait attendre au regard de ce qu’annonçait le gouvernement au sortir de la crise du Covid-19. Si le contexte semble favorable avec près de 114 milliards de voyageurs-kilomètre, une hausse de 6 % par rapport à 2023 et de 14 % par rapport à 2019, l’un des parents pauvres du secteur ferroviaire de voyageurs semble être le train de nuit.
Alors que le rapport additionnel à la loi d’orientation des mobilités (LOM) prévoyait une colonne vertébrale, avec un réseau structurant composé d’une dizaine de lignes, la situation à la fin de 2025 n’est pourtant pas flamboyante. En France hexagonale, la ligne Paris-Aurillac, ouverte en 2023, est la dernière en date d’un plan de relance ligne par ligne (Paris-Tarbes-Lourdes, Paris-Nice), lancé il y a quelques années par l’État.
À lire aussi : Le retour des trains de nuit se fait-il sur de bons rails ?
Le bilan de la relance des dessertes de nuit en Europe est plus négatif, du moins vu depuis la France. Si l’Autriche, par l’intermédiaire de son champion ÖBB, est le fer de lance des lignes européennes depuis quelques années déjà, les liaisons internationales au départ ou à destination de la France peinent à être relancées. Quand elles ne disparaissent pas purement et simplement.
Un exemple du renouveau des lignes internationales
Le cas récent des lignes Paris-Berlin et Paris-Vienne, mises en place en décembre 2023 et qui seront arrêtées le 14 décembre prochain, est particulièrement éclairant sur les contraintes fortes qui viennent contrarier la relance du train de nuit à l’échelle européenne. Cette réouverture était pourtant présentée comme l’exemple du renouveau des lignes internationales de nuit, notamment à la suite de l’arrêt en 2021 d’une autre ligne, Paris-Milan-Venise, opérée par Thello, une entreprise née de l’entente entre Veolia et Trenitalia.
La ligne s’insèrerait pourtant très bien dans les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre, en sachant que le secteur des transports est le premier émetteur de CO2 en France. Le déploiement de l’usage du train, et du train de nuit en particulier, répond aux objectifs du Green Deal européen annoncé en 2019 avec l’objectif d’une neutralité carbone pour toute l’économie à l’horizon 2050. Pourtant, seulement deux années plus tard, l’ensemble des partenaires du projet (ÖBB, Deutsche Bahn et SNCF) ont annoncé la fin du service, avec pour principale raison, l’arrêt en France de la subvention de l’État.
Pas de compensation au retrait français
À l’origine, la participation de l’État était conditionnée à la mise en place d’une desserte quotidienne entre l’ensemble des villes avec un train comptant 12 wagons, avec séparation en deux : six voitures pour Berlin et six pour Vienne. Face au constat de la mise en service de seulement trois allers-retours par semaine, la France a décidé de suspendre sa participation, ce qui a mécaniquement condamné la ligne, dans un contexte où les autres partenaires ne souhaitent pas compenser ce retrait.
Tout n’est pourtant pas perdu pour les lignes internationales de nuit puisque, devant cet échec, l’entreprise belgo-néerlandaise European sleeper constituée sous forme de coopérative a souhaité reprendre la ligne pour une ouverture prévue le 26 mars 2026. Détail non négligeable, l’opérateur, déjà présent sur le segment Bruxelles-Prague, ne bénéficierait pas de subventions publiques pour le fonctionnement de la desserte.
Les difficultés d’une relance
À l’image du cas des lignes intérieures en France, cet exemple international souligne toutes les difficultés de relance d’un mode de transport alors qu’il répond à des enjeux de décarbonation du secteur. Cette expérience met en évidence le faisceau de contraintes qui pèsent sur le train de nuit. Elles ne se réduisent pas uniquement au caractère internationale de ce type de ligne, comme les changements de locomotives ou encore la planification des horaires pour plusieurs pays.
En effet, si le taux de remplissage de la ligne était jugé correct (près de 70 %), ce service et, plus généralement, l’ensemble des trains de nuit sont contraints par un déficit d’investissement dans le matériel roulant.
