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24.11.2025 à 12:08

Pourquoi en France les start-ups dirigées par des femmes lèvent en moyenne 2,5 fois moins de fonds que celles dirigées par des hommes ?

Pauline Gibard, Maîtresse de conférences en entrepreneuriat, Université Jean Moulin Lyon 3
Marie-Christine Chalus, Professeur des Universités - DG IAE Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3
L’investisseur est spontanément imaginé comme un homme. L’investisseuse comme bienveillante. Et si ces stéréotypes venaient aussi des entrepreneuses elles-mêmes ?
Texte intégral (1149 mots)
L’investisseuse est souvent perçue comme bienveillante, plus accessible et plus à l’écoute. Un stéréotype ancré chez certaines entrepreneures. Lightspring/Shutterstock

Le financement d’une entreprise n’est pas qu’une affaire d’argent. C’est une relation, une danse à deux où chaque partenaire projette des stéréotypes. Une étude donne la parole à des entrepreneures qui portent elles-mêmes ces représentations.


En France, les start-ups fondées par des femmes lèvent en moyenne 2,5 fois moins de fonds que celles fondées par des hommes. Ce constat illustre à quel point le financement reste l’un des principaux enjeux liés de l’entrepreneuriat féminin, parfois décrit comme un second plafond de verre. Il faut déjà s’imposer comme entrepreneuse, puis encore franchir la barrière de l’accès aux capitaux.

Jusqu’ici, c’est l’offre de financement qui a été principalement étudié : combien d’argent est disponible, comment fonctionnent les banques et les fonds ? Mais pour obtenir un financement, il faut d’abord… en faire la demande. Sur ce point, la recherche est encore rare.

C’est précisément ce que nous avons exploré dans notre étude publiée dans la Revue internationale PME, à travers 29 entretiens narratifs avec des entrepreneures. Leurs récits montrent que la demande de financement est avant tout une relation : une danse à deux entre entrepreneuse et financeurs, imprégnée d’attentes, de craintes et de stéréotypes.

La finance pensée comme un univers masculin

Dans cette danse, l’investisseur est spontanément imaginé comme un homme : « Quand je pense à un investisseur, je pense automatiquement à un homme » raconte une entrepreneure. Cela leur confère une légitimité « naturelle », rationnels, ambitieux, cartésiens.

Certaines entrepreneures y voient même un atout : « Je pense que les hommes investisseurs seraient plus à même de nous pousser dans nos retranchements pour faire avancer notre projet », estime l’une. Mais cette admiration s’accompagne souvent d’un malaise.

Plusieurs redoutent un regard condescendant ou un manque de crédibilité : « Si je demande un financement à un homme, j’aurais tendance à penser qu’il estime que j’ai moins de revenus », observe une autre. D’autres évoquent un sentiment de domination, voire le risque d’abus : « Je ne suis pas une friandise. Avec une femme au moins, on ne risque pas d’attouchement », insiste une fondatrice.

Les investisseuses, trop bienveillantes ?

Quand la partenaire de danse est une investisseuse, le pas change. Elle est souvent perçue comme plus accessible et plus à l’écoute « Je pense que les femmes seraient plus bienveillantes avec moi » estime une entrepreneure. Pour certaines, elles incarnent même un modèle inspirant.

On pourrait croire que les entrepreneures se tournent plus facilement vers des investisseuses. Mais la réalité est plus ambivalente. Certaines redoutent un excès de bienveillance, perçu comme un manque d’exigence :

« C’est très cliché, mais j’aurais peur qu’avec un trop-plein de bienveillance, on ne me “pousse” pas assez. J’ai l’impression qu’entre hommes, on fait plus d’argent, on pousse plus ».

D’autres craignent au contraire une rivalité ou un jugement plus sévère : « On a un peu plus de pression face à une femme, car c’est soit de la compassion, soit du mépris… » explique une autre.

« Pas prévu de faire des enfants ensemble »

Face à ces représentations contrastées, les entrepreneures apprennent à choisir leurs partenaires de danse.

Certaines privilégient les investisseuses pour des projets destinés à un public féminin, ou dans des situations particulières comme une grossesse perçue comme mieux acceptée par une femme. D’autres préfèrent des investisseurs masculins, jugés plus crédibles ou plus susceptibles de « pousser » leur projet.


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Notons que toutes ne se laissent pas enfermer dans ce jeu de projections :

« Pour mon financement, je cherche des investisseurs qui font écho à mes valeurs profondes. Fille ou garçon, nous n’avons pas prévu de faire des enfants ensemble donc ce n’est pas un problème » raconte une fondatrice.

Une danse à deux traversée de stéréotypes

Ces témoignages rappellent que le financement entrepreneurial n’est pas qu’une affaire de capitaux ou de business plans. C’est une relation, une danse à deux, où chaque partenaire projette des stéréotypes.

Nos résultats montrent que les entrepreneures elles-mêmes portent et mobilisent des représentations. Voir les hommes comme plus rationnels, ou les femmes comme plus bienveillantes, influe sur la façon dont elles valorisent une relation de financement, et parfois sur leur capacité à s’y engager.

Améliorer l’accès au financement ne peut pas se limiter à féminiser les instances d’investissement. Il faut aussi comprendre comment ces imaginaires se construisent et orientent les relations. Car finalement, lever des fonds, ce n’est pas seulement obtenir un chèque. C’est accepter de danser, et la danse n’a de sens que si les deux partenaires trouvent l’accord.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.11.2025 à 12:08

Non fondée, l’approche par générations renforce surtout les préjugés

Nicolas Raineri, Professeur associé en comportement organisationnel, ICN Business School
L’analyse de nombreuses études suggère que les différences entre générations au travail sont surestimées et que d’autres facteurs expliquent nos attitudes professionnelles.
Texte intégral (1769 mots)

Génération X, Y ou Z, boomers ou alphas… le discours sur les générations est omniprésent chez certains experts du management. Pourtant, il est aussi très critiqué pour son manque de solidité scientifique. Plus grave, en confondant âge et génération, il est la porte ouverte à des pratiques de discriminations condamnées par la loi.


« Les jeunes d’aujourd’hui ne veulent plus travailler », « les millennials manquent de loyauté », « les baby-boomers ne comprennent pas les nouvelles technologies »… l’on retrouve ces poncifs dans les médias, les entreprises et les salles de réunion. Les « chocs de génération » semblent expliquer tous les maux du travail contemporain : désengagement, recul de la place du travail dans la vie, individualisme, rapport à l’autorité….

Mais nous sommes-nous suffisamment interrogés sur l’existence réelle de ces « générations », au sens sociologique ou psychologique du terme. Et si les générations n’existaient pas ? C’est la conclusion certes provocatrice, mais solidement étayée, de la plus vaste méta-analyse jamais menée sur le sujet, publiée dans le Journal of Organizational Behavior par Daniel Ravid et ses collègues.

Celle-ci combine les résultats de plusieurs études indépendantes portant sur une même question de recherche, afin d’obtenir une estimation globale plus précise et fiable de l’effet étudié. Ce massif travail de recherche démontre à partir de plus de 140 études regroupant plus de 158 000 individus que les différences entre générations au travail sont infimes, voire inexistantes.


À lire aussi : Seniors : comment travailler plus longtemps quand personne ne vous recrute plus ?


Fausses évidences

Le concept de génération repose pourtant sur un postulat logique et de prime abord évident et rationnel : les individus nés à la même époque sont façonnés par les mêmes événements historiques, technologiques et culturels, et développent ainsi des valeurs et des comportements relativement homogènes. De plus, le concept apparaît familier, il est largement usité au quotidien et renvoie à nos observations et ressentis à chacun ; l’on se rend bien compte des différentes manières de penser et d’agir entre nos aînés et nos cadets.

De fait, la soi-disant évidence, familiarité et simplicité d’un cadre d’analyse réduisant toute une génération à des archétypes comportementaux – tels que les baby-boomers décrits comme matérialistes et attachés au travail, les générations X jugées sceptiques et individualistes, ou les millennials présentés comme idéalistes mais narcissiques –, en fait un objet très utile pour le storytelling managérial. Il permet de catégoriser les collaborateurs et leurs préférences en un clin d’œil, et alimente un marché florissant : formations, conférences, livres blancs et articles de presse vantent les vertus de la « gestion intergénérationnelle ».

Pourtant, les données ne suivent pas. Ravid et ses collègues arrivent à la conclusion que les différences entre générations sont statistiquement insignifiantes sur tous les indicateurs clés du monde du travail : satisfaction, engagement, motivation, valeurs, équilibre entre la vie professionnelle et personnelle, stress, intention de quitter son emploi. Autrement dit, un millennial n’est pas moins engagé qu’un boomer ni plus stressé qu’un GenX.

Distinguer âge et génération

Il est d’ailleurs essentiel de distinguer l’âge de la génération : l’âge renvoie à une étape du parcours individuel, tandis que la génération suppose une appartenance collective fondée sur une période de naissance commune. En effet, les variations observées semblent surtout relever de l’âge ou du contexte socio-économique au moment où les personnes ont été interrogées, pas d’une appartenance générationnelle.

L’étude rappelle que lorsqu’on compare des groupes d’âge, trois effets se confondent :

  • l’effet d’âge, lié au cycle de vie (on ne pense pas le travail de la même façon à 25 ans et à 55 ans) ;

  • l’effet de période, lié aux conditions économiques et sociales du moment (désengagement ou quête de sens touchent toutes les tranches d’âge après la crise sanitaire de 2020-2021) ;

  • et l’effet de cohorte, celui-là même qui correspond aux potentielles différences générationnelles.

Or, ces trois effets sont indissociables. Quand l’on constate une différence, il est impossible de savoir si elle provient du fait d’avoir grandi dans les années 2000 ou simplement d’avoir 20 ans à une époque donnée.

Mêmes événements, sens différents

Par ailleurs, les événements censés « façonner » les générations (crises économiques, attentats, innovations technologiques) ne touchent pas toute une génération de manière uniforme : ils ne revêtent pas le même sens pour une étudiante française, une étudiante brésilienne ou indienne du même âge, ni même entre deux étudiants français issus de milieux sociaux différents. À cela s’ajoute également des différences individuelles qui ne sont pas l’apanage d’une génération. L’idée de génération tend à négliger le contexte comme la diversité individuelle, et relève d’une vision souvent ethnocentrée et simplificatrice, largement héritée du contexte américain et des modes managériales qui l’accompagnent.

En fonction des études, les sciences de gestion et la psychologie sont plus ou moins prudentes et réservées sur le concept de génération, ou du moins sur l’existence de différences substantielles légitimant une personnalisation des méthodes de communication, de recrutement ou de management en fonction de la génération plutôt qu’en fonction de l’âge, du stade de carrière ou de la période considérée. Cette approche contribue à entretenir le mythe générationnel, alors que les données tendent, au contraire, à montrer l’inverse.

Le principal problème posé par l’approche générationnelle réside dans l’usage de stéréotypes dont les effets peuvent être davantage négatifs que positifs sur la performance, la motivation et l’équité au travail. Lorsqu’un manager suppose qu’un jeune collaborateur « changera vite d’emploi » ou « ne supporte pas la hiérarchie », il modifie son comportement – moins de feedback, moins de confiance –, ce qui finit par confirmer sa croyance. Les stéréotypes deviennent des prophéties autoréalisatrices.

Gare à l’âgisme

Par ailleurs, cette logique alimente aussi l’âgisme : les collaborateurs plus âgés font l’objet de stéréotypes inverses, tels que « les seniors ne comprennent pas les nouvelles technologies » ou « résistent au changement », qui peuvent conduire à leur mise à l’écart ou à une moindre reconnaissance de leurs compétences. Le risque est également juridique : des dispositifs législatifs encadrant la discrimination liée à l’âge existent dans de nombreux pays, y compris en France, où le Code du travail prohibe toutes les formes de discrimination, notamment celle fondée sur l’âge.

Si les générations ne structurent pas nos attitudes au travail, d’autres facteurs le font. Les recherches en sciences de gestion et en psychologie montrent que les différences observées tiennent davantage à l’âge et au stade de carrière, à la personnalité et aux trajectoires de vie, ou encore aux expériences de travail et au contexte organisationnel, bien plus qu’à une appartenance générationnelle.

Repenser le mythe générationnel

Un jeune collaborateur n’est pas « différent » parce qu’il est de la génération Z : il l’est parce qu’il débute, qu’il a moins d’expérience, qu’il se situe à un autre moment de sa trajectoire de vie, dans un contexte socio-économique donné. Par ailleurs, les évolutions du travail (précarité, intensification, numérisation) touchent tout le monde, mais chacun y réagit selon ses ressources personnelles et son environnement professionnel, et non selon son année de naissance.

Fnege media 2024.

Repenser le mythe générationnel ne signifie pas nier la diversité des rapports au travail. Il s’agit de changer de grille de lecture. Plutôt que d’opposer des « jeunes » et des « anciens », on peut s’interroger sur la manière dont les organisations favorisent la coopération interâges, valorisent les apprentissages croisés (mentorat, tutorat, parrainage), et adaptent leurs pratiques non pas à des étiquettes générationnelles, mais à des besoins, des motivations et des parcours individuels.

Comme le soulignent Ravid et ses collègues, il s’agit avant tout de dépasser les lectures parfois trop simplistes pour comprendre la complexité des comportements au travail. Le désengagement ou la quête de sens ne sont pas des symptômes générationnels, mais des réactions humaines à un environnement professionnel en mutation, qui touche toutes les catégories de travailleurs, indépendamment des étiquettes générationnelles qui leur sont attribuées.

The Conversation

Nicolas Raineri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.11.2025 à 12:07

Investir dans la biodiversité, entre conviction(s) et rendement(s)

Imane El Ouadghiri, Professeur de finance, Pôle Léonard de Vinci
Francesco Paolo Appio, Professor, PSB Paris School of Business
Jonathan Peillex, Professeur de finance, ICD Business School
Mohammed Benlemlih, Professeur
Une analyse de dix indices boursiers intégrant des critères liés à la biodiversité conclut à la compatibilité entre rendements financiers et prise en compte de l'environnement.
Texte intégral (1676 mots)
En Europe, les indices de biodiversité enregistrent une surperformance par rapport aux indices boursiers classiques. JhampierGironM/Shutterstock

Une étude a analysé la performance de dix indices boursiers intégrant des critères liés à la biodiversité. La conclusion : il n’y a pas d’arbitrage nécessaire entre rentabilité et responsabilité environnementale.


La perte de biodiversité constitue un défi majeur pour nos sociétés. L’érosion du vivant met en péril la stabilité des écosystèmes, la sécurité alimentaire, la santé humaine et, plus largement, le fonctionnement de l’économie globale. Au cours des cinquante dernières années, les populations d’animaux sauvages suivies par l’indice Planète vivante ont connu un déclin moyen de 73 %.

Dans ce contexte, plusieurs institutions financières comme Euronext ont récemment lancé des produits d’investissement dédiés à la biodiversité, sous la forme d’indices boursiers. Ces derniers sélectionnent les entreprises les plus vertueuses en matière de protection du vivant.

Ces produits, porteurs d’une ambition éthique, soulèvent une question essentielle : sont-ils compatibles avec une exigence de performance financière ? Autrement dit, investir dans la biodiversité implique-t-il de renoncer à une partie de ses rendements ?

