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02.07.2025 à 18:36

Recherche participative en santé : rapprocher les citoyens et les scientifiques au sein de projets de recherche

Mélissa Mialon, Chaire Inserm, Université Paris Cité
Claudie Lemercier, Chercheur, PhD-HDR, chargée de mission auprès des associations de malades pour la région AuRA, Inserm
Elsa Bombrun, Ingénieure agronome, Université Paris Cité
Houda El Azzaoui, Etudiante en thèse, Université Claude Bernard Lyon 1
Jean-Michel Escoffre, Chargé de Recherche - Inserm, Inserm
Virginie Hamel, Candidate au doctorat de nutrition, Université de Montréal
Maladies rares, cancers, VIH, troubles «dys» de l'enfant… dans différents domaines de la santé, la recherche participative ambitionne de rapprocher société civile et monde de la recherche académique.
Texte intégral (1888 mots)

Maladies rares, cancers, VIH, troubles « dys » de l’enfant… dans différents domaines de la santé, la recherche participative permet une collaboration fructueuse entre des scientifiques et des citoyens concernés par la thématique étudiée. Cette approche innovante, qui se développe notamment à l’initiative de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), ambitionne de rapprocher la société civile et le monde de la recherche académique.


La recherche participative dans le domaine de la santé progresse petit à petit en France. Afin de développer cette manière de faire recherche, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), au travers de son service « Sciences et Société », a organisé une journée sur cette thématique en juin 2024 à Lyon.

L’objectif était de favoriser les interactions entre le monde de la recherche scientifique et la société civile, de présenter des projets de recherche participative déjà en cours à l’Inserm, et de susciter l’émergence de nouveaux projets. Un des ateliers thématiques de la journée portait sur « Comment créer des échanges fructueux entre Sciences et Société ? » Voici quelques-unes des réflexions qui en ont émané.

Impliquer société civile, recherche académique et pouvoirs locaux

La recherche participative est une approche reposant sur l’implication active, à chaque étape du processus de recherche, de citoyens concernés par la problématique explorée. Elle valorise les savoirs issus de l’expérience et vise à créer un dialogue entre les chercheurs et les autres citoyens afin de co-construire des savoirs et des actions.

La recherche participative implique différents acteurs, tels que :

  • la société civile, en particulier les populations concernées par la question de recherche ;

  • la recherche académique ;

  • les pouvoirs publics locaux, afin d’assurer une mise en pratique concrète.

La participation citoyenne s’exerce tout au long du processus de recherche : identification de la problématique, collecte et analyse des données, diffusion des résultats et éventuelle existence du collectif après la fin du projet.

Une approche avec des retombées parfois concrètes

Dans la pratique quotidienne, les savoirs et méthodes des différents acteurs peuvent diverger, ce qui favorise un apprentissage mutuel. Chacun s’enrichit des connaissances et expériences des autres. Cela contribue ainsi à une production de savoirs plus ancrée dans les réalités sociales.

Les retombées de cette approche sont parfois très concrètes. Caroline Huron, chercheuse à l’Inserm, mène ainsi une recherche-action participative avec des enfants dyspraxiques et leurs familles, étudiant par exemple la qualité de vie des parents.

La chercheuse a même créé une association, « Le cartable fantastique », « pour concevoir des ressources pédagogiques adaptées aux enfants dyspraxiques ».

Démocratiser la science

La participation citoyenne répond à certains problèmes (d’environnement, de santé publique, etc.) par des approches transdisciplinaires et inclusives. La diversité des perspectives favorise l’émergence d’idées nouvelles et de solutions inédites.

La recherche participative participe à la démocratisation de la science en rendant le savoir plus accessible et en facilitant l’appropriation des résultats par les acteurs concernés. Elle permettrait ainsi, dans l’idéal, de favoriser l’inclusion des populations marginalisées dans les processus de décision. Inscrite dans une démarche éthique, elle met l’accent sur le bien-être collectif et une science plus ouverte.

Recrutement, engagement, temps : les défis à relever

Mener une recherche participative nécessite une gestion attentive des relations de pouvoir et une réelle volonté de collaboration. Divers défis peuvent ainsi se présenter en cours de route :

  • le recrutement : un des défis importants en matière de recherche participative concerne le recrutement des citoyens-chercheurs. La recherche participative ne doit pas être élitiste, là où il peut être difficile d’atteindre certains groupes d’individus ;

  • l’engagement : un autre défi, plus insidieux, est l’épuisement et la démobilisation des citoyens. Lorsqu’on sollicite intensément des participants sans reconnaissance adéquate (financière, symbolique ou professionnelle), cela peut créer une lassitude et réduire leur engagement sur le long terme. Or, parfois, les financements disponibles ne sont pas mobilisables à cette fin, pour des questions juridiques – la recherche participative ne peut pas se traduire en contrat de travail pour le citoyen – ou sont insuffisants pour une indemnisation ;

  • le temps : les délais et démarches pour l’établissement des conventions, ou encore l’approbation éthique concernant l’aspect participatif des projets, représentent également des barrières à l’implication citoyenne.