En France, l’État a financé dans le cadre du plan national de relance, une rénovation du matériel, en particulier pour les trains de nuit, qui aujourd’hui a plus de 45 ans. Certaines compagnies, n’ayant pas le matériel en propre, se tournent vers la location notamment dans le cas des Rosco (Rolling Stock Company). Dans ce schéma, des entreprises achètent le matériel roulant et le louent aux compagnies. L’intérêt est de ne pas supporter des coûts d’investissement très importants avec une maintenance intégrée. Néanmoins, le bilan financier est moins intéressant sur l’ensemble de la durée de location.
À ces contraintes matérielles s’ajoutent le pan financier inhérent au fonctionnement des lignes de nuit (équipage, contrôleur) et l’impossibilité de faire plusieurs rotations compte tenu de la longueur des parcours, comparativement à des TER, TGV et même par rapport à l'aérien. Ajoutons le coût du péage et l’utilisation du réseau la nuit qui coïncide avec les phases de travaux. Ces derniers ont eu un impact non négligeable sur les problèmes de ponctualité du Paris-Berlin et du Paris-Vienne.
Concurrence interne
Last but not least, le train de nuit souffre de la concurrence, y compris dans son propre segment. À titre d’exemple, on peut rappeler l’ouverture d’une liaison à grande vitesse en ICE (InterCity Express) Paris-Berlin direct, depuis décembre 2024, portée par un partenariat entre les opérateurs SNCF et Deutsche Bahn. Le trajet en ICE, c’est-à-dire à grande vitesse, s’effectue en huit heures avec la desserte de quelques villes intermédiaires comme Strasbourg ou Karlsruhe.
Le train de nuit s’inscrit depuis plusieurs années dans un contexte de fortes incertitudes sur la pérennité de l’offre, du moins dans le cas de la France. Il semble en effet que la SNCF, par ses réticences, souffle le chaud et le froid. Simultanément, aucun opérateur ne semble être à l’heure actuelle en mesure de développer une offre propre, comme en témoigne l’expérience ratée de Midnight Trains pour des questions principalement financières.
Guillaume Carrouet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:26
Face à la guerre économique, l’urgence d’une « Pax Europaea »
Texte intégral (2804 mots)

Alors que le modèle économique libéral montre ses limites et que les crises géopolitiques se multiplient, la « culture de paix économique », dont l’Union européenne pourrait être un vecteur clé, apparaît comme un concept susceptible d’offrir une vraie voie d’avenir.
Au cours des dernières décennies, le modèle économique libéral – qui promeut la libre concurrence, la mondialisation des échanges et la recherche de la croissance à tout prix – a dominé la scène internationale. Cependant, cette dynamique s’essouffle aujourd’hui, face à une montée sans précédent des inégalités, des conflits, des défis climatiques et sociaux.
En 2025, les tensions géopolitiques et économiques s’aggravent, sur fond de fragmentation de l’économie planétaire et d’une guerre économique qui avance à visage découvert.
Repenser les fondements de l’économie apparaît maintenant incontournable, pour inscrire la culture de paix économique au cœur des stratégies, des institutions politiques, économiques et éducatives. La survie de l’Europe est en jeu.
Les limites du modèle économique libéral
Le libéralisme économique repose sur l’idée que la libre concurrence et l’interaction des marchés conduisent naturellement à une allocation optimale des ressources, favorisant la croissance et le bien-être général.
Adam Smith, David Ricardo, puis les marginalistes ont alimenté le mythe d’une « main invisible » permettant à la somme des intérêts privés de produire harmonie sociale et progrès collectif. Cette croyance guide la majeure partie des politiques internationales depuis la fin du XXe siècle.
Cependant, cette théorie, souvent idéalisée, montre de nombreuses limites concrètes, largement illustrées par les crises économiques, écologiques et sociales récentes.
En premier lieu, la mondialisation libérale a creusé les écarts entre pays riches et pays pauvres, mais aussi entre les classes sociales à l’intérieur des États.
La précarisation et la fragmentation du marché du travail, l’accroissement de la concentration des richesses et de la puissance économique aux mains d’une minorité ainsi que les failles dans la protection sociale fragilisent la cohésion collective.
