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13.08.2025 à 16:03

Sommet Trump-Poutine en Alaska : « Ce n’est pas ainsi que l’on met fin à une guerre »

Donald Heflin, Executive Director of the Edward R. Murrow Center and Senior Fellow of Diplomatic Practice, The Fletcher School, Tufts University
Un diplomate américain chevronné explique, exemples historiques à l’appui pourquoi, selon lui, ce sommet Trump-Poutine pour la paix en Ukraine, mal préparé, a peu de chances d’aboutir. Les faits lui ont donné raison.
Texte intégral (2710 mots)
Le président états-unien Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine se rencontreront en Alaska, le 15 août 2025. Ici, ils arrivent ensemble pour la photo de groupe lors du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Brendan Smialowski/AFP/Getty Images

Avant sommet organisé à la hâte entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine le 15 août 2025 en Alaska, qui n'a abouti à aucun accord de paix pour l'Ukraine, « The Conversation » s’est entretenu avec le diplomate chevronné Donald Heflin, qui enseigne aujourd’hui à la Fletcher School de l’Université Tufts, près de Boston, afin de connaître son point de vue sur cette rencontre inhabituelle. L'analyse du diplomate a été confirmée par les faits.

The Conversation : Comment les guerres prennent-elles fin ?

Donald Heflin : Les guerres prennent fin pour trois raisons. La première est que les deux camps s’épuisent et décident de faire la paix. La deuxième, plus courante, est qu’un camp s’épuise, lève la main et dit : « Oui, nous sommes prêts à nous asseoir à la table des négociations. »

Et puis la troisième raison, que nous avons vue au Moyen-Orient, c’est que des forces extérieures, comme les États-Unis ou l’Europe, interviennent et disent : « Ça suffit. Nous imposons notre volonté de l’extérieur. Arrêtez ça. »

Ce que nous voyons dans la situation entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’aucune des deux parties ne montre une réelle volonté de s’asseoir à la table des négociations et de céder du territoire.

Les combats se poursuivent donc. Et le rôle que jouent actuellement Trump et son administration correspond à la troisième possibilité, celle d’une puissance extérieure qui intervient et dit « Ça suffit ».

Regardons la Russie. Elle n’est peut-être plus la superpuissance qu’elle a été, mais c’est une puissance qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée importante. Ce n’est pas un petit pays du Moyen-Orient que les États-Unis peuvent dominer complètement. C’est presque un égal. Alors, peut-on vraiment lui imposer sa volonté et le faire venir sérieusement à la table des négociations s’il ne le veut pas ? J’en doute fort.

Deux personnes debout sur des décombres à côté d’immeubles de plusieurs étages bombardés
Des habitants de Kramatorsk (Ukraine) au milieu d’immeubles résidentiels bombardés par les forces russes, le 10 août 2025. Pierre Crom/Getty Images

De quelle manière cette rencontre entre Trump et Poutine en Alaska s’inscrit-elle dans l’histoire des négociations de paix ?

D. H. : Beaucoup de gens font l’analogie avec la conférence de Munich de 1938, où le Royaume-Uni et la France ont rencontré l’Allemagne hitlérienne. Je n’aime pas faire de comparaison avec le nazisme ou avec l’Allemagne hitlérienne. Ces gens ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, perpétré l’Holocauste et tué de 30 millions à 40 millions de personnes. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à cela.

Mais sur le plan diplomatique, ce qui s’est passé en 1938 peut éclairer la situation actuelle. L’Allemagne a dit : « Écoutez, nous avons tous ces citoyens allemands qui vivent dans ce nouveau pays qu’est la Tchécoslovaquie. Ils ne sont pas traités correctement. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Allemagne. » Et les dirigeants nazis étaient prêts à envahir le pays.

L’Europe est alors en pleine crise des Sudètes : la situation est explosive. Pour éviter la guerre, le premier ministre britannique Neville Chamberlain décide de mener seul des négociations avec le chancelier Hitler. Il fait trois fois le voyage en Allemagne en quinze jours et ces rencontres mèneront aux accords de Munich, qui actent la cession par la Tchécoslovaquie des Sudètes au profit du IIIe Reich, avec des garanties françaises et britanniques sur l’intégrité du reste du pays. Et cela devait s’arrêter là. L’Allemagne ne devait avoir aucune autre exigence.

La Tchécoslovaquie n’était pas présente en 1938. C’est une paix qui lui a été imposée.

Et, bien sûr, il n’a pas fallu attendre plus d’un an ou deux ans avant que l’Allemagne déclare : « Non, nous voulons toute la Tchécoslovaquie. Et, d’ailleurs, nous voulons aussi la Pologne. » C’est ainsi que la Seconde Guerre mondiale a commencé.

Deux hommes se serrant la main ; l’un porte un uniforme militaire avec une croix gammée sur un brassard
Adolf Hitler serre la main du premier ministre britannique Neville Chamberlain lors de leur rencontre à Godesberg, en Allemagne, le 23 septembre 1938. New York Times Co./Getty Images

Pourriez-vous préciser davantage ces comparaisons ?

D. H. : La Tchécoslovaquie n’était pas à la table des négociations. L’Ukraine n’est pas à la table des négociations.


À lire aussi : L’Ukraine pas conviée aux négociations sur son avenir : des précédents existent, et ils ne sont pas encourageants


Encore une fois, je ne suis pas sûr de vouloir comparer Poutine à Hitler, mais c’est un chef autoritaire à la tête d’une armée importante.