En somme, il est nécessaire d’imaginer de nouvelles formes de rapprochement permettant d’aller vers les personnes qui ne connaissent pas la recherche, ou vers les chercheurs qui ne sont pas sensibilisés à la recherche participative, en organisant des formations adéquates sur ce sujet.

Faire connaissance pour faciliter la recherche participative

Il est important que les chercheurs soient accessibles et prennent le temps de découvrir les acteurs de la société civile, pas seulement pour des raisons lucratives (obtention de financements), mais également afin d’être à l’écoute des besoins de chacun. Un des moyens d’apprendre à se connaître passe par l’organisation de rencontres fréquentes, au travers des visites de laboratoire, d’évènements où les associations peuvent se présenter, ou même de ciné-débats.

Ces rencontres multiples doivent se tenir dans des lieux publics, sans hégémonie de savoir (mairies, bibliothèques, maisons de quartier), où chacun se sente légitime d’entrer. Les boutiques des sciences, par exemple, ont vocation à créer ce type de rapprochement. Ces rencontres aussi doivent conduire à une meilleure connaissance et reconnaissance de l’expertise de l’autre, un des piliers nécessaires à la co-construction de projets de recherche participative.

Appels à projets et autres modes de financement

Il faut souligner que les financeurs européens de la recherche incitent à la participation de la société civile dans les projets. En France, plusieurs dispositifs de financement soutiennent cette approche de la recherche : des plates-formes de financement participatif ou bien des services et appels à projets comme au sein de l’Inserm. De plus, des appels à projets sont lancés par des organismes publics comme l’Agence Nationale de la Recherche pour encourager l’implication citoyenne dans la recherche. Toutefois, le financement de ces initiatives demeure souvent limité (en nombre de projets lauréats) et plus modeste que celui des recherches classiques.

Les projets de recherche participative voient parfois le jour à l’initiative des chercheurs : c’est le cas de l’étude sur la constitution d’une cohorte de patients atteints de polypose adénomateuse, une maladie rare qui se caractérise par le développement d’adénomes (ou tumeurs bénignes) dans le côlon, le rectum, puis le duodénum, qui induisent un risque majeur de cancer du côlon.

Ils peuvent aussi émaner des citoyens. Chercheur en neurosciences cognitives, Guillaume Sescousse raconte ainsi une expérience de recherche participative avec des collégiens, à l’initiative d’un de ses amis :

« Mon impact a été plus fort en une journée de recherche participative qu’avec mon dernier article », rapporte-t-il.

On citera aussi les recherches de Marie Préau concernant l’identification de troubles cognitifs qui impactent le quotidien de personnes souffrant d’un cancer du sein, également autour du partage du diagnostic par les personnes séropositives.

Enfin, les projets peuvent être coconstruits, comme pour la recherche participative menée par Caroline Huron avec les familles d’enfants dyspraxiques mentionnée plus haut.

Une dérive possible : minimiser la parole citoyenne

Le premier écueil sur lequel la vigilance des chercheurs ne devrait faiblir à aucun moment est l’instrumentalisation des citoyens. En effet, l’effort et le temps que représente l’apprentissage de l’approche participative peuvent mener l’équipe de recherche à abaisser le degré de participation citoyenne dans la prise de décision.

Cette minimisation de la parole citoyenne est souvent symptomatique d’une hiérarchisation des savoirs à laquelle il faut prêter attention, pour ne pas rompre la confiance des citoyens.

Il apparaît aussi crucial de se soucier de l’appropriation des résultats par la société et donc de leur traduction : la rencontre entre la recherche et la société civile fait inévitablement émerger de nouveaux questionnements, voire une certaine urgence à y répondre. Une relation chercheur – citoyen de qualité, comme précisé plus haut, nécessite du temps. Il est donc d’importance de pérenniser le partenariat pour rapprocher durablement ces deux mondes.

Il existe une pluralité de façons de faire de la recherche participative, et une pluralité de degrés de participation. De ce fait, cette approche peut ne pas revêtir exactement la même définition pour l’ensemble de la communauté scientifique.

Avec les garde-fous énoncés dans cet article, nous imaginons la recherche participative comme l’opportunité unique d’une autre contribution de la science à la société, et de la société à la science.

The Conversation

Jean-Michel Escoffre est trésorier de Centre-Sciences. Il a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche, l’Inserm, l’université de Tours, la Région Centre-Val de Loire, la Ligue contre le cancer.

Virginie Hamel a reçu des financements des Fonds de Recherche en Santé du Québec (FRQS).

Claudie Lemercier, Elsa Bombrun, Houda El Azzaoui et Mélissa Mialon ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

02.07.2025 à 18:34

Bali to Biarritz: Surf spot overcrowding and the fight to protect the essence of catching a wave

Jérémy Lemarié, Maître de conférences à l'Université de Reims Champagne-Ardenne, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)
Surf overtourism has led to conflicts over how beaches are used and concerns over social and environmental harms. But there are ways to address these issues.
Texte intégral (1278 mots)

Invented in Hawaii, surfing gained popularity in the United States and Australia in the 1950s before becoming a global phenomenon. Now practiced in more than 150 countries, its spread has been driven by media and tourism. Surf tourism involves travelling to destinations to catch waves, either with a surfboard or through activities such as body surfing or bodyboarding. Tourists range from seasoned surfers to beginners eager to learn.

