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28.04.2025 à 17:01

Société connectée, mais fragmentée : comment restaurer le sens du commun ?

Pierre-Antoine Chardel, Docteur en philosophie, HDR en sciences sociales, Professeur, Institut Mines-Télécom Business School
Virginie Martin, Docteure sciences politiques, HDR sciences de gestion, Kedge Business School
À l’ère des réseaux sociaux et des algorithmes, le commun – fondement de la démocratie – se fragmente. Comment rétablir un équilibre entre liberté numérique et régulation collective ?
Texte intégral (1669 mots)
Face à l’opacité des algorithmes et au risque d’un éclatement du commun, une alternative possible est d’apprendre à mieux comprendre ces systèmes. Vitaly Gariev/Unsplash, CC BY

À l’heure où Elon Musk privatise l’espace public numérique en imposant ses propres règles sur X, créant une confusion majeure entre liberté et impunité, la question du commun et celle de « faire société » deviennent plus aiguës que jamais. Le commun, que nous entendons ici comme la capacité de s’entendre sur des règles de vie collective, est à la base de tout projet démocratique. Mais il n’est pas un acquis, il ne se décrète pas : il s’organise de manière sensible.


La métamorphose numérique et le bouleversement des technologies avec les pratiques de communication (via Internet et les réseaux sociaux en ligne) qui lui sont inhérentes sont souvent présentées comme étant au cœur des transformations que nous vivons d’un point de vue existentiel. Dans certains cas même, la conjonction des mutations technologiques et du tout communicationnel affaiblit paradoxalement le commun. Elle favorise une multiplicité vertigineuse qui brouille toujours davantage les grandes orientations de sens, pourtant essentielle à notre cohésion collective.

Il convient donc, plus que jamais, de réfléchir à l’organisation et la distribution du pouvoir dans ce commun fragmenté, et au bout du compte, la possibilité de les comprendre pour y bâtir des stratégies collectives riches de sens. Cela, en sachant que la redéfinition des réseaux classiques de communication et d’information rebat les cartes de la hiérarchie de celles et ceux qui les dominent et qui y prennent la parole.

Dans un monde en réseau(x) où est le centre, où est la périphérie ? En quoi la possibilité donnée à chacun d’avoir une audience, et la probabilité paradoxalement réduite de se faire comprendre de tous, altèrent-elles la nature du pouvoir, et la nature des « élites » ? Comment faire exister une parole institutionnelle dans un univers média/technologique où elle n’a plus aucun monopole ? Comment le concept traditionnel de pouvoir s’articule-t-il avec la notion à la mode, mais ô combien polysémique, d’influence ? Quelles nouvelles règles pour le « marché des idées » et les manipulations cognitives en tous genres ?

Ces questions sont d’autant plus cruciales qu’aujourd’hui, les « experts » détenteurs de savoirs et donc de pouvoir(s) voient leur parole largement concurrencée par des influenceurs de tous ordres. Sur la toile, la hiérarchisation des compétences est profondément bousculée. L’horizontalisation des savoirs passant par des biais médiatiques (médias traditionnels ou réseaux sociaux) gagne en puissance.


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Il faut donc nous interroger sur les conséquences pour les disciplines scientifiques, pour l’avenir du monde académique et des chercheurs eux-mêmes. Comment gérer une telle fragmentation de l’accès aux connaissances alors même que la toile tend à créer une confusion des genres ? On y trouve sans doute plus d’arguments d’autorité que de vérités scientifiques, la sphère digitale étant créatrice de beaucoup d’indistinction.

Quelles alternatives aux algorithmes des plateformes?

Dans ce contexte toujours, que devient la culture de l’écrit, traditionnel attribut des élites et vecteur de pouvoir dans « l’ancien monde » ? Est-elle condamnée au déclassement, dans un monde internationalisé où règnent les images, poussées en avant par les algorithmes des plateformes ?

Assiste-t-on à l’avènement d’une sorte de technicisme froid, la machine et ses codes contraignant notre pensée et la formatant en imposant des normes éditoriales drastiques (la plateforme X, par exemple, limite les publications à 280 caractères), au risque de simplifier et de travestir le message de départ ? Jusqu’à quel point peut-on, en outre, laisser les algorithmes gérer la hiérarchisation d’une information, ceci au risque d’impacter les équilibres politiques eux-mêmes ?

Comme le décrit fort justement la philosophe Anne Alombert, tandis que le Web était fondé sur des liens hypertextes, permettant une navigation intentionnelle, les algorithmes de recommandations orientent les utilisateurs, comme si la « toile », sorte de rhizome, s’était transformée en silo. De telles réalités structurelles doivent très certainement aujourd’hui nous inciter à créer des politiques algorithmiques alternatives, plus ouvertes et contributives. Comme le souligne Anne Alombert :

« Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation contributive et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est non seulement plus que souhaitable, mais tout à fait possible. »

L’enjeu sociétal est d’autant plus crucial que le vrai pouvoir semble avoir glissé du côté de celles et ceux qui contrôlent les infrastructures de diffusion – ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident de ce qui peut être visible ou pas, en privatisant ainsi les dynamiques de modération en fonction de leurs propres normes et valeurs –, mais aussi du côté de celles et ceux qui peuvent développer des outils pour les décrypter et les interpréter. À l’heure où les logiques de prédation des données sont exacerbées, une réinstauration d’un minimum de confiance et de transparence dans la conception des algorithmes se doit d’être engagée : en s’appuyant par exemple sur des initiatives qui visent à s’attaquer aux biais qu’ils peuvent véhiculer.

Comment évoluer avec plus de clairvoyance dans la société ?

Dans une telle perspective, une nouvelle production de savoir s’impose, plus collaborative et transdisciplinaire, renouant en ce sens avec une certaine expérience du commun. Un enjeu est aussi, d’un point de vue éthique, de rendre possible des conceptions plus vertueuses des technologies à l’heure où les systèmes d’IA tendent à fragiliser l’exercice même du libre-arbitre. Vis-à-vis de ces tendances, il nous faudrait apprendre à « visualiser les réseaux sans paniquer », en évitant de les laisser produire d’irréversibles effets de prolétarisation.

