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26.06.2025 à 12:25
Empreinte carbone : tous les barils de pétrole ne se valent pas et cela a son importance pour la transition énergétique
Texte intégral (2361 mots)
L’empreinte carbone de l’extraction pétrolière peut varier considérablement d’un gisement à un autre. Une stratégie fondée sur la décarbonation de l’offre pétrolière pourrait donc compléter avantageusement les mesures traditionnelles basées sur la réduction de la demande… à condition que l’on dispose de données fiables et transparentes sur les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au pétrole ne se résume pas à réduire seulement la consommation de produits pétroliers. En effet, l’empreinte carbone liée à leur production varie considérablement d’un gisement à un autre. Dans ces conditions, pour limiter leur impact environnemental, il est crucial de privilégier des gisements dont l’empreinte carbone et les coûts d’extraction sont les plus faibles.
Combinée aux mesures traditionnelles pour réduire la demande de pétrole (sobriété énergétique, développement des transports électriques…), une stratégie centrée sur la décarbonation de l’offre pétrolière peut donc accélérer les baisses d’émissions, tout en réduisant leur coût économique. C’est ce que nous montrons dans une recherche récemment publiée.
Mais pour que cela fonctionne, il est essentiel de disposer de données précises et transparentes quant aux émissions de cette industrie. Sans quoi, toute régulation basée sur l’intensité carbone de l’exploitation des gisements de pétrole risque d’être inefficace.
Les barils de pétrole n’ont pas tous la même intensité carbone
Les barils de pétrole diffèrent non seulement par leur coût d’extraction, mais aussi par leur empreinte carbone.
L’exploitation des sources de pétrole les plus polluantes, comme les sables bitumineux du Canada, génère en moyenne plus de deux fois plus d’émissions de GES par baril que l’exploitation de pétroles plus légers provenant de pays comme l’Arabie saoudite ou la Norvège.
Ces différences s’expliquent par les propriétés physiques du pétrole (densité et viscosité, par exemple), les contraintes géologiques liées aux gisements et les méthodes d’extraction utilisées (notamment la combustion sur site – dite torchage – c’est-à-dire rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, qui accompagne souvent l’extraction de pétrole).
Cette hétérogénéité des gisements, combinée à l’abondance du pétrole au regard des objectifs climatiques discutés lors des COP, fait de la sélection des gisements à exploiter un levier important de réduction des émissions.
L’offre pétrolière, un levier d’atténuation sous-estimé
Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, date historique dans la reconnaissance du problème climatique et de son origine humaine, les producteurs de pétrole n’ont pas tenu compte des différences d’intensité carbone de leurs produits, liées à l’extraction et au raffinage.
Ce n’est guère surprenant : aucune réglementation ou régulation notable ne les a incités à le faire. De manière générale, les émissions de GES dues à la production et au raffinage du pétrole n’ont pas été tarifées par les grands pays producteurs de manière à refléter les dommages causés à l’environnement.
Nos recherches montrent que cette omission a eu d’importantes conséquences climatiques.
Nous avons calculé les émissions qui auraient pu être évitées de 1992 à 2018, si l’on avait modifié l’allocation de la production entre les différents gisements en activité – sans modifier les niveaux globaux de production et en prenant en compte les contraintes de production de chaque gisement – de sorte à en minimiser le coût social total – c’est-à-dire, en prenant en compte à la fois les coûts d’extraction et les émissions de GES. Près de 10 milliards de tonnes équivalent CO2 (CO2e) auraient ainsi pu être évitées, ce qui équivaut à deux années d’émissions du secteur du transport mondial.
Au coût actuel du dommage environnemental, estimé à environ 200 dollars par tonne de CO₂, cela représente 2 000 milliards de dollars de dommages climatiques évités (en dollars constants de 2018).
Les efforts actuels visent surtout à réduire la consommation globale de pétrole, ce qui est nécessaire. Mais nos résultats montrent qu’il est également important de prioriser l’exploitation des gisements moins polluants.
Pour réduire le coût social de l’extraction à production totale constante, il aurait mieux valu que des pays aux gisements très carbonés, comme le Venezuela ou le Canada, réduisent leur production, remplacée par une hausse dans des pays aux gisements moins polluants, comme la Norvège ou l’Arabie saoudite.
Même au sein des pays, les différences d’intensité carbone entre gisements sont souvent importantes. Des réallocations internes aux pays permettraient d’obtenir des réductions d’émissions du même ordre de grandeur que celles obtenues en autorisant les productions agrégées de chaque pays à changer.
Intégrer ce levier aux politiques publiques
Même si ces opportunités de baisse d’émissions ont été manquées dans le passé, nous avons encore la possibilité de façonner l’avenir de l’approvisionnement en pétrole.
Si l’on reprend les hypothèses de calcul qui précèdent, et en supposant que le monde s’engage sur une trajectoire zéro émissions nettes (Net Zero Emissions, NZE) en 2050, prendre en compte l’hétérogénéité de l’intensité carbone entre les gisements dans les décisions d’approvisionnement en pétrole permettrait :
de réduire nos émissions de 9 milliards de tonnes (gigatonnes) CO2e d’ici à 2060,
d’éviter environ 1 800 milliards de dollars en dommages, et cela sans réduire davantage la consommation par rapport au scénario NZE.

Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».
Or, le débat politique se concentre souvent sur la réduction de la demande de pétrole, avec la mise en place d’outils tels que les incitations à l’adoption des véhicules électriques ou les taxes sur les produits pétroliers. Une baisse de la demande de pétrole est évidemment indispensable pour maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5 °C ou même 2 °C.
Mais tant que l’on continue d’en consommer, prioriser les gisements à moindre intensité carbone offre une opportunité complémentaire pour réduire les émissions.
Pour gagner en efficacité, les politiques publiques pourraient intégrer une tarification carbone plus exhaustive, qui tiendrait compte des émissions sur tout le cycle de vie des produits pétroliers, de l’exploration pétrolière jusqu’à la combustion des énergies fossiles.
Celles-ci pourraient être complétées par des ajustements aux frontières, sur le modèle de ce que l’Union européenne s’apprête à faire pour l’empreinte carbone des produits importés, si cette tarification n’est pas adoptée à l’échelle mondiale. Ou encore, cela pourrait passer par l’interdiction directe de l’extraction des types de pétrole dont l’exploitation de gisement émet le plus d’émissions de GES (par exemple, le pétrole extra-lourd ou les gisements présentant des niveaux très élevés de torchage), dans un soucis de simplification administrative.
Certaines politiques vont déjà dans ce sens. La Californie, avec son Low Carbon Fuel Standard, a été pionnière en différenciant les carburants selon leurs émissions sur l’ensemble du cycle de vie, afin de réduire l’intensité carbone moyenne du carburant utilisé sur le territoire.
En Europe, la directive sur la qualité des carburants (modifiée par la nouvelle directive sur les énergies renouvelables) promeut les biocarburants, mais ne distingue pas finement les produits pétroliers selon leur intensité carbone.
L’enjeu crucial de l’accès aux données
La mise en œuvre de ces politiques repose toutefois sur un pilier crucial : l’accès à des données publiques fiables sur l’intensité carbone des gisements de pétrole.
Et c’est là le nœud du problème : ces estimations varient fortement selon les sources. Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IOGP) publie des chiffres presque trois fois inférieurs à ceux issus d’outils plus robustes, comme celui développé par l’Université de Stanford et l’Oil-Climate Index.
Cet écart s’explique en partie par des différences dans le périmètre des émissions prises en compte (exploration, construction des puits, déboisement, etc.), mais aussi par des écarts dans les données utilisées. En ce qui concerne le torchage et le rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, l’IOGP s’appuie sur des chiffres déclarés volontairement par les entreprises. Or, ceux-là sont notoirement sous-estimés, d’après des observations provenant de l’imagerie satellitaire.
Il est ainsi impossible d’appliquer de façon efficace des régulations visant à discriminer les barils de pétrole selon leur intensité carbone si on ne dispose pas de données fiables et surtout vérifiables. La transparence est donc essentielle pour vérifier les déclarations des entreprises.
Cela passe par des mécanismes de surveillance rigoureux pour alimenter des bases de données publiques, que ce soit par satellite ou par des mesures indépendantes au sol. Le recul récent aux États-Unis quant à la publication de données climatiques fiables par les agences gouvernementales accentue encore ces défis. En effet, les estimations des émissions liées au torchage de méthane utilisées dans notre étude reposent sur l’imagerie satellite de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de la Nasa.

Renaud Coulomb a reçu des financements de Mines Paris-Université PSL, Université de Melbourne, Fondation Mines Paris, La Chaire de Mécénat ENG (Mines Paris - Université Dauphine - Toulouse School of Economics - DIW, parrainée par EDF, GRTGaz, TotalEnergies). Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Fanny Henriet a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de la Banque de France. Elle est membre du Conseil d'Analyse Economique. Elle ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Léo Reitzmann a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche via le programme Investissements d’Avenir ANR-17-EURE-0001. Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
26.06.2025 à 10:11
How Bordeaux wine estates price their bottles
Texte intégral (1496 mots)

Research in economics has unravelled the workings of the complex market for Bordeaux wines, in which perceived quality, historical reputation and critical reviews are intertwined. The question of how bottles are priced is all the more relevant amid a crisis for the Bordeaux industry, which is facing the threat of higher US tariffs on EU exports.
Reputation, ranking, vintage and climate

To assess the relationship between the quality and price of Bordeaux wines, Jean-Marie Cardebat and I applied the “hedonic” method. The analysis links price to the observable characteristics of a wine: its ranking, vintage, designation of origin, alcohol content, flavour, etc.
The results are striking: the reputation of the wine estate and its official ranking, in particular that of 1855, are more powerful factors in explaining price than taste and sensory characteristics. In other words, a ranked wine, because of the prestige of its label, sells for significantly more than an unranked wine of equivalent taste and sensory appeal.
À lire aussi : Our perception of wine has more to do with its commercial history than we think
The economist Orley Ashenfelter has shown that the weather conditions of a vintage – temperature, sunshine, rainfall – are predictors of its quality and therefore its price. A simple model, based solely on climatic data.