The allure of California

For many, surf tourism evokes exotic imagery shaped by California production companies. Columbia Pictures in 1959 and Paramount Pictures in 1961 introduced surfing to the middle class, showcasing the sport as a gateway to summer adventure and escape. However, it was the 1966 movie The Endless Summer, directed and produced by Bruce Brown, that became a box office success. The film follows two Californians travelling the globe in search of the perfect wave, which they ultimately find in South Africa. Beneath the seemingly lighthearted portrayal of a “surf safari”, it carries undertones of colonial ambition.

In the film, the Californians tell people in Africa that waves are untapped resources ready to be named and conquered. This sense of Western cultural dominance over populations in poorer countries has permeated surf tourism. Since the 1970s, French surfers have flocked to Morocco for its long-breaking waves, Australians have flocked to Indonesia and Californians to Mexico. The expansion of surfing to Africa, Asia and Latin America was enabled by easier international travel and economic disparities between visitors and hosts.

Surfing’s impact on local communities

Indonesia, for instance, became a surfing hotspot after Australian surfers started to explore the waves of Bali and the Mentawai Islands in the 1970s. Once remote regions with modest living standards, these areas saw tourism infrastructure mushroom to meet demand. Today, destinations such as Uluwatu in Bali and Padang Padang in Sumatra attract surfers of all skill levels.

Similarly, Morocco has experienced a surge in surf tourism, with spots such as Taghazout drawing European visitors in search of affordable waves and sunshine. While this has boosted local economies, it has also raised concerns about environmental degradation and the strain of tourism on previously untouched areas.

The challenges of overtourism in coastal areas

Although surfing is often seen as an activity in harmony with nature, mass tourism has created tensions between local surfers and visitors. Overtourism refers to the negative impact of excessive tourist numbers on natural environments and local communities.

One response to overtourism is localism – where local surfers assert ownership of waves, sometimes discouraging or even intimidating outsiders. This has been particularly pronounced in economically dependent surf destinations. For example, in Hawaii during the 1970s and 1980s, local surfers protested against the influx of professional Australian surfers and international competitions. Today, localism persists globally, from Maroubra in Sydney to Boucau-Tarnos in France’s Nouvelle-Aquitaine region. These places are not systematically off-limits to beginners, but major conflicts can arise during peak tourist seasons.

Surf schools, while crucial for teaching newcomers, also exacerbate crowding. During high seasons, beaches such as Côte des Basques in Biarritz become overcrowded, straining relations between experienced surfers, instructors and novices. Beginners, often unaware of surf etiquette and safety rules, contribute to frustrations among seasoned surfers.

A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!

The role of public authorities

In response to these challenges, public initiatives have emerged to promote sustainable surf tourism. For instance, the Costa Rican government has established marine protected areas and regulated tourism activities to preserve a part of the coastal environment. Local authorities have also begun capping the number of surf schools and making access to the practice more difficult.

In southwestern France, municipalities use public service delegations (DSP), temporary occupation authorisations (AOT) and other tools to regulate surf schools operating on public beaches. Environmental awareness programmes have been launched to educate tourists on responsible behaviour toward beaches and oceans.

Gaps in regulation

Despite these measures, many coastal regions face insufficient action to address the environmental and social challenges posed by surf tourism. In Fiji, a 2010 decree deregulated the surf tourism industry, eliminating traditional indigenous rights to coastal and reef areas. This allowed unregulated development of tourism infrastructure, often ignoring long-term ecological impacts.

Similar issues are seen in Morocco, where lax regulations allow foreign investors to exploit coastal land for hotel development, often providing little benefit to local communities.

Yet, there are success stories. In Santa Cruz, California, the initiative Save Our Shores mobilises citizens and tourists to protect beaches through anti-pollution campaigns and regular cleanups.

Surf tourism has brought significant economic benefits to many coastal regions. However, it has also introduced social and environmental challenges, including localism, overcrowding and ecological strain. Managing these issues requires a collaborative approach, with governments, local stakeholders and tourists working together to preserve the sport’s connection to nature.


This article was published as part of the 2024 Fête de la Science, of which The Conversation France was a partner. The year’s theme, “Oceans of Knowledge,” explored the wonders of the marine world.

The Conversation

Jérémy Lemarié is a member of the Fulbright network, as the recipient of the “Chercheuses et Chercheurs” grant from the Franco-American Commission in 2022-2023.

02.07.2025 à 15:06

La démographie, frein au développement ? Retour sur des décennies de débats acharnés

Serge Rabier, Chargé de recherche Population et Genre, Agence Française de Développement (AFD)
La problématique du développement est-elle intrinsèquement liée à une baisse de la croissance démographique ?
Texte intégral (2563 mots)

L’aide au développement fournie par les pays occidentaux, que ce soit via leurs structures étatiques ou à travers diverses organisations internationales ou fondations caritatives, a mis en avant, au cours des dernières décennies, des priorités variées. En matière de démographie, on a observé une certaine constance : de nombreuses actions ont été entreprises pour aider – ou inciter – les pays les moins développés à réduire leur natalité.