Face à l’opacité des algorithmes et au risque d’un éclatement du commun, une alternative possible est d’apprendre à mieux comprendre ces systèmes : décrypter leur logique (grâce à des initiatives comme AlgorithmWatch), réguler (avec des cadres comme le DSA) et explorer des alternatives (comme Mastodon ou Wikipédia). Ce travail de transparence et de conception collective permettrait de ne pas subir passivement les effets de ces architectures numériques, mais de les penser comme des espaces à réinvestir. Sans cet effort, nous restons à la merci d’un vertigineux tourbillon technologique.

Des outils de cartographie numérique, notamment, permettent d’aiguiser notre regard sur des phénomènes invisibles à l’œil nu. Des cartes et des flux de données personnelles peuvent mettre en lumière les circuits par lesquels nos informations sont collectées, revendues et exploitées par les grandes plateformes numériques. Des pratiques de data visualisation et de design graphique, en rendant visible et sensible l’invisible, peuvent alors contribuer à faire émerger une meilleure compréhension de nos environnements numériques. Par exemple, la cartographie des réseaux sociaux peut révéler des dynamiques souvent imperceptibles : des outils graphiques permettent d’identifier la formation de chambres d’écho, où certaines idées circulent en boucle sans contradiction, ou encore de repérer la structuration des réseaux d’influence et leur poids dans la diffusion de l’information.

Sans ces efforts de représentation, de design et d’interprétation de nos activités en ligne, il sera difficile d’évoluer avec clairvoyance dans nos sociétés des réseaux. Au-delà d’une certaine panique morale qui nous envahit, ce sont là des pistes pour développer une relation plus sereine avec nos technologies numériques en vue de rendre possible une meilleure compréhension des nouveaux milieux qu’elles façonnent.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

28.04.2025 à 17:00

Protéger l’agriculture française face aux risques climatiques

Philippe Delacote, Directeur de recherche en économie à l'INRAE et Chaire Economie du Climat, Inrae
Seuls 30 % des surfaces agricoles sont couvertes par les assurances en cas de crise climatique. Pour répondre au défi de la vulnérabilité, il faut se concentrer sur la recherche de résilience.
Texte intégral (1576 mots)

Seuls 30 % des surfaces agricoles sont couvertes par les assurances en cas de crise climatique. Pour répondre au défi de la vulnérabilité, les stratégies individuelles comme les politiques publiques doivent se concentrer sur la recherche de résilience.

Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 6 a pour objet, « Le système alimentaire à l’heure des choix ».


Le changement climatique a des impacts multiples sur de nombreux secteurs d’activité, tant dans les pays industrialisés que dans les pays du Sud. Ces impacts résultent non seulement de l’augmentation des températures moyennes, mais aussi de la fréquence et de l’intensité accrues des événements météorologiques extrêmes, tels que les sécheresses et les tempêtes. L’agriculture, en particulier, est fortement concernée.

Ainsi, en 2024, le ministère de l’agriculture indique que la production des céréales à paille en France a subi une baisse de 22 % par rapport aux cinq années précédentes, en raison de conditions climatiques extrêmes. Des études menées par Maxime Ollier et ses coauteurs ont démontré que les risques climatiques affectent de manière hétérogène les secteurs agricoles, en fonction des systèmes de production et de la localisation des exploitations.

Un taux de couverture de l’assurance récolte limité

Le réflexe naturel qui vient à l’esprit quand on parle de risque est d’envisager la couverture assurantielle. Ainsi il existe une offre d’assurance « multirisque récolte », qui, en théorie, devrait couvrir les acteurs contre les chocs liés au climat. Or, plusieurs facteurs limitent la portée de cette solution. En effet, le taux de couverture de l’assurance récolte est aujourd’hui limité en France : seuls 30 % des surfaces agricoles sont couvertes.


À lire aussi : Et si l’assurance verte pouvait aider à réduire les produits phytosanitaires dans les vignobles...


Les travaux de thèse de Richard Koenig ont montré que, malgré un taux de subvention important, le montant des franchises est un frein important à la souscription, ainsi que les délais de versement de la subvention. Or, la branche assurance récolte présente un déficit important, avec un rapport sinistre sur prime structurellement supérieur à 100 %. On peut donc en déduire que le rôle joué par les assurances récolte dans la protection des agriculteurs français sera certes utile, mais limité.

Face à ces multiples chocs et à l’impossibilité de l’assurance de couvrir l’ensemble de ces risques, la vulnérabilité des exploitants agricoles est une question centrale. Cette vulnérabilité peut être définie selon trois critères : l’exposition, la résistance et le rétablissement. L’exposition fait référence au fait que certains secteurs ou zones géographiques sont particulièrement concernés par les chocs liés au changement climatique. La résistance correspond à la capacité des agriculteurs à absorber ces chocs. Enfin, le rétablissement évoque leur aptitude à se relever après ces perturbations. Il est donc essentiel de comprendre dans quelle mesure ces impacts dépendent du contexte socio-économique local et des caractéristiques des acteurs concernés.

Sobriété, agilité et protection

Dans ce contexte, où l’agriculture est l’un des secteurs les plus affectés par le changement climatique, il est crucial que les stratégies individuelles et les politiques publiques se concentrent sur la recherche de résilience. Cet objectif peut être décliné selon trois grands principes : sobriété, agilité et protection. Premièrement, l’agriculture doit évoluer vers une utilisation plus sobre des ressources, notamment en réduisant la dépendance aux énergies fossiles et aux intrants chimiques. En effet, le secteur agricole contribue fortement aux émissions de gaz à effet de serre – 18,7 % des émissions françaises, selon le Citepa – et joue un rôle dans la dégradation des écosystèmes et de la qualité de l’eau. Or, le climat et les écosystèmes sont les socles sur lesquels repose l’activité agricole ; il n’y aura donc pas d’adaptation possible sans un effort d’atténuation sans précédent. Cela implique le développement de pratiques agroécologiques, telles que l’agroforesterie, et l’optimisation de l’usage de l’eau, comme le choix de cultures moins dépendantes des apports en eau.