Robert Parker and the golden age of experts
For more than 30 years, the critic Robert Parker stirred up the Bordeaux wine market. His famous scores out of 100, published in The Wine Advocate, made and broke the value of wines. The economist Robert H. Ashton measured the scores’ impact: an extra point could boost a price by 10-20%.
Parker was the originator of a tribe of “gurus”, whose scores structured the entire early season for wines. The estates adjusted prices according to their assessments, and wine buyers followed suit, convinced of the accuracy of the scores.

A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!
Fragmented influence
The Bordeaux wine landscape has changed since Parker’s retirement in 2019. The critics are still around but their influence has fragmented. No one has taken over Parker’s leadership. Consensus is now less clear and rating discrepancies are more frequent.
An even deeper turning point is evident when we compare the impact of expert and consumer ratings – notably from the Vivino platform – on the price of French red wines.
The result is clear: in the majority of cases, the scores of amateurs surpass those of professionals when it comes to explaining price differences. The market has therefore moved from a “guru” logic to a “geek” logic, in which the collective intelligence of connected consumers now carries as much weight, if not more, than expert opinions.
À lire aussi : Appearance, aroma and mouthfeel: all you need to know to give wine tasting a go
‘Bordeaux bashing’
During the “primeurs” or early harvest campaign, the most prestigious Bordeaux wines are offered 18 months before bottling, often at a price that is supposed to be lower than the future market price. It’s a great opportunity for a bargain. Philippe Masset’s research shows that most wine estates overestimate the price of early harvest wines.
For example, for the 2021 vintage, over 80% of the wines analysed were priced above their “fair value” as estimated by an econometric model. The more a wine is overpriced on its release, the worse it performs on the secondary market. This discrepancy between asking price and perceived value feeds what is known as “Bordeaux bashing”. There is disaffection with these wines that are considered too expensive, too complex, too austere and totally out of step with today’s expectations – young people’s in particular.
A changing market
While the price of Bordeaux wine is still based on its quality, origin, weather and ranking, it also depends on criticism not just by experts, but by consumers. This shift is redefining the balance of power in the world of wine.
Reputation still pays, but prestige is no longer enough. Nonelite wine consumers are gradually taking over, gaining a new form of power over prices. If the Bordeaux market wants to emerge from crisis and reclaim its place, it will undoubtedly have to rethink the way its prices are set and perceived.

Jean-Marc Figuet has received public funding for his research.
25.06.2025 à 17:14
Fusionner l’audiovisuel public : pour quoi faire ?
Texte intégral (2213 mots)
Les députés ont rejeté le projet de création d’une holding réunissant France Télévisions, Radio France et l’INA le 30 juin. La loi défendue par la ministre de la culture Rachida Dati sera examinée au Sénat à partir du jeudi 3 juillet. Portée par Emmanuel Macron depuis 2017, cette fusion est-elle justifiée ?
Le projet de fusion de l’audiovisuel public est examiné par le Parlement. Mais quelles réponses peut apporter ce projet « Big is Beautiful » aux défis des médias de l’audiovisuel public ? Revenir sur l’évolution de l’audiovisuel public, ses réussites et ses limites actuelles souligne combien l’impératif politique semble l’emporter sur l’urgence numérique.
En 1974, l’ORTF était scindée en trois entités afin d’introduire un peu de concurrence et de diversité entre les chaînes. La libéralisation de l’audiovisuel, c’est-à-dire le droit de créer des radios et des télévisions privées, se produira dix ans plus tard, entre 1982 et 1986, puis sera suivie par la privatisation de TF1 en 1987. Dès lors, l’audiovisuel public perd progressivement son image de télévision d’État et s’impose en tant qu’alternative aux offres privées de télévision. Cette spécificité ne l’a plus quitté depuis, ce qui permettra sa réunification progressive.
En 1992, France Télévision (alors sans s) naît de la réunion des deux principales chaînes publiques. La même année, la fréquence de La Cinq, en faillite, est attribuée au service public, une manière de compenser la privatisation de TF1. Avec le lancement de la TNT en 2005, France 4 vient compléter l’offre de chaînes de France Télévisions et France 5 récupère la cinquième fréquence qu’elle partageait avec Arte.
Puis il faudra toujours plus souligner la spécificité de l’audiovisuel public, ce qui conduira le président Sarkozy, en 2008, à s’inspirer du modèle de la BBC à l’occasion de la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. En 2016, Les Républicains (LR) proposeront la création d’une « BBC à la française », c’est-à-dire la réunion de la radio et de la télévision publiques, proposition reprise en 2017 dans le programme d’Emmanuel Macron, ouvrant un chapitre qui devrait se clore en 2026, avec le début de l’examen, le 23 juin 2025, du projet de réforme de la loi audiovisuelle de 1986 visant à créer la holding « France Médias » (réunion de France Télévisions, de Radio France et de l’INA).
Mais il n’y aura jamais de « BBC à la française » parce que les audiovisuels publics européens sont très différents d’un pays à l’autre et sont régulés chacun de manière spécifique, la libéralisation de l’audiovisuel en Europe ayant emprunté une diversité de voies.