L’ignorance persistante des rapports de pouvoir et des dynamiques de domination a façonné le paysage économique en un terrain de conflit, où la violence structurelle (concurrence exacerbée, exploitation, division sociale) est devenue la norme qui nous a menés au bord du chaos.
Parallèlement, la constante recherche de croissance matérielle inflige des dommages sévères à l’environnement. Le modèle fondé sur la consommation exponentielle des ressources naturelles entre en contradiction flagrante avec les limites écologiques planétaires. La dégradation climatique accélérée entraîne insécurité alimentaire, déplacements massifs de populations et intensification des conflits autour des ressources, comme au Sahel, au Moyen-Orient, mais aussi en Ukraine, dont les ressources en lithium sont fortement convoitées.
Par ailleurs, la fragmentation croissante des politiques économiques des États, entre nationalismes économiques et protectionnisme, mine les fondations de la coopération internationale. La multiplicité des sanctions, des représailles commerciales et des guerres tarifaires accentue les risques d’instabilité politique et économique, posant la question d’un épuisement du modèle libéral mondialisé. Il en est ainsi des jeux politiques sur les droits de douane imposés par Donald Trump ou encore des restrictions à la circulation de la main-d’œuvre demandées dans certains pays d’Europe.
Loin d’une simple réfutation idéologique, ces critiques s’appuient sur des données empiriques rigoureuses et une analyse fine des mécanismes de pouvoir économique. Elles soulignent que le libéralisme, dans sa version actuelle, ne parvient plus à incarner un modèle de progrès partagé et durable. Le modèle se trouve en crise, face à une complexité mondiale croissante, ponctuée par la pandémie de Covid-19, les tensions en Ukraine, les crises sociales internes dans de nombreux pays et les urgences climatiques.
Les travaux précurseurs d’Henri Lambert (1921) et d’Henri Hauser (1935), et plus récemment notre ouvrage Osons la paix économique (2017) avaient prédit cette impasse : les racines économiques des conflits dépassent les motifs politiques superficiels, et une organisation sociale centrée sur le financier ne peut mener qu’à la catastrophe, que ce soit sous la forme d’une guerre ou d’une révolution.
C’est la loi du plus fort, et le mimétisme des grandes puissances ne laisse à l’Europe, fracturée et passive, que le risque d’être dépecée ou marginalisée.
Quelle paix à l’heure de la remilitarisation en Europe ?
Le contexte géopolitique rend la question plus brûlante encore.
L’actuel président des États-Unis Donald Trump navigue de crise en crise, tout en accentuant l’imprévisibilité et la polarisation. Sur le continent, la guerre en Ukraine, la montée des populismes, l’explosion des dépenses militaires et le discours des chefs d’état-major font de l’engagement armé une perspective quasiment banalisée.
Andrius Kubilius, le commissaire européen à la défense, appelle à réinventer la Pax Europaea, tout en affirmant la nécessité pour l’Union européenne de se préparer à la guerre sous toutes ses formes. Son ambition : refonder la souveraineté stratégique par une capacité industrielle et une résilience, alors que le spectre du retrait américain plane sur l’Europe.
De la culture de paix économique
Dans ce contexte, depuis presque deux décennies, la culture de paix économique s’impose comme une réponse globale et innovante, visant à réconcilier économie, société et environnement.
Forgée depuis 2008 par les chercheurs de la chaire Unesco pour une Culture de paix économique, cette notion s’est développée à partir de la contribution d’entreprises et d’expériences de terrain.
La culture de paix économique propose de sortir du cadre guerrier et compétitif du libéralisme, pour repenser l’économie comme espace de coopération, d’émancipation et d’inclusion. La paix économique ne se limite pas à l’absence de guerre ; elle englobe un ensemble de conditions permettant de construire un ordre économique apaisé, juste, démocratique et soutenable. Elle repose sur une anthropologie de l’interdépendance, un rejet de la violence structurelle (compétition, exploitation, exclusion) et une valorisation des liens et du bien commun. Elle exige une transformation des entreprises, mais aussi des institutions – pour développer des pratiques qui réduisent la violence, favorisent l’épanouissement et intègrent la responsabilité écologique, sociale et humaine.