Dix indices biodiversité passés au crible

Dans une étude publiée dans le Journal of Environmental Management, nous avons analysé la performance de dix indices boursiers intégrant des critères liés à la biodiversité, élaborés par trois acteurs majeurs du marché : Euronext, Stoxx et S&P Global.


À lire aussi : La biodiversité : pas qu’une affaire d’écologistes, un impératif économique et financier


Ces indices intègrent chacun des filtres spécifiques visant à exclure les entreprises les plus nuisibles à la biodiversité. Ils se basent sur des méthodologies liées notamment sur l’empreinte biodiversité, l’intensité d’impact sur les écosystèmes, la contribution aux Objectifs de développement durable (ODD), ou encore l’exposition à des activités controversées – plastiques, pesticides, huile de palme non durable, etc.

Ces indices couvrent des zones géographiques variées – Europe, Amérique du Nord, Asie-Pacifique, etc. – et sont comparés à leurs indices de référence traditionnels, plus généralistes, afin d’évaluer leurs performances respectives.

Performances financières

Nos résultats s’appuient sur un ensemble de données empiriques : évolution des prix, rendements et volatilités annualisés, ratios de performance (Sharpe, Treynor, Sortino) et modèles économétriques (alphas de Jensen, Fama-French et Carhart).

L’ensemble converge vers une conclusion : les indices biodiversité affichent des performances financières en moyenne très proches de leurs benchmarks traditionnels.

Cours de certains indices boursiers dédiés à la biodiversité. Fourni par l'auteur

Dans certaines zones géographiques, la performance est même légèrement supérieure. En Europe, les indices biodiversité enregistrent une surperformance moyenne de +5,09 points de base par rapport à leur équivalent classique, notamment grâce à la forte représentation d’entreprises engagées dans des stratégies de réduction d’impact (cosmétiques, énergie, infrastructures).

Aux États-Unis, les indices spécialisés affichent également une avance moyenne de +2,17 points de base, portée en particulier par le S&P 500 Biodiversity Index, dont la méthodologie permet de cibler des entreprises déjà pionnières en matière de gestion durable des écosystèmes.

Côté risque, la volatilité est quasiment identique : 14,34 % pour les indices biodiversité, contre 13,57 % pour leurs équivalents classiques, un écart trop faible pour traduire une perte de diversification. Les portefeuilles orientés biodiversité tels que l’Euronext Biodiversity Enablers World Index, l’ISS Stoxx Europe 600 Biodiversity Focus SRI Index ou le S&P Global LargeMidCap Biodiversity Index n’affichent pas de risque accru.

La biodiversité s’intègre sans surcoût

L’absence de coût financier pour les portefeuilles orientés biodiversité s’explique par plusieurs mécanismes.


À lire aussi : Mon épargne contribue-t-elle à la restauration de la biodiversité ?


D’un côté, les entreprises engagées dans la préservation des écosystèmes bénéficient souvent d’une meilleure image de marque comme Unilever avec sa politique de réduction du plastique. Elles peuvent profiter d’une réduction du risque réglementaire en anticipant des interdictions futures, comme L’Oréal et ses filières d’approvisionnement durables.

Ces avantages compensent, voire dépassent, les coûts initiaux de mise en conformité.

À l’inverse, certaines entreprises exclues des indices comme les producteurs intensifs de pesticides, les acteurs du plastique ou de l’extraction minière, affichent parfois de bonnes performances à court terme. Elles sont fortement exposées à des risques de long terme : litiges environnementaux, interdictions de produits, atteinte à la réputation ou transition réglementaire accélérée.

Les investisseurs anticipent de plus en plus ces risques, entraînant une valorisation moins favorable de ces entreprises.

Vers une finance alignée avec les enjeux du vivant

Pour les investisseurs institutionnels, qu’il s’agisse de fonds de pension, d’assureurs, de sociétés de gestion ou de fonds souverains, comme pour les particuliers, nos résultats montrent qu’il est tout à fait possible d’aligner son portefeuille avec ses convictions écologiques sans renoncer à la performance financière.

Pour les entreprises, l’intégration dans un indice biodiversité constitue un signal particulièrement valorisant. Elle peut notamment faciliter l’accès à des financements verts variés. De nombreuses organisations émettent aujourd’hui des obligations vertes, ou green bonds, pour financer des projets liés à la restauration d’habitats ou à la réduction des pollutions. Parallèlement, la montée en puissance de fonds d’investissement thématiques « nature-positive » et l’ouverture de programmes européens tels qu’InvestEU renforcent les opportunités de financement pour les entreprises engagées dans la transition écologique.

Du côté des autorités de régulation, ces résultats confortent l’intérêt de mettre en place des référentiels clairs, transparents et comparables. Plusieurs cadres émergents jouent déjà un rôle structurant :

Pris ensemble, ces dispositifs renforcent la place de la biodiversité dans les décisions financières et orientent progressivement les capitaux vers les entreprises les plus engagées en faveur du vivant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.11.2025 à 12:06

OnlyFans, MYM, Fansly : quand l’intime et la solitude sont marchandisables

Faouzi Bensebaa, Professeur de sciences de gestion, Université Paris Nanterre
Mokhtar Bouzouina, Docteur en sciences de gestion, Université Paris Nanterre
Derrière la promesse d’intimité se terre un système qui exploite les vulnérabilités humaines. Les offreurs et les demandeurs semblent y trouver leur compte. Un contentement de façade ?
Texte intégral (1914 mots)
L’intimité devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé. MelnikovDmitriy/shutterstock

Les plateformes numériques du sexe sont en pleine croissance. Que dit leur succès de notre société ? Leur modèle reposant sur la promesse d’intimité, la liberté des créateurs et des abonnés est questionnée, tant du côté de la répression que de celui de l’émancipation. Au milieu, les pouvoirs publics tentent de réguler ce marché singulier.


L’économie du sexe accompagne les grandes innovations technologiques : la presse au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, le Video Home System (VHS) dans les années 1980 et 1990, les webcams au début des années 2000. Aujourd’hui, une nouvelle génération de plates-formes numériques, comme OnlyFans, MYM ou Fansly, occupe une place centrale dans le paysage numérique.

Leur succès ne repose pas seulement sur la diffusion d’images intimes, mais sur la monétisation de l’interaction personnalisée entre créateurs et abonnés – une forme d’économie de la proximité simulée. Ce positionnement, que d’aucuns qualifient de girlfriend experience transformerait le lien simulé en produit marchandisable. L’attention, le désir et les émotions sont transformés, dans cette perspective, en produits de consommation. Un système qui monétise la solitude, exploite les vulnérabilités et banalise la marchandisation du lien humain.

Ces plateformes posent une question fondamentale sur l’économie de l’intimité : que dit leur succès de notre société ? Loin d’être neutre, leur modèle, qui se veut idiosyncrasique, soit propre à chaque individu, repose essentiellement sur la monétisation de l’intime et de la solitude.

Un marché concentré et florissant

Acteur majeur, OnlyFans, propriété de la société britannique Fenix International ltd, domine largement le marché avec plus de 220 millions d’utilisateurs et plus de 5,7 milliards d’euros de revenus. MYM, en forte croissance, a atteint 150 millions d’euros la même année, essentiellement en Europe. Les autres platesformes – Fansly, Fanvue, Loyalfans – restent pour l’instant marginales.

Modèle d’intermédiaire

S’appuyant sur un modèle économique asset light, où l’entreprise ne possède pas des actifs, les plateformes mettent en relation des créateurs et des abonnés. Elles agissent en intermédiaire technique et financier, se rémunérant via une commission sur les flux générés. Elles prélèvent une commission de 20 à 30 % sur les revenus générés par des créateurs individuels de contenu… sexuel.

Les créateurs sont responsables du contenu qu’ils publient, tandis que la plateforme assure uniquement l’hébergement et le paiement. En Europe, cette logique est encadrée par le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2023. Il renforce les obligations de diligence, de modération et de transparence des plateformes, tout en maintenant le principe d’exonération conditionnelle.

Une plateforme n’est pas responsable d’un contenu illicite tant qu’elle n’en a pas connaissance, mais doit agir rapidement après signalement.

Contenu sexuellement explicite

Quelques fragilités sont associées à cette configuration :

  • une dépendance envers une minorité de créateurs stars ;

  • de faibles barrières à l’entrée amenant constamment de nouveaux concurrents ;

  • une volatilité des abonnés, qui peuvent rompre leur contrat à tout moment.

Cette logique rappelle sans doute les analyses classiques sur la structure concurrentielle. En dépit de marges élevées, l’absence de barrières à l’entrée solides rend le secteur vulnérable à la régulation et aux changements d’usages. De surcroît, bien que les plateformes soulignent à l’envi la nécessité de la diversification – coaching, fitness, lifestyle –, la quasi-totalité des revenus provient d’un unique contenu, sexuellement explicite.

Le président-directeur général de OnlyFans, Keily Blair, déclare :

« Notre site héberge du contenu pour adultes, mais également toute une variété d'autres contenus : humour, sports, musique ou encore yoga. »

« Empowerment » ou exploitation ?

Le travail du sexe en ligne des femmes sur OnlyFans peut être interprété ? Peut-il être expliqué à travers les perspectives de l’oppression et de l’émancipation ? C’est que questionne une étude de la sociologue Dilara Cılızoğlu.


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Sur le plan sociétal, ces plateformes cristallisent le débat. Pour certains créateurs, elles représentent une forme d’« empowerment » : possibilité de choisir son corps, de le mettre en scène et de le monétiser, pratiquement en toute autonomie.

Ce choix serait contingent à une pression économique et sociale liée à la sexualisation, qui conduit à la monétisation, appréhendée comme une nouvelle forme d’exploitation du corps humain.

Ces interrogations se reflètent dans les risques identifiés tant pour les créateurs que les consommateurs. Pour les premiers, l’exposition permanente les rend vulnérables au harcèlement, aux fuites de contenus ou à une dépendance économique à la plateforme. Pour les seconds, consommateurs, le danger réside dans les dépenses impulsives, l’isolement renforcé et la distorsion de la perception des relations intimes.

Réponse marchande à la solitude

Ces plateformes ont le vent en poupe parce qu’elles répondraient à des besoins bien réels : difficulté à établir des relations authentiques, isolement affectif, solitude. Mais en instrumentalisant ces fragilités, elles les aggravent. Les plateformes d’intimité offrent une réponse marchande à la solitude, transformant le manque de lien en source de profit.

S’agissant des consommateurs, la relation est conditionnée au paiement. Cette logique favorise des comportements compulsifs : confusion entre intimité simulée et relation réelle, dépenses répétées, isolement renforcé.

Concernant les créateurs, les risques sont tout autant dommageables. Derrière l’image d’un choix libre et d’un empowerment revendiqué, la réalité est souvent celle d’une dépendance économique substantielle et loin d’être exaltante. L’intimité, autrefois domaine privé, devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé.

Le revenu dépend du maintien d’une exposition sexuelle constante, avec des pressions croissantes pour produire plus et aller plus loin. Le harcèlement en ligne, les fuites de contenus et la stigmatisation sociale sont, de surcroît, des menaces réelles et permanentes. L’argument de l’autonomie serait fallacieux et masquerait alors une réalité d’exploitation, peut-être plus subtile que ce qui est connu. C’est le marché qui imposerait ses règles, faisant fi de la liberté de l’individu et de son bien-être.

La régulation, une épée de Damoclès

Conscientes de ces risques, les autorités publiques ont cherché à asseoir une régulation avisée de ce marché. Dans cette veine, la vérification de l’âge, la lutte contre les contenus non consentis et la protection des mineurs sont devenues des priorités.

En France, MYM a choisi d’anticiper ces changements en adoptant des standards plus stricts, voulant à cet égard se distinguer et faire de la conformité un avantage concurrentiel.

La mise en conformité avec les exigences réglementaires comme le Digital Economy and Society Index (DESI) – notamment en matière de vérification d’âge, de modération des contenus ou de traitement des signalements – reste complexe et coûteuse. Si ces plateformes affichent aujourd’hui des marges élevées, leur développement s’inscrit dans un secteur soumis à une vigilance réglementaire continue, dont l’évolution peut rendre le modèle plus fragile à long terme.

Au final, entre misère affective, faux pouvoir et vraies victimes, le succès de ces plateformes dit moins l’essor de l’innovation numérique, que celui d’une société capable de transformer la solitude et l’intimité en marchandise, avec les risques sociétaux que cela implique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

24.11.2025 à 12:06

Et si le BDSM enseignait aux managers à mieux respecter leurs équipes ?

Nathalie Lugand, Docteure en psychologie sociale, Université d’Angers
Loin des représentations stéréotypées, les communautés BDSM élaborent une éthique du contrat et du « care » qui interroge les formes contemporaines du pouvoir au travail.
Texte intégral (1874 mots)

À l’heure où burn out et harcèlement moral explosent, le terme « sadomasochisme » sert souvent à décrire les relations de travail toxiques. Pourtant, les pratiquants du BDSM – bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme – ont élaboré une éthique sophistiquée du consentement. Et s’il fallait puiser à cette source pour imaginer un management plus respectueux ?


L’idée m’est venue d’une rencontre inattendue, lors d’une immersion parmi des dominatrices professionnelles pour ma thèse. Un jour, l’une d’elles m’a confié, avec une lucidité qui m’a saisie, qu’elle fixait des limites strictes à ses pratiques pour une raison simple : « Il faut que je puisse encore me regarder dans le miroir le matin. » Cette phrase m’a marquée par sa justesse morale. Aujourd’hui, elle me revient avec force quand j’observe des managers énoncer des valeurs qu’ils ont cessé d’incarner. Comment font-ils, eux, pour se regarder dans le miroir ?

Le tournant néolibéral des années 1980 rime avec privatisation, délocalisation, flexibilisation et baisse des subventions publiques. Ces transformations s’accompagnent d’un tournant gestionnaire – ce que le juriste Alain Supiot a théorisé sous le nom de « gouvernance par les nombres ».

L’introduction de nouvelles méthodes de management a profondément transformé le travail. Parmi les dispositifs les plus délétères pour la santé mentale, l’évaluation individuelle des performances occupe une place centrale. On se souvient de la privatisation de France Télécom et des objectifs inatteignables fixés aux salariés pour mieux justifier leur pseudo « inadaptation ».

Privés de toute négociation et de soutien collectif, ces travailleurs ont cédé sous la pression, beaucoup ont plié, parfois jusqu’à l’anéantissement, sous le regard indifférent de collègues eux-mêmes pétrifiés par la peur. « Les suicides qui se sont produits dans le monde de l’entreprise, c’est la partie émergée de l’iceberg », rappelle Christophe Dejours. Dans ce contexte, la question du consentement devient centrale.

L’acceptation d’un système maltraitant

Pourquoi des individus hautement qualifiés, censés jouir d’une grande autonomie, acceptent-ils un système qui les malmène ? Pourquoi des personnes sensibles à la justice peuvent-elles en venir à exercer leur sadisme – jouir de faire du mal à autrui ? Comment peut-on voir un collègue se faire humilier et détourner le regard ?


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La déstructuration des collectifs, la perte de confiance et d’entraide ont miné les bases de la coopération. La peur et la solitude ont favorisé des stratégies défensives ordinaires, comme le « chacun pour soi », des conduites déloyales, ou du clivage moral – comme lorsqu’un cadre humilie un ou une salariée avant de lui retirer son poste, puis part animer un atelier sur le harcèlement.