La BBC, puisqu’elle est donnée en exemple, dispose de ses propres studios, contrôle les droits sur les programmes qu’elle finance, et a une activité commerciale à l’international qui contribue à alimenter en contenus ses antennes britanniques. France Télévisions, à l’inverse, a l’obligation de recourir d’abord à des producteurs indépendants quand elle finance des programmes, ceci afin de soutenir la diversité de la création française, et n’a donc pas pu développer un catalogue important de contenus audiovisuels dont elle contrôle les droits et qu’elle pourrait exploiter commercialement. La nouvelle loi, si elle est votée, fera donc émerger France Médias, une holding unique, mais pas une nouvelle BBC, avec plusieurs enjeux identifiés : un enjeu économique et stratégique, un enjeu éditorial, un enjeu politique.
L’audiovisuel à l’heure des plateformes : l’enjeu économique et stratégique
Avec l’émergence de plateformes mondiales dans la musique et le podcast (Spotify), dans la vidéo (Netflix), les acteurs nationaux de l’audiovisuel (radio, télévision) sont contraints de s’adapter rapidement. En effet, la structure du marché a rapidement évolué parce que des acteurs nouveaux et mondialisés ont émergé, mais aussi parce que l’on assiste à un changement rapide des pratiques en faveur de la consommation à la demande. Si le déséquilibre entre plateformes mondiales et acteurs nationaux est souvent pointé du doigt, reste que l’émergence de France Médias ne devrait pas changer la donne. En effet, Radio France comme France Télévisions comptent déjà parmi les premiers producteurs de contenus audiovisuels français et Netflix et ses épigones n’ont pas vocation à les remplacer. Aux premiers, l’offre très française, aux seconds l’offre mondialisée. L’enjeu économique et stratégique d’un audiovisuel public réuni est donc à chercher ailleurs.
La logique d’un rapprochement entre un spécialiste des archives audiovisuelles, un groupe de radio et un groupe de télévision n’est pas en soi évidente. Elle le serait si les trois groupes réunis pouvaient mener une stratégie publicitaire agressive, mais les possibilités de l’audiovisuel public en la matière sont très limitées (la publicité est plafonnée sur Radio France, elle est interdite sur les chaînes de France Télévisions au meilleur moment, celui du prime time).
Reste donc un pari sur la « plateformisation », le terme étant employé pour désigner la manière dont les usagers, les producteurs de contenus et les technologies interfacent dans des écosystèmes créateurs de valeur. Sur une plateforme unique de l’audiovisuel public, un internaute attiré par une offre audio pourrait basculer vers des programmes vidéo, prenant ainsi ses habitudes sur le service qui deviendrait, si ce n’est l’unique, au moins l’une des principales portes d’entrée de sa consommation de contenus audiovisuels à la demande. Ce superportail pourrait même agréger l’offre d’autres partenaires, comme le fait déjà France.tv, la plateforme de vidéo à la demande de France Télévisions.
C’est finalement le modèle Salto, avec la convergence des médias en plus, les grands partenaires privés en moins. Mais la mise en œuvre d’une telle stratégie ne passe pas nécessairement par une fusion.
L’enjeu éditorial : convergence et agilité
Dans le domaine de l’information, France Télévisions et Radio France ont déjà fait la preuve de leur capacité à travailler ensemble sans être fusionnés, avec un résultat probant, le succès depuis 2016 de l’offre globale France Info sur Internet. Le site web et son application fédèrent les contenus des rédactions des deux groupes et s’imposent comme un portail de l’information pour l’audiovisuel public, avec un vrai succès d’audience. Ce n’est pas le cas de la chaîne d’information en continu France Info, lancée la même année par France Télévisions et qui réunit moins de 1 % de l’audience de la TNT dix ans plus tard. France Info, la radio, affiche en revanche de très belles performances, dans un contexte concurrentiel, certes, plus favorable puisqu’elle n’a pas, face à elle, de concurrentes privées sur l’information en continu. Leur fusion dans un même groupe ne devrait pas changer la donne si l’offre n’évolue pas.
La fusion de la radio et de la télévision publiques pourrait, en revanche, accélérer la mise en œuvre d’une seconde offre convergente, ICI, lancée en 2025, qui fédère les programmes locaux des rédactions de France 3 en région et des locales de Radio France (ex-réseau France Bleu). Il s’agirait, de nouveau, de créer un portail unique pour l’accès à l’information, cette fois-ci locale.
L’exemple de France Info prouve toutefois que la fusion n’est pas un préalable à la mise en œuvre opérationnelle de telles offres et que l’agilité reste un atout maître pour garantir le succès des offres en ligne. Ainsi, Radio France est parvenue à s’imposer sur l’écoute de podcasts en France avec des replays de ses programmes et avec des podcasts natifs, au point désormais de fédérer, depuis son application, l’offre de podcasts francophones issus de l’audiovisuel public (Radio France, Arte Radio, mais aussi la radio canadienne, la RTBF belge).