En février 2025, l’une des premières mesures de la nouvelle administration Trump a été de purement et simplement supprimer l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID), avec pour conséquence de couper des financements représentant plus de 40 % de l’aide humanitaire mondiale.

L’arrêt de la contribution majeure des financements américains destinés au développement invite à un retour historique sur le rôle et l’influence des États-Unis en matière de définition et de déploiement de l’aide publique au développement, en particulier à travers le prisme démographique.

L’instrumentalisation de la démographie dans les agendas successifs du développement

Depuis près de soixante ans, l’agenda international du développement a connu des orientations prioritaires variées, le primat ayant été donné successivement à l’industrialisation, à la lutte contre la pauvreté, aux programmes d’ajustement structurel puis au développement humain et aux enjeux de gouvernance et de droits humains (y compris ceux des femmes et des filles) à l’ère de la mondialisation. À partir de 2000 et jusqu’à aujourd’hui, cet agenda a mis l’accent sur d’autres thématiques : lutte contre les inégalités, urgences climatique et environnementale, finance durable.

Toutes ces orientations prioritaires se sont traduites dans des narratifs démographiques spécifiques : démographie et géopolitique ; démographie et droits humains ; démographie et crise climatique, pour n’en prendre que trois.

Dans le premier cas, les tendances de la fécondité dans les pays en développement ont justifié le soutien financier et logistique à des programmes de contrôle des naissances au nom de la défense des valeurs occidentales contre l’expansionnisme de l’URSS. Dans le deuxième cas, l’affirmation de l’approche par les droits a voulu minorer les dynamiques démographiques en privilégiant la reconnaissance des droits des personnes à décider en matière de droits sexuels et reproductifs. Dans le troisième cas, le plus contemporain, l’argument du poids encore croissant de la population mondiale, et donc de sa limitation nécessaire, serait une (voire la) réponse à la crise climatique, oubliant au passage la cause principale que représente le « modèle » du développement extractiviste et consumériste actuel.

La démographie :un levier de l’engagement international des États-Unis pour le développement

Dans le quatrième point de son discours d’investiture du 20 janvier 1949, le président Harry Truman présente la nécessité d’un « programme nouveau et courageux pour rendre accessibles les résultats bénéfiques de nos avancées scientifiques et de notre progrès industriel en vue des progrès et de la croissance dans les nations sous-développées ».

Au-delà de l’aspect généreux de l’engagement présidentiel dans la lutte contre « l’ignorance, la maladie et la misère » ainsi que les nécessités, plus intéressées, de reconstruction économique, en particulier de l’Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale, il faut aussi voir dans ce programme le poids des néomalthusiens inquiets des risques selon eux liés à l’explosion démographique dans les pays du tiers-monde, de l’Asie en particulier.

Ainsi, à l’orée de la décennie 1950, le facteur démographique apparaît à la fois, d’une part, comme une justification pour soutenir le développement des pays pauvres qui, processus de décolonisation aidant, deviendront des États indépendants ; et d’autre part, comme une composante majeure de la politique étrangère des États-Unis que leur statut de « super-puissance » de plus en plus évident leur imposait.

En effet, outre l’argument souvent mis en avant (à juste titre) de l’engagement économique (Plan Marshall) et politique (le début de la guerre froide) des autorités gouvernementales, il faut souligner le rôle d’éminents démographes tels que Kingsley Davis (The Population of India and Pakistan (1951)), Hugh Everett Moore (The Population Bomb (1954)), ou encore Ansley J. Coale et Edgar M. Hoover (Population Growth and Economic Development in Low-Income Countries (1958)).

En étudiant l’impact de la croissance démographique (présentée comme excessive et donc néfaste) sur le développement économique, ils sont au fondement des débats ultérieurs sur l’articulation entre population et développement, ainsi que des financements publics des politiques de planification familiale de nombreux bailleurs bilatéraux (États-Unis, Royaume-Uni et Suède notamment) et multilatéraux (Banque mondiale, ONU).

Enfin, la mise à l’agenda de l’explosion démographique du tiers-monde a été rendue possible par la conjonction de certains travaux de la communauté académique et de l’engagement de grandes fondations à but non lucratif des États-Unis, qui a contribué à proposer et à financer des programmes de recherche et de terrain en matière de contrôle et de limitation des naissances, de promotion de la contraception et de la planification familiale.

De fait, la puissance d’imposition d’un tel agenda a bénéficié de facteurs déterminants : capacité financière des fondations privées Rockefeller, Ford, MacArthur rejointes dans les décennies 1990/2000 par, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation, la David and Lucile Packard Foundation ou encore la Bill and Melinda Gates Foundation ; implication d’universités et d’institutions scientifiques privées, parmi lesquelles le Population Reference Bureau (1929), le Population Council (1952), Pathfinder (1957) et plus tard, le Guttmacher Institute (1968) ; et enfin, quelques années plus tard, les financements institutionnels massifs de l’USAID.

Ces financements permettront aussi à des bureaux de consultants américains de devenir des intermédiaires incontournables dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des programmes de planification familiale : Futures Group, 1965 ; Management Science for Health, 1969 ; Population Services International, 1970 ; Family Health International, 1971 ; John Snow Inc., 1975.