Cette approche prend en compte les dommages induits par la guerre économique larvée, la violence structurelle, la corruption et les inégalités, en mettant l’accent sur la transformation des comportements, la prévention des conflits et la promotion de valeurs communes de responsabilité et de solidarité. Son ontologie se veut simple : la vie est interconnexion et l’économie a pour but de faire vivre ces relations, non pas de les détruire.
Les initiatives internationales récentes, comme le Pacte mondial des Nations unies, l’Agenda 2030 qui inclut l’Objectif de développement durable 16 sur la paix, la justice et des institutions solides, reconnaissent le rôle crucial des entreprises privées dans cet effort.
Les entreprises sont ainsi invitées à dépasser une simple logique de maximisation du profit pour devenir des actrices de cohésion sociale, de respect des droits humains, d’innovation sociale et de protection de l’environnement.
La culture de la paix économique exige une transformation profonde des mentalités et des pratiques managériales, qui doivent intégrer le souci du bien commun, la promotion de la diversité et de l’inclusion, la santé, le bonheur ainsi qu’une gouvernance éthique renforcée. Mais, pour ce faire, nous devrons accepter une mutation globale de l’éducation des plus jeunes aux futurs leaders, donc sur un temps long… que nous n’avons peut-être pas !
« Pax Economica » et « Pax Europaea »
Si ce changement de paradigme porte une utopie, c’est au sens énoncé par André Gorz :
« À ceux qui rejettent cela comme une utopie, je dis que l’utopie […] a pour fonction de nous donner, par rapport à l’état des choses existant, le recul qui nous permet de juger ce que nous faisons à la lumière de ce que nous pourrions ou devrions faire. »
Ce qui semblait utopique hier est devenu l’évidence historique : la démocratie, l’abolition de l’esclavage, la protection sociale. Toutes furent d’abord jugées irréalistes, avant de transformer durablement nos sociétés. La paix économique s’inscrit dans cette même dynamique : une évolution concrète, progressive et pragmatique de nos pratiques – pas un rêve, mais une trajectoire à décider.
Pour cette évolution, l’Union européenne (UE) dispose d’atouts et de responsabilités majeures. En tant que zone économique intégrée, pionnière dans les politiques de régulation sociale et environnementale, l’UE peut incarner une alternative crédible au système libéral mondial fragmenté et conflictuel.
Consciente des fragilités socio-économiques internes et des tensions géopolitiques environnantes, l’Europe doit renforcer son modèle économique en y intégrant les principes de la culture de paix économique. Cela passe par des politiques publiques favorisant l’équité, la transition écologique, la formation orientée vers la paix et la coopération, mais aussi par une diplomatie économique tournée vers la coopération durable et la prévention des conflits.
La construction de la Pax Europaea s’appuie aussi sur le développement des territoires de paix économique. Dans ces endroits, on expérimentera des pratiques économiques inclusives, durables, et des modèles d’entreprise responsables, à l’image des appels de la chaire Unesco pour une culture de paix économique.
Cinq étapes
Ce changement de paradigme devient une nécessité, si ce n’est une urgence, si l’Europe veut éviter le chaos et échapper à la prédation des grandes puissances. Les dirigeants économiques et politiques ont un rôle d’avant-garde courageux à jouer pour impulser ces transformations. Cinq étapes leur sont proposées comme feuille de route pragmatique.
1. Reconstruire la confiance entre économie et société. Redéfinir la mission de l’entreprise ou de l’institution s’avère nécessaire, en inscrivant son activité dans la contribution au bien commun, en dépassant la recherche exclusive du profit. Ce dernier ne constitue plus l’objectif, mais devient la contrainte nécessaire à la pérennité et aux investissements vers la vie commune heureuse. Cela implique la valorisation de la responsabilité sociale et environnementale (RSE), le respect et la contribution à l’épanouissement de toutes les parties prenantes et la mise en place d’indicateurs intégrant la performance globale.