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Arte.tv a fait émerger une offre de vidéo à la demande de dimension européenne, sans les moyens d’un Netflix, mais avec un pari éditorial fort sur le documentaire et les séries nordiques. De ce point de vue, la pertinence de la réunion des groupes audiovisuels publics se jouera fondamentalement sur la capacité des nouvelles équipes à imaginer un projet éditorial fédérateur et adapté aux différents supports de diffusion, ce qu’un projet de loi ne peut bien sûr pas anticiper.
Reste que ces approches convergentes, qui reposent sur des synergies entre médias différents, sont souvent vouées à l’échec. Le dernier en date a été acté par Vincent Bolloré, qui voulait faire de Vivendi un groupe convergent, avant de le scinder pour redonner leur indépendance à chacun de ses médias.
L’enjeu politique : la question de l’information
Finalement, l’enjeu politique s’impose comme le plus évident. Il est nécessaire d’avoir un audiovisuel public fort dans l’information, et la réunion des rédactions de France Télévisions et de Radio France fait émerger un géant dans l’univers du journalisme audiovisuel : plus de 3 500 journalistes. Certes, ce potentiel est à nuancer, car Radio France comme France Télévisions ont des obligations de couverture locale et France Télévisions est également présente dans les outremers. Cette mégarédaction est donc répartie sur l’ensemble du territoire national, mais c’est aussi sa force. Aux États-Unis, la disparition rapide des titres de presse locale et de leurs journalistes n’augure rien de bon pour la démocratie. En France, l’audiovisuel public peut éviter ce scénario, même s’il faut espérer que la presse locale réussisse sa bascule dans le tout-numérique.
Dans le domaine de l’information, la réunion des rédactions fait sens parce que la concurrence, quand les lignes éditoriales ne sont pas fortement différenciées, conduit à multiplier les doublons au détriment de la diversité des sujets traités. Pour cela, il faut que les journalistes deviennent de plus en plus polyvalents s’ils doivent être capables de travailler pour Internet, la radio et la télévision. Mais une meilleure allocation des ressources permet de traiter mieux chaque sujet, ou plus de sujets.
Le risque de la polyvalence, en revanche, c’est la possibilité de faire plus avec moins. Or, les budgets de l’audiovisuel public sont contraints depuis plusieurs années. Si cet impératif devait s’imposer, la fusion n’augmentera pas la diversité et la qualité de l’offre d’information de l’audiovisuel public, bien au contraire. Enfin, il ne faut pas exclure la possibilité d’un gouvernement trop peu libéral, comme cela s’est produit dans d’autres démocraties. La pression sur le dirigeant unique de l’audiovisuel public sera alors immense.

Alexandre Joux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.06.2025 à 17:14
Doctorat : Les coûts invisibles de la thèse, entre surmenage et anxiété
Texte intégral (1682 mots)

Véritable cheminement intellectuel, le doctorat peut aussi, par la précarité qu’il induit, devenir un véritable parcours du combattant au quotidien, fragilisant durablement les jeunes chercheurs sur le plan psychologique comme économique. Retour sur les enseignements d’une enquête autour de 15 parcours en sciences humaines et sociales.
Avec le Vacataire, publié en 2025, l’économiste Thomas Porcher a mis un coup de projecteur sur la précarité de ces enseignants non fonctionnaires. Souvent doctorants ou jeunes docteurs, ils sont payés à l’heure de cours, n’ont pas accès aux protections sociales et leur salaire peut leur être versé plusieurs mois après leur intervention.
Ces vacataires représenteraient aujourd’hui près de deux tiers des personnes assurant des cours dans les universités françaises, estime Thomas Porcher. Mais cette précarité ne commence pas avec les vacations : elle s’installe dès la thèse. En France, le doctorat dure en moyenne de quatre à six ans en sciences humaines et sociales, avec pour objectif la production de savoirs nouveaux. Dans ces disciplines, certains doctorants obtiennent un contrat doctoral ou une bourse, mais cela reste minoritaire : beaucoup d’entre eux doivent travailler à côté de leurs recherches pour subvenir à leurs besoins.
À lire aussi : Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire
Nombre de vacataires sont encore doctorants, et les heures mal rémunérées s’ajoutent à une surcharge de travail (manuscrit à rédiger, préparation de cours, publication à produire), à un manque de reconnaissance (peu de valorisation institutionnelle, faible intégration dans les équipes de recherche) et à une forte solitude. Loin d’être une exception, ces vacations s’inscrivent dans un système plus vaste de fragilisation du monde académique, qui oblige nombre de doctorants à consentir des sacrifices invisibles pour simplement rester dans la course.
En parallèle de mon activité d’attachée temporaire d’enseignement et de recherche (Ater), j’ai mené une enquête auprès de 15 jeunes docteurs en sciences humaines et sociales, récemment diplômés. Leurs récits ne racontent pas tant une réussite académique qu’un chemin marqué par l’incertitude, les renoncements et l’épuisement. Plusieurs évoquent des projets personnels reportés, un isolement prolongé ou un sentiment de vide à l’issue de la soutenance. Ces témoignages soulèvent une question : que nous dit le doctorat sur la manière dont l’université forme, encadre et, parfois, fragilise ses futurs chercheurs ?
