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13.10.2025 à 16:33

Mode éthique : les consommateurs sont-ils autant « responsables » partout dans le monde ?

Fabian Bartsch, Associate Professor in Marketing, Montpellier Business School
Thi Thanh Huong (Jenny) Tran, Associate Professor of Marketing, SKEMA Business School
L’industrie de la mode est largement mondialisée, mais qu’en est-il des consommateurs ? Réagissent-ils partout de la même façon, notamment quand une marque adopte un comportement problématique ?
Texte intégral (1763 mots)

La prise de conscience de l’impact de l’industrie de la mode sur l’environnement ou sur les droits humains est-elle la même partout dans le monde ? La question mérite d’autant plus d’être posée que cette industrie s’est largement mondialisée. Le consommateur réagit-il de la même façon dans tous les pays, ou bien des différences de culture subsistent-elles ?


Ces dernières années, une prise de conscience à l’échelle mondiale a poussé les consommateurs à faire des choix plus éthiques en matière de mode, en privilégiant les droits humains et des pratiques de fabrication durables. De grandes marques internationales, comme Zara, Levi’s ou H&M, font de plus en plus l’objet de critiques vis-à-vis de leurs pratiques : exploitation des travailleurs, discrimination des clients, ou dégâts environnementaux.

Un récent voyage d’influenceurs organisé par Shein dans l’une de ses usines a, notamment, suscité une vive polémique. L’entreprise a été accusée de manipuler des influenceurs issus de groupes marginalisés pour faire de la propagande, sans remettre en cause ses pratiques, telles que la sous-rémunération de ses ouvriers, le plagiat de créateurs indépendants, ou l’émission annuelle de 6,3 millions de tonnes de dioxyde de carbone.


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Notre recherche porte sur les différences de réactions des consommateurs face aux fautes morales des marques. Elle s’appuie sur la théorie institutionnelle, selon laquelle les individus et les organisations adaptent leur comportement en fonction des règles, des normes et des attentes définies par les institutions de leur société. En d’autres termes, les systèmes juridiques, les croyances partagées et les normes sociales propres à chaque pays influencent la manière dont les consommateurs perçoivent ce qui est acceptable et la force de leur réaction quand une marque dépasse les limites de l’éthique.

Des réactions variables

Pour comprendre ces réactions – et comment elles varient d’un pays à l’autre – nous avons mené plusieurs études. Nous avons analysé des données secondaires sur les valeurs morales et les pétitions en ligne dans 12 pays : six marchés développés occidentaux (Australie, Canada, Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis) et six marchés émergents d’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande et Vietnam).

Nous avons aussi réalisé des expériences en ligne avec 940 consommateurs en Allemagne et au Vietnam, afin d’examiner comment les consommateurs de différentes régions justifient ou condamnent les fautes morales des marques.

Les résultats montrent qu’à travers les cultures, lorsque les consommateurs sont confrontés à des preuves concrètes de manquements éthiques – maltraitance des travailleurs, travail des enfants, publicités racistes, discriminations liées au poids, ou atteintes à l’environnement –, ils réagissent négativement, remettent en cause l’éthique de la marque et accordent moins d’importance au prix. Cette tendance reflète une convergence mondiale des préoccupations éthiques, souvent désignée sous le terme de « hypenorms ».

Fracture éthique

Nous avons cependant mis en lumière une claire fracture éthique entre les sociétés occidentales étudiées et celles de l’Asie de l’Est, notamment dans la manière dont les consommateurs rationalisent les comportements immoraux des marques. La sensibilité morale et les jugements éthiques varient selon les pays et les cultures, en fonction des cadres institutionnels) et des conceptions locales de la justice sociale.

Dans les marchés occidentaux développés, comme l’Europe et les États-Unis, des régulations strictes – comme le règlement européen sur la taxonomie verte ou les directives de l’Agence américaine de protection de l’environnement – et un activisme consommateur très actif créent un environnement où les fautes morales des marques entraînent des réactions immédiates et sévères. Les consommateurs y ont des attentes éthiques élevées, et n’hésitent pas à boycotter les marques, signer des pétitions ou dénoncer publiquement leurs dérives via les réseaux sociaux. La responsabilité des entreprises est une exigence forte, et il est difficile pour une marque de se remettre d’un scandale moral.

L’importance du prix

À l’inverse, dans des marchés émergents d’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam ou l’Indonésie, des réglementations plus faibles, une sensibilisation limitée des consommateurs et des normes éthiques plus floues mènent à des réactions différentes. L’accessibilité et les prix bas priment souvent sur les considérations morales. Pour de nombreux consommateurs, des pratiques discutables sont tolérées tant que les produits restent abordables. Si la prise de conscience progresse dans ces régions, les consommateurs ont davantage tendance à justifier les comportements douteux des marques. Cette rationalisation morale permet aux marques de continuer à opérer malgré des pratiques qui seraient rejetées dans des marchés plus stricts éthiquement.

En Occident, où le consumérisme éthique est très ancré, un seul scandale peut entraîner des pertes financières et de réputation majeures. Les réseaux sociaux amplifient ces réactions, menant à des appels au boycott ou à des réformes internes. Levi’s a par exemple subi de fortes critiques pour la pollution liée à sa production, et Dolce & Gabbana a été très vivement attaqué pour des campagnes publicitaires jugées culturellement offensantes.

En Asie du Sud-Est, l’indignation publique face aux dérives des entreprises reste plus discrète. Certains abus – destruction de l’environnement, publicités discriminatoires – provoquent des réactions, mais globalement, les critiques sont moins virulentes. Les contraintes économiques, la sensibilité aux prix, et le manque de solutions alternatives poussent de nombreux consommateurs à privilégier l’accessibilité, même au détriment de l’éthique.