2. Éduquer les enfants à la culture de paix pour qu’ils puissent pleinement vivre comme des enfants et avoir la possibilité de devenir des adultes et des acteurs responsables, peu importe leur lieu d’implication future dans le tissu économique.
3. Former des managers et leaders d’aujourd’hui et de demain capables d’intégrer les valeurs de la paix économique, au sein d’une éducation globale et d’une transformation culturelle profonde. Leur transmettre toutes les compétences personnelles, sociales et techniques facilitant la confrontation à un monde économique en tension pour avancer de manière pacifiée et productive. Qui veut la paix prépare la paix !
4. Instaurer une culture de paix économique dans les organisations, réinventer des modèles de gouvernance et des modèles d’affaires capables de promouvoir la collaboration et la paix entre l’ensemble des parties prenantes. Développer un climat organisationnel fondé sur le dialogue, la reconnaissance, la coopération et le respect de la diversité est un levier puissant. Cela favorise l’engagement des collaborateurs, la gestion pacifique des conflits, et le développement durable des organisations.
5. Piloter une transition des institutions, non seulement vers plus d’efficacité et de transparence (ODD 16), mais surtout vers une architecture qui empêche la répétition des crises et la violence endémique. Agir activement contre les violences et les corruptions internes et externes. Les entreprises doivent veiller à ne pas financer indirectement des conflits, à lutter contre la corruption dans l’ensemble de la chaîne de valeur, et à soutenir les institutions publiques dans les pays où elles sont implantées. Cette posture exige transparence, formation et adoption de pratiques responsables exemplaires.
Transformation par l’engagement collectif
L’heure est à la responsabilité collective et à la volonté politique. Le modèle libéral, fragilisé par ses contradictions internes et les crises mondiales, ne peut plus répondre seul à la complexité contemporaine. La culture de paix économique offre un projet de transformation systémique, allant de la réinvention du rôle de l’entreprise à la construction d’un ordre international apaisé.
Les dirigeants éclairés, les entreprises responsables, les citoyens engagés, les institutions publiques doivent relever un défi historique : construire un monde économique humain, durable et pacifique pour dessiner le socle d’une Pax Europaea. C’est un défi à la mesure des enjeux du XXIe siècle, un choix de civilisation tournée vers le dialogue, l’éducation et la coexistence
– contre la domination, la compétition aveugle et la fragmentation européenne.
Dominique Steiler ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:25
Roger Caillois, ses pierres et son écriture : de nouvelles découvertes mises en scène
Texte intégral (2838 mots)

Le grammairien, essayiste, critique, sociologue et poète français Roger Caillois (1913-1978) est l’écrivain contemporain qui a le plus magnifiquement écrit sur les pierres, mais il demeure méconnu. L’exposition « Rêveries de pierres » à l’École des arts joailliers (Paris) permet de revenir sur sa passion, qui donna naissance à une écriture d’une poésie rare.
Entre 2017 et 2023, deux grands événements ont bouleversé la perception de l’univers géopoétique de Roger Caillois : l’acquisition du noyau de sa collection de pierres en 2017 et la découverte de manuscrits inédits en 2023. Ces découvertes font l’objet d’une exposition « Rêveries de pierres », d’une publication inédite (Pierres anagogiques) et d’une anthologie (Chuchotements & Enchantements).
Caillois, le rêveur de pierres
Selon sa biographe Odile Felgine, cet ancien adepte du surréalisme (dans les années 1930) devint sociologue dès les années 1950. Il écrivit des essais sur le sport, les jeux, les masques, la fête, le fantastique, etc. Ses essais, d’une lecture exigeante, résument une large érudition.
Caillois a été élu à l’Académie française en 1971 quand les pierres sont devenues essentielles pour l’essor de sa prose (1952-1978). Ses pierres nourrissent ses écrits, jamais minéralogiques mais plutôt d’histoire de l’art, avec une écriture singulière qui transcende notre vision de ces précieux témoins géologiques : « L’agate de Pyrrhus » des Grecs, les « pierres de rêve » des chinois et les paésines de la Renaissance. Pierres (1966) et l’Écriture des pierres (1970) sont ses ouvrages les plus connus et les plus traduits sur le sujet.