Deuxièmement, l’agilité se manifeste au niveau des systèmes de production, en favorisant la diversification des cultures et des pratiques, mais aussi au niveau des chaînes de valeur, par la diversification des sources d’approvisionnement et des débouchés. Il est important que l’ancrage local soit renforcé, tout en maintenant des liens de partenariats plus éloignés, afin de diversifier les risques non seulement climatiques, mais aussi géopolitiques ou épidémiologiques. La recherche de partenariats de long terme, qui permettent de construire la confiance, est également préférable à une recherche court-termiste du mieux-disant.


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Enfin, la protection des plus vulnérables nécessite d’abord leur identification, puis la priorisation de certaines politiques publiques en leur faveur. On peut penser ici à un ciblage plus important des politiques d’aides à la transition écologique ou à l’accès aux assurances récolte.

Un coût de 4 milliards d’euros par an pour l’inaction

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ces réflexions sur la résilience des acteurs et des systèmes agricoles. Tout d’abord, la priorité doit être donnée à la lutte contre le changement climatique et la dégradation des écosystèmes. Bien que l’action en faveur de la protection de l’environnement puisse engendrer des coûts, l’inaction entraînera des coûts nettement supérieurs, en particulier pour les secteurs agricoles. Le coût du changement climatique se fait déjà durement ressentir dans certains secteurs ou régions. L’impact global du changement climatique sur le secteur agricole et de l’agroalimentaire français a été estimé par le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux à plus de 4 milliards d’euros par an d’ici à 2050, soit un peu plus de 4 % du PIB agricole. Or, chaque tonne de gaz à effet de serre supplémentaire ne fera qu’accroître ces coûts et les défis associés. Enfin, il est indispensable que les stratégies d’adaptation et d’atténuation soient complémentaires : des stratégies d’adaptation qui auraient comme conséquence la hausse des émissions de gaz à effet de serre et des pressions supplémentaires sur des écosystèmes ne peuvent qu’être néfastes à long terme.

France 24 – 2024.

Un but contre leur camp

L’agroécologie, dont le fondement est d’utiliser les solutions fondées sur le fonctionnement des écosystèmes pour répondre aux problèmes posés aux agriculteurs, va dans ce sens d’une recherche de synergie entre adaptation et atténuation.

Au total, il apparaît que les actions de certains acteurs contre les politiques environnementales agissent comme un but contre leur camp. En faisant mine de défendre les intérêts des secteurs agricoles, ces actions amplifient au contraire les problèmes auxquels sont confrontés de nombreux acteurs du monde agricole.

Les politiques de protection de l’environnement ne sont pas parfaites, et les exploitants agricoles doivent être consultés pour améliorer leur mise en œuvre. Il est cependant indispensable de les accentuer, et d’affirmer qu’il n’existera pas de protection durable de l’agriculture sans la protection et la restauration des écosystèmes sur lesquels ces activités reposent.


Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 6 a pour objet « Le système alimentaire à l’heure des choix ». Vous pourrez y lire d’autres contributions. Le titre et les intertitres ont été produits par la rédaction de The Conversation France.

The Conversation

Philippe Delacote a reçu des financements de Chaire Economie du Climat.

28.04.2025 à 16:58

États-Unis/Chine : désescalade ou déflagration ?

Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)
La rivalité entre les deux grandes puissances mondiales débouchera-t-elle sur une confrontation à grande échelle ou sur un « super deal » ?
Texte intégral (3715 mots)

La guerre économique est en cours. Mais Donald Trump pourra-t-il persévérer dans la voie de la confrontation avec Pékin, étant donné les risques de déstabilisation économique et financière, une dépendance mutuelle a priori plus difficilement substituable pour les États-Unis et la détermination sans faille affichée par les autorités chinoises ?


Alors que le capitalisme mondialisé du gagnant-gagnant a laissé place à l’idée d’un « capitalisme de la finitude », du fait de la prise de conscience générale du caractère limité des ressources planétaires, la guerre commerciale, technologique et monétaire s’intensifie entre les États-Unis et la Chine. Et à ce stade, les dirigeants chinois apparaissent plus résolus à réagir que lors du premier mandat de Donald Trump.

Objectivement, les États-Unis ne sont pas en position de force sur tous les plans, ce qui pourrait les conduire à privilégier un « super deal » avec Pékin (cf. tableau infra). Néanmoins, dans un scénario d’escalade extrême des tensions sino-américaines, le risque est celui d’une déstabilisation majeure de l’ordre économique mondial, voire d’un basculement sur le terrain géopolitique et militaire.

Économies miroirs et miroir aux alouettes

La relation économique sino-états-unienne résume les grands déséquilibres macroéconomiques mondiaux, dans un jeu comptable à somme nulle, illustré par les positions extérieures nettes des deux pays. Ces déséquilibres peuvent perdurer ou se réguler graduellement par des ajustements coopératifs ou des évolutions non concertées mais convergentes des modèles économiques et de société. Aucune de ces options n’apparaît envisageable, à très court terme, compte tenu de l’escalade dans le rapport de force entre les États-Unis et la Chine.

Position extérieure nette (milliards de dollars, 2023)
Position extérieure nette (en milliards de dollars, 2023) FMI (DOTS), Fourni par l'auteur

Le projet de l’administration Trump est un miroir aux alouettes. D’une part, il prône une relocalisation des investissements et une réindustrialisation (qui prendraient au mieux des années) pour soutenir l’emploi et l’autonomie stratégique du pays, à travers une dépréciation du dollar « concertée avec les partenaires ». D’autre part, il cherche à maintenir l’hégémonie du dollar comme devise de réserve internationale, tout en préservant le modèle consumériste.