La servitude au travail n’est donc pas seulement imposée d’en haut : elle s’enracine aussi dans un processus par lequel nous apprenons à consentir à la souffrance, la nôtre, celle des autres, et parfois même à la reproduire pour nous protéger. Poser la question « À quoi, à qui, pourquoi consentons-nous ? » dépasse la sphère intime : c’est la première étape pour désamorcer l’engrenage de la servitude volontaire.

L’éthique de consentement dans les milieux BDSM

Loin des clichés qui réduisent le BDSM (bondage, discipline, domination/soumission et sadomasochisme) à une simple transgression les communautés kink – c’est-à-dire engagées dans des sexualités non normatives – ont, bien avant #MeToo, inventé une véritable éthique du consentement. Dès les années 1980, elles ont fait du contrat – accord clair, informé et renégociable – un outil central de la sexualité. Le cadre Safe, Sane, Consensual (SSC) visait à distinguer les pratiques consenties des abus.

Mais ces critères ont vite été jugés trop normatifs : que signifie être « sain » ? Et qui en décide ? En 1999, Gary Switch propose alors le modèle Risk-Aware Consensual Kink (RACK), que l’on peut traduire par « kink conscient des risques »). L’idée : aucune pratique humaine n’est totalement « safe », pas davantage le bondage que le ski. Il ne s’agit plus d’éliminer le risque, mais de le reconnaître et de le gérer de manière responsable. Au début des années 2010, le modèle PRICK (Personal Responsibility, Informed, Consensual Kink) pousse plus loin cette logique, en insistant sur la responsabilité individuelle de chaque participant et participante.

Vision libérale du consentement

Ces approches traduisent une vision libérale du consentement : elles font confiance à la capacité de chacun et chacune à décider et à assumer ses choix. Mais, comme le souligne Margot Weiss elles ignorent les inégalités : tout le monde n’a pas le même accès à l’information ni aux ressources. L’autonomie devient alors une exigence abstraite, qui masque les vulnérabilités et les rapports de pouvoir.

Face à ces limites, le modèle des 4C propose une alternative fondée sur quatre piliers :

  • Caring (sollicitude) : la sécurité devient une attention mutuelle et continue

  • Communication : un processus dynamique avant, pendant et après les scènes

  • Consent : un processus évolutif plutôt qu’un contrat figé

  • Caution (prudence) : une vigilance située, attentive aux contextes sociaux

Partager la charge de la vulnérabilité

Le caring, cœur du modèle, rompt avec le mythe libéral d’autonomie rationnelle. Il ne s’agit plus de responsabiliser individuellement face au risque, mais de partager la charge de la vulnérabilité. Ce cadre questionne le concept de responsabilité défini dans des situations de rapports de pouvoir asymétriques.

Les réponses des communautés BDSM ne sont pas définitives, mais elles témoignent d’une réflexion éthique vivante, qui mérite d’être prise au sérieux bien au-delà de ces milieux. Dans un monde où la charge du risque au travail est de plus en plus transférée à l’individu, ces expériences peuvent inspirer de nouvelles façons de travailler et de vivre ensemble.

Quand les règles deviennent des cages

Les créateurs de ces protocoles, tels que Gary Switch, appellent aujourd’hui à les dépasser, car « ils tendent à se substituer à la pensée ». Cette remise en question met en lumière un paradoxe : certains praticiens du BDSM, autrefois engagés pour la liberté sexuelle, défendent désormais une morale rigide, reproduisant sous couvert de « bonnes pratiques » les mêmes mécanismes de contrôle qu’ils cherchaient à contourner.

Cette dérive vers un fétichisme de la règle résonne bien au-delà de la sphère sexuelle ; elle s’incarne aussi, et peut-être surtout, dans les conditions sociales du travail. Les habitudes acquises sous le régime de la prescription professionnelle – ne pas penser, ne pas décider, exécuter mécaniquement ce qui est attendu – ne demeurent pas confinées au lieu de travail. Elle colonise nos vies intimes, formatant nos désirs selon le modèle de la performance et de l’autopromotion. Le profil LinkedIn et le profil Fetlife deviennent alors les deux faces d’une même pièce : celle de l’optimisation de soi à outrance qui, en voulant tout maximiser, finit par évacuer la singularité du sujet désirant.

Conseil économique, social et environnemental (Cese), 2025.

Les protocoles de consentement ne devraient pas servir à imposer des règles aveugles, mais à créer un cadre qui protège et valorise la subjectivité tout en laissant place à la spontanéité de la relation.

Au-delà des procédures et des protocoles

Résister à la pression sociale, dire non, refuser de participer à la violence ou à l’injustice. On y parvient parfois, puis on retombe dans de nouveaux conditionnements. Croire qu’il suffit d’appliquer des principes ou des protocoles pour éviter toute complicité avec l’injustice est illusoire : on peut suivre les procédures et contribuer malgré tout au pire.

L’éthique du BDSM ne se réduit pas à des procédures, aussi « transparentes » soient-elles. Ces cadres restent insuffisants pour saisir le cheminement vers l’émancipation des minorités sexuelles. Une véritable éthique naît de la parole – nourrie à la fois par des idéaux de justice et par des blessures singulières. C’est d’ailleurs une expérience personnelle d’isolement et de stigmatisation qui a conduit David Stein à imaginer le cadre du Safe, Sane, Consensual.

Fragilité des certitudes

C’est cette attention aux vulnérabilités partagées qui fonde un véritable travail éthique. Celui-ci ne repose pas sur des dispositifs sécuritaires nous garantissant contre la faute, mais sur notre capacité à naviguer dans l’incertitude, à switcher – c’est-à-dire à accepter la réversibilité des rôles et la fragilité de nos certitudes.

Cette approche ne nie pas le besoin de sécurité : elle le redéfinit. Il ne s’agit plus d’imposer un cadre rigide, mais de prendre le risque de se laisser transformer par la réponse de l’autre. Le véritable enjeu est là : faire de la règle un tremplin pour explorer l’inconnu, et accepter que la confrontation au réel bouscule sans cesse nos cadres. Le travail éthique commence quand nous osons nous aventurer au-delà du simple respect des procédures. Osons valoriser le courage et la pensée critique plutôt que l’obéissance aveugle.

The Conversation

Nathalie Lugand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.11.2025 à 14:55

Comment l’IA peut nous aider à dresser le portrait de la population parisienne d’il y a 100 ans

Sandra Brée, Chargée de recherche CNRS - LARHRA, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La création d’une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 ouvre de nouvelles perspectives à la recherche.
Texte intégral (2311 mots)
Au Réveil Matin, Maison Bénazet, café restaurant du 113 avenue Jean-Jaurès (XIX<sup>e</sup>), vers 1935. Bibliothèque historique de la Ville de Paris

L’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population », qui se tient actuellement, et jusqu’au 8 février 2026, au musée Carnavalet-Histoire de Paris, s’appuie sur les recensements de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936, et contribue à renouveler le regard sur le peuple de la capitale dans l’entre-deux-guerres.


En France, des opérations de recensement sont organisées dès 1801, mais ce n’est qu’à partir de 1836 que des instructions spécifiques sont fournies pour procéder de manière uniforme dans toutes les communes du pays. Le recensement de la population est alors organisé tous les cinq ans, les années se terminant en 1 et en 6, jusqu’en 1946, à l’exception de celui de 1871 qui est reporté à l’année suivante en raison de la guerre franco-prussienne, et de ceux de 1916 et de 1941 qui ne sont pas organisés à cause des deux guerres mondiales.

Des données précieuses sur la population parisienne

Le premier but des recensements de la population est de connaître la taille des populations des communes pour l’application d’un certain nombre de lois. Ils permettent également de recueillir des informations sur l’ensemble des individus résidant dans le pays à un instant t pour en connaître la structure. Ces statistiques sont dressées à partir des bulletins individuels et/ou (selon les années) des feuilles de ménage (les feuilles de ménages récapitulent les individus vivant dans le même ménage et leurs liens au chef de ménage) remplies par les individus et publiées dans des publications spécifiques intitulées « résultats statistiques du recensement de la population ».

Liste nominative du recensement de la population de 1936, population de résidence habituelle, quartier Saint-Gervais (IVᵉ arrondissement). Archives de Paris : Cote D2M8 553

En plus de ces statistiques, les maires doivent également dresser une liste nominative de la population de leur commune. Mais Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes. C’est le chef du bureau de la statistique parisienne, M. Lambert, qui décide de revenir sur cette exception dès 1926. Les listes nominatives de 1926, de 1931 et de 1936 sont donc les seules, avec celle de 1946, à exister pour la population parisienne.

Si Paris avait obtenu le droit de ne pas dresser ces listes, c’est en raison du coût d’une telle opération pour une population si vaste. La population parisienne compte, en effet, déjà près de 1,7 million d’habitants en 1861, un million de plus en 1901 et atteint son pic en 1921 avec 2,9 millions d’individus. Les données contenues dans ces listes sont particulièrement intéressantes, car elles permettent d’affiner considérablement les statistiques dressées pendant l’entre-deux-guerres.

Une base de données conçue grâce à l’IA

Ces listes, conservées aux Archives de Paris et numérisées puis mises en ligne depuis une dizaine d’années, ont déjà intéressé des chercheurs qui se sont appuyés dessus, par exemple, pour comprendre l’évolution d’une rue ou d’un quartier, mais elles n’avaient jamais été utilisées dans leur ensemble en raison du volume qui rend impossible leur dépouillement pour un chercheur isolé. Voulant également travailler à partir de ces listes – au départ, pour travailler sur la structure des ménages et notamment sur les divorcés –, j’avais moi aussi débuté le dépouillement à la main de certains quartiers.

Registre d’une liste nominative de recensement conservée aux Archives de Paris et présentée dans l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population ». Musée Carnavalet/Paris Musées/Pierre Antoine

La rencontre avec les informaticiens du Laboratoire d’informatique, de traitement de l’information et des systèmes (LITIS), Thierry Paquet, Thomas Constum, Pierrick Tranouez et Nicolas Kempf, spécialistes de l’intelligence artificielle, a changé la donne puisque nous avons entrepris de créer une base de données à partir de l’ensemble des listes nominatives de la population parisienne de 1926, de 1931 et de 1936 dans le cadre du projet POPP. Les 50 000 images, qui avaient déjà été numérisées par les Archives de Paris, ont été traitées par les outils d’apprentissage profond et de reconnaissance optique des caractères développés au LITIS pour créer une première base de données.

Les erreurs de cette première base « brute » étaient déjà très faibles, mais nous avons ensuite, avec l’équipe de sciences humaines et sociales – composée de Victor Gay (École d’économie de Toulouse, Université Toulouse Capitole), Marion Leturcq (Ined), Yoann Doignon (CNRS, Idées), Baptiste Coulmont (ENS Paris-Saclay), Mariia Buidze (CNRS, Progedo), Jean-Luc Pinol (ENS Lyon, Larhra) –, tout de même essayé de corriger au maximum les erreurs de lecture de la machine ou les décalages de colonnes. Ces corrections ont été effectuées de manière automatique, c’est-à-dire qu’elles ont été écrites dans un script informatique permettant leur reproductibilité. Ainsi, nous avons par exemple modifié les professions apparaissant comme « benne » en « bonne » ou bien les « fnène » en « frère ».

Adapter la base à l’analyse statistique

Il a ensuite fallu adapter la base à l’analyse statistique. Les listes nominatives n’avaient, en effet, pas pour vocation d’être utilisées pour des traitements statistiques puisque ces derniers avaient été établis directement à partir des bulletins individuels et des feuilles de ménage. Or, l’analyse statistique requiert que les mots signalant la même entité soient inscrits de la même façon. Cette difficulté est exacerbée dans le cas des listes nominatives : les agents avaient peu de place pour écrire, car les colonnes sont étroites. Ils utilisaient donc des abréviations, notamment pour les mots les plus longs comme les départements de naissance ou les professions.

Nous avons dû par conséquent uniformiser la manière d’écrire l’ensemble des professions, des départements ou des pays de naissance, des situations dans le ménage et des prénoms. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur différents dictionnaires, c’est-à-dire des listes de mots correspondant à la variable traitée provenant de recherches antérieures ou d’autres bases de données. Ainsi, pour corriger les prénoms, Baptiste Coulmont, qui a travaillé sur cette partie de la base a utilisé les bases Insee des prénoms et des personnes décédées. Marion Leturcq et Victor Gay ont, par ailleurs, utilisé les listes des départements français, des colonies et des pays étrangers, tels qu’ils étaient appelés pendant l’entre-deux-guerres, ou encore la nomenclature des professions utilisées par la Statistique générale de la France (SGF).

Enfin, nous avons créé des variables qui manquaient pour l’analyse statistique que nous souhaitions mener, comme la variable « sexe » qui n’existe pas dans les listes nominatives (alors que le renseignement apparaît dans les fiches individuelles), ou encore délimiter les ménages afin d’en comprendre la composition. Ce travail de correction et d’adaptation de la base est encore en cours, car nous travaillons actuellement à l’ajout d’une nomenclature des professions – afin de permettre une analyse par groupes professionnels  –, ou encore à la création du système d’information géographique (SIG) de la base pour réaliser la géolocalisation de chaque immeuble dans la ville.

Retrouver des ancêtres

La base POPP ainsi créée a déjà été utilisée à différentes fins. Une partie de la base (comprenant les noms de famille – qui, eux, n’ont pas été corrigés –, les prénoms et les adresses) a été reversée aux Archives de Paris pour permettre la recherche nominative dans les images numérisées des listes nominatives. Ce nouvel outil mis en place au début du mois d’octobre 2025 – et également proposé en consultation au sein de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » – a déjà permis à de nombreuses personnes de retrouver leurs ancêtres.

Il nous a également été possible de fournir les premiers résultats tirés de la base POPP (confrontés aux résultats statistiques des recensements publiés) pour dresser des données de cadrage apparaissant sous forme d’infographies dans l’exposition (créées par Clara Dealberto et Jules Grandin). Ces résultats apparaissent également avec une perspective plus comparative dans une publication intitulée « Paris il y a 100 ans : une population plus nombreuse qu’aujourd’hui et déjà originaire d’ailleurs » (Ined, septembre 2025).

L’heure est maintenant à l’exploitation scientifique de la base POPP par l’équipe du projet dont le but est de dresser le portrait de la population parisienne à partir des données disponibles dans les listes nominatives des recensements de la population, en explorant les structures par sexe et âge, profession, état matrimonial, origine, ou encore la composition des ménages des différents quartiers de la ville.


L’autrice remercie les deux autres commissaires de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936. Dans le miroir des recensements de population » Valérie Guillaume, directrice du musée Carnavalet – Histoire de Paris, et Hélène Ducaté, chargée de mission scientifique au musée Carnavalet – Histoire de Paris et les Archives de Paris.

The Conversation

Sandra Brée a reçu des financements du CollEx-Persée, de Progedo, de l'humathèque du Campus-Condorcet et du CNRS.