L’héritage au Muséum national d’histoire naturelle
Devenue veuve, son épouse Aléna Caillois destinait au Muséum national d’histoire naturelle en 1983 une sélection de 217 pièces (sur les 1 300), incluant deux manuscrits. Le premier, intitulé Pierres anagogiques, avait été décrit par Aléna en 1983 comme « le dernier manuscrit de Roger Caillois ». Ce texte est annoncé comme étant associé à une agate, dite « n° 2.193 », sans aucune autre précision. Ni le texte ni l’agate n’ont pu être retrouvés à mon arrivée au MNHN en 2006 (j’y reviendrai).
En 2017, l’autre partie de la collection de pierres de Caillois, qui était restée dans les mains de ses héritiers, a été acquise par mécénat pour le MNHN par la Maison Van Cleef & Arpels via l’École des arts joailliers. Ce corpus contient de nombreux spécimens illustrés dans l’Écriture des pierres, mais jamais exposés auparavant, comme le calcaire à dendrites « Le Château », peut-être la pierre de Caillois la plus connue au monde. Cette donation inclut le catalogue manuscrit de sa collection, dont l’agate « n° 2.193 » dont la description permet enfin de l’identifier.
Les (re)découvertes d’inédits en 2023
En 2023, lors d’une nouvelle inspection des archives de l’écrivain qu’il avait léguées à la médiathèque Valery-Larbaud de Vichy (Allier), j’ai étudié neuf caisses d’archives peu explorées, provenant également des héritiers d’Aléna. L’une d’elles, nommée « Pierres », contient le manuscrit mentionné dans la dation et intitulé « Pierres anagogiques ». Comment est-il passé du Muséum à Vichy ? Mystère ! Ce dossier contient deux textes : « Un miroir sans tain » et sa suite, « Agate anarchique (disparate) », le dernier étant, de par le style et son incomplétude relative, le dernier texte de Caillois, écrit quelques jours seulement avant de disparaître. La pensée ultime de Caillois s’éteint sur cette phrase d’une froide lucidité :
L’anagogie par les pierres
La mention de l’anagogie peut sembler déroutante de la part d’un tel matérialiste et athée revendiqué. Mais dans des notes inédites, Caillois nous explique sa logique : il passe sous silence la définition originelle de l’anagogie (une extase spirituelle envers les dieux célestes) puisée dans la mythologie grecque, pour se focaliser sur celle du moine Bernard de Clairvaux (1090-1153), soit une extase spirituelle envers ce Dieu céleste. En vérité, Caillois ne se convertit à aucune doctrine, y compris cistercienne, mais adapte le concept d’anagogie à sa manière, certes personnelle voire scandaleuse, en reprenant une philosophie bernardine médiévale que je résume ainsi : « Tu écouteras davantage les pierres que tes professeurs ».
L’influence des écrits chinois
Mais Caillois s’inspire également de Mi Fu (1051-1107), ce lettré chinois de la dynastie Song du Nord, qui se livrait à des rêveries sur les pierres. Cet érudit se prosternait devant la pierre la plus importante de sa collection, appelée 寶晉齋研山 ce qui signifie « pierre à encre de l’atelier de Baojin », et qui est devenue cultissime en Chine, encore de nos jours. Elle a été perdue de vue au XIXe siècle mais quelques gravures médiévales subsistent, dont la plus ancienne trouve son origine en 1366. Ce dessin, pourtant imprécis, inclut toutefois de précieuses annotations attribuées à Mi Fu qui expliquent les rêveries que cette pierre lui inspire et qu’il sacralise en retour, un concept typiquement taoïste. L’une d’elles est 嘗神游於其間 : littéralement « J’ai déjà rêvé de me promener ici ». Mais je montre que, dans Pierres (1966, pp. 72-74), le français reprend le texte de la [sinologue Vandier-Nicolas] publiée en 1963 dans Art et sagesse en Chine/Mi Fou (1051-1107), qui proposait alors « randonnée mystique ». Cette traduction, assez interprétée, correspond cependant à l’approche de Caillois des pierres, entre rêverie et mystique.