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Ce double objectif antinomique sur le dollar remet au goût du jour le dilemme de Triffin, matérialisé lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971, en vertu duquel le dollar devait satisfaire deux objectifs inconciliables : la stabilité en tant qu’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises, et l’abondance en tant que moyen de règlement international et instrument de réserve.

Avec la menace de retrait des garanties de sécurité états-uniennes, les tarifs douaniers sont brandis comme une arme coercitive et de négociation envers le reste du monde vassalisé. À double emploi, ils sont aussi envisagés comme un moyen, au mieux très partiel, de substituer les taxes à l’importation aux impôts domestiques, rappelant les États-Unis du tournant du XXe siècle.


À lire aussi : Recréer un second « Gilded Age » (Âge doré) : les illusions de Trump


Quant à la Chine, elle se présente avec ses certitudes sur sa puissance industrielle et exportatrice, déployant une stratégie fondée sur le triptyque représailles-adaptation-diversification. Mais des doutes existent quant à sa capacité à rééquilibrer son modèle de croissance vers la consommation, dans un contexte de sur-épargne accentuée par la morosité ambiante post-pandémie.

La crise immobilière, la déflation, l’endettement élevé (entreprises et collectivités locales), le ralentissement structurel de la croissance économique et le déclin démographique font poindre le spectre d’une « japonisation précoce ». Les similitudes avec la trajectoire du Japon pourraient même être renforcées par un éventuel nouvel accord sur les parités des devises comme celui du Plaza en 1985.

Commerce mondial : crises et fragmentations | Le dessous des cartes, ARTE (2023)

Les deux puissances systémiques mondiales s’affranchissent, chacune à sa manière, des justes règles de la concurrence et du commerce international. Les États-Unis jouissent (encore) du privilège exorbitant du dollar et de son pendant, à savoir l’extraterritorialité du droit américain. La Chine assure ses parts de marché mondiales (14 % au global et 22 % sur les biens manufacturés) en subventionnant ses secteurs stratégiques et en pratiquant une forme de dumping qui lui permet d’exporter ses surcapacités, aidée par le Renminbi, une devise chinoise jugée sous-évaluée par les autorités américaines, contrairement aux analyses du FMI.

La Chine, de fournisseur des États-Unis à concurrent direct

Depuis quatre décennies, la relation sino-américaine est passée de la coopération à la « coopétition », pour glisser à partir de 2018 et dangereusement en 2025 vers la confrontation, à mesure que la Chine basculait du statut d’atelier manufacturier de biens à faible valeur ajoutée à concurrent direct sur les biens et services innovants, technologiques, verts et à haute valeur ajoutée.

Au cœur de la « première révolution industrielle » chinoise des années 1980-2000, l’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment à travers le déploiement de zones économiques spéciales (zones franches) et les transferts de technologies, a laissé place à une économie quasi schumpetérienne de l’innovation. Cette « seconde révolution industrielle » a été renforcée par des objectifs de « sinisation » des chaînes de valeur, d’indépendance technologique ainsi que d’autosuffisance et de sécurisation énergétique et alimentaire.

OCDE/TIVA (calculs de l’auteur). Cliquer pour zoomer., Fourni par l'auteur

Traditionnel market maker sur le marché mondial des matières premières, des hydrocarbures aux produits agricoles, la Chine a très tôt pris conscience de l’importance des métaux critiques et stratégiques (dès les années 1980 pour les terres rares), domaine dans lequel elle dispose d’une position dominante, surtout en tant que transformateur avec une maîtrise complète de la chaîne de valeur.

En 2020, les produits manufacturés chinois généraient plus d’un tiers de la valeur ajoutée dans le commerce mondial de biens manufacturés. En 2022, 56 % des robots industriels installés dans le monde l’ont été en Chine et 45 % des brevets mondiaux ont été déposés par la Chine entre 2019 et 2023. Même si les États-Unis maintiennent leur leadership dans le domaine des start-ups, la Chine recense 340 licornes (start-ups privées valorisées à plus d’un milliard de dollars US), dont plus d’un quart sont impliquées dans le secteur de l’intelligence artificielle (dont DeepSeek) et des semi-conducteurs.

Part des brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ( % du nombre total annuel) WIPO, calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

Une dépendance des États-Unis envers la Chine difficile à sevrer

En avril 2025, le niveau prohibitif atteint par les droits de douane bilatéraux et les autres mesures non tarifaires annihile les échanges commerciaux sino-américains. Toutefois, les exemptions accordées par l’administration Trump sur certains produits, dont les ordinateurs et smartphones, illustrent la dépendance des États-Unis envers la Chine.

En 2024, malgré la perte de parts de marché aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump (14 % vs. 22 % en 2018), le marché états-unien absorbait (encore) 14,6 % des exportations chinoises, hors exportations « indirectes » transitant désormais par des pays tiers tels que le Vietnam. L’excédent commercial de la Chine envers les États-Unis ressortait à 279 milliards de dollars US en 2023, soit 26 % de son excédent global, alors que le déficit bilatéral des États-Unis était de 340 milliards de dollars US, soit 30 % de leur déficit global.

Loin d’être anecdotique, les terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine et les IDE américains sur le sol chinois représentent des capacités de production installées importantes dans la filière des véhicules et batteries électriques.

États-Unis - Chine : le choc des titans, France 24 (avril 2025)

Depuis la crise financière de 2008, consciente de son exposition excessive aux bons du Trésor américain, la Chine en a réduit sa détention de 1 300 milliards de dollars US en 2011 à 761 milliards de dollars US en janvier 2025. Ce montant encore significatif en termes absolus ne représente que 2 % de la dette publique des États-Unis, détenue à 22 % seulement par des non-résidents.