23.11.2025 à 10:47

L’IA fait peser des risques sur la sécurité nationale, la démocratie et notre système de santé… Quelques pistes pour les réduire

David Rios Insua, Member of the ICMAT, AXA-ICMAT Chair in Adversarial Risk Analysis and Member of the Spanish Royal Academy of Sciences, Instituto de Ciencias Matemáticas (ICMAT-CSIC)
L’IA accélère la recherche et l’innovation, mais ouvre aussi la voie à des manipulations politiques, financières, sanitaires et militaires. La solution viendra tout autant des individus que des États…
Texte intégral (1944 mots)

L’essor fulgurant de l’intelligence artificielle offre d’immenses opportunités, mais fait également peser des risques majeurs sur la démocratie, l’économie, la santé et la sécurité, que seuls des usages responsables, des systèmes plus sûrs et une régulation internationale ambitieuse pourront contenir.


L’intelligence artificielle (IA) s’invite désormais dans presque tous les aspects de notre vie. Nous profitons de ses avantages, comme l’accélération de la découverte de nouveaux médicaments ou l’avènement d’une médecine plus personnalisée grâce à la combinaison de données et d’expertise humaine, souvent sans même nous en rendre compte. L’IA générative, qui permet de créer rapidement du contenu et d’automatiser la synthèse ou la traduction via des outils comme ChatGPT, DeepSeek ou Claude, en est la forme la plus populaire. Mais l’IA ne se limite pas à cela : ses techniques, issues principalement de l’apprentissage automatique, des statistiques et de la logique, contribuent à produire des décisions et des prédictions en réponse aux demandes d’utilisateurs.

Si elle permet désormais d’accélérer des travaux de recherche qui exigeaient autrefois des années, elle peut aussi être détournée, par exemple pour identifier des composants utiles à la mise au point d’armes biochimiques. Elle ouvre la voie à des technologies comme les véhicules autonomes, mais en leurrant leur système de vision, on peut aussi transformer ces véhicules en armes… Les risques liés à l’IA sont multiples et spécifiques, et doivent être compris comme tels, ne serait-ce que parce que les systèmes d’IA sont complexes et s’adaptent avec le temps, ce qui les rend plus imprévisibles. Au rayon des menaces, on trouve notamment les données utilisées pour entraîner les modèles sous-jacents, puisque des données biaisées produisent des résultats biaisés.

Globalement, des acteurs malveillants peuvent utiliser l’IA pour automatiser des attaques à grande vitesse et le faire à très grande échelle. Lorsque l’intelligence artificielle contrôle des systèmes critiques, toute attaque peut avoir des conséquences considérables. Et comme les outils d’IA sont largement accessibles, il est relativement facile de les utiliser pour causer des dommages.

Menaces pour la démocratie et la santé

Plus tôt cette année, le Forum économique mondial de Davos a mentionné les « conséquences négatives des technologies d’IA » dans son Global Risks Report, en raison de leur capacité à perturber la stabilité géopolitique, la santé publique et la sécurité nationale.

Les risques géopolitiques tournent majoritairement autour des élections. Avec l’IA, les possibilités de désinformer se sont multipliées : en quelques clics, un utilisateur peut créer de faux profils, produire des fake news et en adapter le langage pour manipuler avec une précision inquiétante. L’élection présidentielle roumaine de 2024 a été suspendue en raison d’une ingérence étrangère manifeste via les réseaux sociaux. À mesure que l’IA progresse, ces risques ne feront que s’intensifier.

Les conséquences financières de l’IA ne peuvent pas non plus être ignorées. Des fausses informations générées par ces outils sont désormais utilisées pour manipuler les marchés, influencer les investisseurs et faire varier les cours des actions. En 2023, par exemple, une image générée par IA montrant une explosion près du Pentagone, diffusée juste après l’ouverture des marchés américains, aurait provoqué une baisse de la valeur de certains titres. Par ailleurs, des attaques « par exemples contradictoires » – qui consistent à tromper un modèle d’apprentissage automatique en modifiant les données d’entrée pour provoquer des sorties erronées – ont montré qu’il était possible de manipuler des systèmes de scoring de crédit fondés sur l’IA. Conséquence : des prêts étaient octroyés à des candidats qui n’auraient pas dû en bénéficier.

L’IA menace également les systèmes de santé. On se souvient, lors de la pandémie de Covid-19, de la vitesse avec laquelle les fake news sur les vaccins ou les confinements se sont propagées, alimentant la méfiance dans certaines communautés. Au-delà, des systèmes de santé fondés sur l’IA et entraînés sur des données biaisées peuvent produire des résultats discriminatoires, refusant des soins à des populations sous-représentées. Une étude récente du Cedars Sinai a ainsi montré que plusieurs grands modèles de langage (LLM) « proposaient souvent des traitements inférieurs » lorsqu’un patient en psychiatrie était « explicitement ou implicitement présenté » comme afro-américain. Enfin, l’IA a élargi la surface d’exposition des hôpitaux, qui deviennent des cibles de choix.

Nous devons également rester attentifs aux enjeux de sécurité nationale posés par l’IA. La guerre en Ukraine en offre une illustration claire. Le rôle militaire accru des drones dans ce conflit, dont beaucoup sont alimentés par des outils d’IA, est un exemple parmi tant d’autres. Des attaques sophistiquées utilisant l’IA ont mis hors service des réseaux électriques et perturbé des infrastructures de transport. De la désinformation appuyée sur l’intelligence artificielle a été diffusée pour tromper l’adversaire, manipuler l’opinion publique et façonner le récit de la guerre. Clairement, l’IA est en train de redéfinir les champs traditionnels de la guerre.

Son impact s’étend au domaine sociétal, du fait de la suprématie technologique acquise par certains pays et certaines entreprises, mais aussi au domaine environnemental, en raison de la consommation énergétique de l’IA générative. Ces dynamiques ajoutent de la complexité à un paysage mondial déjà fragile.

Une voie vers une IA plus sûre

Les risques liés à l’IA sont en constante évolution et, s’ils ne sont pas maîtrisés, ils pourraient avoir des conséquences potentiellement catastrophiques. Pourtant, si nous agissons avec urgence et discernement, nous n’avons pas à craindre l’IA. En tant qu’individus, nous pouvons jouer un rôle déterminant en interagissant de manière sûre avec les systèmes d’IA et en adoptant de bonnes pratiques. Cela commence par le choix d’un fournisseur qui respecte les standards de sécurité en vigueur, les réglementations locales propres à l’IA, ainsi que le principe de protection des données.

Le fournisseur doit chercher à limiter les biais et être résilient face aux attaques. Nous devons également toujours nous interroger face aux informations produites par un système d’IA générative : vérifier les sources, rester attentifs aux tentatives de manipulation et signaler les erreurs et les abus quand nous en repérons. Nous devons nous tenir informés, transmettre cette vigilance autour de nous et contribuer activement à ancrer des usages responsables de l’IA.

Les institutions et les entreprises doivent exiger des développeurs d’IA qu’ils conçoivent des systèmes capables de résister aux attaques adversariales. Ces derniers doivent prendre en compte les risques d’attaques adverses, en créant des mécanismes de détection s’appuyant sur des algorithmes et, lorsque cela est nécessaire, en remettant l’humain dans la boucle.

Les grandes organisations doivent également surveiller l’émergence de nouveaux risques et former des équipes réactives, expertes en analyse du « risque adversarial ». Le secteur de l’assurance développe d’ailleurs désormais des couvertures spécifiquement vouées à l’IA, avec de nouveaux produits destinés à répondre à la montée des attaques adverses.

Enfin, les États ont eux aussi un rôle déterminant à jouer. Beaucoup de citoyens manifestent leur souhait que les IA respectent les droits humains et les accords internationaux, ce qui suppose des cadres législatifs solides. Le récent AI Act européen, première réglementation visant à favoriser un développement responsable de l’IA en fonction des niveaux de risque des systèmes, en est un excellent exemple. Certains y voient une charge excessive, mais je considère qu’il devrait être perçu comme un moteur destiné à encourager une innovation responsable.

Les gouvernements devraient également soutenir la recherche et l’investissement dans des domaines comme l’apprentissage automatique sécurisé, et encourager la coopération internationale en matière de partage de données et de renseignement, afin de mieux comprendre les menaces globales. (L’AI Incident Database, une initiative privée, offre un exemple remarquable de partage de données.) La tâche n’est pas simple, compte tenu du caractère stratégique de l’IA. Mais l’histoire montre que la coopération est possible. De la même manière que les nations se sont accordées sur l’énergie nucléaire et les armes biochimiques, nous devons ouvrir la voie à des efforts similaires en matière de supervision de l’IA.

En suivant ces orientations, nous pourrons tirer le meilleur parti du potentiel immense de l’IA tout en réduisant ses risques.


Créé en 2007 pour aider à accélérer et partager les connaissances scientifiques sur des questions sociétales clés, le Fonds Axa pour la recherche – qui fait désormais partie de la Fondation Axa pour le progrès humain – a soutenu plus de 750 projets à travers le monde sur des risques environnementaux, sanitaires et socio-économiques majeurs. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site web du Fonds Axa pour la recherche ou suivez @AXAResearchFund sur LinkedIn.

The Conversation

David Rios Insua a reçu des financements du ministère espagnol des Sciences, de l'Innovation et des Universités, des programmes H2020 et HE de la Commission européenne, de l'EOARD, du SEDIA espagnol, de la Fondation BBVA et de CaixaBank.

22.11.2025 à 18:08

Effets secondaires des chimiothérapies : une molécule française prometteuse pour lutter contre les neuropathies périphériques, dont souffrent près de 90 % des patients

Laurence Lafanechère, Directrice de recherche CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA)
Une nouvelle molécule capable de protéger les neurones des effets toxiques de la chimiothérapie, tout en renforçant l’efficacité de certains traitements anticancéreux, a été découverte.
Texte intégral (1625 mots)

Une nouvelle molécule capable de protéger les neurones des effets toxiques de la chimiothérapie, tout en renforçant l’efficacité de certains traitements anticancéreux, a été découverte et offre des résultats prometteurs chez l’animal. Une start-up a été créée pour continuer son développement et mener des études chez l’humain.


Picotements dans les mains et les pieds, brûlures, douleurs, perte de sensibilité, sensation d’engourdissement… Les neuropathies périphériques figurent parmi les effets secondaires les plus fréquents de la chimiothérapie, touchant jusqu’à 90 % des patients pour certains traitements. Leur sévérité conduit parfois les praticiens à ajuster, voire à réduire les doses de chimiothérapie, ce qui peut en diminuer l’efficacité.

Dans un cas sur quatre, ces atteintes nerveuses persistent des mois, voire des années après la fin du traitement. Elles rappellent alors chaque jour aux patients qu’ils ont eu un cancer – alors même que leurs cheveux ont repoussé et que les nausées ou la fatigue ont disparu. Aucun droit à l’oubli, même une fois la maladie vaincue

À ce jour, hormis le port de gants et de chaussons réfrigérants pendant les séances de chimiothérapie – une méthode pas toujours efficace et souvent désagréable –, aucun traitement préventif n’existe. Quelques médicaments palliatifs sont utilisés, pour atténuer la douleur, avec une efficacité modeste.

Notre équipe, en collaboration avec des chercheurs états-uniens et français, vient de franchir une étape importante avec la découverte d’un composé, baptisé Carba1, capable de protéger les neurones des effets toxiques de la chimiothérapie, tout en renforçant l’efficacité de certains traitements anticancéreux. Ces travaux viennent d’être publiés dans la revue Sciences Advances.

Une molécule, deux cibles

Carba1 appartient à la famille des carbazoles, une classe de molécules développée par les chercheurs du Centre d’études et de recherche sur le médicament de Normandie (CERMN), avec lesquels nous collaborons depuis plus de dix ans.

Nos travaux ont mis en évidence que Carba1 agit sur deux cibles principales.

Premièrement, Carba1 interagit avec la tubuline, la brique de base des microtubules. Selon les besoins de la cellule, ces briques peuvent s’assembler pour former soit des « câbles » capables de tirer et de séparer les chromosomes lors de la division cellulaire, soit des « rails » sur lesquels se déplacent des moteurs moléculaires transportant nutriments et organites comme les mitochondries, assurant ainsi la distribution de l’énergie et des ressources dans toute la cellule.

Ce système de transport est particulièrement essentiel dans les cellules nerveuses, dont les prolongements peuvent atteindre plus d’un mètre de longueur, par exemple les neurones qui partent du ganglion rachidien, près de la moelle épinière et vont innerver la peau des pieds. De nombreux médicaments anticancéreux, tels que le paclitaxel (Taxol) ou le docétaxel (Taxotère), ciblent déjà ces structures afin de bloquer la prolifération des cellules tumorales. Cependant, cette action n’est pas sans conséquence : les neurones, eux aussi dépendants des microtubules pour le transport de leurs constituants, en sont affectés, ce qui constitue l’une des causes majeures des neuropathies.

Nous avons montré que Carba1 modifie subtilement les microtubules : il perturbe leur extrémité, favorisant la liaison du paclitaxel. Cette interaction permet d’utiliser des doses plus faibles du médicament anticancéreux sans perte d’efficacité contre les tumeurs.

Mais ce n’est pas tout.

Des neurones plus résistants

Deuxièmement, en examinant plus en détail les propriétés de Carba1, nous avons découvert qu’il agit également sur un autre front : le métabolisme énergétique. Les neurones figurent parmi les cellules les plus gourmandes en énergie, et la défaillance bioénergétique est considérée comme l’un des principaux facteurs contribuant à la dégénérescence neuronale.

Nos résultats montrent que Carba1 active directement une enzyme clé, la nicotinamide phosphoribosyltransférase (NAMPT), qui relance la production de NAD⁺, molécule cruciale pour la génération d’énergie. Résultat : les neurones deviennent plus résistants au stress métabolique et survivent mieux aux agressions des agents chimiothérapeutiques.

Nous avons confirmé l’effet neuroprotecteur de Carba1 sur des cultures de neurones exposées à trois agents chimiothérapeutiques connus pour induire une neuropathie, via des mécanismes différents : le paclitaxel (ciblant les microtubules), le cisplatine (agent alkylant) et le bortézomib (inhibiteur du protéasome).

Contrairement aux cultures témoins où s’étendent des prolongements neuritiques lisses et vigoureux, dans les cultures traitées par ces médicaments, les prolongements présentent un aspect fragmenté, caractéristique d’un processus de dégénérescence. En revanche, lorsque les neurones sont exposés à ces mêmes traitements en présence de Carba1, leurs prolongements demeurent intacts, indiscernables de ceux des cultures non traitées. Ces observations indiquent que Carba1 protège efficacement les neurones de la dégénérescence induite par ces agents neurotoxiques.

Des résultats encourageants chez l’animal

Pour aller plus loin, nous avons testé Carba1 dans un modèle de neuropathie chez le rat traité au paclitaxel, développé par le Dr David Balayssac à Clermont-Ferrand (unité Neurodol). Ce traitement provoque une hypersensibilité cutanée : les rats réagissent à des pressions très faibles sur leurs pattes, un signe de douleur neuropathique. L’analyse histologique montre également une diminution des terminaisons nerveuses intra-épidermiques, tandis que le sang présente des taux élevés de NfL (chaîne légère de neurofilaments), marqueur de dégénérescence neuronale.