Plus tard, au crépuscule de sa vie, dans le Fleuve Alphée (1978, pp. 187-188), il mentionne un second récit taoïste décrivant l’ascension des Huit Immortels qui survolent la mer pour se rendre à un banquet sur l’île-montagne paradisiaque de Penglai. Ces extases en forme d’élévations induites par une pierre, me semblent constituer une sorte d’« anagogie taoïsante » dans laquelle Caillois a pu trouver, à travers cette ontologie non-théiste et synchrétique entre Orient et Occident, une ultime inspiration.
Des preuves d’un projet de livre ultime aux accents « environnementalistes » prémonitoires ?
Une note manuscrite retient l’attention dans ces archives : il s’agit d’une liste de titres de textes dans un ordre bien précis : ses descriptions d’agates « naturalisantes » sont suivies d’exposés de plus en plus philosophiques, empreints d’une anagogie ultime. Avec plus de 200 000 signes, cette liste est celle d’un grand ouvrage sur les pierres, inédit, le dernier de Caillois dont le titre semble être celui annoncé par Aléna en 1983 soit « Pierres anagogiques ».
Surtout, Caillois nous questionne, avec les textes « La baignoire », « Interrègne » et « La Toile d’Araignée », avec une cinquantaine d’années d’avance, sur notre rapport à cette Terre que nous exploitons trop avidement, sans penser aux lendemains qui déchanteront. Si Caillois n’est pas le premier à prédire notre perte inéluctable, il a été parmi les premiers. Et surtout, il l’exprime mieux que quiconque, avec la force de ses mots, pour nous induire un choc de conscience et de respect envers cette Terre qui nous a légué tant de choses sans rien attendre en retour.
« Chuchotements & Enchantements »
Pendant cinquante ans, et plus particulièrement depuis mon arrivée au MNHN en 2006, je m’attelle à comprendre cet « écrivain des pierres ». Cette anthologie résume toutes ces découvertes. À mi-chemin entre un beau livre et un essai scientifique en grande partie français-anglais, il raconte comment les minéraux y ont été esthétiquement valorisés avant, pendant et après Caillois. Un regard croisé avec l’exposition « Rêveries de pierres » permettra au lecteur de voir, pendant un temps limité (novembre 2025-mars 2026), une partie significative de ces accords pierres-mots à travers une sélection de 200 spécimens à contempler, de textes à lire et écouter pour s’y fondre, un peu à la manière de Caillois.
Francois Farges ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:23
Favoriser l’investissement dans les études en apprenant aux jeunes à mieux gérer leur rapport au temps
Texte intégral (1438 mots)
Comment la manière dont les étudiantes et les étudiants lisent leur passé et envisagent leur avenir influence-t-elle leur investissement dans leur formation ? Une étude fait le point sur le sujet, ouvrant des pistes pour comprendre les mécanismes du décrochage académique.
Pour poursuivre des études, il faut s’appuyer sur des expériences passées positives (par exemple, la réussite à un examen), réaliser sur le moment présent des tâches parfois perçues comme fastidieuses tout en gardant à l’esprit ses objectifs futurs, en l’occurrence, l’obtention d’un diplôme.
Cette prise en compte globale du passé, du présent et de l’avenir correspond au concept de perspective temporelle, qui fait référence à la relation que les individus entretiennent avec le temps. C’est un filtre omniprésent, qui nous sert à trier et nous rappeler des événements, à former nos attentes.
Comment la perspective temporelle que l’on adopte influence-t-elle la manière dont on s’investit dans un parcours académique ? Une étude fait le point sur le sujet.
Se projeter vers le futur, une dynamique positive
La perspective temporelle impacte nos pensées et nos comportements. Elle se compose de cinq orientations temporelles, regroupées en trois dimensions :
Le passé peut être envisagé de façon positive ou négative. Le passé positif renvoie à une vision enthousiaste, parfois nostalgique, à l’égard des événements de vie passés. À l’inverse, le passé négatif est marqué par des souvenirs désagréables et une focalisation sur les expériences négatives.