Si la stabilité du marché obligataire américain dépend plus largement des investisseurs résidents, le projet évoqué de contraindre le reste du monde à continuer de financer les déficits publics du pays à des conditions favorables (échange de dette contre des obligations à très long terme) ou d’imposer une taxe sur les détenteurs étrangers de bons du Trésor pourrait générer un risque majeur de déstabilisation financière mondiale en démonétisant l’actif sans risque de référence.

Super deal ou escalade létale pour l’économie mondiale ?

L’opinion publique américaine, les lobbies économiques, les marchés financiers, les GAFAM, les dissensions au sein de l’administration, ou encore les élus républicains en quête de réélection sont des forces de rappel qui pourraient imposer à Donald Trump une désescalade voire un « super deal » avec Xi Jinping. A contrario, l’entêtement dans des droits de douane punitifs pourrait générer une crise économique et financière mondiale profonde et une dislocation de l’ordre international.

Dans ce bras de fer entre Washington et Pékin, le temps joue donc pour le second. Le régime chinois est déterminé à faire de la Chine la première puissance économique mondiale d’ici à 2049, pour le centenaire de la République populaire. Il a montré sa capacité à se projeter sur le temps long et à instiller une dose d’adaptabilité du modèle d’« économie sociale de marché » suffisante à sa perpétuation, et il ne doit pas rendre compte de son action dans les urnes.

Dans sa relation au monde, la Chine poursuit sa stratégie séculaire de réserve de façade et propose le récit d’un pays ouvert, libre-échangiste, à la recherche de la concorde mondiale, se positionnant pour un ordre multipolaire et en contre-puissance des États-Unis. Dans le cadre de sa stratégie de soft power incarnée par le club des BRICS+ et la Belt & Road Initiative, la Chine a diversifié ses actifs financiers internationaux et investi tous azimuts en Asie, en Amérique latine et en Afrique.

Parallèlement à l’aversion croissante des investisseurs internationaux vis-à-vis du marché chinois dans une stratégie de derisking-decoupling, les firmes chinoises pourraient continuer de s’extravertir en investissant à l’étranger dans une stratégie de nearshoring et de contournement des barrières protectionnistes, notamment dans l’accès au marché européen.

Le désengagement des États-Unis du cadre multilatéral pourrait être une opportunité pour la Chine de renforcer son influence dans les instances internationales, en se présentant comme le principal défenseur des pays en développement, du libre-échange et de l’aide internationale, dans une forme d’inversion des valeurs.

Malgré tout, la position ambiguë de la Chine sur la guerre en Ukraine, ses accointances avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, ses visées ostensibles sur Taïwan et son expansionnisme territorial en mer de Chine demeurent des sources d’inquiétude. La Chine, qui n’a plus été impliquée dans un conflit armé depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979, a augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, pour les porter à 245 milliards de dollars US officiellement en 2024 – mais peut-être de l’ordre de 450 milliards de dollars US en réalité, soit encore moitié moins, exprimé en dollars, que le budget de la défense des États-Unis.

Scénarios géoéconomiques

Voici un tableau volontairement binaire des scénarios géoéconomiques possibles, qui n’exclut pas d’autres hypothèses comme un scénario intermédiaire de « guerre commerciale universelle larvée » impliquant l’UE, voire d’autres puissances régionales.

Scénarii géoéconomiques. Fourni par l'auteur

The Conversation

Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 16:54

L’expérimentation animale est-elle encore pertinente ? L’exemple de la maladie de Parkinson

Deransart Colin, Enseignant-chercheur en neurosciences, Grenoble Institut des Neurosciences (GIN), Université Grenoble Alpes (UGA)
Bertrand Favier, Dr Vétérinaire, Maitre de conférences à l'UFR de Chimie Biologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
Boulet sabrina, Professeur des Universités- Neurosciences, Université Grenoble Alpes (UGA)
Véronique Coizet, CR Inserm en Neurosciences, Université Grenoble Alpes (UGA)
L'expérimentation animale fait débat. La recherche scientifique est-elle prête à se passer des animaux ? Les alternatives sont-elles suffisantes ?
Texte intégral (2326 mots)

L’expérimentation animale fait débat. La recherche scientifique est-elle prête à se passer des animaux ? Les alternatives sont-elles suffisantes ? La discussion mérite en tout cas d’être menée de la manière la plus objective possible.


La maladie de Parkinson touche plus de 270 000 personnes en France. Lorsque le diagnostic est posé, la destruction des neurones producteurs de dopamine est trop avancée pour envisager des traitements curatifs. Pour obtenir des marqueurs précoces de la maladie, et permettre des traitements préventifs, l’équipe des chercheurs du Professeur Boulet du Grenoble Institut des Neurosciences a développé une recherche métabolomique par Résonance Magnétique Nucléaire.

A l’image de l’analyse des gaz d’échappement d’une voiture lors d’un contrôle technique dont la recherche des produits de combustion permet de déceler d’éventuelles anomalies de fonctionnement du moteur, la métabolomique par Résonance Magnétique Nucléaire permet l’identification de toutes les substances organiques de petites tailles (comme certains acides aminés) ou de leurs produits de dégradation issus des cascades des évènements moléculaires se produisant dans les cellules. L’identification de ces substances ou métabolites au sein d’un échantillon biologique, comme le sang ou d’autres tissus, permet donc de déceler d’éventuels marqueurs de la maladie (biomarqueurs). Cette approche se situe en aval de l’étude des gènes (génomique), de l’ensemble des ARN messagers (transcriptomique) et de l’ensemble des protéines (protéomique). Cette approche novatrice permet donc d’appréhender l’ensemble des facteurs (génétiques, environnementaux, nutritionnels…) dont la résultante est susceptible de conduire à une maladie.

Les chercheurs ont croisé les métabolites issus de trois modèles animaux complémentaires de la maladie de Parkinson et ont soumis aux mêmes analyses des échantillons de sang issus de patients nouvellement diagnostiqués mais non encore traités (patients de novo).