Lorsque Carba1 est administré avant et pendant le traitement, ces altérations disparaissent : les nerfs restent intacts, la concentration de NfL demeure normale et la sensibilité cutanée des animaux reste inchangée. Autrement dit, Carba1 protège les neurones de la dégénérescence induite par le paclitaxel. Signe rassurant, Carba1 n’impacte pas la croissance tumorale.

Comme les neurones, les cellules cancéreuses consomment beaucoup d’énergie. Il était donc essentiel de vérifier que Carba1 n’avait pas d’effet pro-tumoral et qu’il ne diminuait pas l’efficacité du paclitaxel. Pour le savoir, nous avons administré Carba1 seul, ou en association avec une dose thérapeutique de paclitaxel, à des souris porteuses de tumeurs greffées. Les résultats sont clairs : Carba1 n’a provoqué aucun effet toxique, ni altéré la santé générale des animaux, ni stimulé la croissance des tumeurs. Il n’interfère pas non plus avec l’action anticancéreuse du paclitaxel.

Une nouvelle voie vers des traitements mieux tolérés

Cette découverte est particulièrement enthousiasmante, car elle combine deux effets rarement réunis :

  • renforcer l’efficacité des médicaments anticancéreux de la famille du paclitaxel (taxanes) en permettant d’en réduire la dose ;

  • préserver les nerfs et améliorer la qualité de vie des patients pendant et après le traitement.

Avant d’envisager un essai clinique chez l’humain, plusieurs étapes restent indispensables. Il faut d’abord confirmer la sécurité de Carba1 chez l’animal, déterminer la dose minimale efficace et la dose maximale tolérée. Enfin, il sera nécessaire de mettre au point une formulation adaptée à une administration chez l’humain.

Cette mission incombe désormais à la start-up Saxol, issue de cette recherche, dont je suis l’une des cofondatrices. Si ces étapes – qui devraient s’étendre sur cinq ans au moins, selon les défis techniques et les levées de fonds – se déroulent comme prévu, Carba1 pourrait devenir le premier traitement préventif contre la neuropathie induite par la chimiothérapie – une avancée majeure qui pourrait transformer la façon dont les patients vivent leur traitement anticancéreux.

Carba1 incarne une innovation à l’interface de la chimie, de la neurobiologie et de l’oncologie. En associant protection neuronale et renforcement de l’efficacité thérapeutique, cette petite molécule pourrait, à terme, réconcilier traitement du cancer et qualité de vie. Pour les millions de patients confrontés à la double épreuve du cancer et de la douleur neuropathique, elle représente un espoir concret et prometteur.

The Conversation

Laurence Lafanechère est cofondatrice et conseillère scientifique de la Société SAXOL. Pour mener ses recherches elle a reçu des financements de : Société d’Accélération de Transfert de Technologies Linksium Maturation grant CM210005, (L.L) Prématuration CNRS (LL) Ligue contre le Cancer Allier et Isère (LL, C.T, D.B.) Ruban Rose (LL)

22.11.2025 à 08:18

Syndicats : la longue marche des femmes pour se faire entendre

Fanny Gallot, Historienne, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Longtemps dominés par les hommes, les syndicats français ont tardé à intégrer les luttes féministes, explique l’historienne Fanny&nbsp;Gallot dans un chapitre de l’ouvrage collectif «&nbsp;Théories féministes&nbsp;», paru au Seuil.
Texte intégral (2462 mots)

Si deux femmes sont aujourd’hui à la tête de deux des principaux syndicats français, les organisations syndicales ont mis du temps à intégrer les questions féministes. Dans le chapitre « En finir avec un syndicalisme d’hommes » de l’ouvrage collectif « Théories féministes » (Seuil, septembre 2025), l’historienne Fanny Gallot raconte leur difficile mue féministe au sein d’un mouvement ouvrier au départ méfiant envers le travail des femmes.


Si les revendications féministes ont longtemps été perçues par les organisations syndicales comme divisant la classe ouvrière et représentant des intérêts considérés comme bourgeois, elles ont néanmoins servi d’aiguillon, jouant un rôle fondamental dans la prise en compte des droits sociaux et professionnels des femmes. Pour mieux saisir les défis théoriques et militants actuels dans l’articulation entre revendications féministes et orientations syndicales, il importe de revenir sur l’histoire de l’articulation entre ces mouvements.

Pour la période d’avant 1914, l’historienne Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard rappelle la méfiance du mouvement ouvrier envers le travail des femmes, perçu comme une menace pour les salaires masculins et l’organisation traditionnelle du travail. « Ménagère ou courtisane », écrivait Pierre-Joseph Proudhon au milieu du XIXe siècle à propos du rôle des femmes dans la société : leur travail professionnel était loin d’être alors une évidence. Au tournant du XXe siècle, ces orientations expliquent leur faible syndicalisation et les tensions entre objectifs féministes et syndicaux, tandis que les femmes ne peuvent se syndiquer sans l’autorisation de leur mari jusqu’en 1920.

Résistance syndicale à l’intégration des femmes

En 1901, l’affaire Berger-Levrault, analysée par l’historien François Chaignaud, est emblématique des tensions entre féminisme et syndicalisme : la direction de l’imprimerie Berger-Levrault (à Nancy, ndlr) fait appel à des ouvrières pour remplacer des grévistes masculins, ce qui provoque un conflit avec le Syndicat des femmes typographes. En 1913, une typographe voit ainsi son adhésion syndicale refusée sous prétexte qu’elle est mariée à un syndiqué (le fond du problème, c’est qu’elle est elle-même typographe et que la Fédération du Livre voyait d’un mauvais œil le travail des femmes, ndlr) : c’est l’affaire Couriau, qui illustre bien la résistance syndicale à l’intégration des femmes et montre comment le travail féminin est perçu comme dévalorisant les conditions salariales globales, limitant la reconnaissance des femmes comme partenaires légitimes dans la lutte sociale.

Les organisations syndicales relèguent ainsi les revendications portant sur l’égalité salariale au second plan, au profit de la lutte des classes considérée comme prioritaire, et ce d’autant plus que le travail des femmes, moins bien rémunéré, tendrait à « tirer les salaires vers le bas ».

Seule photographie connue de Lucie Baud, non datée.

Les femmes sont alors perçues comme des travailleuses temporaires apportant un salaire d’appoint au ménage : c’est le salaire de l’homme gagne-pain qui est censé nourrir l’ensemble de la famille.

Des initiatives pionnières, à l’image de celles de Lucie Baud, syndicaliste et ouvrière en soierie, révèlent néanmoins l’implication des femmes dans les grèves et leur appropriation de l’outil syndical pour lutter contre des conditions de travail inhumaines.

De leur côté, les institutrices s’organisent en amicales puis en syndicats et groupes d’études. […] Les femmes vont ensuite participer massivement aux grèves de mai-juin 1936 dans tous les secteurs et sur l’ensemble du territoire.


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Tandis que Martha Desrumaux coordonne les grèves du textile dans le Nord, les femmes des grands magasins – où elles composent 80 % de la main-d’œuvre – entrent dans la mobilisation et occupent leurs lieux de travail bien qu’elles n’y soient pas toujours bien accueillies par les hommes, y compris syndicalistes.

Cependant, la plupart du temps, elles ne prennent pas la tête des mobilisations. Malgré leur participation active aux grèves et la montée en puissance de la revendication « à travail égal, salaire égal » depuis les années 1920, l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est maintenu, le patronat autant que les syndicats tenant à cette différenciation. Si la revendication est formellement portée par les structures syndicales sous la pression des militantes, elle n’est pas prioritaire et n’est pas reprise par les hommes qui, seuls, participent aux négociations.

La difficile mue féministe des syndicats

Après la Seconde Guerre mondiale, la création de commissions féminines au sein des syndicats, notamment à la CGT, marque un tournant. Ces structures, destinées à intervenir spécifiquement auprès des salariées, restent cependant limitées dans leur portée. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des avancées significatives émergent, bien que l’idée de complémentarité naturalisée des sexes continue de prédominer au sein des syndicats.

Cependant, durant les « années Beauvoir » que l’historienne Sylvie Chaperon a étudiées, l’action des militantes conduit à poser plus largement la question de la syndicalisation des femmes.

Ainsi que l’ont montré les travaux de la sociologue Margaret Maruani, les années 1970 constituent une décennie de rupture marquée par l’émergence de mouvements féministes autonomes et l’intensification des luttes ouvrières. Ces deux dynamiques, bien que distinctes, ont souvent convergé dans leurs revendications. Les luttes pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, portées par des collectifs comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), exercent une pression importante sur les organisations syndicales, les obligeant à prendre position sur ces enjeux, tandis que les premières théorisations du travail domestique sont discutées.

Face à ces revendications, la CGT et la CFDT adoptent des stratégies distinctes. La CGT crée des secteurs féminins, tandis que la CFDT intègre ces questions de manière transversale. Ces approches reflètent des compréhensions différentes du féminisme, mais également des enjeux internes concernant la répartition des tâches et les rapports de pouvoir au sein des syndicats.

Ainsi, en 1970, la CGT récuse nationalement une conception « féministe de l’égalité », qu’elle considère comme étroite et, en 1973, elle précise cette analyse : « La conception “féministe” selon laquelle la société aurait été construite “par les hommes et pour les hommes” est erronée. » […]

Le mouvement féministe prend de l’importance et la CGT ne peut pas y rester imperméable, d’autant qu’une nouvelle génération de femmes syndicalistes se forge dans la foulée du mouvement de mai-juin 1968. Ces changements provoquent des conflits importants. Ainsi, à l’Union départementale du Rhône, les tensions, voire les heurts, entre le collectif féminin de la CGT et la direction syndicale sont fréquents, soulignant l’incapacité des organisations à concilier pleinement luttes pour les droits des femmes et stratégies syndicales.

Normes viriles de militantisme

C’est dans ce contexte tendu qu’intervient le suicide d’une militante de la CGT, Georgette Vacher. Intensément impliquée dans la construction du collectif féminin, elle déplore les « bâtons dans les roues » permanents et l’opprobre dont elle a fait les frais en interne. La veille du 29e congrès de l’UD du Rhône, tenu du 21 au 23 octobre 1981, Georgette Vacher met fin à ses jours après avoir préalablement laissé des cassettes audio dans lesquelles elle raconte son histoire et explique son geste en mettant en accusation les dirigeants départementaux de la CGT. […]

Au début des années 1980, ces débats sont également portés par des militantes de la CFDT qui aspirent à en finir « avec un syndicalisme d’hommes » :

« La situation vécue par les travailleuses n’est pas celle vécue par les hommes, et il n’est pas suffisant que l’Organisation – c’est-à-dire les hommes qui en sont les responsables – soit à l’écoute, encore faut-il que l’Organisation soit capable à tous les moments de la vie syndicale de traduire les situations vécues par l’ensemble de la classe ouvrière. Comment cela pourrait-il se réaliser si nous ne réussissons pas une politique de présence active des travailleuses dans tous les lieux d’analyse, d’élaboration et de décision ? […] La prédominance du monde des hommes, leur mode de fonctionnement, leur forme de militantisme, leur disponibilité plus grande introduisent, au plus bas niveau de notre structure, un filtre, un système de sélection dont pâtit l’ensemble des autres niveaux de la structure. » (Extrait du rapport mixité au Conseil national (CN) du 21 mai 1981, Archives CFDT, fonds Marcel-Gonin, cité par Fanny Gallot dans « Mobilisées, une histoire féministe des contestations populaires », Seuil, 2024, p.159.)

Y compris localement et dans le cadre de grèves de femmes des classes populaires, des tensions apparaissent entre les normes de militantisme viril et les stratégies mises en œuvre par les femmes pour se faire entendre, comme le montre la sociologue Ève Meuret-Campfort.

De nouveaux défis

Après les années 1980, qualifiées de « décennie silencieuse » par l’économiste Rachel Silvera du point de vue de l’appréhension syndicale des enjeux féministes, les mobilisations sociales de novembre-décembre 1995 marquent un renouveau, tandis que les féminismes se redéploient après la puissante manifestation féministe du 25 novembre 1995.

À la CGT, par exemple, le collectif Femmes mixité est relancé en 1993 et revendique la parité des structures de la confédération, laquelle est actée par le congrès confédéral en 1999. Dans le même temps, la syndicaliste Maryse Dumas, alors élue au bureau confédéral de la CGT, souligne qu’il s’agit de « dépasser la notion de “spécificité” », car, précise-t-elle, « parler de spécificité pour les femmes signifie bien que le centre, le global, le majoritaire est masculin ». Elle ajoute, « notre syndicalisme est féministe parce qu’il agit pour l’émancipation et la liberté des femmes ». Dans cette dynamique, la FSU, la CGT et Solidaires coorganisent les intersyndicales femmes, à partir de 1997.

Cependant, malgré des avancées, de nombreux défis restent à relever. La sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité demeure un problème majeur, comme le montre la sociologue Cécile Guillaume à propos de Solidaires, tandis que les comportements sexistes et de pratiques excluantes persistent, ce qui freine l’ascension des militantes dans les structures syndicales. Des normes de genre implicites valorisant les hommes persistent et conduisent au maintien d’une division sexuée du travail syndical.

Un autre enjeu contemporain se rapporte à la prise en compte des oppressions croisées, ce qui nécessite une refonte des stratégies syndicales pour mieux répondre aux besoins des travailleuses, notamment racisées ou occupant des emplois précaires, comme le montre la sociologue Sophie Béroud. Parmi les enjeux à repenser, on trouve également le « hors-travail », selon le terme de Saphia Doumenc, qui se concentre sur les mobilisations et l’implication syndicale des femmes de chambre à Lyon et à Marseille. Tandis que se déploie la perspective de la grève féministe dans de nombreux pays, l’enjeu du travail reproductif, qu’il soit rémunéré ou non, invite les organisations syndicales à repenser leur intervention dans une approche désandrocentrée du travail et de la contestation.

The Conversation

Fanny Gallot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

22.11.2025 à 08:16

L’alcool, un facteur de risque majeur dans les violences sexuelles entre étudiants ?

Laurent Bègue-Shankland, Professeur de psychologie sociale, membre honoraire de l’Institut universitaire de France (IUF), directeur de la MSH Alpes (CNRS/UGA), Université Grenoble Alpes (UGA)
Philippe Arvers, Médecin addictologue et tabacologue, Université Grenoble Alpes (UGA)
L’alcool pourrait jouer un rôle majeur dans les violences sexuelles entre étudiants, en augmentant le risque de passage à l’acte chez les auteurs et la vulnérabilité des victimes.
Texte intégral (2019 mots)

Dans l’enseignement supérieur, la consommation d’alcool entre étudiants pourrait jouer un rôle majeur dans la survenue de violences sexuelles. C’est ce que suggère une enquête française menée en 2024 sur plus de 65 000 étudiants. Des recherches doivent être conduites pour mettre au jour les mécanismes à l’œuvre et accompagner les actions de prévention.


Les violences sexuelles touchent aujourd’hui des millions de femmes et d’hommes à travers le monde et leurs conséquences sur la santé physique et psychologique des victimes ne sont plus à démontrer.

3919, le numéro national d’écoute de Violences Femmes Info

  • Anonyme et gratuit, ce numéro est destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés.
  • Il est accessible depuis un poste fixe et un mobile en France hexagonale et dans les DROM.

Des violences sexuelles dans les universités et les grandes écoles

Dans le sillage de #MeToo, aujourd’hui, ces violences sont dénoncées aussi dans l’enseignement supérieur, notamment entre étudiants.