Des garanties de sécurité avaient été données à la Tchécoslovaquie ; elles n’ont pas été respectées. L’Occident a donné des garanties de sécurité à l’Ukraine lorsque ce pays a renoncé à ses armes nucléaires en 1994. Nous avons dit aux Ukrainiens : « Si vous faites preuve de courage et renoncez à vos armes nucléaires, nous veillerons à ce que vous ne soyez jamais envahis. » Et ils ont été envahis deux fois depuis, en 2014 et en 2022. L’Occident n’a pas réagi.

L’histoire nous enseigne donc que les chances que ce sommet débouche sur une paix durable sont assez faibles.

Quel type d’expertise est nécessaire pour négocier un accord de paix ?

D. H. : Voici comment cela se passe généralement dans la plupart des pays qui ont une politique étrangère d’envergure ou un appareil de sécurité nationale important, et même dans certains petits pays.

D’abord, les dirigeants politiques définissent leur objectif politique, ce qu’ils veulent atteindre.

Ils communiquent ensuite leurs objectifs aux agents de l’État, des services diplomatiques et aux militaires en leur disant : « Voici ce que nous voulons obtenir à la table des négociations. Comment y parvenir ? »

Alors ces experts leur font des propositions : « Nous allons faire ceci et cela, et nous affecterons du personnel à cette tâche. Nous travaillerons avec nos homologues russes pour tenter de réduire le nombre de points litigieux, puis nous proposerons des chiffres et des cartes. »

Or, il y a eu beaucoup de turnover au département d’État depuis l’investiture en janvier. L’équipe est nouvelle, et si certains, comme Marco Rubio, savent généralement ce qu’ils font en matière de sécurité nationale, d’autres moins. De nombreux hauts fonctionnaires et personnels du département d’État ont été licenciés, et beaucoup de cadres intermédiaires partent, et avec eux, c’est l’expertise qui s’en va.

C’est un vrai problème. L’appareil de sécurité nationale américain est de plus en plus dirigé par une équipe B, dans le meilleur des cas.

Pourquoi cela posera-t-il un problème quand Trump rencontrera Poutine ?

D. H. : Une rencontre entre deux dirigeants de deux grands pays comme ceux-ci ne s’organise pas à la hâte, à moins qu’il s’agisse d’une situation de crise.

C’est-à-dire que cette rencontre pourrait avoir lieu dans deux ou trois semaines, aussi bien que cette semaine.

En disposant de plus de temps, on peut mieux se préparer. On peut transmettre toutes sortes de documents et d’informations aux agents diplomatiques américains qui vont participer au sommet. Ceux-ci auraient le temps de rencontrer leurs homologues russes, ainsi que leurs homologues ukrainiens, voire des agents d’autres pays d’Europe occidentale. Et lorsque les deux parties finiraient par s’asseoir à la table des négociations, cela se passerait de manière très professionnelle.

Les négociateurs auraient des documents de travail similaires. Chacun aurait à peu près le même niveau d’information. Les questions seraient ciblées.

Ce n’est pas du tout le cas avec ce sommet en Alaska. Ici, il s’agit de deux dirigeants politiques qui vont se rencontrer et prendre des décisions – souvent motivées par des considérations purement politiques –, mais sans aucune idée réelle de leur faisabilité ou de la manière dont elles vont pouvoir être mises en œuvre.

Un accord de paix pourrait-il être appliqué ?

D. H. : Une fois encore, la situation est, en quelque sorte, hantée par le fait que l’Occident n’a jamais appliqué les garanties de sécurité promises en 1994.

Historiquement, la Russie et l’Ukraine ont toujours été liées, et c’est là le problème. Quelle est la ligne rouge de Poutine ? Renoncerait-il à la Crimée ? Non. Renoncerait-il à la partie de l’est de l’Ukraine qui a été prise de facto par la Russie avant même le début de la guerre ? Probablement pas. Renoncerait-il à ce qu’ils ont gagné depuis lors ? Peut-être.

Mettons-nous ensuite à la place de l’Ukraine. Veut-elle renoncer à la Crimée ? Elle répond « Non ». Veut-elle renoncer à une partie de l’est du pays ? Encore « Non ».

Je suis curieux de savoir ce que vos collègues du monde diplomatique pensent de cette réunion à venir.

D. H. : Les personnes qui comprennent le processus diplomatique pensent que cette initiative est de l’amateurisme et qu’elle a peu de chances d’aboutir à des résultats concrets et applicables. Elle donnera lieu à une déclaration et à une photo de Trump et de Poutine se serrant la main. Certains croiront que cela résoudra le problème. Ce ne sera pas le cas.

The Conversation

Donald Heflin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.08.2025 à 14:27

How to improve the monitoring of chemical contaminants in the human body

Chang He, Professor of environmental sciences, The University of Queensland
We are exposed to countless chemicals every day, some of which can harm our health. Measuring the effects of this pollution is a major challenge.
Texte intégral (1399 mots)

From pesticides in our food to hormone disruptors in our kitchen pans, modern life is saturated with chemicals, exposing us to unknown long-term health impacts.

One of the surest routes to quantifying these impacts is the scientific method of biomonitoring, which consists of measuring the concentration of chemicals in biological specimens such as blood, hair or breastmilk. These measurable indicators are known as biomarkers.