Des modèles animaux complémentaires

En 1959 les biologistes William Russel et Rex Burch ont proposé des recommandations éthiques en expérimentation animale connues sous le terme de « règle des 3 R » qui font encore aujourd’hui consensus à l’égard du traitement éthique des animaux de laboratoire. Ces recommandations visent à remplacer quand cela est possible l’utilisation d’animaux par des modèles alternatifs, réduire le nombre d’animaux requis et raffiner les expérimentations en minimisant les contraintes imposées aux animaux (douleur, souffrance, angoisse…).

Il semble contraire au critère de réduction de faire appel à une multiplicité de modèles animaux différents pour une même étude. Dans cette étude, utiliser trois modèles a permis de recouper entre elles les données, et d’en augmenter la portée « translationnelle » des résultats, c’est-à-dire ce qui permet de les transposer à l’humain. En effet, chaque modèle présentait des caractéristiques complémentaires de la maladie de Parkinson, chacun imitant différentes phases de la maladie, depuis la phase où seuls des déficits de motivation sont présents, jusqu’à celle avec des symptômes moteurs. De plus, les chercheurs ont développé une échelle de cotation de la progression de la maladie calquée sur ce qui existe en clinique humaine, évaluant les performances motivationnelles, motrices et l’étendue des lésions neurologiques. Cela a amélioré l’aspect translationnel de ces études et a participé aussi au raffinement des expérimentations.

Le premier modèle porte sur des rats traités par une neurotoxine ciblant les neurones dopaminergiques. Il est ainsi possible de constituer des lots d’animaux mimant de façon stable et sans évolution temporelle, un stade précis de la maladie ; ceci est une simplification de la maladie humaine où chaque patient est un cas particulier évolutif. En complément, les chercheurs ont sélectionné un second modèle reflétant la nature progressive de la pathologie dont le marqueur est lié à la production d’une protéine délétère. Bien que ce modèle permette chez un même animal de suivre la progression de la pathologie, il n’englobe pas tous les symptômes neuropsychiatriques caractéristiques du stade précoce de la maladie (tel que l’apathie).

Enfin, le troisième modèle, induit par injection d’une neurotoxine à des macaques, reproduit l’évolution des phases cliniques de la maladie et présente une plus grande homologie avec l’humain. L’homologie d’un modèle se réfère à sa capacité à mimer les mécanismes physiologiques sous-jacents à l’origine de la pathologie étudiée chez l’humain : on parle donc d’identité de causalité et de mécanismes mis en jeu.

De l’animal à l’humain

Chez ces animaux, les dérégulations métaboliques ont amené à identifier six métabolites, potentiellement liés au processus neurodégénératif, dont les niveaux combinés constituent un biomarqueur métabolique composite. Ce biomarqueur permet de discriminer les animaux imitant la maladie de Parkinson des témoins, et ce, dès la phase précoce. Ce résultat n’aurait pas été atteint si une seule situation, un seul modèle animal, avait été étudié.

Les résultats obtenus chez les animaux ont ensuite été comparés avec les résultats de patients de novo (diagnostiqués mais non encore traités) provenant de deux banques différentes. Les mêmes six métabolites constituant le biomarqueur identifié chez les animaux ont permis de distinguer les patients de novo des patients sains avec un niveau élevé de sensibilité et de spécificité.

Les chercheurs ont également montré que la dérégulation de 3 des 6 métabolites composant le biomarqueur peut être partiellement corrigée par un médicament mimant les effets de la dopamine. Ce traitement permet de corriger le déficit de motivation des animaux à la phase précoce. Cette amélioration partielle a également été observée dans un sous-ensemble des patients de l’étude. Cela renforce l’intérêt du biomarqueur identifié et suggère que ce marqueur permettrait de surveiller l’évolution des traitements d’une manière moins contraignante que les méthodes d’imagerie médicale actuelles.

Outre les perspectives diagnostiques de cette étude, ces travaux ont également permis d’identifier un mécanisme de régulation du métabolisme cellulaire sur lequel on pourrait agir pour contrer les effets de la maladie, offrant ainsi des perspectives thérapeutiques. Ceci illustre notamment à quel point recherche fondamentale et recherche appliquée sont fortement indissociables l’une de l’autre. Nous venons de le voir au travers de cet exemple, mais de nombreuses recherches montrent l’intérêt de l’expérimentation animale, comme dans le cas des travaux de Pasteur sur la rage, les travaux grenoblois sur les approches par stimulations électriques intracérébrales profondes qui ont permis de révolutionner la prise en charge de nombreux patients parkinsoniens à travers le monde, ou encore, plus proche de nous, les travaux sur les ARN messagers ayant permis la mise au point de vaccins contre la Covid-19 et ont valu à leurs auteurs le prix Nobel de Médecine 2023.

Que penser de la transposabilité ?

Au-delà de ces avancées scientifiques, les détracteurs de l’expérimentation animale mettent en avant la faible transposabilité des résultats obtenus chez l’animal à l’homme, un de leurs argument étant que « 90 % des traitements testés avec succès sur les animaux se révèlent inefficaces ou dangereux pour les êtres humains ». Ceci leur permet notamment de justifier le recours à l’utilisation de modèles alternatifs à l’animal, tels que des modèles in vitro ou in silico.

Cette citation nous semble cependant partielle et partiale. Il n’a pas été démontré que la transposabilité des tests in vitro et/ou in silico soit meilleure en l’état actuel des techniques.

En réalité, ces tests sont les premiers cribles de l’ensemble des tests précliniques et la contribution des animaux est essentielle puisqu’en fin de phase pré-clinique, ils permettent d’exclure 40 % de candidats médicaments, notamment sur la base de risques potentiels chez l’humain.