En France, universités et grandes écoles ont pris conscience de l’importance de ces violences, par exemple avec le mouvement #sciencesporcs (qui met en cause des étudiants mais également des professeurs, ndlr). En plus de leurs conséquences sur la santé mentale des victimes, les violences sexuelles entre étudiants augmentent les risques de désinvestissement du cursus et d’abandon des études.

Dans l’enseignement supérieur comme ailleurs, il existe de nombreuses actions susceptibles de lutter contre ces violences. Au-delà de prises de conscience nécessaires, les campagnes de sensibilisation ne permettent pas toujours de constater des effets. Identifier les facteurs de risques fréquemment présents dans les situations de violence est une piste prometteuse.

Les numéros d’urgence à contacter si vous êtes victime de violences sexistes et sexuelles

  • Le 15 : le numéro des urgences médicales (SAMU).
  • Le 17 : le numéro de la police et de la gendarmerie.
  • Le 18 : le numéro des pompiers.
  • Le 114 : en remplacement du 15, du 17 et du 18 pour les personnes sourdes, malentendantes, aphasiques, dysphasiques.

L’alcool, souvent impliqué dans des situations de violences sexuelles

Pour des raisons qui relèvent de ses propriétés psychopharmacologiques mais aussi du fait de ses significations culturelles, l’alcool fait partie des facteurs de risques de violences et sa place dans des crimes incluant des violences sexuelles a fait l’objet de nombreuses études.

Une enquête irlandaise auprès de 6 000 étudiantes et étudiants indiquait, par exemple, que deux tiers des victimes pensaient que l’agresseur avait bu de l’alcool ou consommé des drogues juste avant les faits. Selon une synthèse de 34 études, l’alcool augmente de manière causale les risques de violences sexuelles indépendamment du profil des consommateurs.

Enfin, dans une enquête plus récente menée en France auprès de 66 767 étudiants dans l’enseignement supérieur, l’auteur était alcoolisé dans 62 % des tentatives d’agression sexuelle et 56 % des agressions sexuelles effectives, selon les estimations des victimes. C’était le cas dans 42 % des tentatives de viol et 43 % des viols. Si l’on prend en compte, pour chaque situation de violence sexuelle, la prise d’alcool cumulée des auteurs et des victimes, l’alcool était présent dans près de la moitié à deux tiers des violences sexuelles.

Vulnérabilité accrue de la victime alcoolisée

L’alcool consommé par une victime potentielle pourrait fonctionner comme un véritable signal de sélection pour les auteurs. Une observation systématique menée dans des bars, pubs et clubs en Amérique du Nord suggérait qu’indépendamment de la consommation des individus qui l’approchaient, plus une femme avait consommé d’alcool, plus les consommateurs masculins se montraient envahissants et sexuellement agressifs par leurs gestes, leurs commentaires, leur refus de la laisser seule ou leur tendance à l’attraper ou à la toucher de manière inappropriée.

Quelques recherches se sont concentrées sur les situations rencontrées par de jeunes femmes lors de leur entrée à l’université. L’alcool pourrait altérer les capacités de jugement et d’autodéfense des victimes. Ces dernières connaîtraient davantage de comportements à risque et subiraient notamment plus d’expériences sexuelles perçues comme négatives quand elles boivent davantage. Et à partir d’un certain seuil d’alcoolisation, le risque semble s’intensifier.

Dans l’enquête française de 2024, les victimes se souvenaient avoir consommé de l’alcool dans 47,5 % des cas de tentative d’agression sexuelle, 44 % des agressions sexuelles, 35 % des cas de viol et 37 % des viols. De plus, les victimes de viol (ou de tentatives de viol) indiquaient dans presque 40 % des cas avoir consommé cinq verres d’alcool ou davantage.

L’analyse du lien entre les habitudes de consommation et la victimation a confirmé l’importance de l’usage chronique d’alcool. Notamment chez les femmes, plus les consommations habituelles étaient élevées, plus les risque de victimation sexuelle augmentait. Par exemple, 15 % de celles qui se situaient dans le premier tiers de la distribution du score du questionnaire AUDIT (soit les femmes ayant les consommations les plus faibles) avaient été victimes de violences sexuelles, contre 26 % de celles qui se situaient dans le tiers intermédiaire et 35 % de celles qui étaient dans le tiers supérieur.

Le questionnaire AUDIT, pour faire le point sur sa consommation d’alcool

  • Le questionnaire AUDIT (« Alcohol Use Disorders Identification Test » ou « Test pour faire l’inventaire des troubles liés à l’usage d’alcool») est un test simple en dix questions. Il a été développé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour déterminer si une personne présente un risque d’addiction à l’alcool.


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Ces chiffres soulignent aussi le fait que les femmes peuvent être victimes de violences sexuelles, même si elles consomment peu ou pas d’alcool. L’alcool interviendrait comme un facteur qui élève la probabilité de victimation à plusieurs niveaux : la reconnaissance de composantes de risque dans une situation donnée, leur interprétation et la réponse à apporter dans cette situation.

Selon une étude datant de 1999, l’alcool diminuerait notamment la capacité des victimes à réagir en cas d’agression, à se défendre ou à quitter les lieux. Un témoignage suggère qu’après les faits, une victime peut considérer que l’alcool a perturbé son jugement et accru sa vulnérabilité.

Une victime témoignait ainsi :

« Si je n’avais pas bu, je n’aurais jamais quitté le bar avec lui. J’ai essayé d’arrêter, mais j’étais tellement ivre et confuse. »

Quelle consommation d’alcool sur les campus ?

Des travaux de recherche montrent que la consommation d’alcool des étudiants sur un campus universitaire est listée, avec d’autres critères, comme un facteur pouvant favoriser les violences sexuelles. Une étude de 2004 menée sur 119 campus états-uniens indiquait que, par rapport à un campus où la consommation était plus faible, les personnes se trouvant sur des campus où les consommations massives étaient plus importantes avaient un risque de victimation sexuelle supérieur.

Enfin, dans de nombreux cas, l’auteur et la victime d’une agression sexuelle se trouvent dans un lieu fréquenté par d’autres personnes. Ces témoins peuvent exercer une action potentiellement protectrice. Cependant, les témoins qui ont consommé de l’alcool interviennent moins fréquemment dans une situation à risque impliquant des personnes, connues ou non.

En conclusion, il apparaît que l’alcool constitue un facteur majeur de risque de victimation sexuelle dans l’enseignement supérieur. Bien que de nombreux autres facteurs importants soient en jeu, l’alcool est une composante sur laquelle il est plus facile d’intervenir à court terme que les croyances culturelles ou les caractéristiques individuelles des auteurs.

Pour cette raison, les institutions qui accueillent des étudiants ne peuvent négliger les mesures de prévention efficientes, dont certaines sont actuellement en cours d’implémentation dans le contexte universitaire français, sous l’impulsion de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca).


Faire un signalement en ligne

En cliquant sur le lien de la plateforme gouvernementale « Arrêtons les violences », il est possible de signaler en ligne des violences sexuelles et sexistes et de trouver une association pour se faire accompagner.

The Conversation

Philippe Arvers est administrateur de : la Société francophone de tabacologie, la Fédération française d’addictologie, l’Institut Rhône-Alpes-Auvergne de tabacologie, Promotion Santé Auvergne-Rhône-Alpes, la Mutualité Française de l’Isère (MFI-SSAM)

Laurent Bègue-Shankland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 19:30

Uniforme à l’école : enquête au cœur de l’expérimentation

Julien Garric, maître de conférences en sociologie de l'éducation, Aix-Marseille Université (AMU)
Christine Mussard, Professeure des universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)
Une centaine d’établissements scolaires expérimentent le port d’une tenue obligatoire pour tous les élèves. Qu’en pensent les principaux concernés&nbsp;? Et les enseignants&nbsp;?
Texte intégral (1872 mots)

Depuis la rentrée 2024, et jusqu’en 2026, une centaine d’établissements scolaires expérimentent, du primaire au lycée, le port d’une tenue identique obligatoire pour tous les élèves. Comment cette mesure est-elle perçue et vécue au quotidien ? Premiers retours de terrain.


C’est une véritable révolution vestimentaire qui s’invite à l’école. Depuis la rentrée de septembre 2024, une centaine d’établissements – écoles, collèges et lycées – expérimentent le port d’une tenue commune obligatoire pour tous les élèves. Derrière cette initiative portée par le ministère de l’éducation nationale s’affiche l’ambition de renforcer le sentiment d’appartenance, d’atténuer les inégalités sociales, d’améliorer le climat scolaire et de lutter contre le prosélytisme.

L’expérience devait être accompagnée d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) et suivie par un comité d’experts, en lien avec la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et les services statistiques du ministère (DEPP).

Au terme de deux années, si les résultats sont jugés concluants, le ministère envisage la généralisation du port de l’uniforme dans l’ensemble des écoles et établissements du pays.

Une rupture dans l’histoire de l’école française

Imposer le port d’une tenue réglementée marque une véritable rupture dans l’histoire de l’école française. En effet, malgré l’imaginaire collectif nostalgique d’une école d’antan, ordonnée et protégée des turbulences du monde, la France n’a jamais connu de politique imposant l’uniforme. Seuls quelques rares établissements privés catholiques ont inscrit cette pratique à leurs règlements intérieurs.

Dans le public, les élèves ont pu porter des blouses pour des raisons pratiques, mais sans recherche d’uniformité, et cet usage a peu à peu disparu dans les années 1970.

L’idée d’un uniforme scolaire émerge véritablement au début des années 2000, dans un contexte politique et éducatif centré sur la thématique de la restauration de l’autorité, et nourri par les polémiques à propos des tenues jugées provocantes de certaines adolescentes, ou encore du port du voile. Mais, jusqu’en 2022, le débat reste cantonné au terrain médiatique, sans traduction institutionnelle concrète.

Reportage en 2003 dans un collège où existe une réglementation sur les vêtements (INA Styles).

C’est dans un contexte de crise, à la fois scolaire et institutionnelle, que Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation nationale, va lancer cette expérimentation en 2024. Une décision qui rompt avec la tradition scolaire française, mais dont la légitimité scientifique reste contestée.

La littérature existante – principalement anglo-saxonne et asiatique – ne démontre pas d’effet positif clair de l’uniforme sur les résultats académiques. Certaines études pointent même un impact négatif sur la santé physique et psychologique des élèves appartenant à des minorités de genre, ethniques ou religieuses, sans bénéfice notable sur le climat scolaire ou le sentiment d’appartenance.

Éclairer le vécu des élèves et du personnel éducatif

Pour dépasser les logiques propres au politique et les polémiques médiatiques, pour comprendre ce qui se joue réellement dans les établissements et pour contribuer au débat sur des bases plus solides, nous sommes allés sur le terrain, dans trois établissements pionniers de l’académie d’Aix-Marseille : deux collèges et un lycée. Nous avons rencontré les chefs d’établissements, les conseillers principaux d’éducation, assisté aux rentrées scolaires et diffusé des questionnaires auprès des élèves et des parents afin de recueillir leur perception.

Certes, cette recherche ne permettra pas de mesurer l’efficacité du dispositif en termes de résultats scolaires, de climat ou de lutte contre le harcèlement, mais elle apporte un éclairage précieux sur la manière dont cette expérimentation a été vécue au quotidien par les personnels, les élèves et leurs familles au terme d’une première année.

« Uniforme à l’école : problème de financement mais expérimentation toujours en cours en Paca » (France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, avril 2025).

La personnalité des chefs d’établissement a joué un rôle déterminant dans le choix des établissements pilotes. Les deux principaux et le proviseur accueillant le dispositif sont des hommes qui affirment une forte adhésion aux valeurs républicaines. Pour lancer ce projet, susceptible de susciter des polémiques, les responsables des collectivités territoriales ont en effet préféré se tourner vers des établissements où l’opposition était plus faible, ou moins visible.

En revanche, les établissements présentent des profils très différents : le lycée accueille une population très favorisée, avec des parents « fiers de leur terroir », tandis que les deux collèges scolarisent des publics plus diversifiés, l’un en zone rurale et l’autre en périphérie urbaine. Pour ces personnels de direction, l’expérimentation n’est pas seulement une expérience pédagogique : elle représente aussi un moyen de valoriser leurs établissements et de renforcer leur compétitivité dans le marché scolaire local, notamment face aux établissements privés catholiques.

Certains collèges initialement pressentis ont par ailleurs renoncé à participer à l’expérimentation, face à la mobilisation du personnel, des familles ou des élèves.

Adultes et adolescents, des perceptions clivées

À l’appui des nombreuses réponses collectées (1 200 élèves, 1 100 parents), les parents d’élèves se montrent largement favorables à l’expérimentation, dans un étiage de 75 % à 85 % d’avis positifs selon les établissements, et ce, quel que soit leur profil social.

Ce positionnement reflète avant tout l’adhésion aux valeurs portées par le dispositif. En effet, s’ils estiment que le port d’une tenue unique contribue à restaurer l’autorité de l’école ou à défendre la laïcité, les parents considèrent que les effets concrets restent finalement limités, voire inexistants. Ils s’accordent sur le peu d’effet sur le harcèlement, les résultats scolaires ou la qualité des relations entre élèves. En revanche, l’expérimentation semble renforcer, à leurs yeux, l’image positive des établissements de leurs enfants.

La perception du climat scolaire par les élèves est en revanche plus contrastée. Si celle des collégiens reste proche des moyennes nationales, celle des lycéens apparaît nettement plus négative. Ce sentiment est fortement lié à l’obligation de porter l’uniforme et au contrôle strict de la tenue, perçus comme autoritaristes. En d’autres termes, l’obligation d’une tenue unique participe dans ce lycée à la dégradation de la qualité du climat scolaire.

De manière générale, les élèves interrogés, quel que soit leur âge, rejettent massivement l’initiative : ils ont vécu à 70 % l’annonce de l’expérimentation comme « horrible » et souhaitent majoritairement qu’elle soit abandonnée pour pouvoir à nouveau s’habiller comme ils le souhaitent. Pour eux, le dispositif n’a aucun impact sur les résultats scolaires, n’efface pas les différences sociales – encore visibles à travers les chaussures, les sacs ou autres accessoires – et n’améliore pas le sentiment d’appartenance.

Concernant le harcèlement, la majorité rejette l’idée que le port d’un uniforme puisse réduire le phénomène, et cette affirmation est encore plus marquée chez les élèves se disant victimes de harcèlement, qui considèrent que leur situation n’a pas du tout été améliorée. Le sentiment négatif est identique, quels que soient le milieu social ou l’expérience scolaire passée dans l’enseignement privé.

Dans le cadre de cette étude, les élèves critiquent également l’inadéquation des tenues avec leur vie quotidienne et les conditions climatiques : pas assez chaudes pour l’hiver et trop pour l’été.

Enfin, et surtout, ils conçoivent cette nouvelle règle comme une atteinte inacceptable à leur liberté d’expression. Ce ressentiment est particulièrement fort chez les lycéens, qui estiment que leur scolarité est gâchée par cette impossibilité d’affirmer leur individualité à travers le vêtement.