Une vie mise entre parenthèses
Tout le monde le sait, faire une thèse est difficile. Mais souvent, on imagine que cette difficulté sera d’abord intellectuelle. Or, dans les 15 récits que j’ai recueillis, personne ne se plaint d’exigences intellectuelles trop élevées. Les difficultés sont ailleurs. Les renoncements sont d’ordre personnel.
Clotilde a mené toute sa thèse sans financement : elle a travaillé en tant que « nanny », puis a enchaîné des vacations tout au long de son parcours doctoral. Elle a reporté le projet d’avoir un enfant et vécu dans une incertitude permanente liée à ses ressources financières : elle ne savait si elle pourrait subvenir à ses besoins les mois suivants, comme elle le dit : « J’ai mis ma vie en pause. »
Alice, de son côté, s’est volontairement isolée pour rester concentrée, elle s’enfermait plusieurs jours dans des logements temporaires pour écrire, jusqu’à couper ses liens sociaux. Amandine parle d’un emploi du temps saturé : « Il y avait soixante-dix heures par semaine ou plus qui étaient consacrées au travail, donc après, je mangeais, je dormais. »
Une autre personne interrogée évoque une période de tension continue entre charge professionnelle et vie personnelle : « Je faisais deux heures et demie de route, matin et soir, pour donner mes cours avec mes deux enfants à gérer. J’étais épuisée, mais je ne pouvais pas lâcher. »
Ces témoignages disent que le doctorat, ce n’est pas seulement une surcharge de travail. C’est une pression continue qui efface progressivement ce qui fait la vie autour du travail : les projets, les relations, le soin de soi. Et cet effacement s’aggrave encore lorsque les conditions économiques sont précaires. Toutes les personnes interrogées n’ont pas connu la même stabilité financière, mais pour beaucoup, le manque de ressources est venu renforcer la tension permanente : il rend chaque choix plus lourd. Une personne participant à l’enquête raconte :
« Financièrement, c’était très dur. C’est aussi pour ça que j’ai songé à arrêter. Je dis que c’est à cause de mon directeur, mais c’est à cause de… moi, je mettais la pression à mon directeur pour la finir rapidement cette thèse parce que ça a duré longtemps et j’avais besoin de gagner de l’argent, en fait. Et ce n’est pas les vacations à la fac qui me faisaient gagner un salaire normal. »
Un autre évoque la pression qui s’ajoute à celle du quotidien :
« Ma famille me disait : “Quand est-ce que tu vas te mettre à travailler ?”, parce qu’il faut rentrer de l’argent. Donc, il y avait aussi cette notion-là qui mettait un poids en plus. »
Le doctorat devient un espace de fragilité totale, où l’incertitude matérielle alimente l’usure mentale et l’effacement de soi.
Une mobilisation mentale continue
Les récits recueillis évoquent rarement un burn out au sens clinique. Mais tous parlent d’une tension psychique consentante : fatigue extrême, pensées envahissantes, culpabilité de ne jamais en faire assez.
Amandine décrit cette spirale mentale avec lucidité : « C’est que j’étais tout le temps en train de réfléchir à ce que j’avais à faire, à ce que je n’avais pas fait. C’est un truc qui te quitte pas. »
Chez Sebastian, cette pression se traduit par une culpabilité omniprésente :
« Au début, je culpabilisais beaucoup. Après, il y a un moment où je culpabilisais des fois d’aller au ciné ou de regarder Friends. Et, bien sûr, le sentiment de culpabilité, il va structurer tout ton état d’esprit quand tu es en thèse. »
Jean, lui, parle de pensées intrusives qui se poursuivent bien au-delà de la fin de la thèse : « Pendant un an, j’avais encore des pensées intrusives de thèse. Genre : “Il faut que tu bosses sur ta thèse.” Alors qu’elle était finie. »
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Un autre témoignage montre comment cette pression glisse vers une anxiété aiguë, presque corporelle :
« Pendant les moments où j’écrivais ma thèse, j’avais de plus en plus des moments de panique. De temps en temps, je sentais des crises d’anxiété qui montaient. »
Ces formes de fragilités ne sont pas isolées. Elles traduisent un système qui demande une mobilisation mentale permanente, sans droit au relâchement. Pour plusieurs, c’est après la soutenance que le corps lâche. Quand la pression tombe enfin, le vide s’installe. L’une raconte :
« J’ai cassé le plafond de verre, mais je continue à enlever les morceaux qui sont plantés dans ma peau. »
Troubles de la concentration, fatigue chronique, perte d’élan : la thèse ne s’arrête pas avec le manuscrit. Elle se poursuit dans le corps, la mémoire, le silence.
Et après tant de sacrifices, que reste-t-il ? Certains ont décroché un poste, d’autres enchaînent les contrats précaires. Mais certains ont renoncé, ils ne veulent plus faire partie du monde académique. Ces récits disent la fatigue d’un système qui épuise ses propres chercheurs avant même leur entrée dans la carrière.