Par ailleurs, les auteurs dutexte cité après avoir souligné cette faible transposabilité, proposent plutôt de mettre l’accent sur la robustesse des approches expérimentales, en assurant une recherche rigoureuse tant sur les animaux que chez les humains. Ils suggèrent ainsi « d’harmoniser la conception des protocoles expérimentaux menés chez l’humain (étude clinique) avec celle des études précliniques réalisées chez l’animal dont l’utilisation demeure indispensable, balayant la vision manichéenne qui voudrait que s’opposent une communauté pro-expérimentation animale et une autre, pro-méthodes alternatives. »

Le fait d’attribuer des capacités cognitives à l’autre – humain comme animal – nous confère un socle commun de droits moraux et apporte du sens à nos actions. Le domaine de l’expérimentation animale n’échappe pas à cette règle.

Il a été avancé que les chercheurs utilisant des animaux à des fins scientifiques auraient une moindre empathie vis-à-vis de la souffrance animale que le reste de la population.

Cette observation nous parait occulter un point important. De même qu’un chirurgien ne s’évanouit pas à la vue du sang au moment crucial de son intervention, en tant que chercheurs travaillant sur des modèles animaux, nous réfléchissons aux conséquences de nos actes. Leur aspect émotionnel est maîtrisé, mais non oblitéré : le chercheur n’a aucun intérêt à négliger la souffrance animale. Une expérience sur un modèle animal perd de sa puissance de déduction si certains animaux sont en panique, d’autres en stress, ou en prostration. Bien au contraire, la qualité de la science dans ce domaine va de pair avec le bien-être des animaux. La démarche de raffinement citée plus haut vise également à limiter les symptômes au strict minimum pour l’étude de la maladie, et elle est indissociable d’une empathie raisonnée avec les animaux utilisés.

Il est nécessaire également de rappeler que la qualité de nos avancées médicales comme de nos services de soins assume que le nombre moyen d’animaux que chaque Français « utilisera » au cours de sa vie entière est de 2,6 animaux. Ce nombre est à mettre lui-même en rapport avec les 1298 animaux, en moyenne, que pour toute sa vie un(e) Français(e) utilisera pour se nourrir. L’utilisation d’animaux en recherche expérimentale telle qu’elle est pratiquée de nos jours dans un cadre raisonné et contrôlé, et dans le respect du bien-être animal, reste, selon nous, une nécessité pour l’évolution de nos connaissances, même si son bannissement « à terme » tel qu’inscrit dans le marbre de la loi européenne doit nous inciter à en limiter le nombre et à développer des alternatives.

Enfin, en ce qui concerne le respect effectif des lois relatives à l’utilisation d’animaux en recherche, dont l’obligation d’appliquer les 3R, les inspecteurs vétérinaires départementaux ont à leur disposition des sanctions dissuasives qui peuvent être lourdes en cas de maltraitance.

En tant que chercheurs, nous savons que la recherche en expérimentation animale est sujette à des controverses : nos détracteurs adhèrent aux idées développées par les mouvements opposés à l’expérimentation animale en partie parce qu’il n’y a pas de manifestation de ceux qui sont en faveur de cette pratique. C’est précisément pour cela qu’il nous incombe de rendre compte à nos concitoyens de ce que nous faisons dans nos laboratoires.

The Conversation

Colin Deransart a reçu des financements de la Ligue Française Contre les Epilepsies, des Laboratoires GlaxoSmithKline, de la Fondation Electricité de France, de l'ANR et d'un Programme Hospitalier de Recherche Clinique.

Bertrand Favier est membre de l'AFSTAL. Sa recherche actuelle est financée par l'ANR et la Société Française de Rhumatologie en plus de son employeur.

Boulet sabrina a reçu des financements de l'ANR, la Fondation de France, la fondation pour la Rechercher sur le Cerveau, la fondation France Parkinson.

Véronique Coizet a reçu des financements de l'ANR, la fondation France Parkinson, la Fondation de France. Elle est présidente du comité d'éthique de l'Institut des Neurosciences de Grenoble et membre du comité Santé et bien-être des animaux.

28.04.2025 à 13:10

Fini les coûts-bénéfices, place aux co-bénéfices

Fiona Ottaviani, Associate professor en économie - Grenoble Ecole de Management, F-38000 Grenoble, France - coordinatrice recherche Chaire Unesco pour une culture de paix économique - co-titulaire Chaire Territoires en Transition, Grenoble École de Management (GEM)
Eléonore Lavoine, Doctorante en gestion - Evaluation de l'utilité sociale territoriale, Grenoble École de Management (GEM)
Fanny Argoud, Doctorante en sciences de gestion, Aix-Marseille Université (AMU)
Hélène L'Huillier, Chercheuse et évaluatrice indépendante, partenaire du Campus de la Transition, ESSEC
Lola Mercier Valero, Assistante de recherche, Grenoble École de Management (GEM)
Thibault Daudigeos, Professeur Associé au département Homme, Organisations et Société, Grenoble École de Management (GEM)
L’approche co-bénéfices désigne les multiples effets positifs générés par une même action. Concrètement, comment mettre en œuvre cette approche et à quoi sert-elle ?
Texte intégral (1966 mots)
Les co-bénéfices sont des avantages collatéraux de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, tels que l’amélioration de la qualité de l’air, l’innovation technologique ou la création d’emplois. Panwasinseemala/Shutterstock

Pour sortir de l’approche coûts-bénéfices, place aux co-bénéfices. Ils désignent les multiples effets positifs générés par une même action, qu’ils soient sociaux, économiques ou environnementaux. Concrètement, comment mettre en œuvre cette approche et à quoi sert-elle ?


Il vous arrive sans doute d’aller chercher votre pain en vélo ou à pied plutôt qu’en voiture, en vous disant que c’est bon pour la planète, mais aussi pour la santé et le porte-monnaie. Saviez-vous que ce type d’effets positifs multiples liés à une même action porte un nom : les co-bénéfices ?

Face à l’approche des coûts-bénéfices, qui a irrigué le raisonnement économique au cours des dernières décennies, se développe cette approche. Elle offre une grille de lecture plus adaptée pour comprendre l’interdépendance des crises actuelles et les façons d’y répondre. Penser les co-bénéfices amène à concilier les multiples dimensions d'un projet… souvent considérées inconciliables.