Des attentes qui évoluent

Cela ne signifie pas que toutes les marques sont à l’abri dans les marchés émergents. Les gouvernements y renforcent les réglementations et mènent des campagnes de sensibilisation. La pression monte pour que les marques adoptent des pratiques plus responsables.

Par ailleurs, les attentes des consommateurs évoluent, notamment chez les jeunes, plus informés sur les enjeux de la mode éthique et plus prompts à s’exprimer en ligne. Des mouvements comme #WhoMadeMyClothes gagnent en popularité en Asie du Sud-Est, mobilisant la jeunesse autour des questions de transparence et de durabilité.

France 24, 2023.

Ce que les marques doivent retenir

Notre étude suggère plusieurs stratégies pour les marques qui souhaitent conserver la confiance des consommateurs à travers différentes cultures :

  • Valoriser les aspects éthiques importants aux yeux des consommateurs locaux. Dans les marchés développés, les marques doivent investir dans de meilleures conditions de travail dans les pays de fabrication. Mettre ces efforts en avant de manière transparente renforce la perception du respect de l’éthique.

Les campagnes marketing doivent éviter les sujets polémiques liés à l’origine ethnique, à la culture ou à la discrimination – notamment, dans les marchés émergents.

  • Mettre en avant l’éthique dans la production et la communication. L’éthique et l’approvisionnement durable doivent devenir des piliers de leur communication et leurs pratiques pour préserver la crédibilité des marques.

Les entreprises doivent évaluer régulièrement l’impact de leurs pratiques sur la perception des consommateurs, car cette perception influence directement la valeur perçue du produit ou du service et celle du prix demandé.

  • Adapter le discours éthique pour mieux engager les consommateurs. Dans les marchés occidentaux, les campagnes engagées autour du travail équitable et de la responsabilité d’entreprise sont bien perçues.

En Asie du Sud-Est, les marques doivent miser sur une éducation progressive des consommateurs en intégrant des messages de responsabilité sociale à long terme.

  • L’éthique attire un segment de marché en pleine croissance. Les labels de certification et les partenariats avec des organisations responsables renforcent la confiance et l’engagement des consommateurs.

Des lignes de produits durables et une communication éthique peuvent séduire les consommateurs soucieux de cette dimension éthique, tout en restant abordables pour ceux qui sont plus inquiets du prix de ce qu’ils achètent.

Un avenir universel ?

Nos recherches mettent en évidence les liens complexes entre culture, éthique et comportement des consommateurs. Si les acheteurs occidentaux se montrent plus prompts à sanctionner les marques fautives, leurs homologues d’Asie du Sud-Est ont davantage tendance à rationaliser ces fautes. Mais l’éthique progresse partout dans le monde.

Certaines violations à celle-ci, comme l’exploitation flagrante des travailleurs ou les discriminations raciales, sont désormais universellement rejetées. Pour les marques mondiales, le défi est donc de conjuguer responsabilité éthique et adaptation aux attentes locales. Miser sur la durabilité, sur la transparence et sur des messages éthiques adaptés à chaque marché est désormais crucial pour prospérer dans un monde de plus en plus conscient et exigeant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

13.10.2025 à 16:32

Quand les muscles se rebellent : la dystonie, un trouble du mouvement sous-diagnostiqué

Natalia Brandín de la Cruz, Personal Docente e Investigador Grado de Fisioterapia, Universidad San Jorge
Lorena Morcillo Martínez, Personal Docente e investigador en Fisioterapia, Universidad San Jorge
Sandra Calvo, Profesora e investigadora del Grado en Fisioterapia, Universidad de Zaragoza
En France, 20 000 personnes environ souffrent de dystonie, un trouble du mouvement qui peut donner des tremblements à ne pas confondre avec ceux de la maladie de Parkinson.
Texte intégral (1792 mots)
La dystonie se caractérise par des contractions musculaires involontaires, soutenues ou intermittentes. Les mouvements dystoniques peuvent être associés à des tremblements. Halk-44/Shutterstock

La dystonie se caractérise par des mouvements musculaires involontaires qui peuvent se révéler très invalidants. On fait le point sur ce trouble du système nerveux central qui reste méconnu. En France, 20 000 personnes environ seraient concernées.


Quand nous pensons à un trouble du mouvement, le tremblement associé à la maladie de Parkinson nous vient immédiatement à l’esprit. Mais il existe un autre groupe d’affections, tout aussi invalidantes et beaucoup moins connues, qui affectent profondément la qualité de vie des personnes qui en souffrent.


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L’une d’entre elles est la dystonie, un trouble du système nerveux central qui peut apparaître à tout âge et qui pourrait toucher pas moins de 1 % de la population mondiale.

Elle se caractérise par des contractions musculaires involontaires, soutenues ou intermittentes, qui peuvent provoquer des mouvements et des postures de torsion anormales, souvent accompagnés de douleurs et de déformations articulaires. De plus, les mouvements dystoniques peuvent également être associés à des tremblements.

La dystonie s’aggrave généralement avec la fatigue, le stress et les états émotionnels négatifs, mais l’état s’améliore pendant le sommeil et avec la relaxation. Son intensité peut également être réduite grâce à des astuces sensorielles, qui consistent en des gestes volontaires tels que toucher son menton ou ses sourcils, mettre un cure-dent dans sa bouche ou un foulard autour de son cou.

En ce qui concerne les causes, il existe un large éventail de facteurs déclenchants possibles. La dystonie peut être héréditaire, suite à certaines mutations génétiques qui affectent la transmission de la dopamine ou les circuits des noyaux basaux du cerveau. Il existe également des dystonies dites secondaires, ou acquises, qui résultent de lésions structurelles du système nerveux central (comme des traumatismes, accidents vasculaires cérébraux, encéphalites ou tumeurs), d’une exposition à des médicaments et de maladies métaboliques ou dégénératives. Enfin, les dystonies idiopathiques, d’origine inconnue, sont les plus fréquentes.