Au-delà de leurs critiques, ce qui ressort du discours des élèves, c’est le sentiment de ne pas avoir été consultés : l’expérimentation a été décidée sans eux et se déroule sans que leurs préoccupations soient prises en compte. Le contraste est frappant avec le discours des responsables, qui présentent un plébiscite de l’ensemble de la communauté scolaire. À titre d’exemple, des chefs d’établissement affirment que les élèves portent volontairement leur uniforme à l’extérieur de l’école comme marque de fierté et de sentiment d’appartenance, alors que 90 % des élèves déclarent exactement le contraire.

Quelle sera donc la suite donnée à cette expérimentation ? Outre le rejet massif par les élèves, l’adhésion des familles est à relativiser si l’on considère que l’expérimentation, intégralement financée par l’État et les collectivités locales ne leur coûte rien. La généralisation du port d’une tenue unique pose d’importantes questions de financement, plus encore dans un contexte budgétaire sous tension. La conduite de cette expérimentation interroge plus globalement la fabrique de politiques publiques d’éducation, pensées dans des situations de crise ou perçues comme telles.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

21.11.2025 à 18:09

La France est très endettée auprès du reste du monde, mais pourtant bénéficiaire. Explication d’un paradoxe

Vincent Vicard, Économiste, adjoint au directeur, CEPII
Laurence Nayman, Économiste, CEPII
La France a reçu davantage de capitaux de l’étranger qu’elle n’en a investi. Pourtant, les pays étrangers nous paient plus de revenus d’investissement. Pourquoi&nbsp;?
Texte intégral (1589 mots)

La France est endettée vis-à-vis du reste du monde : -670 milliards d’euros en 2024. Pourtant, le reste du monde nous paie plus de revenus d’investissement que nous n’en payons. Pourquoi ce paradoxe ?


Selon le dernier rapport de la Banque de France, la position extérieure nette de la France, soit l’endettement des résidents en France vis-à-vis du reste du monde, affiche -670 milliards d’euros en 2024, soit -22,9 % du PIB. Concrètement, les Français ont reçu davantage de capitaux de l’étranger qu’ils n’y ont investi.

Une position débitrice qui rapporte paradoxalement. Longtemps réservée aux États-Unis, cette situation, qualifiée de privilège exorbitant, se vérifie pour la France. Elle s’explique par la structure des encours de la France – créances et engagements. Les créances résultent majoritairement d’investissements de multinationales françaises à l’étranger, qui affichent des taux de rendement plus rémunérateurs. Les engagements de la France viennent surtout de la détention de la dette publique française par les investisseurs étrangers.

Si la récente hausse des taux d’intérêt sur les titres de dette en a réduit la portée, les revenus d’investissement continuent pourtant à afficher un solde positif, qui contribue à maintenir le solde courant français proche de l’équilibre.

Recours massif à la finance de marché

Ce solde courant de la France dissimule des situations très contrastées selon les types d’investissements (graphique 1).

La position déficitaire tient avant tout à l’acquisition d’obligations ou d’actions rassemblées sous la catégorie d'investissements de portefeuille (-1 073 milliards d’euros), notamment des titres de dette publique détenus par des étrangers. Les titres de créance à court et long terme sur les administrations publiques contribuent pour environ -1 400 milliards d’euros.

À l’inverse, les investissements directs étrangers (IDE) ont une position positive de 568 milliards d’euros. Les entreprises multinationales françaises ont plus investi à l’étranger que les multinationales étrangères en France.

Fourni par l'auteur

Rémunération des investissements

La rémunération des investissements n’est pas la même selon leur nature.

Les investissements en actions, et en particulier les investissements directs étrangers (IDE), sont plus rémunérateurs que les titres de dettes. En 2024, le rendement apparent des IDE français était en moyenne de 6 %, contre seulement 2,4 % pour les investissements de portefeuille (en obligation et en action).

L’actif total de la France, soit l’ensemble des investissements par des résidents français à l’étranger, s’établit à 10 790 milliards d’euros. Il est de 11 460 milliards d’euros pour le passif, à savoir l’ensemble des investissements détenus par des résidents étrangers en France. De facto, la position extérieure nette est de -670 milliards.

Appliquées à de tels montants, même des différences mineures de rendement des investissements entre actif et passif peuvent avoir un impact important sur les revenus d’investissement dus ou payés par la France au reste du monde.

Privilège exorbitant

La combinaison d’un actif biaisé en faveur des actions et d’investissements directs étrangers (IDE) plus rémunérateurs et d’un passif biaisé vers les obligations, dont les intérêts sont moins importants, permet à la France d’afficher des revenus d’investissement positifs depuis deux décennies (graphique 2).


À lire aussi : Les multinationales françaises, de nouveau à l’origine de la dégradation du solde commercial


C’est cette situation, caractéristique des États-Unis (pour ce pays elle est liée au rôle dominant du dollar), que l’on qualifie de privilège exorbitant. La France a pu financer sa consommation en empruntant au reste du monde, mais sans avoir à en payer le coût. La détention par les étrangers de dettes, en particulier de dette publique française, constitue le pendant des investissements directs à l’étranger des multinationales françaises, dont les rendements sont plus importants, et de facto du privilège exorbitant français.

Revenus des investissements

Les entrées nettes de revenus d’investissements persistent aujourd’hui malgré la récente remontée des taux d’intérêt, ces derniers augmentant la rémunération des titres de dette.

Les revenus nets sur les investissements directs étrangers (IDE) restent positifs et importants – de l’ordre de 76 milliards d’euros. Le solde des revenus d'investissement de portefeuille est aujourd’hui négatif de 39 milliards d’euros, soit près de deux fois plus que jusqu’en 2022 (graphique 3).

La hausse des taux d’intérêt est particulièrement frappante pour les autres investissements. Leur rendement apparent est en moyenne de 3,5 % en 2024, contre 0,8 % en moyenne dans les années 2010. De telle sorte que les intérêts sur les autres investissements se sont aussi dégradés (-24 milliards d’euros en 2024). Les rendements sur les titres de dette restent cependant inférieurs à ceux sur les investissements directs étrangers (IDE).

De telle sorte que les revenus d’investissement restent positifs dans leur ensemble, à +0,5 % du PIB.

Amélioration du solde commercial

À rebours des États-Unis, la France affiche une balance courante équilibrée. C’est le cas en 2024, mais aussi en 2021 et en 2019, soit toutes les années hors crise depuis cinq ans (graphique 4). L’accumulation de déficits courants pendant les années 2000 et 2010 a entraîné la dégradation de la position extérieure française, mais cela n’est plus le cas sur la période récente.

Aujourd’hui, le solde commercial est proche de l’équilibre, l’excédent des services compensant le déficit des biens. L’équilibre du compte courant ne tient plus tant au privilège exorbitant français, et aux revenus d’investissements qu’il génère, qu’à l’amélioration du solde des biens et services.

La réduction partielle du privilège exorbitant français, liée à la hausse récente des taux d’intérêt, n’entraîne pas de risque de soutenabilité extérieure lié à la position extérieure nette négative de la France.

La structure de l’actif et du passif des investissements de la France continue à générer des revenus nets positifs, malgré une position négative. Le solde courant est équilibré en 2024 (comme sur les années hors crises depuis 2019).

Pour rappel, à l’aube de la crise de la zone euro en 2010, la position extérieure nette de la Grèce était de -100 % du PIB et son solde courant déficitaire de 10 % du PIB, de -107 % et -10 % respectivement pour le Portugal, et -90 % et -4 % pour l’Espagne. Bien loin des -23 % de position extérieure nette de la France, du quasi équilibre du compte courant et du privilège exorbitant français en 2024.

The Conversation

Vincent Vicard a reçu des financements du Programme Horizon Europe.

Laurence Nayman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 18:08

La Corée du Nord, la guerre en Ukraine et le théâtre indo-pacifique

Marianne Péron-Doise, Chercheur Indo-Pacifique et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po
Des milliers de soldats nord-coréens combattent en Ukraine aux côtés des forces russes, tandis qu’en Asie, la tension ne cesse de croître.
Texte intégral (2568 mots)

En s’impliquant directement dans la guerre que la Russie livre à l’Ukraine, la Corée du Nord renforce l’axe qu’elle forme avec la Russie et la Chine, ce qui suscite l’inquiétude de la Corée du Sud et du Japon. Dès lors, ces deux derniers pays se rapprochent de l’Otan. Les théâtres européen et asiatique sont plus interconnectés que jamais.


En octobre 2024, la révélation de la présence de militaires nord-coréens sur le front russo-ukrainien et de leur engagement aux côtés des forces russes dans la guerre de haute intensité déclenchée par Vladimir Poutine a suscité choc et malaise. Dans les mois suivants, les services de renseignement de Séoul et de Kiev ont évoqué le déploiement de jusqu’à 12 000 soldats nord-coréens dans la région russe de Koursk, où avait alors lieu une incursion ukrainienne.

Cet envoi de troupes combattantes a révélé l’ampleur de la coopération militaire russo-nord-coréenne et la proximité existant entre les deux régimes depuis la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024. Il était déjà établi que Pyongyang livrait des armes et des munitions à Moscou, mais le flou persistait sur le contenu de leur partenariat stratégique et de leur engagement de défense mutuel.

L’analyse la plus courante était qu’en échange de ses livraisons d’armements, Kim Jong‑un escomptait des transferts de technologies et d’expertise pour ses programmes d’armes. Ceci sans négliger une indispensable assistance économique et un approvisionnement dans les domaines de l’énergie et des denrées alimentaires. On sait désormais que ce « deal » inclut également l’envoi de militaires nord-coréens sur le théâtre ukrainien. Un millier d’entre eux auraient été tués et 3 000 sérieusement blessés durant les trois premiers mois de leur déploiement. Ces chiffres élevés s’expliqueraient par leur manque de familiarité avec le combat actif mais aussi par leur exposition en première ligne par le commandement russe

Cinq mille spécialistes du génie et mille démineurs nord-coréens auraient également rejoint la région de Koursk à partir de septembre 2025. Parallèlement, le nombre d’ouvriers nord-coréens envoyés sur les chantiers de construction russes augmente, révélant un peu plus combien les renforts humains que Pyongyang envoie sans s’inquiéter de leur emploi s’avèrent profondément nécessaires pour une Russie qui épuise sa population.

Le retour de Kim Jong‑un au premier plan

On peut estimer qu’un contingent de 12 000 soldats et officiers constitue une quantité dérisoire pour un pays comme la Corée du Nord, qui dispose de plus d’un million d’hommes sous les drapeaux. Cette implication n’a pas changé le cours de la guerre russo-ukrainienne. Mais elle n’a pas non plus incité les États européens à s’engager davantage militairement, par crainte de provoquer une escalade russe. L’année 2025 les aura vu tergiverser alors que les États-Unis entamaient un désengagement stratégique assumé, confortant indirectement la posture russe.

C’est en Asie, à Séoul comme à Tokyo, que cette présence militaire nord-coréenne sur le théâtre européen a suscité le plus d’inquiétudes et a été perçue comme une menace directe et sérieuse. On peut y voir le résultat du fiasco diplomatique de l’administration Trump sur le dossier nord-coréen, amplifié par l’arrivée en 2022 de l’ultra-conservateur Yoon Suk-yeol à la tête de la Corée du Sud. Celui-ci, à peine nommé, avait adopté une ligne particulièrement offensive face à Pyongyang, n’hésitant pas à évoquer l’éventualité que son pays se dote de capacités nucléaires.

Ces dernières années, humilié par l’absence de résultats après ses deux rencontres au sommet avec Donald Trump en 2018 et en 2019, alors qu’il espérait une levée partielle des sanctions, le dictateur nord-coréen Kim Jong‑un n’a eu de cesse de reprendre une stratégie de provocation, notamment vis-à-vis de la Corée du Sud, bouc émissaire tout désigné de sa perte de face.

L’épisode de Covid et la fermeture totale du régime de 2020 à 2021 n’auront fait qu’accentuer ce retour de balancier vers une diplomatie extrême dont la multiplication des tirs de missiles balistiques tout au long de 2022 aura été une manifestation spectaculaire.

Le rapprochement avec la Russie, autre « paria », lui aussi sous embargo et en quête de munitions, aura permis à Kim Jong‑un de raffermir sa stature d’homme d’État et de se poser en allié indispensable de Moscou.

La chaîne de causalités politico-diplomatiques qui aura conduit à cette situation, à bien des égards impensable, ne fait qu’arrimer davantage la sécurité de l’Europe à celle de l’Indo-Pacifique. Une équation qui n’a pas été clairement analysée par l’Union européenne et beaucoup de ses États membres, en dépit des ambitions dans le domaine de la sécurité et de la défense affichées dans les nombreuses stratégies indo-pacifiques publiées à Bruxelles ces dernières années (dont celle de la France, de l’UE, de l’Allemagne et des Pays-Bas).

L’étrange configuration d’une « guerre de Corée » revisitée

L’environnement diplomatico-militaire de ce rapprochement russo-nord-coréen n’est pas sans rappeler la guerre de Corée dans laquelle l’alliance entre Kim Il-sung (le grand-père de l’actuel dirigeant nord-coréen) et Joseph Staline a joué un rôle majeur.

Conflit emblématique de la guerre froide, la guerre de Corée a pérennisé la partition de la péninsule en deux régimes distincts, fortement opposés, tout en redistribuant les équilibres stratégiques régionaux. Les États-Unis se retrouvaient durablement ancrés en Asie de l’Est et leurs deux principaux alliés, le Japon et la Corée du Sud, constituaient un front mobile autour d’un bloc communiste formé par la Corée du Nord, l’Union soviétique et la Chine maoïste. La différence majeure réside dans le fait que pour Washington, à l’époque, l’Asie constituait un théâtre secondaire par rapport à la primauté stratégique du « monde occidental ».

Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les administrations américaines successives n’ont de cesse de réaffirmer l’identité pacifique des États-Unis et l’importance décisive des enjeux indo-pacifiques. Mais si l’administration Trump 2, focalisée sur la Chine – rival systémique – monnaye désormais son assistance à ses alliés européens, le Japon et la Corée du Sud se montrent particulièrement proactifs dans leur soutien multidimensionnel à l’Ukraine.

La question se pose en Corée du Sud de savoir si le voisin du Nord mène en Russie une guerre par procuration et comment y répondre. En se servant de l’Ukraine pour se rapprocher de la Russie, Pyongyang opérationnalise ses moyens conventionnels, peu rodés au combat réel, en envoyant ses troupes s’aguerrir sur le front russe. Conjuguant à terme capacités nucléaires, balistiques et conventionnelles, le régime des Kim gagne en crédibilité face à l’alliance Washington-Séoul-Tokyo. Il démontre ainsi qu’il n’est plus dans une logique de survie mais d’affirmation de puissance aux côtés de ses pairs.

Vers un axe Moscou-Pékin-Pyongyang durable ?

Jusqu’où cette entente militaire entre la Russie et Pyongyang peut-elle aller ? Et quel rôle la Chine entend-elle y jouer ?

Durant des années, Pékin a fait ce qu’il fallait en termes d’assistance humanitaire et économique pour éviter que le régime nord-coréen ne s’effondre et que les États-Unis n’en profitent pour orchestrer avec la Corée du Sud une « réunification » en leur faveur. Désormais, la Chine doit jouer le même rôle vis-à-vis de la Russie et éviter que celle-ci ne s’épuise dans sa guerre d’agression. Le soutien nord-coréen est donc bienvenu, dans la mesure où Pékin ne peut trop ouvertement aider Moscou. En revanche, la Chine s’irrite de ne pas être en position dominante au cœur de cette nouvelle construction triangulaire.