Par exemple, dans le rapport de l’Agence de la transition écologique (Ademe) « Indicateurs de bien vivre et co-bénéfices de la sobriété », nous montrons que la sobriété et les actions associées ne sont ni perçues positivement ni mises en œuvre par l’ensemble des acteurs des territoires, alors qu’elles sont également un levier du bien vivre.

Alors, qu’apporte cette approche par rapport à une réflexion économique traditionnelle fondée sur les coûts-bénéfices ? Concrètement, comment la mettre en œuvre ?

Avantages collatéraux

L’économiste Éloi Laurent situe l’apparition de la définition des co-bénéfices à la Commission santé et changement climatique sous l’égide de la revue médicale The Lancet, il y a une quinzaine d’années. Ils sont abordés comme des « avantages collatéraux liés à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, tels que l’amélioration de la qualité de l’air, l’innovation technologique ou la création d’emplois ».


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Actuellement, la notion de co-bénéfices est de plus en plus utilisée par les institutions internationales. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec), la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), la Banque mondiale, ou encore, à l’échelle nationale, la Commission de l’économie du développement durable (CEDD) ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), s’en sont ainsi emparés ces dernières années.

Interconnexion des enjeux et des crises

Le rapport Nexus, ou « Affronter ensemble cinq crises mondiales interconnectées en matière de biodiversité, d’eau, d’alimentation, de santé et de changement climatique », a été récemment publié par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Il mobilise la notion de co-bénéfices pour mettre en lumière l’interconnexion des enjeux et des crises, mais également les réponses pouvant répondant durablement à ces crises.

Soixante-dix réponses générant des co-bénéfices sur plusieurs des cinq éléments du « Nexus » – la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique – sont proposées dans le deuxième volet du rapport intitulé « Transformative Change ».

À titre d’exemple, une des réponses combine la restauration des écosystèmes riches en carbone tels que les forêts, les sols, les mangroves et la gestion de la biodiversité pour réduire le risque de propagation des maladies des animaux aux humains.

Alternative aux coûts-bénéfices

Face aux crises environnementales et sociales actuelles, il est urgent de repenser et de réinventer nos modèles d’organisation socioéconomique. La tendance est de penser les réponses face à ces crises en silo, alors qu’elles sont intrinsèquement liées. Les acteurs économiques visent le zéro carbone (ou zéro émission nette), sans interroger l’incidence des choix faits sur les autres volets environnementaux ou sociaux. Comme le montre le rapport croisé du GIEC et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), les interrelations entre changement climatique et biodiversité sont nombreuses.

Les valeurs créées sont souvent réduites à différents indicateurs financiers et monétaires avec une approche par les coûts et bénéfices. On pourrait décider de remplacer un véhicule thermique par un véhicule électrique si les économies réalisées en termes de consommation énergétique, mais aussi de réduction d’émissions de CO2, sont supérieures à l’investissement consenti. Malgré son utilité pour la décision, cette approche oblitère les relations entre les différents enjeux environnementaux, économiques et sociaux.

Transitions interdépendantes

L’approche coûts-bénéfices renvoie à l’idée que les différentes formes de capital pourraient se compenser. Elle oblige fréquemment un chiffrage monétaire d’éléments n’ayant pas de prix de marché. Cette approche amène à considérer qu’une vie humaine n’aurait pas la même valeur selon l’endroit où l’on naît…

S’en détacher pour les co-bénéfices permet de mieux répondre aux interdépendances des enjeux et d’identifier les leviers de changement systémique. L'idée : prendre en compte les conséquences sur la pollution, l’épuisement des ressources ou le bien-être de la population.

Faire du vélo se traduit par des co-bénéfices sur la santé mentale et physique et l’émission de CO2. Cette approche est indispensable pour penser les enjeux de transition : les transitions sont interdépendantes, il faut les penser comme un tout. Une politique climatique efficace ne peut se limiter à la réduction des émissions de CO2, sans considérer son impact sur les emplois locaux, les conditions de vie de la population ou les inégalités socio-spatiales.

Outil de pilotage

Dans les organisations, penser les co-bénéfices permet de répondre aux impératifs sociaux et environnementaux, d’optimiser l’utilisation des ressources financières, personnelles et ressources naturelles et de maximiser les effets positifs d’une seule action sur diverses dimensions. Il y a, selon l’économiste chilien Manfred Max-Neef, un gain d’efficience.

À titre d’illustration, le partage des infrastructures des entreprises ou collectivités peut être positif tant du point de vue de l’artificialisation des sols, de l’optimisation de l’usage de l’énergie, que du point de vue du lien social.

Rendez-vous de la transition de la chaire Territoires en transition de GEM, Campus de la transition.

Cette approche plus systémique constitue une fenêtre d’opportunité pour les entreprises afin de sortir d’une logique de conformité et d’un raisonnement en silo promus par la Directive européenne relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Pour les collectivités, sur fond de pénurie budgétaire, le ciblage d’actions couplant des bénéfices socioéconomiques et environnementaux s’avère de plus en plus essentiel. L’intégration de co-bénéfices dans les méthodes de pilotage et d’évaluation d’impact des organisations est une voie prometteuse pour répondre aux exigences d’une transition plus juste et soutenable.

La prochaine fois que vous irez chercher du pain en vélo, songez combien il serait loisible d’étendre à d’autres champs de tels co-bénéfices !

The Conversation

Le rapport sur les cobénéfices de la sobriété et les indicateurs de bien vivre a été commandité par l'ADEME et écrit par la chaire Territoires en transition et le campus de la transition.

Le rapport sur les cobénéfices de la sobriété et les indicateurs de bien vivre a été commandité par l'ADEME et écrit par la chaire Territoires en transition et le Campus de la transition.

Eléonore Lavoine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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