Un large éventail de manifestations

La forme la plus courante de ce trouble chez l’adulte est la dystonie focale, qui touche une région spécifique du corps. Dans cette catégorie, la plus connue et la plus fréquente est la dystonie cervicale (également appelée torticolis spasmodique) qui touche les muscles du cou et parfois aussi l’épaule. Elle se manifeste par des mouvements de la tête de droite à gauche (comme pour dire « non-non ») ou de haut en bas (comme pour dire « oui-oui »).

Les autres formes de dystonie focale sont les suivantes :

  • Le blépharospasme, qui provoque des mouvements involontaires des muscles des paupières et entraîne un clignement excessif ou une fermeture involontaire des yeux.

  • La dystonie de l’écrivain, qui touche la main et le bras lors d’activités spécifiques, telles que l’écriture.

  • La dystonie oromandibulaire, c’est-à-dire la contraction des muscles de la partie inférieure du visage et des muscles superficiels du cou (qui inclut parfois une dystonie de la langue).

  • La dystonie laryngée ou dysphonie spasmodique, qui correspond à la contraction anormale des muscles qui régulent la fermeture et l’ouverture des cordes vocales et entraîne des difficultés d’élocution.

Et comme si cela ne suffisait pas, outre les dystonies focales mentionnées ci-dessus, il existe d’autres variétés de dystonies : la dystonie segmentaire, qui touche deux ou plusieurs parties adjacentes du corps (comme le syndrome de Meige qui affecte les muscles du visage, de la mâchoire et de la langue) ; la dystonie généralisée, qui touche la majeure partie du corps, y compris le tronc et les membres ; l’hémidystonie qui concerne tout un côté du corps ; et la dystonie multifocale, localisée au niveau de deux ou plusieurs parties non contiguës du corps.

Comment traiter ce trouble

Bien que la dystonie soit incurable, il existe des traitements susceptibles d’améliorer considérablement la qualité de vie du patient. Il est important de disposer d’une équipe interdisciplinaire de professionnels comprenant des neurologues, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des orthophonistes et des psychologues spécialisés dans les troubles du mouvement. Une approche globale combinant soins médicaux, soutien émotionnel et accompagnement humain peut faire la différence et aider ces patients à retrouver confiance en eux.

Au sein de ces équipes, la physiothérapie joue un rôle primordial. Elle vise à améliorer la mobilité, réduire la douleur et aider les patients à gérer leurs mouvements involontaires, ce qui favorise ainsi leur fonctionnalité et leur autonomie dans leur vie quotidienne.

Actuellement, certains champs de la recherche sur la dystonie s’intéressent au développement d’études génétiques, de nouvelles thérapies pharmacologiques et d’interventions de stimulation cérébrale.

Une maladie très invalidante

En France (d’après l’Institut du cerveau) ou en Espagne (selon les données de la Société espagnole de neurologie, SEN), plus de 20 000 personnes sont touchées par un type de dystonie. Mais ce chiffre pourrait être beaucoup plus élevé car il s’agit de l’un des troubles du mouvement les plus sous-diagnostiqués.

(À noter que la prévalence de la dystonie varie selon les régions du monde et le groupe ethnique, ndlr).

La dystonie est souvent confondue avec le tremblement parkinsonien, le tremblement essentiel, des tics, des myoclonies (qui correspondent à un autre type de mouvements rapides et involontaires), le trouble psychogène du mouvement ou même la scoliose.

Il s’agit d’une maladie très invalidante. Son impact sur la qualité de vie ne se traduit pas seulement par des difficultés physiques. Le stress, l’anxiété et la dépression sont fréquents chez les patients, du fait de la nature chronique de la maladie.

Pour vous donner une idée, la plupart des membres de l’Association espagnole de dystonie (ALDE) ont un taux d’invalidité moyen reconnu qui est compris entre 33 % et 65 %, et dans de nombreux cas, qui est supérieur à ces chiffres.

Les personnes atteintes de cette maladie ont tendance à ne pas parler de leur état ni à se montrer en société, ce qui rend la maladie encore plus invisible. Elles vivent souvent recluses en raison de la douleur constante, des troubles émotionnels et de la stigmatisation sociale.

Ressources et soutien

Pour les personnes atteintes de dystonie et leurs familles, plusieurs organisations offrent soutien, informations et ressources :

En définitive, la dystonie reste largement méconnue. Le manque de connaissances et la stigmatisation associée aux troubles neurologiques rares rendent difficiles le diagnostic précoce et l’accès à des traitements adaptés. Sensibiliser le grand public, former les professionnels de santé et encourager la recherche fondamentale et clinique sont des mesures essentielles pour améliorer le pronostic des personnes atteintes de ce trouble.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

13.10.2025 à 16:30

Tony Blair est-il l’homme de la situation pour Gaza ?

Dana El Kurd, Assistant Professor of Political Science, University of Richmond
L’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera chargé de superviser l’Autorité internationale de transition pour Gaza prévue par le plan Trump.
Texte intégral (2499 mots)

Au vu de ce qui transparaît du plan élaboré pour Gaza par l’administration Trump, qui lui confère un rôle éminent, il semble que l’action de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair sera comparable à son travail en tant qu’envoyé spécial du Quartet en Palestine (2007-2015), qui s’était soldé par un échec, plus qu’à son implication dans l’accord du Vendredi saint qui, en 1998, avait mis fin à trente ans de conflit armé en Irlande du Nord…


Tony Blair, l’homme choisi par Donald Trump pour jouer un rôle clé dans la supervision de la gouvernance de Gaza après la guerre, n’en est pas à sa première négociation d’un plan de paix.

Premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007, Blair a contribué en 1998 à la conclusion de l’accord du Vendredi saint, qui a permis de mettre un terme aux violences sectaires en Irlande du Nord. Après son départ du 10, Downing Street, Blair est immédiatement devenu envoyé spécial du Quartet – un groupe diplomatique regroupant l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Union européenne (UE), les États-Unis et la Russie pour élaborer une solution durable au conflit israélo-palestinien. Il est demeuré à ce poste jusqu’en 2015.

Comme l’ont tragiquement montré le carnage commis le 7 octobre 2023 par le Hamas et les ravages qui ont été ensuite infligés à Gaza par Tsahal, récemment qualifiés de génocide par un organe des Nations unies, le Quartet a échoué dans sa mission.

Le plan de paix en 20 points actuellement en discussion par les parties prenantes en Égypte est succinct : il insiste sur le retour des otages israéliens encore détenus par le Hamas, la démilitarisation de la bande de Gaza et la création d’une force de sécurité internationale pour opérer sur place.

Par ailleurs, ce plan ne soutient pas l’expulsion des Palestiniens de Gaza – contrairement à certaines propositions précédentes formulées par l’administration Trump et qualifiées par des associations de défense des droits humains de plans de « nettoyage ethnique ».

Le 8 octobre 2025, Trump a annoncé le lancement d’une phase initiale du plan de paix. Un accord a été trouvé sur l’échange des otages contre des prisonniers ainsi qu’une trêve des combats. Mais les négociations sont toujours en cours sur divers points d’achoppement, notamment le désarmement des groupes combattants gazaouis.

L’accord prévoit également qu’après la guerre, Gaza soit gouvernée par un comité palestinien provisoire « technocratique » et « apolitique ». Cet organe temporaire sera supervisé par un « Conseil de paix » dirigé par Trump lui-même. D’autres membres dont les noms n’ont pas été communiqués y siégeront également, mais le seul nom qui a été annoncé à ce stade est celui de Tony Blair, qui, selon certaines informations, était en pourparlers avec l’administration Trump depuis un certain temps pour élaborer le plan de paix actuel.

En tant que spécialiste des relations internationales et de la politique palestinienne, je crains que cette proposition ne comporte les mêmes limites et les mêmes défauts que les précédents plans de paix imposés aux Palestiniens par des organismes extérieurs, notamment les efforts du Quartet de Blair et les précédents accords d’Oslo, et qu’elle soit très éloignée des mécanismes qui ont permis de consolider la paix en Irlande du Nord.

Un plan qui prend racine dans une « paix illibérale »

La faille principale que les critiques voient dans le plan actuel est qu’il ne mentionne pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, un droit pourtant inscrit dans le droit international.

Le plan ne prévoit pas non plus de participation significative des Palestiniens, que ce soit par l’intermédiaire de leurs représentants légitimes ou par le biais de mécanismes visant à garantir l’adhésion de la population.

Au contraire, le nouveau cadre est asymétrique, puisqu’il permet au gouvernement israélien d’atteindre bon nombre de ses objectifs politiques tout en imposant plusieurs niveaux de contrôle international et en n’évoquant que des garanties vagues pour le peuple palestinien, et ce, uniquement si celui-ci se conforme aux exigences des auteurs du texte.

En l’état, ce plan s’inscrit dans la continuité de ce que les politologues qualifient de « paix illibérale » en matière de résolution des conflits.

Dans un article publié en 2018, des chercheurs ont défini la « paix illibérale » comme une paix dans laquelle « la cessation du conflit armé est obtenue par des moyens […] ouvertement autoritaires ».

Une telle paix est obtenue grâce à « des méthodes qui évitent les véritables négociations entre les parties au conflit, rejettent la médiation internationale et les contraintes à l’usage de la force, ignorent les appels à s’attaquer aux causes structurelles sous-jacentes du conflit et s’appuient plutôt sur des instruments de coercition étatique et des structures hiérarchiques de pouvoir ».

Parmi les exemples passés, on peut citer la gestion des conflits au Kurdistan turc, en Tchétchénie ou encore, tout récemment, au Haut-Karabakh.

Le cas de l’Irlande du Nord

Cela contraste avec d’autres accords de paix conclus ailleurs, dans des cadres diplomatiques plus inclusifs, comme en Irlande du Nord.

Pendant plus de trente ans, le territoire avait été embourbé dans des violences sectaires entre les « loyalistes », majoritairement protestants et désireux de rester rattachés au Royaume-Uni, et la minorité catholique, qui entendait faire partie d’une république irlandaise unifiée et indépendante.

Pour mettre fin à ce conflit armé, le processus de paix a inclus toutes les parties concernées, y compris les différents groupes combattants.

De plus, le processus de paix en Irlande du Nord a explicitement impliqué la population irlandaise et lui a permis de s’exprimer à travers deux référendums distincts. Les habitants d’Irlande du Nord ont voté pour ou contre le plan, tandis que ceux de la République d’Irlande ont voté pour ou contre l’autorisation donnée à l’État irlandais de signer l’accord.

Grâce à ce processus inclusif et démocratique, le conflit n’a toujours pas repris depuis vingt-sept ans.

Si Tony Blair n’a pas lancé le processus de paix en Irlande du Nord, son gouvernement a joué un rôle central, et c’est lui qui a déclaré que « la main de l’histoire » reposait sur l’épaule de ceux qui ont participé aux derniers jours des négociations.

Échec à Oslo

Le processus nord-irlandais, couronné de succès, contraste fortement avec les nombreux processus de paix qui ont échoué au Moyen-Orient, lesquels s’inscrivent davantage dans le concept de « paix illibérale ».