« Le meilleur contraceptif, c’est le développement »

C’est au cours de la conférence mondiale de Bucarest (1974) (Conférence mondiale sur la population des Nations unies) que s’affrontent les tenants de deux approches opposées du développement au regard des enjeux, réels ou supposés, de la démographie.

D’un côté, il y a les pays développés à régimes démocratiques libéraux, inquiets des conséquences économiques, alimentaires, environnementales de l’évolution démographique du monde – une inquiétude qui se trouve au cœur du livre alarmiste de Paul R. Erhlich, The Population Bomb (paru en français sous le titre La Bombe P) et du texte de l’écologue Garrett Hardin sur la tragédie des biens communs, tous deux parus en 1968. De l’autre, il y a les pays ayant récemment accédé à l’indépendance, souvent non alignés et rassemblés sous l’appellation « tiers-monde » : pour la plupart d’entre eux (surtout sur le continent africain), la maîtrise de la croissance de la population n’est pas la priorité.

À travers le slogan « Le meilleur contraceptif, c’est le développement », ce sont la croissance et les progrès économiques qui sont mis en avant comme préalables à la nécessaire articulation des enjeux démographiques et économiques.

Les politiques de population au service du développement

La Conférence internationale sur la population et le développement (Le Caire, 1994) représente le moment de bascule entre des objectifs gouvernementaux strictement démographiques en termes de contrôle de la fécondité (au prix souvent de fortes mesures incitatives voire coercitives, voire d’eugénisme social telles que l’Inde a pu en connaître) et l’affirmation du droit des femmes à contrôler librement leur santé et leur vie reproductive ainsi que celui des ménages à décider de manière informée du nombre d’enfants qu’ils souhaitent avoir (ou non) et de l’espacement entre les naissances de ceux-ci.

Le vice-président des États-Unis Al Gore (deuxième à partir de la gauche) s’adresse aux délégués lors de la Conférence du Caire en 1994. UN Photo

Ainsi, avec le « consensus du Caire », la problématique du développement n’est plus simplement affaire d’objectifs démographiques quantifiables ; elle acte que l’approche fondée sur les droits doit contribuer aux agendas du développement, successivement les Objectifs du millénaire pour le développement (2000-2015) puis les Objectifs du développement durable (2015-2030).

Le financement et la mise en place de programmes de soutien à la planification familiale, qui avaient été conçus pour limiter le déploiement incontrôlé d’une sorte de prolétariat international pouvant servir de réservoir démographique au bloc communiste, se sont déployés en particulier avec le soutien financier massif des fondations précédemment évoquées.

Ces programmes, sous le nouveau vocable de « politiques de population », se sont progressivement inscrits dans l’agenda du développement international des gouvernements américains successifs. C’est au cours des années 1960-1980 que les États-Unis assument le leadership du financement international des politiques de population en Asie, en Afrique et en Amérique latine avec l’USAID, tout en soutenant fortement la création en 1969 du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), devenant ainsi un acteur clé du financement des politiques de population, avec une part variant entre 30 % et 40 % des financements mondiaux dans ce domaine.

De fait, à partir des années 1980, l’USAID est le principal canal de financement des enquêtes démographiques et de santé ou EDS (plus connues sous leur acronyme anglais DHS pour Demographic and Health Surveys), qui permettent, de façon régulière, aux pays en développement de bénéficier des données socio-démographiques nécessaires à la définition et à la mise en place de certaines politiques publiques en matière de population, d’éducation, de santé et d’alimentation.

Une inflexion à cet « activisme » démographique au nom des valeurs conservatrices survient en 1984, lorsque le président Ronald Reagan instaure la politique dite du « bâillon mondial » (« Mexico City Policy »), supprimant les financements états-uniens aux organisations de la société civile qui font, supposément ou non, la promotion de l’avortement. Cette politique sera tour à tour supprimée et ré-installée au rythme des présidences démocrates et républicaines jusqu’à aujourd’hui avec, en point d’orgue, la suppression de l’USAID dès les premiers jours de la seconde présidence Trump.

Une nouvelle ère ?

Les dynamiques démographiques actuelles, marquées par la baisse universelle de la fécondité (à l’exception notable de l’Afrique subsaharienne), l’allongement de l’espérance de vie, la remise en cause des droits en matière de fécondité, la politisation des migrations internationales et le vieillissement de la population mondiale dans des proportions jusqu’ici inconnues vont dessiner un tout autre paysage démographique d’ici à 2050.

Enfin, le retour des concurrences exacerbées de puissances, la fin de la mondialisation dite « heureuse », la résurgence du néo-mercantilisme et, surtout, la nécessité désormais incontournable de l’adaptation au changement climatique, sont autant d’enjeux qui, tous ensemble, vont requestionner radicalement le nexus démographie-développement.

The Conversation

Serge Rabier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.07.2025 à 15:05

Parler des bâtards du Moyen Âge en historiens du XXIᵉ siècle : faut-il cacher ce mot que l’on ne saurait voir ?