Currently, very few biomarkers are available to assess the impact of chemicals on human health, even though 10 million new substances are developed and introduced to the market each year.

My research aims to bridge this gap by identifying new biomarkers of chemicals of emerging concern in order to assess their health effects.

What makes a good biomarker

One of the difficulties of biomonitoring is that once absorbed in our bodies, chemical pollutants are typically processed into one or more breakdown substances, known as metabolites. As a result, many chemicals go under the radar.

In order to understand what happens to a chemical once it has entered a living organism, researchers can use various techniques, including approaches based on computer modelling (in silico models), tests carried out on cell cultures (in vitro approaches), and animal tests (in vivo) to identify potential biomarkers.

The challenge is to find biomarkers that allow us to draw a link between contamination by a toxic chemical and the potential health effects. These biomarkers may be the toxic product itself or the metabolites left in its wake.

But what is a “good” biomarker? In order to be effective in human biomonitoring, it must meet several criteria.

First, it should directly reflect the type of chemical to which people are exposed. This means it must be a direct product of the chemical and help pinpoint the level of exposure to it.

Second, a good biomarker should be stable enough to be detectable in the body for a sufficient period without further metabolization. This stability ensures that the biomarker can be measured reliably in biological samples, thus providing an accurate assessment of exposure levels.

Third, a good biomarker should enable precise evaluation. It must be specific to the chemical of interest without interference from other substances. This specificity is critical for accurately interpreting biomonitoring data and making informed decisions about health risks and regulatory measures.


A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


Two examples of ‘bad’ biomarkers

One example of a “bad” biomarker involves the diester metabolites of organophosphate esters. These compounds are high-production-volume chemicals widely used in household products as flame retardants and plasticizers, and are suspected to have adverse effects on the environment and human health.

Recent findings showed the coexistence of both organophosphate esters and their diester metabolites in the environment. This indicates that the use of diesters as biomarkers to estimate human contamination by organophosphate esters leads to an overestimation.

Using an inappropriate biomarker may also lead to an underestimation of the concentration of a compound. An example relates to chlorinated paraffins, persistent organic pollutants that are also used as flame retardants in household products. In biomonitoring, researchers use the original form of chlorinated paraffins due to their persistence in humans. However, their levels in human samples are much lower than those in the environment, which seems to indicate underestimation in human biomonitoring.

Recently, my team has found the potential for biodegradation of chlorinated paraffins. This could explain the difference between measurements taken in the environment and those taken in living organisms. We are currently working on the identification of appropriate biomarkers of these chemicals.

Current limitations in human biomonitoring

Despite the critical importance of biomarkers, several limitations hinder their effective use in human biomonitoring.

A significant challenge is the limited number of human biomarkers available compared to the vast number of chemicals we are exposed to daily. Existing biomonitoring programmes designed to assess contamination in humans are only capable of tracking a few hundred biomarkers at best, a small fraction of the tens of thousands of markers that environmental monitoring programmes use to report pollution.

Moreover, humans are exposed to a cocktail of chemicals daily, enhancing their adverse effects and complicating the assessment of cumulative effects. The pathways of exposure, such as inhalation, ingestion and dermal contact, add another layer of complexity.

Another limitation of current biomarkers is the reliance on extrapolation from in vitro and in vivo models to human contexts. While these models provide valuable insights, they do not always accurately reflect human metabolism and exposure scenarios, leading to uncertainties in risk assessment and management.

To address these challenges, my research aims to establish a workflow for the systematic identification and quantification of chemical biomarkers. The goal is to improve the accuracy and applicability of biomonitoring in terms of human health.

Innovative approaches in biomarker research

We aim to develop a framework for biomarker identification that could be used to ensure that newly identified biomarkers are relevant, stable and specific.

This framework includes advanced sampling methods, state-of-the-art analytical techniques, and robust systems for data interpretation. For instance, by combining advanced chromatographic techniques, which enable the various components of a biological sample to be separated very efficiently, with highly accurate methods of analysis (high-resolution mass spectrometry), we can detect and quantify biomarkers with greater sensitivity and specificity.

This allows for the identification of previously undetectable or poorly understood biomarkers, expanding the scope of human biomonitoring.

Additionally, the development of standardized protocols for sample collection and analysis ensures consistency and reliability across different studies and monitoring programmes, which is crucial for comparing data and drawing meaningful conclusions about exposure trends and health risks.

This multidisciplinary approach will hopefully be providing a more comprehensive understanding of human exposure to hazardous chemicals. This new data could form a basis for improving prevention and adapting regulations in order to limit harmful exposure.


Created in 2007 to help accelerate and share scientific knowledge on key societal issues, the Axa Research Fund has supported nearly 700 projects around the world conducted by researchers in 38 countries. To learn more, visit the website of the Axa Research Fund or follow @AXAResearchFund on X.

The Conversation

Chang He received funding from the AXA Research Fund.

12.08.2025 à 17:38

« La Mort de Cléopâtre » : une statue qui raconte plus qu’une reine

Charles Vanthournout, Doctorant en égyptomanie américaine, chargé d'enseignement à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France, Université de Lorraine
Cléopâtre fascine toujours. La statue monumentale d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonian Art Museum (Washington), révèle la façon dont la dernière reine d’Égypte est devenue un symbole artistique et politique.
Texte intégral (1721 mots)
_La Mort de Cléopâtre_ (1876), d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonia American Art Museum (Washington DC, États-Unis). Caroline Léna Becker/Wikimedia, CC BY

Depuis le 11 juin, l’Institut du monde arabe, à Paris, propose de découvrir Cléopâtre VII, la dernière reine d’Égypte, à travers l’exposition « Le mystère Cléopâtre ». De l’autre côté de l’Atlantique, à Washington DC, le Smithsonian American Art Museum expose lui aussi la célèbre reine égyptienne.