Faustine Rousselot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.06.2025 à 17:13
À La Grave dans les Alpes, une fleur face aux pelleteuses : la science entre neutralité et engagement
Texte intégral (3698 mots)

Comment la recherche et les scientifiques peuvent-ils intervenir dans le débat public, surtout lorsqu’il s’agit de questionner des choix de société ? Dans les mouvements écologistes, cet engagement peut prendre plusieurs formes, entre expert en retrait et militant engagé. L’exemple du projet d’extension du téléphérique de La Grave (Hautes-Alpes), au pied du massif de la Meije, illustre bien cette difficulté. Ce chantier menace notamment une plante protégée, ce qui a contribué à l’installation de la plus haute ZAD d’Europe.
Construit en 1976 et 1977, le téléphérique relie le village de La Grave (Hautes-Alpes) à 1 400 mètres et le glacier de la Girose à 3 200 mètres. Lors de la reprise de la gestion du téléphérique par la Société d’aménagement touristique de l’Alpe d’Huez (Sata) en 2017, il est prévu d’étendre le téléphérique par un troisième tronçon atteignant le Dôme de la Lauze à plus de 3 500 mètres, pour remplacer l’usage d’un téléski désormais obsolète. Cela déclenche une controverse à différentes échelles, locale et nationale, portant sur la pertinence économique, sociale et environnementale du projet.

Étant écologue, je vais concentrer l’analyse sur les manières dont ma discipline peut participer à la controverse.
La haute montagne est pleine de vie : la neige recouvrant les glaciers et les plantes poussant dans les fissures hébergent des écosystèmes riches en espèces souvent méconnues. Par exemple, trois nouvelles espèces d’androsaces, de petites fleurs de haute montagne, ont été découvertes en 2021 grâce à l’analyse de leur ADN.
Une espèce de fleur endémique du massif découverte en 2021
On sait depuis Horace Bénédict de Saussure, naturaliste du XVIIIe siècle, que ces plantes existent, mais elles étaient alors confondues avec d’autres auxquelles elles ressemblent. L’une d’elles, l’androsace du Dauphiné, est endémique du massif des Écrins et d’autres massifs avoisinants. On la prenait auparavant pour l’une de ses cousines, l’androsace pubescente, qui bénéficie d’une protection nationale depuis 1982.
Il est encore trop tôt pour que le statut de protection de l’androsace du Dauphiné soit défini par la loi. En toute logique, elle devrait hériter de la protection nationale dont bénéficie l’androsace pubescente, puisque son aire de répartition est encore plus réduite. Elle occupe notamment un petit rognon rocheux émergeant du glacier de la Girose, sur lequel l’un des piliers du téléphérique doit être implanté.
À cet endroit, l’androsace du Dauphiné n’a pas été détectée par le bureau chargé de l’étude d’impact, mais elle a été repérée, en 2022, par un guide de haute montagne local. Comme cela n’a pas convaincu le commissaire chargé de l’enquête publique, une équipe de chercheurs accompagnée par une agente assermentée de l’Office français de la biodiversité (OFB) a confirmé les premières observations, en 2023.

De nombreuses autres espèces d’androsaces poussent à plus faible altitude et possèdent une rosette de feuilles surmontée d’une tige dressée portant des fleurs. Celles de haute montagne, comme l’androsace du Dauphiné, ont un port compact rappelant un coussin. Les petites fleurs blanches à gorge jaune dépassent à peine des feuilles duveteuses. Dans cet environnement très difficile, leur croissance est très lente. Les plantes formant des coussins peuvent avoir plusieurs dizaines d’années, voire bien plus. Bien que très discrètes, elles forment les forêts des glaciers.
Peu de protections accordées pendant le chantier
Les travaux prévus présentent-ils un risque pour l’androsace ?
Le préfet des Hautes-Alpes a jugé que ce n’était pas le cas, en refusant d’enjoindre à la Sata de déposer une demande de dérogation en vue de la destruction d’une espèce protégée, comme cela est prévu par l’article L411-2 du Code de l’environnement. Il considère donc qu’installer quelques dispositifs de protection autour des individus existants serait assez. En réalité, rien ne garantit que cela suffise, car plusieurs de ces plantes poussent à moins de 15 mètres en contrebas de l’emplacement du pylône, comme l’indique le rapport d’expertise, dans des fissures rocheuses dont l’alimentation en eau risque d’être irrémédiablement perturbée.
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Surtout, les travaux de terrassement peuvent anéantir des graines prêtes à germer ou de minuscules jeunes pousses très difficiles à détecter au milieu des rochers. La viabilité écologique d’une population ne dépend pas que de la survie des individus les plus âgés, mais aussi du taux de survie des plus jeunes. Cependant, il n’existe à l’échelle mondiale que très peu de connaissances sur la dynamique des populations et la reproduction des plantes formant des coussins.
On peut donc difficilement quantifier la probabilité que la population d’androsaces présente sur le rognon de la Girose s’éteigne à cause des travaux. On peut malgré tout affirmer que la survie de la population sera très probablement menacée par les travaux, même si cette conclusion n’a pas le même degré de certitude que l’observation de la présence de l’espèce.
Quelle posture pour le scientifique ?
Comment se positionner sur cette question en tant que scientifique ?
Une première solution serait de céder à la double injonction de neutralité (ne pas exprimer ses opinions) et d’objectivité (se baser uniquement sur des faits), pour se limiter au signalement de la présence de l’espèce. Mais cette négation aveugle de l’engagement laisse aux autorités, qui ne sont bien sûr ni neutres ni objectives, le soin de décider comment protéger l’androsace. La neutralité devient ainsi une illusion qui favorise l’action des forces dominantes.