La tentative la plus sérieuse en faveur d’une paix durable a été celle des accords d’Oslo de 1993, par lesquels l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a accepté le droit d’Israël à exister, renonçant à ses revendications sur une grande partie de la Palestine historique, en échange de la reconnaissance par Israël de l’OLP comme représentant légitime du peuple palestinien.

Ce processus a conduit à la création de l’Autorité palestinienne, qui était censée exercer une gouvernance limitée à titre provisoire, et à la tenue d’élections présidentielles et parlementaires afin d’impliquer la population palestinienne. Mais comme l’ont depuis admis de nombreux anciens responsables américains, les accords étaient asymétriques : ils offraient aux Palestiniens une reconnaissance sous l’égide de l’OLP, mais peu de perspectives pour parvenir à une solution négociée dans un contexte d’occupation par un pays souverain bien plus puissant.

Le processus de paix s’est effondré lorsque cette asymétrie est apparue clairement. Les deux parties entendaient des choses très différentes par le mot « État ». Le gouvernement israélien envisageait une forme d’autonomie limitée pour les Palestiniens et poursuivait l’expansion des colonies et l’occupation militaire. Les Palestiniens, quant à eux, envisageaient un État légitime exerçant sa souveraineté.

Pour aggraver les problèmes, les Palestiniens n’ont jamais eu un pouvoir de négociation égal, et les accords manquaient d’un arbitre neutre, les États-Unis, le principal médiateur, penchant clairement en faveur de la partie israélienne.

Oslo était censé être un processus limité dans le temps afin de donner aux négociateurs le temps de résoudre les questions en suspens. Dans la pratique, il a servi à couvrir diplomatiquement, des années durant, un statu quo dans lequel les gouvernements israéliens se sont éloignés d’une solution à deux États tandis que les Palestiniens sont devenus de plus en plus fragmentés politiquement et géographiquement dans un contexte de difficultés et de violences croissantes.

Le processus de paix d’Oslo s’est effondré au début du mandat du gouvernement Blair, alors même que celui-ci contribuait à mettre la touche finale à l’accord du Vendredi saint.

Répéter les erreurs à Gaza ?

Dans le contexte israélo-palestinien actuel, Blair risque de répéter les erreurs d’Oslo. Il s’apprête à siéger au sein d’un organisme international non démocratique chargé de superviser un peuple soumis à une occupation militaire de facto.

De plus, bien que le plan Trump dépende de l’approbation du Hamas, ce mouvement n’aura aucun rôle à jouer après la phase initiale. En effet, le cadre stipule explicitement que le Hamas doit être exclu de toute discussion future sur l’après-guerre à Gaza. De plus, aucun autre groupe palestinien n’est directement impliqué ; le principal rival du Hamas, le Fatah, qui contrôle l’Autorité palestinienne en Cisjordanie occupée, n’est mentionné que brièvement. Quant à l’Autorité palestinienne, il n’y a qu’une vague allusion à la réforme de cet organisme.

De même, il n’a été fait aucune mention de ce que le peuple palestinien pourrait réellement souhaiter. À cet égard, l’organe proposé rappelle la création de l’Autorité provisoire de la coalition dirigée par les États-Unis lors de l’invasion de l’Irak (2003-2004). Cet organisme, qui a gouverné l’Irak immédiatement après l’invasion, a été sévèrement critiqué pour sa corruption et son manque de transparence.

L’échec de la guerre en Irak et l’implication du Royaume-Uni dans ce conflit ont contribué à la démission de Tony Blair de son poste de premier ministre en 2007, après quoi il a occupé la fonction d’envoyé spécial du Quartet. Formé par l’ONU, les États-Unis, l’UE et la Russie, le Quartet était chargé de préserver une forme de solution à deux États et de mettre en œuvre des plans de développement économique dans les villes palestiniennes.

Mais lui aussi a échoué à répondre aux réalités politiques changeantes sur le terrain, alors que les colonies israéliennes s’étendaient et que l’occupation militaire s’intensifiait.

Selon ses détracteurs, le Quartet aurait largement ignoré le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à la souveraineté, se concentrant plutôt sur une amélioration marginale des conditions économiques et sur des initiatives superficielles.

La dernière proposition soutenue par les États-Unis s’inspire largement de cette approche. Même si elle apporte à court terme un répit bienvenu aux souffrances des Gazaouis, une résolution durable et mutuellement acceptée du conflit israélo-palestinien qui dure depuis plusieurs décennies nécessite ce que le plan de Trump met de côté : l’autodétermination palestinienne.

En Irlande du Nord, Blair avait compris l’importance d’une médiation neutre et de l’adhésion de toutes les parties au conflit et de la population elle-même. Le plan auquel il participe aujourd’hui semble fonctionner selon un calcul très différent.

The Conversation

Dana El Kurd est membre de l'Arab Center de Washington.

13.10.2025 à 16:29

Le bond en avant de l’industrie automobile chinoise de 1953 à nos jours

Fabien M. Gargam, Associate Professor of Management, Renmin University of China et Chercheur Associé, Université Paris-Saclay
Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ?
Texte intégral (2808 mots)
En Chine, les ventes de véhicules à énergie nouvelle atteignent le premier rang mondial en 2015. RomanZaiets/Shutterstock

Depuis 1953, la République populaire de Chine monte en puissance dans l’industrie automobile. Comment a-t-elle pu réaliser ce bond en avant en un peu plus de soixante-dix ans seulement ?


En avril 2025, les ventes en Europe de véhicules entièrement électriques du fabricant chinois BYD dépassent pour la première fois celles de Tesla, propulsant l’entreprise dans le top 10 du classement européen des ventes de véhicules à énergie nouvelle. Ce tournant marque non seulement un moment important dans la croissance du plus grand constructeur automobile de la République populaire de Chine, mais symbolise aussi la montée en puissance de l’industrie chinoise des véhicules à énergie nouvelle.