Le présent peut être orienté vers l’hédonisme ou le fatalisme. Le présent hédoniste se définit comme la recherche de plaisir immédiat. Le présent fataliste, quant à lui, se caractérise par une vision plus pessimiste du monde et une impression de manque de contrôle.
L’orientation future correspond à la capacité à se projeter dans l’avenir et à se fixer des objectifs.
Les chercheurs ont tenté d’identifier l’orientation temporelle la plus en lien avec l’engagement académique, facteur de bien-être psychologique et de performance universitaire. Les étudiants dont l’attention est fortement focalisée vers le futur seraient les plus engagés.
Néanmoins, la perspective temporelle est un processus dynamique. Les étudiants peuvent être simultanément reliés à toutes les orientations à des degrés divers et jongler de l’une à l’autre, en fonction de leurs ressources personnelles et de la situation dans laquelle ils se trouvent.
Zimbardo et Boyd émettent l’hypothèse que la dynamique donnant lieu au fonctionnement le plus bénéfique pour l’individu serait une forte focalisation de l’attention sur le passé positif et le futur, associée à une focalisation modérée sur le présent hédoniste, ainsi qu’une faible focalisation sur le passé négatif et le présent fataliste. Selon eux, cette combinaison serait la plus adaptative pour les individus.
Nous avons souhaité tester cette hypothèse avec l’engagement académique chez les étudiants.
Les orientations temporelles des étudiants
L’objectif de notre étude était double :
mettre à jour les différentes combinaisons d’orientations temporelles ;
mettre en relation ces combinaisons avec l’engagement afin d’identifier la combinaison la plus pertinente dans le domaine académique.
Âgés en moyenne de 19,2 ans, 451 étudiants français inscrits en sciences humaines et sociales ont répondu à un questionnaire en ligne permettant de mesurer leur niveau d’engagement académique ainsi que leur perspective temporelle. Le traitement statistique des données fait apparaître cinq combinaisons d’orientations temporelles :
La combinaison 1 (4,6 % des étudiants) se caractérise par un passé négatif très élevé. Les étudiants de ce groupe ont tendance à accorder une place importante aux expériences désagréables du passé.
La combinaison 2 « Combinaison adaptative » (33 % des étudiants) correspond au résultat attendu : une prédominance du passé positif et du futur, un présent hédoniste moyen et un passé négatif et un présent fataliste faible. Ces étudiants semblent capables d’entretenir des souvenirs agréables tout en se projetant vers leurs objectifs.
La combinaison 3 (18 % des étudiants) est marquée par un passé négatif élevé (moins prononcé que dans la combinaison 1) et un présent fataliste fort. Ces étudiants perçoivent leurs expériences passées et leurs efforts présents de manière pessimiste.
La combinaison 4 (17,5 % des étudiants) se distingue par des scores faibles sur l’ensemble des orientations temporelles ; passé, présent et futur, quel que soit leur type. Ces étudiants semblent avoir une relation au temps peu investie voire désengagée.
La combinaison 5 (26,6 % des étudiants) présente des scores moyens pour chacune des orientations temporelles. Il s’agit d’une combinaison sans dimension prédominante.
Des combinaisons « à risque » pour l’engagement universitaire
Conformément à notre hypothèse, ladite combinaison adaptative est la mieux associée à l’engagement dans les études. Bonne nouvelle, cette combinaison est la plus représentée parmi les étudiants. En effet, elle concerne environ un tiers d’entre eux. Par ailleurs, notre étude a permis d’identifier certaines combinaisons « à risque », notamment la 1 et la 3, marquées par une forte orientation vers le passé négatif et une faible orientation vers le futur.
Ces tendances peuvent s’avérer problématiques et pourraient être un indicateur d’un risque de décrochage académique. Effectivement, pour les étudiants, la capacité à se projeter vers un objectif est essentielle pour persévérer dans une formation.
Les recherches à venir devraient s’intéresser aux facteurs qui favorisent le maintien et le développement de ladite combinaison adaptative, comme la flexibilité psychologique, qui permet de gérer des états de stress de manière constructive.
Zara-Anna Mathieu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.