Il n’en reste pas moins que la réalité de cette forte conjonction d’intérêts entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord – illustrée notamment par la première rencontre simultanée entre leurs leaders, le 3 septembre dernier à Pékin, à l’occasion d’un défilé commémorant le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale – renvoie à une coalition d’opportunité particulièrement dangereuse pour la sécurité européenne. Ce que ni Bruxelles, ni Washington n’ont su, ou voulu prendre en compte pour le second, pour qui l’aide militaire à Kiev s’est muée en opportunité commerciale.

Plus fondamentalement, le rapprochement entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord (auquel les cercles stratégistes américains rajoutent l’Iran sous l’acronyme CRINK, China, Russia, Iran, North Korea) tend à constituer un front anti-occidental face à un ensemble euro-atlantique fragmenté. Il affirme d’ailleurs un certain niveau de cohérence alors que les États-Unis n’entendent plus assumer leur rôle de leader traditionnel du libéralisme international. Aux côtés de la Chine et de la Russie, la Corée du Nord contribue ainsi au narratif d’un Sud prenant sa revanche contre un Nord donneur de leçons et pratiquant les doubles standards quant au respect du droit international.


À lire aussi : Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ?


Sécurité asiatique versus sécurité euroatlantique

Le phénomène le plus marquant résultant de la constitution de l’axe Russie-Corée du Nord-Chine est la porosité entre les théâtres asiatique et européen, les pays d’Asie s’impliquant désormais davantage dans les questions de sécurité européenne.

L’intérêt grandissant de Séoul et de Tokyo envers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et leur souci d’accroître la coopération avec l’Alliance en élargissant les interactions conjointes à travers le mécanisme de Dialogue Otan-pays partenaires de l’Indo-Pacifique (Australie, Corée du Sud-Japon-Nouvelle-Zélande) en témoigne.

L’ancien président Yoon (il a été destitué en avril 2025) a manifesté son soutien à l’Ukraine dès 2022 par une aide humanitaire et économique massive, y compris en livrant des équipements militaires non létaux de protection.

La Corée du Sud, qui est un acteur industriel très actif en matière d’exportation d’armements, a diversifié son aide militaire en livrant des équipements lourds (munitions, chars, lance-roquettes multiples) à plusieurs pays européens – Norvège, Finlande, Estonie et principalement la Pologne, comme elle fidèle allié des États-Unis au sein de l’Otan. La coopération industrielle en matière d’armement entre Séoul et Varsovie devrait par ailleurs se poursuivre, permettant à la Corée du Sud de participer durablement à la sécurité de l’Europe et, plus largement, à celle de l’Otan.

Prendre en compte la nouvelle réalité

Le Japon et la Corée du Sud peuvent-ils s’impliquer davantage dans la guerre russo-ukrainienne et contribuer à une sortie de crise qui déboucherait sur des négociations équilibrées ? Il est de plus en plus difficile de nier l’impact de la guerre en Ukraine sur les équilibres stratégiques en train de se redéployer en Asie et de maintenir des partenaires comme la Corée du Sud et le Japon en marge de l’Otan, ce qui revient à ne pas prendre en compte leurs capacités à renforcer les efforts européens en faveur de la résistance ukrainienne.

Nier la réalité d’un front commun regroupant Russie, Corée du Nord et Chine serait une erreur d’appréciation stratégique qui peut se retourner contre la sécurité européenne alors que le discours chinois sur la gouvernance mondiale s’impose de plus en plus au sein du « Sud Global ».

The Conversation

Marianne Péron-Doise ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.11.2025 à 12:29

Assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille : un tournant dans la guerre des narcos et de l’État ?

Dennis Rodgers, Professeur, Chaire d'excellence A*Midex, Aix-Marseille Université (AMU)
L’assassinat de Mehdi, frère du militant Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, est-il un crime « politique » ?
Texte intégral (2435 mots)

Depuis l’assassinat, jeudi 13 novembre, de Mehdi Kessaci, frère du militant écologiste Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, les réactions politiques et médiatiques se multiplient. Ce meurtre signalerait une nouvelle étape de la montée en puissance du narcobanditisme en France, avec un crime ciblant la société civile ou même l’État. Entretien avec le sociologue Dennis Rodgers, auteur d’enquêtes sur les trafiquants de drogue en Amérique latine et à Marseille.


The Conversation : Le meurtre de Mehdi Kessaci peut-il être interprété comme un tournant dans la montée en puissance du narcobanditisme, avec une violence qui touche désormais la société civile ou l’État – certains commentateurs comparant la France à certains pays d’Amérique latine ou à l’Italie ?

Dennis Rodgers : Je ne partage pas cette lecture et je pense qu’il faut faire très attention avec ce genre de représentation. Cet événement est tragique, mais il n’est pas nouveau. À Marseille, il n’y a pas que des règlements de comptes entre trafiquants. D’ailleurs, la notion de règlement de compte en elle-même est une notion problématique. Elle réduit la violence à une violence entre dealers en la décontextualisant : les conflits liés aux drogues sont souvent liés à des conflits plus locaux, parfois intercommunautaires ou familiaux.

J’ai longuement enquêté au sein de la cité Félix-Pyat à Marseille (3ᵉ), et, en 2023, un groupe de dealers locaux avait fait circuler une lettre qui était assez menaçante envers des habitants du quartier. Ce n’est pas aussi violent qu’un assassinat, mais c’est aussi de l’intimidation, et des meurtres d’intimidation ont déjà eu lieu. Je pense aux victimes tuées et brûlées dans le coffre d’une voiture. Ces crimes sont destinés à faire peur et à faire passer un message.

Mais un cap n’est-il pas franchi avec ce meurtre du frère d’un militant politique ?

D. R. : Je ne pense pas qu’on ait assassiné le frère d’Amine Kessaci pour des raisons liées à son militantisme politique, mais probablement plus parce qu’il dénonce le trafic de drogue dans le quartier de Frais-Vallon (13ᵉ arrondissement de Marseille), dont il est issu. Je pense que ce serait une erreur de dire que ceci est un événement exceptionnel qui marque, en France, une transformation dans la confrontation entre des organisations trafiquantes et l’État. Or, c’est le discours mis en avant, sans doute pour que certaines personnes puissent se positionner en vue des prochaines élections ainsi que pour légitimer la mise en œuvre de certaines politiques.

Comment a évolué l’organisation du trafic à Marseille ces dernières années ?

D. R. : Premièrement, il faut dire que le trafic de drogue n’est pas monolithique, et il évolue sans cesse. On a ces images et ces mythes d’un trafic de drogue en tant que business centralisé, d’une entreprise avec des règles fixes, avec des logiques très claires. Mais c’est souvent un assemblage de différents groupes, d’échafaudages bricolés et sans cesse reconstruits. L’image de la mafia tentaculaire qui contrôle tout, de la production à la distribution, n’est pas avérée. Les jeunes qui vendent dans les cités ne sont pas directement liés à ceux qui importent la drogue en France. Ces différents niveaux ont des logiques différentes. Souvent le trafic de drogue local a lieu à travers des liens intimes, familiaux, des liens de voisinage, par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas au niveau de l’exportation à grande échelle. Les personnes qui sont dans les cités ne sont pas celles qui amènent la drogue à Marseille, et elles ne le seront probablement jamais.

Cela semble contradictoire avec ce que l’on entend à propos d’organisations notoires, comme la DZ Mafia ou Yoda…

D. R. : Le journaliste Philippe Pujol a très bien décrit l’organisation du trafic à Marseille, expliquant comment, tout en haut, il y a les grossistes à l’échelon international qui font de l’import-export en grandes quantités vers les ports européens, dont Marseille, même si ces gros bonnets ne sont pas à Marseille, puis il y a des semi-grossistes, ceux qui récupèrent de la drogue et la distribuent dans les cités. À Marseille, ces derniers représentent une cinquantaine de personnes, ceux de la DZ Mafia, des Blacks, du Yoda, d’autres encore, avec autour d’eux une armée de peut-être 300 personnes. Mais ils ne s’occupent pas de la vente de terrain qu’ils sous-traitent dans les cités. Le terrain et les cités sont donc gérés par des petits délinquants, pas par les gros caïds du crime.

En vérité, on ne sait pas grand-chose d’organisations comme Yoda ou la DZ Mafia. Cette dernière par exemple communique souvent à travers des vidéos YouTube ou TikTok qui mettent en scène des hommes cagoulés et armés de kalachnikovs debout devant des drapeaux, mais il s’agit clairement de propagande, et on ignore véritablement si cette organisation est très centralisée ou composée de groupes franchisés qui se rallient sous un nom commun. La seule chose dont je suis relativement sûr est qu’en 2023, le nombre de morts à Marseille a explosé en raison d’une guerre entre ces deux groupes. Ceci étant dit, dans la cité Félix-Pyat, leurs noms étaient sur toutes les lèvres à ce moment-là, mais personne n’en parlait en 2022, ce qui montre bien à quel point les choses sont floues…

Mais que disent les autorités à propos de ces deux organisations, DZ Mafia et Yoda ?

D. R. : Il existe peu d’informations publiques concrètes à leur sujet. La police a tendance à communiquer sur des arrestations « spectaculaires » de tel ou tel « chef », ou bien sur le démantèlement d’un point de vente. On entend circuler des noms : cette personne serait le grand chef de Yoda, telle autre de la DZ Mafia, on parle d’arrestations au Maroc ou à Dubaï. Mais s’agit-il des chefs ou des lieutenants ? Comment est-ce que ces personnes basées à l’étranger communiquent avec ceux en France ? Quelle est la division du travail entre différents niveaux de ces groupes ? Il y a un vide de connaissance à propos de la nature de ces organisations, et ça laisse la place pour des interprétations et des discours stéréotypants et stéréotypés qui se construisent sans fondements solides…

Le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a parlé de mafia à la suite du meurtre de Mehdi Kessaci. L’hypothèse d’organisations de type mafieux au sens italien serait fausse ?

D. R. : La mafia italienne tuait régulièrement des juges, des hommes d’État, elle les corrompait massivement aussi. Cela était aussi le cas des cartels en Colombie dans le passé ou au Mexique à présent. Cela n’est pas le cas en France aujourd’hui. Ces mots de « mafia » ou de « cartel » portent un imaginaire puissant et permettent de mettre en scène une action de reprise en main, et à des hommes politiques de se positionner comme « hommes forts ». Mais ils ne sont pas forcément adaptés à la réalité.

Les politiques mises en œuvre à Marseille sont-elles efficaces ?

D. R. : Dans les cités à Marseille, le gouvernement envoie des CRS qui peuvent interrompre le trafic quelque temps, et qui arrêtent le plus souvent des petites mains, mais, à moins de camper dans les cités toute l’année, cela ne sert à rien : le trafic reprend après leur départ. Cette stratégie de « pillonage » épisodique ne s’attaque pas à la racine du problème, qui est bien évidemment social.

Sans coordination entre politiques sociales et politiques sécuritaires, on ne pourra pas résoudre le problème du trafic de drogue. En Suisse, où j’ai travaillé, il y a beaucoup plus de coordination entre services sociaux, éducatifs, et la police par exemple. Ces services échangent des informations pour comprendre quelles sont les personnes à risque et pourquoi, afin de faire de la prévention plutôt que de la répression…

La politique française est essentiellement fondée sur une notion très régalienne de l’État qui doit avoir le contrôle. Il est évidemment nécessaire de réprimer, mais il faudrait surtout concentrer l’attention sur les plus grands trafiquants, ceux qui amènent la drogue dans la ville, pour interrompre la chaîne du trafic dès le départ. Par ailleurs, il faut trouver des moyens de casser les marchés illégaux. Sans prôner une légalisation tous azimuts, on peut apprendre de l’expérience du Québec, par exemple, où l’on peut acheter la marijuana à des fins ludiques dans des dispensaires officiels depuis 2018. Cela a permis de fortement réduire les trafics locaux tout en générant des revenus pour l’État.

En 2023, il y a eu 49 homicides à Marseille, 18 en 2024, puis 9 en 2025. On constate une baisse, comment l’expliquez-vous ?

D. R. : En fait, les chiffres actuels reviennent aux proportions qu’on a connues avant 2023, qui oscillaient entre 15 et 30 meurtres par an. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2023, il y a eu un conflit entre la DZ Mafia et Yoda pour reprendre le contrôle de points de vente dans différentes cités. Les origines de ce conflit sont assez obscures. On m’a rapporté à plusieurs reprises que les chefs de ces deux organisations étaient des amis d’enfance qui s’étaient réparti les points de vente. Puis il y aurait eu un conflit entre ces deux hommes dans une boîte de nuit à Bangkok, en Thaïlande, à cause d’une histoire de glaçons jetés à la figure… J’ignore si tout cela est vrai, mais c’est la rumeur qui circule, et il n’y a pas de doute qu’il y ait eu une guerre, finalement perdue par Yoda.

La conséquence de la victoire de la DZ Mafia est que les homicides baissent. Il faut comprendre que les trafiquants ne cherchent pas nécessairement à utiliser la violence, car elle attire l’attention et gêne le commerce. Même si le trafic de drogue est souvent associé à des menaces ou à de l’intimidation, les actes de violence sont souvent déclenchés par des incidents mineurs – mais ils peuvent ensuite devenir incontrôlables.

Vous avez enquêté sur le terrain et rencontré de nombreux jeunes des cités marseillaises, y compris engagés dans le trafic. Quel regard portez-vous sur leurs parcours ?

D. R. : Le choix de s’engager dans le trafic est lié à une situation de violence structurelle, d’inégalités, de discrimination. Les jeunes hommes et femmes qui font ce choix n’ont pas un bon accès au marché du travail formel. Faire la petite main, même si ce n’est pas très bien payé, représente une opportunité concrète. Pour ces jeunes, cela permet de rêver d’obtenir mieux un jour.

J’insiste sur le fait que le contexte structurel ne doit jamais être ignoré dans cette question des trafics. J’ai constaté qu’à l’école primaire de la cité Félix-Pyat, qui bénéficie du programme de soutien aux quartiers prioritaires REP+, les jeunes bénéficient d’opportunités fabuleuses : ils voyagent, peuvent faire de la musique, de la cuisine, les professeurs sont très disponibles. C’est pour ainsi dire une véritable expérience des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais dès le collège, ces jeunes sont le plus souvent orientés vers des filières professionnelles ou découragés de poursuivre des études. Ensuite, ils se retrouvent au chômage pour des raisons qui dépassent le cadre éducatif. Un jeune avec lequel j’ai fait un entretien en 2022 m’a raconté qu’après une centaine de CV envoyés, il n’avait rien obtenu. Un jour, il a changé l’adresse sur son CV et a trouvé du travail très vite…

Les discriminations vis-à-vis des habitants des cités, des origines ou de la religion sont profondes, et restent un angle mort de la politique française. Si on veut vraiment agir contre des trafics, il faut prendre au sérieux ces problématiques.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Les recherches de Dennis Rodgers bénéficient d’une aide du gouvernement français au titre de France 2030, dans le cadre de l’initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université – AMIDEX (Chaire d'Excellence AMX-23-CEI-117).

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