Le chef-d’œuvre de la sculptrice états-unienne, d’ascendance noire et autochtone, Edmonia Lewis (en illustration de cet article), est exposée au Smithsonian American Art Museum de Washington (États-Unis) et montre Cléopâtre VII Philopator juste après sa mort. La pharaone est allongée sur un grand trône, les yeux fermés : elle vient d’être mordue par un serpent. Cette statue impressionnante, grandeur nature, s’appelle la Mort de Cléopâtre. Edmonia Lewis l’a créée pour l’Exposition universelle de Philadelphie de 1876. L’artiste s’est inspirée des pièces de monnaie anciennes et des découvertes archéologiques faites en Égypte. Elle a voulu représenter Cléopâtre dans ses derniers instants, entre douleur et silence.

Pièce de monnaie antique
Pièces de monnaie fabriquées entre 36 et 31 avant notre ère représentant, à droite, Cléopâtre ornée d’une couronne et revêtue d’un manteau, et la mention en grec : « La reine Cléopâtre, nouvelle déesse. » À gauche, Marc Antoine : « Antoine, chef suprême, membre du triumvirat. » Gallica, CC BY

Le trône rappelle une célèbre statue du pharaon Khéphren (aujourd’hui conservée au Caire), mais Edmonia a remplacé les animaux habituels par des visages humains. On y voit aussi des symboles égyptiens, comme des fleurs de lotus, un soleil levant, et même des sortes de hiéroglyphes – qui ne forment aucun mot, mais donnent un effet mystérieux. Cléopâtre porte des bijoux inspirés de livres anciens sur l’Égypte, une amulette en forme de cœur, des sandales comme celles du temps de Ramsès et une robe qui ressemble à celles qu’on voit dans les tableaux néoclassiques du peintre David ou de Sir Lawrence Alma-Tadema.

Au final, la sculpture est un mélange de tout ce qu’on savait, ou croyait savoir, à l’époque sur l’Égypte. Edmonia Lewis a rassemblé plusieurs idées et objets venus d’autres œuvres pour inventer sa propre Cléopâtre, entre histoire ancienne et imagination. À l’époque, on a souvent comparé sa statue à celle d’un autre artiste, William Wetmore Story, qui avait sculpté Cléopâtre en 1858, avec des traits africains. Les deux œuvres montrent à quel point cette reine continue d’inspirer des visions différentes.

La fascination américaine pour Cléopâtre

Au XIXe siècle, Cléopâtre fascine de nombreux artistes américains. On sait qu’au moins six sculpteurs ont créé quatorze statues représentant la dernière reine d’Égypte. Certaines la montrent en buste, d’autres en taille réelle, souvent au moment dramatique de sa mort. Parmi ces œuvres, une statue reste un mystère : on ne sait pas qui l’a faite ni à quoi elle ressemblait exactement.

Cléopâtre devient célèbre en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, grâce aux campagnes militaires de Napoléon en Égypte à la toute fin du siècle précédent. Ces expéditions ont rapporté beaucoup de découvertes, comme des dessins de temples, des objets anciens ou encore la fameuse Description de l’Égypte, un grand livre illustré. En 1822, Champollion réussit à traduire les hiéroglyphes, ce qui donne encore plus envie de mieux connaître l’Égypte ancienne.

En Amérique, Cléopâtre ne plaît pas seulement pour son histoire. Elle devient aussi un symbole important. Pour certaines femmes, elle représente une reine forte, qui ose tenir tête aux hommes. C’est pourquoi des femmes commencent à écrire sa vie dans des livres, en montrant qu’elle a du pouvoir.

Mais Cléopâtre fait aussi parler d’elle dans les débats sur l’esclavage. À cette période, les Noirs américains, descendants des Africains réduits en esclavage, disent que Cléopâtre vient d’un grand peuple africain : les Égyptiens de l’Antiquité. Pour les Blancs américains qui veulent garder l’esclavage, c’est un problème. Ils vont alors inventer des idées pour montrer que « l’Égypte ancienne était blanche », en s’appuyant sur des objets, des textes religieux ou des momies. Cette assertion permet de prétendre que seuls les Blancs auraient créé de grandes civilisations, pour justifier leur supériorité et l’esclavage.

Une sculpture pour raconter une histoire

Edmonia Lewis est une artiste engagée. Avec sa sculpture, elle veut parler des difficultés que vivent les Noirs aux États-Unis. Même si l’esclavage est aboli en 1863 pendant la guerre de Sécession, les inégalités continuent, surtout dans le Sud, durant la période dite de « Reconstruction ». Quand la Mort de Cléopâtre est présentée au public, en 1876, les avis sont partagés. Les journaux afro-américains admirent l’œuvre, mais certains critiques d’art sont plus réservés. Après l’exposition, la statue n’est ni achetée ni exposée : elle est oubliée pendant presque cent ans.