Yuwu Fu, président honoraire de la Société des ingénieurs automobiles de Chine, estime que le développement de l’industrie automobile chinoise a connu trois phases distinctes. De 1953 à 2000, elle établit ses fondements industriels. Après 2000, elle accélère son développement. Depuis 2020, elle progresse vers le statut de grande puissance automobile.

En 2016, le plan directeur du Conseil d’État chinois pour une stratégie nationale de développement axé sur l’innovation stipule que les capacités nationales devraient passer d’une coexistence d’approches « suivre », « rattraper », « mener », avec une prédominance de l’approche « suivre », à un modèle où les approches « rattraper » et « mener » prennent le dessus.

En combinant perspective historique et perspective stratégique, le présent article décrit les principaux moteurs des trois phases afin de dégager la logique qui sous-tend le bond en avant de l’industrie automobile chinoise.

La phase « suivre », de 1953 à 2000

Si l’industrie automobile occidentale est née au milieu du XIXᵉ siècle, le secteur automobile chinois voit le jour environ un siècle plus tard. En 1953, la première usine automobile de l’entreprise FAW est fondée à Changchun (au nord-est de la Chine) avec l’aide de l’Union soviétique. Elle marque les débuts de la République populaire de Chine dans la fabrication automobile.

Le modèle Dongfeng CA71, ce qui signifie « Vent d’est », produit par le constructeur chinois First Automobile Works (FAW), en 1958. Wikimediacommons

À partir de 1985, la Chine met en place des mesures protectionnistes telles que des droits de douane élevés et des quotas d’importation. Parallèlement, elle attire les investissements étrangers pour implanter des usines sur son sol, en s’appuyant sur une main-d’œuvre bon marché et un énorme potentiel commercial. En 1994, pour sortir de sa dépendance aux technologies étrangères, la politique industrielle automobile exige que la participation étrangère dans les coentreprises ne dépasse pas les 50 %.

Durant cette phase, la Chine commence à explorer le secteur des véhicules à énergie nouvelle. En 1992, le scientifique Xuesen Qian suggère :

« L’industrie automobile chinoise devrait passer directement à l’étape des énergies nouvelles pour réduire la pollution environnementale, sans passer par celle de l’essence et du diesel. »

La phase « rattraper », de 2001 à 2019

Après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, son industrie automobile connaît un développement rapide. Les droits de douane sur les importations automobiles sont réduits, les politiques de protection commerciale sont supprimées, et l’ouverture du marché contraint l’industrie à améliorer sa qualité et à accélérer sa croissance.

L’utilisation du modèle des coentreprises stimule le développement d’entreprises automobiles nationales, établissant rapidement un système industriel complet. En 2009, la Chine devient, pour la première fois, le premier producteur automobile mondial.

Sous l’effet de plusieurs pressions, notamment le monopole des brevets des constructeurs automobiles européens et états-uniens, la sécurité énergétique et les contraintes écologiques, le secteur automobile chinois s’oriente vers le développement accéléré de véhicules à énergie nouvelle.

En 2009, la République populaire de Chine devient le premier producteur automobile mondial. MikeDotta/Shutterstock

L’exploration des véhicules électriques commence dans les années 1830 en Europe et aux États-Unis. Elle stagne ultérieurement en raison de l’exploitation à grande échelle du pétrole et de l’essor de la technologie des moteurs à combustion interne. En République populaire de Chine, lors du 10e plan quinquennal, le programme national 863 pour les véhicules électriques pose, en 2001, le cadre de la recherche et du développement autour de « trois verticaux et trois horizontaux ».

Les « trois verticaux » désignent les véhicules électriques purs, les véhicules électriques hybrides et les véhicules à pile à combustible. Les « trois horizontaux » englobent les trois systèmes électriques : batteries, moteurs électriques et systèmes de contrôle électronique. Le scientifique en chef du projet Gang Wan déclare que si la Chine a environ vingt ans de retard sur les leaders internationaux dans le domaine des véhicules à moteur à combustion interne, l’écart dans le domaine des véhicules électriques n’est que de quatre à cinq ans.


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L’État introduit une série de subventions spécifiques pour développer l’industrie des véhicules électriques. Un certain nombre de marques nationales apparaissent, comme BYD, qui passe de la fabrication de batteries à celle de véhicules complets. Les ventes de véhicules à énergie nouvelle en Chine atteignent, pour la première fois, le premier rang mondial en 2015. La même année, la publication du guide pour le développement des infrastructures de recharge des véhicules électriques (2015-2020) pose les fondations du plus grand réseau de recharge au monde.

La phase « mener », de 2020 à aujourd’hui

L’industrie automobile chinoise effectue un bond en avant technologique en passant des véhicules traditionnels à carburant aux véhicules intelligents à énergie nouvelle. Pour ce faire, quatre conditions sont nécessaires selon les économistes Elise Brezis, Paul Krugman et Daniel Tsiddon.

Premièrement, il doit exister un écart salarial important entre les pays leaders et les pays retardataires. Par rapport aux puissances automobiles établies, la République populaire de Chine affiche toujours une différence significative en matière de coût de main-d’œuvre par véhicule. Selon les derniers chiffres de la société de conseil Oliver Wyman, les constructeurs automobiles chinois engagent des dépenses de main-d’œuvre de 597 dollars par véhicule contre 769 dollars au Japon, 1 341 dollars aux États-Unis, 1 569 dollars en France et 3 307 dollars en Allemagne.