Carole Avignon, Maîtresse de conférences en Histoire du Moyen Age, Université d’Angers
Le terme « bastard » n’a acquis de valeur d’insulte qu’à partir du XIXᵉ siècle. Que nous apprend l’étude de l’illégitimité des naissances sur les sociétés passées ?
Texte intégral (2246 mots)
Avant la bataille de Hastings (1066), banquet de Guillaume le Conquérant, appelé aussi Guillaume le Bâtard, le fils naturel de Robert le Magnifique, duc de Normandie. Musée de la Tapisserie de Bayeux/Wikimedia Commons

Au Moyen Âge, le terme « bâtard » ne vaut pas toujours stigmatisation. D’ailleurs, il n’acquiert une pleine valeur d’insulte qu’à partir du XIXe siècle. Par le passé, les expériences sociales de filiations illégitimes sont bien plus complexes qu’on ne l’imagine aujourd’hui, ainsi que le met en évidence le programme de recherche « Filiations, identité, altérité médiévales ».


C’est l’histoire d’un Live Twitch programmé en avril 2025 par la très respectable émission « De l’eau dans le gaz », proposée par Terre des sciences, acteur reconnu de l’écosystème de la médiation scientifique dans les Pays de la Loire.

Puisque le pari de notre programme de recherche Filiations, identité, altérité médiévales (Fil_IAM), soutenu de 2020 à 2025 par l’Agence nationale de la recherche (ANR), fut de proposer le développement d’un prototype de jeu vidéo pour partager des résultats de recherche, pourquoi ne pas mobiliser en effet le canal de partage d’expériences des gamers, la chaîne Twitch ?

Il fallut toutefois en passer par quelques précautions spécifiques au média en ligne, avec ses stratégies de modération propres à l’univers des réseaux sociaux. Nous avons ainsi évité de laisser le mot « bâtard » dans les titres, il nous a fallu prévenir les auditeurs de s’abstenir de commenter le « live » en utilisant le mot « bâtard »…

Dès que les interlocuteurs n’étaient pas expressément acculturés aux champs de recherche en sciences humaines et sociales, voilà que parler de « bâtards », même au Moyen Âge, suscitait une prévention spontanée, une inquiétude, assez vite résolue certes, mais bel et bien palpable…


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Cette expérience fait ressortir une forme de malentendu, un hiatus entre les canaux usuels de la connaissance historique (colloques, publications universitaires) et les espaces grand public au sein desquels chercheurs et chercheuses peuvent être conviés à partager leurs recherches.

Cela nous invite à réfléchir aux modes de transmission de la science, à la manière dont peuvent se télescoper les codes et les imaginaires de différentes époques et donc au recul et à la remise en perspective qu’apporte la recherche. Que peut nous apporter au XXIe siècle la connaissance des logiques de filiation au Moyen Âge ?

Une grille de lecture complexe

L’anecdote montre que la connotation injurieuse du vocable a la peau dure ! Sans doute aussi le très grand public n’est-il pas toujours bien au clair avec ce que faire de l’histoire veut dire. Car, ici, il s’agit d’étudier en historienne ou historien un statut social, celui des « bâtards », des « fils et filles illégitimes », des « enfants naturels », une variable d’identité, fruit d’une construction juridique enracinée dans les enjeux normatifs et politiques des IXe- XIIIe siècles (celle de l’illégitimité de la filiation).

Il s’agit de considérer les trajectoires sociales de celles et de ceux qui pâtissent des incapacités juridiques et sociales induites qui se déclinent en exclusion du périmètre de l’« hereditas » (incapacité à hériter de ses ascendants – géniteurs non mariés, et à transmettre en dehors des liens construits dans le mariage légitime), exclusion de l’accès aux ordres sacrés de l’Église, de bien des métiers et corporations attachés à l’honorabilité, héritée, de leurs membres, etc.

Mais ce panel d’incapacités ne réduit pas à lui seul la possible grille de lectures de ce que l’illégitimité de la filiation ou « bastardie » a fait aux sociétés médiévales de l’Europe latine.

Depuis 2012, j’anime en tant que médiéviste des programmes pluridisciplinaires de recherche pour explorer ce que la filiation illégitime fait à la parenté et comment s’exprime la bâtardise. Avec une quarantaine de spécialistes d’histoire, d’histoire du droit, de démographie historique, de littérature, de civilisation, de linguistique, nous avons proposé en 2016 un cadre problématique dans Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne, aux Presses universitaires de Rennes. Nous y avons abordé ce que la bâtardise nous révèle des sociétés passées, ses régimes juridiques, la place des bâtards dans les sociétés d’Ancien Régime, entre stigmatisation, discrimination et intégration.

Parmi les contributions, celle de la professeure des sciences du langage à l’Université Savoie Mont-Blanc Dominique Lagorgette permettait de dresser un panorama des sens et des usages de « bastards » ainsi que de l’expression souvent associée « fils à putain » dans un corpus de textes du Moyen Âge, littéraires et non littéraires. Il s’agissait d’étudier la manière dont ce mot pouvait parcourir l’échelle axiologique. La conclusion était que « bastard » n’avait pas acquis sa valeur d’insulte avant le XIXe siècle, « insulte par ricochet, insultant autrui mais blessant le récepteur ».