Redécouverte bien plus tard, elle est aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre. Les historiens ne sont pas tous d’accord sur son sens. Pour certains, Edmonia Lewis voulait montrer Cléopâtre comme une femme forte, libre de choisir son destin. Pour d’autres, sa mort représente un acte de résistance, comme celle des Noirs américains face à l’injustice. Et même si Cléopâtre est sculptée avec des traits blancs, elle pourrait aussi représenter une femme blanche puissante renversée – comme une image de la fin de l’esclavage. Un message fort et courageux pour l’époque.

Aujourd’hui encore, Cléopâtre fascine. On la voit dans les films, dans les livres, dans les bandes dessinées. Récemment, une série Netflix l’a montrée comme une femme noire, ce qui a (re)lancé un grand débat : À qui appartient Cléopâtre ? Quelle est sa couleur de peau ? Que dit son image sur notre façon de raconter l’histoire ?

Grâce à des artistes comme d’Edmonia Lewis, on découvre une autre Cléopâtre : libre, fière et pleine de mystère.

The Conversation

Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.08.2025 à 17:12

Israël, Yémen, Guatemala, Timor oriental… Six stratégies utilisées par les États-Unis pour se distancier des atrocités commises par ceux qu’ils soutiennent

Jeff Bachman, Associate Professor, Department of Peace, Human Rights & Cultural Relations, American University School of International Service
Esther Brito Ruiz, Adjunct Instructor, American University School of International Service
Avant Israël à Gaza, les responsables américains ont, au fil de l’histoire, eu recours à diverses stratégies rhétoriques pour se dédouaner des atrocités commises par les dirigeants et pays qu’ils ont soutenus.
Texte intégral (2631 mots)

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont régulièrement soutenu des dirigeants et des pays qui ont commis des atrocités. Washington déploie six stratégies rhétoriques pour se distancier de ces actes. Illustrations historiques avec les cas du Guatemala, de l’Indonésie au Timor oriental et de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen.


Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont à plusieurs reprises soutenu des gouvernements qui ont commis des atrocités de masse, définies par le spécialiste du génocide Scott Straus comme étant une « violence à grande échelle et systématique contre des populations civiles ».

Cela inclut le soutien à Israël, qui est resté constant malgré le désaccord récent entre le président Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur la question de savoir si les Palestiniens sont victimes de famine à Gaza.

Nous sommes spécialistes des questions liées aux génocides et autres atrocités de masse, ainsi que des enjeux de sécurité internationale. Dans le cadre de nos recherches pour un prochain article à paraître dans le Journal of Genocide Research, nous avons étudié des déclarations officielles, des documents déclassifiés et des articles de presse portant sur quatre cas où les États-Unis ont soutenu des gouvernements alors qu’ils commettaient des atrocités : l’Indonésie au Timor oriental (1975-1999), le Guatemala (1981-1983), la coalition dirigée par l’Arabie saoudite – dite « Coalition » – au Yémen depuis 2015 et Israël à Gaza depuis octobre 2023.

Nous avons identifié six stratégies rhétoriques, autrement dit six façons de formuler un discours, utilisées par des responsables américains pour distancier publiquement les États-Unis des atrocités commises par ceux qui bénéficient de leur soutien.

Cette analyse est essentielle : lorsque les Américains, et plus largement l’opinion internationale, prennent ces discours pour argent comptant, les États-Unis peuvent continuer à agir en toute impunité, malgré leur rôle dans la violence mondiale.

Feindre l’ignorance face aux crimes

Lorsque des responsables américains nient toute connaissance des atrocités perpétrées par des parties bénéficiant du soutien des États-Unis, nous appelons cela une ignorance feinte (premier stratagème).

Par exemple, après que la Coalition a bombardé un bus scolaire au Yémen, tuant des dizaines d’enfants, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a demandé au général Joseph Votel si le Commandement central des États-Unis suivait l’objectif des missions qu’il ravitaillait en carburant.

Sa réponse : « Sénatrice, nous ne le faisons pas. »

Cette ignorance proclamée contraste fortement avec les crimes de guerre de la Coalition, bien documentés depuis 2015. Comme l’a exprimé Scott Paul, expert du Yémen, dans ces termes : « Plus personne ne peut feindre la surprise lorsque de nombreux civils sont tués. »

Brouiller les faits pour masquer la vérité

Lorsque les preuves d’atrocités ne peuvent plus être ignorées, les responsables américains ont recours à la confusion pour brouiller les faits (deuxième stratagème).

Lorsque les forces indonésiennes ont perpétré des massacres en 1983, tuant des centaines de civils, l’ambassade des États-Unis à Jakarta a envoyé un télégramme au secrétaire d’État ainsi qu’à plusieurs ambassades, consulats et missions américaines remettant en question les rapports, car ils « n’avaient pas été confirmés par d’autres sources ».

De même, lors du génocide maya au Guatemala, à la suite du coup d’État réussi d’Efraín Ríos Montt, des responsables américains ont déformé les informations faisant état des violences perpétrées par le gouvernement, en rejetant la responsabilité sur les guérilleros.

« Je sais que le président Ríos Montt est un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un engagement profond », a déclaré le président Ronald Reagan après sa rencontre avec le président guatémaltèque en 1982.

Dans son rapport de 1982 sur les droits humains au Guatemala, par exemple, le département d’État affirmait :

« Lorsqu’il a été possible d’attribuer la responsabilité des [meurtres au Guatemala], il semble plus probable que, dans la majorité des cas, ce sont les insurgés […] qui sont coupables. »

Pourtant, les services de renseignement américains affirmaient le contraire.