Deuxièmement, les technologies émergentes présentent initialement une efficacité relativement faible. Le secteur des véhicules électriques est confronté à des difficultés importantes à ses débuts. On peut citer, par comme exemple, la Roadster, première voiture électrique pure de Tesla, et la F3DM, première voiture hybride rechargeable au monde de BYD.

La nouvelle voiture électrique BYD Atto 1, lancée en Indonésie, est présentée au Salon international de l’auto 2025 de Gaikindo Indonésie (GIIAS), le mardi 29 juillet 2025. fotopix/Shutterstock

Troisièmement, l’expertise acquise dans la recherche et le développement des réservoirs, des moteurs et des boîtes de vitesse des véhicules à combustion interne ne peut pas être appliquée aux trois systèmes électriques des véhicules à énergie nouvelle. Créée en 2011, l’entreprise Contemporary Amperex Technology Co. Limited (CATL) n’a aucune expérience dans le domaine des véhicules à combustion interne, mais elle devient en seulement six ans le leader mondial des batteries électriques avec, actuellement, 37,5 % de parts de marché.

Quatrièmement, les technologies des véhicules à énergie nouvelle arrivées à maturité améliorent la productivité dans trois domaines : l’optimisation des coûts, l’accélération de la recharge et la création de futures applications.

« Dépasser en changeant de voie »

De ses débuts où elle suivait le rythme des normes internationales jusqu’à sa position de leader mondial, l’industrie automobile chinoise suit une trajectoire complète consistant à éviter les écueils, à tirer parti de ses atouts et à réaliser des bonds en avant. Cette logique, nommée en Chine « dépasser en changeant de voie », fait écho aux principes de l’innovation disruptive proposés par l’universitaire Clayton Christensen.

Néanmoins, le développement futur du secteur automobile chinois reste semé d’embûches. La concurrence « involutive » est devenue un obstacle majeur pour la pérennité de l’industrie. Les entreprises chinoises de véhicules à énergie nouvelle, impactées par la concurrence nationale et les droits de douane, accélèrent leur expansion à l’étranger tout en étant confrontées à un double défi matériel et culturel.


Cet article a été corédigé par Yuzhen Xie (écrivaine et conférencière), diplômée de Renmin University of China.

The Conversation

Fabien M. Gargam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.10.2025 à 15:33

Catastrophes industrielles, ferroviaires, maritimes… L’erreur individuelle existe-t-elle vraiment ?

Chauvin Christine, Professeur en ergonomie cognitive, facteurs humains, Université Bretagne Sud (UBS)
Attribuer un accident à l’erreur humaine en occulte les causes : des défaillances systémiques, un enchaînement de décisions aux différents niveaux d’une organisation.
Texte intégral (1848 mots)

L’erreur humaine est considérée comme un facteur déterminant dans la survenue d’accidents majeurs. Elle a été ainsi désignée comme une cause principale dans le naufrage du « Titanic », l’explosion de l’usine de pesticide de Bhopal, l’explosion du réacteur de Tchernobyl ou encore la collision aérienne de Tenerife. Lorsque de tels accidents surviennent, les médias mettent souvent en exergue l’erreur commise par l’équipe ou l’opérateur qui pilotait le système et l’associent parfois à la responsabilité individuelle d’une personne. Est-ce vraiment pertinent ?


Prenons l’exemple de la collision frontale entre un train de voyageurs et un convoi de marchandises survenue en Grèce, dans la nuit du 28 février au mercredi 1er mars 2023. Faisant 57 morts et 81 blessés graves, c’est l’accident ferroviaire le plus meurtrier qu’a connu la Grèce. Dans un article paru le 1er mars, le lendemain de la catastrophe, le journal le Monde titrait Accident de train en Grèce : le premier ministre pointe « une tragique erreur humaine », puis précisait plus loin que le chef de la gare de Larissa avait été arrêté et était poursuivi pour « homicides par négligence ».

Deux trains avaient circulé pendant plus de dix minutes sur la même voie, en sens opposé, sans qu’aucun système d’alarme ne soit déclenché avant la collision. Le rapport d’enquête rédigé par la HARSIA (Hellenic Air & Rail Safety Investigation Authority, l’équivalent du Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre en France ou BEA-TT), publié le 27 février 2025, montre que la cause immédiate de l’accident est une erreur d’aiguillage. Le train de passagers IC 62 en provenance d’Athènes aurait dû rester sur la voie principale (ascendante), mais le chef de gare orienta l’aiguillage vers la voie descendante qui était occupée par un train de fret venant en sens inverse.

Malheureusement, le chef de gare ne détecta pas cette erreur et il n’y eut pas de communication claire avec le conducteur du train qui aurait permis de l’identifier. En effet, le chef de gare donna un ordre ambigu qui ne mentionnait pas la voie qu’allait emprunter le train. Le conducteur aurait dû répéter l’ordre en demandant au chef de gare de préciser la voie (ascendante ou descendante). Il s’agit de la procédure dite de « readback/hearback » qui consiste à répéter et à confirmer chaque instruction critique pour éviter tout malentendu. De plus, le conducteur aurait dû contacter le chef de gare lorsqu’il a constaté qu’il ne se trouvait pas sur la voie montante.

Le rapport met en évidence les circonstances dans lesquelles cette erreur a été commise (notamment la charge de travail élevée du chef de gare, un pupitre de contrôle comportant de nombreuses commandes et informations). De plus, il fait ressortir les défaillances du système ferroviaire grec comme constituant des facteurs sous-jacents (infrastructure dégradée et insuffisamment entretenue, sous-effectif chronique, absence de maintenance préventive des dispositifs de contrôle-commande et de la signalisation, problème de formation et de gestion des compétences des personnels, défaillance du système de communication, absence de retour d’expériences qui aurait permis d’apprendre des incidents et accidents passés).