Entre stigmatisation et épithète d’honneur

Bien sûr, la potentielle connotation sexuelle de l’usage du mot à fin d’invective n’était pas ignorée dans certains contextes d’énonciation. Bien sûr, la « macule » de « géniture », comme pouvait s’exprimer aussi le fait de ne pas être né de parents mariés conformément aux attentes normatives socialement construites du temps, établissait les soubassements d’un discours sur la souillure et la tache.

C’est sur cette tache qu’est construit le titre choisi par la spécialiste de la bâtardise à l’époque moderne, Sylvie Steinberg, quand elle publie en 2016 un ouvrage de référence pour étudier « par-delà droit et théologie […] la dimension vécue des liens entre enfants et parents ».


À lire aussi : Non, les enfants n’étaient pas négligés au Moyen Âge : la preuve par l’éducation


La « semence maudite » dénoncée dans le Deutéronome (pour ceux qui ne sont pas alors les « bâtards » du Moyen Âge, pas même encore les « fils de prêtres ») est réinterprétée de texte en texte, déployant les champs sémantiques de l’impureté, de la corruption, de l’incomplétude.

De même le « defectus natalium » qui définit une « irrégularité » dans l’accès à l’ordination des prêtres induit-il une « altération » de la qualité de la naissance comme un « vitium » du corps, ou une incomplétude. De même la promotion pastorale de l’honorabilité du mariage canonique a-t-elle pu être portée par le travail sur le langage de la couche (nuptiale) sans souillure, le « thorus immaculatus » de l’Épître aux Hébreux (Hé., 13).

Mais toute mobilisation du terme « bâtard » ne vaut pas stigmatisation au Moyen Âge. Il sait fonctionner comme un titre, presque une épithète d’honneur dans certaines configurations, en particulier dans les groupes nobiliaires. L’ouvrage de Marie-Lise Fieyre sur les bâtards des Bourbon pourra enrichir la recherche sur les bâtards dans les lignages nobiliaires et princiers.

Un besoin d’historicité

Avec le programme Fil_IAM, il s’agit de renouveler les grilles de lecture des bâtardises médiévales, en mobilisant aussi les apports méthodologiques des « disability studies ». Ainsi l’on saisit des scripts d’incapacité, les enjeux des opérations administrativo-politiques de réhabilitation des fils et filles marqués par une altération de la qualité de leur naissance et plus ou moins entravés dans leur insertion sociale selon d’autres variables (groupe social d’appartenance du père, de la mère, genre, place dans la fratrie, etc.).

Le malentendu s’entend : « bâtards » vaut insulte cuisante aujourd’hui, mais les historiennes et historiens peuvent se saisir de cet objet, en tant qu’il pourrait être effectivement la marque d’une insulte, mais, aussi, en tant qu’il pourrait ne pas l’être…

Les malentendus persistants ont eu le mérite de révéler le besoin d’historicité, de dissémination de savoirs historiques, notamment liés aux époques médiévales, auprès de tous les publics.

Le prototype de jeu vidéo Cap ou pas Cap ? Bandes de bâtards a pour objectif d’éclairer quelques-unes des mécaniques sociales des XIIIe- XVe siècles.

« On teste le jeu CAP OU PAS CAP ? BANDE DE BÂT*RDS ! #2 », ÉchoSciences Pays de la Loire, avril 2025.

Le titre a été pensé en clin d’œil aux défis de cours d’école (puisque le jeu est pensé en particulier pour prolonger quelques séances de cours d’histoire de 5e), mais aussi pour ouvrir un espace d’interrogations à partager.

Afin de prolonger l’expérience, le programme a également produit une série de podcasts, pour mieux comprendre ce que c’est que faire de l’histoire aujourd’hui, et de l’histoire médiévale en particulier, autour des bâtardes et bâtards du Moyen Âge.

The Conversation

Carole Avignon a reçu des financements de l'Université d'Angers (soutien de la commission recherche pour son premier programme de recherche F-illégitime) et de l'ANR au titre du programme JCJC (pour le programme Fil_IAM: ANR-19-CE41-0004) et au titre du programme ANR SAPS (UA-Class)

02.07.2025 à 15:04

Au Moyen-Orient, que reste-t-il de l’« esprit des accords d’Alger » ?

Myriam Benraad, Senior Lecturer in International Politics, Negotiation & Diplomacy, Sciences Po
En 1975, à Alger, l’Iran et l’Irak signent un accord censé régler leurs différends. Ce fut un échec retentissant, dont les échos se font sentir à ce jour.
Texte intégral (2153 mots)
Mohammad Reza Pahlavi (à gauche), Houari Boumediène (au centre) et Saddam Hussein en Algérie en 1975.

Lutte pour l’hégémonie régionale, la non-reconnaissance des frontières post-coloniales, la vulnérabilité des minorités ethno-confessionnelles ou contre l’escalade de la violence et les calculs déstabilisateurs des parties extérieures au conflit… Toutes ces problématiques, d’une grande actualité aujourd’hui au Moyen-Orient, se trouvaient déjà au cœur des accords signés à Alger, le 6 mars 1975, par l’Iran du chah et l’Irak de Saddam Hussein. Retour sur un moment d’espoir pour la région, vite douché : cinq ans plus tard, les deux pays entraient dans une guerre longue et terriblement meurtrière.