Des rapports sur les atrocités et abus commis par l’État au Guatemala figurent dans des documents de renseignement américains datant des années 1960. Un câble de la CIA de 1992 mentionnait explicitement que « plusieurs villages ont été rasés » et que « l’armée ne devait pas faire de quartier, aux combattants comme aux non-combattants ».

Nier l’implication directe malgré les preuves

Alors que continuent de s’accumuler les preuves des atrocités, ainsi que celles permettant d’identifier les responsables, les responsables américains ont souvent recours à la négation (troisième stratagème).

Ils ne nient pas que l’aide américaine est fournie, mais soutiennent qu’elle n’a pas été directement utilisée pour commettre des atrocités.

Par exemple, lors des atrocités commises par l’Indonésie au Timor oriental, les États-Unis ont activement formé des membres du corps des officiers indonésiens. Lorsque les forces de sécurité indonésiennes ont massacré jusqu’à 100 personnes dans un cimetière de Dili en 1991, la réaction de l’administration Bush s’est limitée à déclarer qu’« aucun des officiers militaires indonésiens présents à Santa Cruz n’avait reçu de formation américaine ».

Détourner l’attention, faire diversion

Lorsque l’attention publique sur le soutien américain atteint un niveau qui ne peut plus être facilement ignoré, les responsables américains peuvent recourir à la diversion (quatrième stratagème).

Il s’agit d’ajustements politiques très médiatisés, qui impliquent rarement des changements significatifs. Ils incluent souvent une forme de leurre. En effet, l’objectif de la diversion n’est pas de changer le comportement du bénéficiaire de l’aide américaine, mais simplement une tactique politique utilisée pour apaiser les critiques.

En 1996, lorsque l’administration Clinton a cédé à la pression des militants en suspendant les ventes d’armes légères à l’Indonésie, elle a tout de même vendu à l’Indonésie pour 470 millions de dollars d’armements sophistiqués, dont neuf avions de combat F-16.

Plus récemment, en réponse aux critiques du Congrès et de l’opinion publique, l’administration Biden a suspendu la livraison de bombes de 2 000 et 500 livres à Israël en mai 2024 – mais seulement pour une courte période. Toutes ses autres importantes livraisons d’armes sont restées inchangées.

Comme l’illustre le soutien des États-Unis à Israël, le détournement inclut également des enquêtes américaines superficielles qui signalent une certaine préoccupation face aux abus, sans aucune conséquence, ainsi que le soutien à des auto-enquêtes, dont les résultats disculpatoires sont prévisibles.

Faire l’éloge des dirigeants pour justifier la violence

Lorsque les atrocités commises par les bénéficiaires de l’aide américaine sont très visibles, les responsables américains utilisent également la glorification (cinquième stratagème) pour faire l’éloge des premiers et pour les présenter comme dignes d’être aidés.

En 1982, le président Ronald Reagan a fait l’éloge du président Suharto, le dictateur responsable de la mort de plus de 700 000 personnes en Indonésie et au Timor oriental entre 1965 et 1999, pour son leadership « responsable ». Par ailleurs, des responsables de l’administration Clinton le qualifiaient de « notre genre de gars ».

De même, le dirigeant guatémaltèque Ríos Montt a été présenté par Reagan au début des années 1980 comme

« un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un grand engagement », contraint de faire face à « un défi brutal lancé par des guérilleros armés et soutenus par des forces extérieures au Guatemala ».

Ces dirigeants sont ainsi dépeints comme exerçant la force soit pour une cause juste, soit uniquement parce qu’ils font face à une menace existentielle. Ce fut le cas pour Israël, l’administration Biden déclarant qu’Israël était

« en proie à une bataille existentielle ».

Cette glorification élève non seulement les dirigeants sur un piédestal moral, mais justifie également la violence qu’ils commettent.

Parler de diplomatie discrète

Enfin, les responsables américains affirment souvent mener une forme de diplomatie discrète (sixième stratagème), agissant en coulisses pour contrôler les bénéficiaires de l’aide des États-Unis.

Il est important de noter que, selon ces responsables, pour que cette diplomatie discrète soit efficace, le soutien américain reste nécessaire. Ainsi, le maintien de l’aide à ceux qui commettent des atrocités se trouve légitimé précisément parce que c’est cette relation qui permet aux États-Unis d’influencer leur comportement.

Au Timor oriental, le Pentagone a fait valoir que la formation renforçait le « respect des droits humains par les troupes indonésiennes ». Lorsqu’une unité militaire indonésienne formée par les États-Unis a massacré environ 1 200 personnes en 1998, le département de la Défense a déclaré que « même si des soldats formés par les Américains avaient commis certains des meurtres », les États-Unis devaient continuer la formation afin de « maintenir leur influence sur la suite des événements ».

Les responsables américains ont également laissé entendre en 2020 que les Yéménites attaqués par la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite bénéficiaient du soutien militaire américain à cette Coalition, car ce soutien conférait aux États-Unis une influence sur l’utilisation de ces armes.

Dans le cas de Gaza, les responsables américains ont, à plusieurs reprises, invoqué la diplomatie discrète pour promouvoir la retenue, tout en cherchant à bloquer d’autres systèmes de responsabilisation.