Une deuxième option diamétralement opposée serait d’utiliser la qualité de scientifique pour asseoir son autorité : l’androsace étant protégée et menacée par les travaux, il faut abandonner le projet, point. Cet argument technocratique paraît surprenant dans ce contexte, mais c’est une pratique courante dans la sphère économique lorsque des experts présentent des choix de société comme inévitables, avec pour grave conséquence d’évacuer le débat politique. Dans le cas de la Girose, les enjeux environnementaux s’entremêlent avec les choix portant sur le modèle de développement touristique. La controverse ne peut être résolue qu’au moyen d’une réflexion associant tous les acteurs.
Une troisième voie consisterait à distinguer deux modes d’intervention, l’un en tant que scientifique et l’autre en tant que militant, de manière à « maximiser l’objectivité et minimiser la neutralité ». Dix-huit scientifiques formant le collectif Rimaye, dont je fais partie, ont publié en 2024 un ouvrage intitulé Glacier de la Girose, versant sensible, qui mêle les savoirs et les émotions liées à ce territoire de montagne. Les contributions de sciences humaines interrogent les trajectoires passées et à venir pour le territoire, tandis que les sciences de la Terre et de la vie invitent le lecteur autant à découvrir qu’à aimer les roches, les glaces et les êtres qui peuplent la haute montagne.
Une science amorale et apolitique ?
Partant du constat que la seule description scientifique ne suffit pas, plusieurs contributions revendiquent une approche sensible. La recherche permet aussi d’aimer les plantes en coussins et les minuscules écosystèmes qu’elles hébergent. Les sciences de la nature n’ont pas nécessairement une application technique immédiate au service d’un projet de domination. Elles peuvent encourager la protection de l’environnement par le biais de l’attachement aux objets de connaissance et se révéler porteuses, comme les sciences humaines, d’un projet émancipateur où tous les êtres vivants, et même les êtres non vivants comme les glaciers, seraient libres de toute destruction et d’exploitation.
Cependant, cette troisième voie suppose qu’il est possible d’isoler la démarche scientifique de valeurs morales ou politiques. Certes, les valeurs peuvent influencer les scientifiques avant le processus de recherche (lors du choix de l’androsace comme objet d’étude), pendant (en évitant d’abîmer les plantes étudiées) et après (en déterminant le message accompagnant la diffusion des résultats). Malgré tout, selon cette approche, le processus de la recherche reste généralement imperméable aux valeurs.
Cet idéal est aujourd’hui largement contesté en philosophie des sciences, ce qui ouvre le champ à une quatrième voie venant compléter la précédente. Concentrons-nous ici sur un seul argument : tirer une conclusion scientifique nécessite de faire un choix qui, en l’absence de certitude absolue, devient sensible aux valeurs.
Choisir à quelle erreur s’exposer
Dans le cas de l’androsace, il faut décider si l’implantation du pylône met ou pas la population en danger.
On peut distinguer deux manières de se tromper : soit on détecte un danger inexistant, soit on ne parvient pas à discerner un véritable danger. La porte d’entrée des valeurs devient apparente. Du point de vue de la Sata, il faudrait éviter la première erreur, tandis que pour les amoureux de l’androsace, c’est la seconde qui pose problème. Idéalement, on aimerait minimiser les taux de ces deux erreurs, mais un résultat bientôt centenaire en statistiques nous apprend que l’un augmente lorsque l’autre diminue. Un certain risque d’erreur peut ainsi paraître plus ou moins acceptable en fonction de nos valeurs.
Si objectivité et neutralité sont illusoires, il serait préférable de rendre apparente l’intrication entre valeurs et recherche scientifique afin de distinguer les influences illégitimes, comme la promotion d’intérêts personnels ou marchands, de celles orientées vers la protection de biens communs. D’autant plus que les enjeux autour du téléphérique dépassent largement le sort de l’androsace, mais concernent aussi la vie économique de la vallée.

Pour trancher la question de l’aménagement de la haute montagne, il devrait exister un espace de discussion regroupant habitantes et habitants des vallées, pratiquants de la montagne et scientifiques. Des initiatives ont été prises dans ce sens, que ce soit à Bourg-Saint-Maurice (Savoie), à Grenoble (Isère), au jardin alpin du Lautaret (Hautes-Alpes) ou à La Grave.
Pour que ces rencontres soient suivies d’effet, il faut qu’elles puissent nourrir les mobilisations, comme tente de le faire le collectif Les Naturalistes des terres, ou qu’elles se traduisent dans les politiques publiques. Cependant, la récente proposition de loi Duplomb sur l’agriculture illustre que les alertes des scientifiques sont souvent ignorées.
En attendant, les travaux du téléphérique pourraient reprendre cette année à la Girose, sans que la question de la protection des glaciers et des écosystèmes qui les entourent ait trouvé de réponse.

Sébastien Ibanez a reçu des financements de l'Observatoire des Sciences de l'Univers de Grenoble (OSUG).