Les auteurs de ce rapport n’examinent donc pas seulement les activités du chef de gare et du conducteur de train ; ils s’intéressent aussi aux décisions d’acteurs institutionnels : la compagnie ferroviaire chargée de l’exploitation des trains, l’entreprise publique gestionnaire du réseau ferré et, donc, l’État.

Cet accident a entraîné de nombreuses manifestations en Grèce ; les manifestants pointant les dysfonctionnements du réseau ferroviaire. Le chef de gare de Larissa a été le premier à être placé en détention provisoire, puis trois autres employés des chemins de fer ont été poursuivis pour « homicide involontaire par négligence ». Le 15 septembre 2025, le procureur d’appel de Larissa a demandé, à l’issue d’un rapport de 996 pages, que 33 autres personnes soient renvoyées devant la cour d’assises. Il s’agit d’acteurs opérationnels ou administratifs responsables de la sécurité ferroviaire.

Cet exemple montre qu’il est important, lors d’un accident majeur, d’opérer un déplacement de point de vue :

  • ne plus se focaliser sur l’opérateur, mais examiner l’ensemble des éléments qui compose le système au sein duquel il opère ;

  • ne plus se focaliser sur l’action ou sur la décision d’un opérateur « de première ligne », mais considérer l’impact des décisions prises à tous les niveaux d’une organisation.

Erreur humaine ou défaillances systémiques ?

Nombre de travaux menés depuis la Seconde Guerre mondiale invitent à considérer une action erronée non pas comme une action fautive, mais comme le symptôme d’une mauvaise adéquation entre les capacités de l’opérateur et les caractéristiques de sa situation de travail.

En 1990, le psychologue anglais James Reason publie un ouvrage de référence intitulé Human Error dans lequel il distingue les « erreurs actives » et les « erreurs latentes » ou « conditions latentes ». Les premières ont un effet immédiat. Il s’agit d’actions « erronées » commises par les opérateurs « de première ligne ». Les secondes sont présentes au sein du système depuis parfois de nombreuses années, mais sont « dormantes ». Elles se développent à partir d’activités humaines éloignées de l’activité qui déclenche le dommage (activités de conception, de maintenance, management). C’est en se combinant à d’autres facteurs qu’elles se révèlent et contribuent à l’accident.

Nous avons utilisé ce cadre pour analyser des collisions entre navires. L’analyse menée fait apparaître trois grandes classes d’accidents.

La première classe est typique d’accidents qui surviennent dans des eaux dites « resserrées » (des chenaux principalement) alors qu’un pilote se trouve à bord du navire. Les principaux facteurs d’accidents sont des problèmes de communication (entre navires et au sein de l’équipage). Ce résultat met en exergue l’importance des formations au travail d’équipe, tout particulièrement pour les situations dans lesquelles un pilote doit interagir avec le commandant et l’équipage du navire. Ce facteur fait écho à l’ambiguïté de la communication entre le chef de gare et le conducteur de train qui participa à la collision ferroviaire de Larissa.

La deuxième classe d’accidents résulte de l’interaction de facteurs appartenant à différents niveaux du système : mauvaise visibilité et non-utilisation ou mauvaise utilisation des instruments, planification d’opérations inappropriées à la situation – comme une vitesse excessive au regard des conditions extérieures ou un nombre insuffisant de personnes affectées à la tâche (facteurs relevant du leadership), système de management de la sécurité incomplet (facteur organisationnel).

La troisième classe d’accidents se caractérise, quant à elle, par le non-respect du système de management de la sécurité ; il s’agit, dans ce cas, de violations (erreurs intentionnelles) relevant du leadership.

De l’analyse des erreurs à l’analyse des décisions

Jens Rasmussen, qui fut l’un des chercheurs les plus influents dans le domaine de la sécurité et de l’étude de l’erreur humaine, explique que la notion d’erreur (supposant un écart à une performance définie) n’est pas vraiment pertinente, parce qu’elle entre en contradiction avec la capacité d’adaptation humaine, avec le fait que les acteurs – au sein d’un système – ont une certaine liberté dans la façon de réaliser leur activité et peuvent ainsi opter pour différentes stratégies.

Adaptation et variabilité sont même nécessaires pour garantir la performance des systèmes. S’intéressant aux interactions « verticales » au sein d’une organisation, Rasmussen propose d’identifier tous les acteurs (acteurs étatiques, législateurs, syndicats, concepteurs de système, dirigeants d’entreprises, managers, opérateurs) dont les décisions ont contribué à l’accident ; il souligne que les contraintes et possibilités qui s’imposent à un acteur donné et à un niveau donné dépendent de décisions prises par d’autres acteurs.

Dans le secteur de la pêche maritime, il est intéressant d’analyser l’impact des décisions prises par les législateurs (au niveau national et international) sur les choix réalisés par les concepteurs des navires et des équipements et, finalement, sur les pêcheurs eux-mêmes. Ainsi plusieurs études ont examiné l’impact, sur la sécurité des marins-pêcheurs, du type de quotas de pêche (quotas individuels qui donnent à un opérateur le droit de prélever une quantité déterminée de poissons sur un stock ou quotas collectifs). D’une façon générale, l’allocation individuelle de quotas réduit la « course au poisson » et diminue les prises de risque.

Dans la lignée de ces travaux, nous avons montré que la législation impose aux marins-pêcheurs des contraintes qui ont une forte incidence sur leurs décisions, sur les arbitrages qu’ils font au quotidien et sur la prise de risque.

Il est nécessaire d’adopter une perspective systémique pour comprendre la survenue des accidents. Dans ce cadre, il apparaît plus pertinent de s’intéresser aux décisions des différents acteurs d’un système, et aux interactions entre ces décisions, qu’aux erreurs qu’ils peuvent commettre.

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