Par exemple, les États-Unis ont utilisé leur veto à six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur Gaza depuis octobre 2023 et ont imposé des sanctions à cinq juges et procureurs de la Cour pénale internationale en raison de mandats d’arrêt émis contre Nétanyahou et l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant.

Minimiser la responsabilité

Les responsables américains utilisent depuis longtemps diverses stratégies rhétoriques pour prendre leurs distances par rapport aux atrocités commises par d’autres avec le soutien des États-Unis et pour minimiser leur contribution à ces actes.

Dans ce contexte, la reconnaissance par Trump d’une « vraie famine » à Gaza peut être considérée comme une diversion visant à détourner l’attention du soutien inchangé des États-Unis à Israël, alors que les conditions de famine à Gaza s’aggravent et que des Palestiniens sont tués en attendant de recevoir de la nourriture.

De l’ignorance feinte à la minimisation de la violence en passant par la louange de ses auteurs, les gouvernements et présidents américains ont, depuis longtemps, recours à une rhétorique trompeuse pour légitimer la violence des dirigeants et des pays qu’ils soutiennent.

Mais deux éléments sont nécessaires pour que ce discours continue de fonctionner : l’un est le langage employé par le gouvernement américain, l’autre est la crédulité et l’apathie du public.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

12.08.2025 à 17:11

Mégafeux : Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère ?

Pierre Cilluffo Grimaldi, Maître de conférences, Sorbonne Université
Chaque été arrive désormais avec de nouvelles images de milliers d’hectares qui partent en fumée. Si ces mégafeux menacent la vie humaine et les écosystèmes, ils bouleversent aussi nos imaginaires.
Texte intégral (1974 mots)

Chaque été arrive désormais avec de nouvelles images de milliers d’hectares qui partent en fumée. Si ces mégafeux, comme on les appelle aujourd’hui, menacent la vie humaine et les écosystèmes, ils bouleversent aussi nos imaginaires sociaux et climatiques.


C’est un terme qui s’est progressivement imposé dans le langage courant et dans nos imaginaires. Celui de « mégafeu ». Il semble décrire une version extrême d’un phénomène déjà spectaculaire dont nous sommes de plus en plus témoins. Il serait apparu pour la première fois en 2013 dans la bouche d’un homme pourtant habitué à côtoyer les flammes : l’Américain Jerry Williams, qui travaille au service gouvernemental des forêts des États-Unis. Selon lui, le mégafeu, ne serait pas seulement un immense incendie, mais surtout un feu au comportement jamais observé auparavant par les spécialistes et par les riverains qui en sont victimes.

Le terme, depuis, n’en finit pas d’embraser les livres et journaux comme en témoigne la spectaculaire courbe de ses occurrences depuis 2014, en anglais, mais aussi en français.

Car ces incendies ne cessent de survenir, du Brésil au Canada, en passant par l’Australie, la Californie ou la Sibérie, et semblent chaque fois battre de nouveaux records. Ainsi, le département de l’Aude vient tout juste de subir des flammes aux ravages sans précédent depuis cinquante ans pour le pourtour méditerranéen français. Ces mégafeux n’ont pas fini non plus de se multiplier. Une étude de Harvard prévoit ainsi le doublement voir le triplement des mégafeux d’ici 2050 aux États-Unis.

Ces mégafeux, dont nous pouvons tous aujourd’hui observer les images ou constater les immenses dégâts provoquent des chocs sans précédent.

Un habitant de Gironde confiait par exemple, un an après les incendies qui ont décimé les forêts de pin de son terrain familial et de tout son département, être perdu sans la forêt familière qui entourait sa maison et redouter, désormais, chaque nouvel été. Les flammes semblent ainsi avoir provoqué ce que l’on appelle un « choc moral ».

Le choc moral est un événement ou une information imprévisible qui génère un sentiment viscéral d’indignation ou de malaise moral chez un individu, au point de l’inciter à agir politiquement, même s’il n’est pas déjà intégré à un réseau militant. Il s’agit d’une réaction émotive et cognitive à une violation perçue du quotidien et sa norme, nécessitant une reconstruction de sa vision du monde.

Sans en être aussi directement touchés, ces mégafeux peuvent tous perturber nos imaginaires, réactiver des mythologies, voici comment.

L’enfer dantesque des mégafeux

Face à la puissance des images de mégafeux ravageant des milliers d’arbres, l’esprit humain peut être tenté de chercher dans le passé et ses mythes des repères pour donner du sens à ces catastrophes.

Or ces gigantesques incendies s’attaquent à un lieu familier de nos imaginaires en Occident, celui de la forêt, qui, rappelle le chercheur américain Robert Harrison,

« représente un monde à part, opaque, qui a permis à cette civilisation de se dépayser, de s’enchanter, de se terrifier, de se mettre en question, en somme de projeter dans les ombres de la forêt ses plus secrètes, ses plus profondes angoisses ».

C’est donc un lieu familier de nos imaginaires, parfois même un éden naturel qui se consume et dont nous sommes de nouveau chassés par les flammes de l’enfer.

Les images d’une forêt ravagée par les flammes provoquent ainsi la rencontre de plusieurs symboles puissants dans nos esprits. Car le feu, lui, détient une valeur on ne peut plus forte dans les mythes et cultures dont nous sommes les descendants. C’est le feu qui symbolise la porte d’entrée de l’enfer avec une valeur apocalyptique, c’est le feu du châtiment qui revient dans les cercles de l’Enfer, de Dante. Il est aussi un « feu barrière » ou une « barrière de feu » entre deux mondes dans nos mythes judéo-chrétiens. Car ce sont encore des flammes qui interdisent à Adam et Ève de retourner au jardin d’Éden, après avoir été chassés du paradis terrestre pour avoir mangé le fruit défendu.

Les pompiers et habitants, plus concrètement, parlent eux plutôt de « front de flamme » qui irradie et détruit la végétation et nous prive d’une forêt qui ne sera bientôt plus que cendres.

Le débordement du feu prométhéen

Mais les mégafeux convoquent aussi un autre mythe qui hante nos imaginaires, celui de la dérive du feu prométhéen.

Prométhée est connu dans la mythologie grecque pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe afin d’en faire don aux humains. C’est ici un feu utile mythologiquement au développement de la civilisation permettant de développer les industries, de cuisiner mais qui est aussi décrit comme imprévisible et risqué par nature dans les mains humaines.

En effet, une fois volé par l’être humain, il acquiert des caractéristiques contraires au feu naturel des volcans ou du soleil qui animent le monde dans une certaine stabilité naturelle. En le dérobant, l’humain s’arroge un pouvoir de transformation inédit, mais cette capacité porte en elle une forme de contradiction.

Loin de participer aux cycles naturels, le feu fabriqué, maîtrisé ou amplifié par les sociétés industrielles et modernes perturbe profondément les équilibres écologiques. Il devient une force dévastatrice à l’image des mégafeux contemporains qui dérèglent les cycles naturels, menace la stabilité même des environnements et de nos modes de vie. À cet égard, on peut rappeler aussi qu’en France, ces dernières décennies, les feux de forêt ont été neuf fois sur dix, déclenchés par une main humaine, qu’elle soit criminelle ou accidentelle.

Le retour de la figure de Néron au pouvoir ?

On peut aussi noter que, jamais avant aujourd’hui, l’être humain n’a eu autant de force grâce à l’exploitation de l’énergie du feu. C’est celle-ci qui lui a permis de développer la technique qui a façonné, par exemple, le moteur thermique.

Et pourtant, la technique reste limitée pour lutter contre les mégafeux, surtout quand on manque de Canadairs par choix politique et par mépris de l’historicité des alertes… La situation actuelle semble à cet égard préoccupante.

Outre-Atlantique devant les mégafeux amazoniens de 2020, on a aussi vu la figure de Néron mobilisée pour contester les politiques d’inaction environnementale du climatosceptique Jaïr Bolsonaro, alors président du Brésil. L’ONG Greenpeace a même construit une statue de Bolsonaro grimée en cet empereur romain pour alerter sur le sort de la forêt incendiée. Cette figure n’est pas anodine. Elle rappelle une légende tenace selon laquelle la folie de l’empereur romain Néron serait responsable du terrible incendie qui toucha Rome en 64 de notre ère. Si les sources historiques latines ne permettent guère d’établir sa culpabilité, nous sommes cependant sûrs de l’opportunisme politique de Néron désignant à l’époque directement, en bouc émissaire, la minorité chrétienne de Rome comme coupable.

Greenpeace érige une statue de Bolsonaro sur les terres incendiées au Brésil.

La brûlure du « choc moral »

Les images de mégafeux demeurent d’autant plus traumatiques pour les populations qu’elles nous obligent à changer de regard sur une nature jugée maîtrisable, qu’on scrute désormais impuissants, subir des pertes irréversibles pour le paysage, les forêts, le vivant tout entier. Ainsi, les feux ravagent aussi nos imaginaires écologiques. On peut ressentir face à ces paysages détruits par les flammes un choc moral, au sens du sociologue James Jasper soit une réaction viscérale bousculant la perception de l’ordre présent du monde et appelant à l’action.

Néanmoins, cette brûlure du choc moral peut s’éteindre aussi rapidement sans relais d’opinions et actions collectives dès les premières années de « l’après ». On peut alors voir s’installer une nouvelle norme où les mégafeux ne surprennent plus. Car il existe une forme d’amnésie environnementale sur les effets du dérèglement climatique. En 2019, des chercheurs américains ont ainsi analysé 2 milliards de tweets en relation avec le changement climatique. Cette analyse quantitative remarquable par son ampleur a montré qu’en moyenne, nos impressions sur le dérèglement climatique se basaient sur notre expérience récente des deux à huit dernières années.

Bienvenus dans le pyrocène

En France, devant les images de cette nature brûlée dans l’Aude, le concept de « pyrocène » de la philosophe Joëlle Zask prend tout son sens. Il sert à caractériser et à décrire cette nouvelle ère définie par la prédominance et la multiplication des mégafeux. Autrement dit, le pyrocène succéderait à l’anthropocène, marquant une époque où le feu devient un agent central des transformations écologiques et climatiques.

Politiquement, cette ère du feu impose une reconfiguration de notre relation à la nature, car il s’agit d’apprendre à vivre avec ces feux extrêmes et non plus simplement de les combattre directement comme jadis. Cette nouvelle donne appelle ainsi à une « culture du feu » qui intégrerait ces réalités dans nos politiques (habitations et PLU, coupe-feu naturel, gestion des forêts, adaptation des territoires à la crise, agriculture régénératrice…), nos modes de vie (vacances, consommations…). Mais sommes-nous collectivement prêts à cela ?

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