Le 6 mars 1975, en marge d’un sommet de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) tenu dans la capitale de l’Algérie, à l’issue d’une médiation du président Houari Boumédiène, l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de Mohammed Reza Pahlavi signent les accords d’Alger. Ces textes doivent permettre aux deux États de résoudre leurs différends, au premier rang desquels la délimitation de leurs frontières terrestres et fluviales (Basse-Mésopotamie, plaines et piémonts centraux, Kurdistan), dans le cadre d’une solution jugée « globale ».

La satisfaction affichée par les parties concernées est toutefois de courte durée : dans les faits, il n’y aura jamais ni reconnaissance par Bagdad et Téhéran de l’inviolabilité des frontières du pays voisin, ni respect de l’obligation de non-ingérence dans leurs affaires intérieures respectives. Au contraire, les accords d’Alger créent une impasse. Cinq ans plus tard, ce sera le déclenchement entre l’Iran et l’Irak d’une guerre de huit longues années (1980-1988) qui fera près d’un demi-million de morts de chaque côté.

Cet échec de la diplomatie, qui n’est pas le premier dans l’histoire du Moyen-Orient, n’est pas sans faire écho à la trajectoire récente, voire immédiate, de la région. Il illustre la persistance des conflits frontaliers dans cette partie inflammable du monde – de la bande de Gaza au Liban, en passant par le Yémen et la Syrie.

Saddam Hussein et le chah d’Iran s’embrassent lors des accords d’Alger en 1975.

L’abandon des Kurdes

En 1975, les États-Unis souhaitaient le renforcement de leur influence et de celle de l’Iran – alors un allié – dans le Golfe pour contrer l’Union soviétique. Ils n’hésitèrent pas à sacrifier les aspirations kurdes dans le Nord irakien, selon un scénario qui fait songer à la manière dont plus tard, dans la foulée de la guerre contre l’État islamique, Washington abandonna à leur sort ses partenaires kurdes en Syrie.

Comme en 1975 pour leur frères irakiens, les Kurdes de Syrie sont en effet, aujourd’hui, prisonniers d’un jeu géopolitique complexe qui engage leur survie, entre pressions grandissantes de la Turquie, abandon de leur vieux rêve d’indépendance et intégration incertaine à l’appareil militaro-sécuritaire érigé par un djihadiste « repenti », Ahmed al-Charaa.

Au milieu des années 1970, après quatorze ans de lutte révolutionnaire, le mouvement de libération kurde s’effondre en Irak. Le chah d’Iran avait établi des liens étroits avec le leader kurde irakien Mustafa Barzani depuis le milieu des années 1960, et fourni à ses hommes un armement considérable. Après l’arrivée au pouvoir à Bagdad des baasistes en 1968, Téhéran avait encore accru son appui militaire et financier, incité en ce sens par Richard Nixon et Israël.

Dès lors, les difficultés de l’Irak pour réprimer le soulèvement kurde, qui menaçait de faire chuter le régime, furent telles que Saddam Hussein – alors vice-président, mais déjà homme fort de Bagdad – s’était résolu à un compromis, soit une cession de territoires à l’Iran. Il va sans dire que cet épisode laissa un goût amer au Kurdistan, abandonné par Téhéran et Washington dès les premières heures ayant suivi la signature des accords d’Alger, puis immédiatement attaqué par l’armée de Saddam Hussein.

Une « nouvelle ère » qui fait long feu

Pis, rien ne fut fondamentalement réglé entre l’Irak et l’Iran dans la mesure où aucun de ces deux États n’avait renoncé à l’intégralité de ses revendications. De ce point de vue, les accords d’Alger étaient sans doute trop généraux dans leur formulation. Du côté irakien, ils suscitèrent ainsi indignation et sentiment d’humiliation, conduisant paradoxalement à une aggravation des tensions alors qu’ils étaient supposés les calmer. Les Irakiens estimaient que leurs droits avaient été bradés au profit de l’Iran, en particulier dans le détroit d’Ormuz alors occupé par la marine impériale du chah, par lequel transitent 20 % du pétrole mondial actuel et que la République islamique a menacé de fermer à la suite de la « guerre des 12 jours » avec Israël.

De fait, n’était-ce pas de façon superficielle que les accords d’Alger postulaient l’existence de « liens traditionnels de bon voisinage et d’amitié » entre ces pays ? Qu’en était-il vraiment ? Ces États pivots du Moyen-Orient partageaient-ils un intérêt justifiant une telle coopération à leur frontière ? Saddam Hussein arriva à la table des pourparlers résolu à écraser ses adversaires, tandis que le chah convoitait une extension de son influence régionale.

Il n’y aura pas de visite du monarque en Irak, comme la prévoyaient initialement ces accords, ou de déplacement de Saddam Hussein en Iran. La « nouvelle ère dans les relations irako-iraniennes en vue de réaliser les intérêts supérieurs de l’avenir de la région » évoquée sur le papier ne se matérialise pas.

S’ils ne modifiaient que partiellement le tracé de la frontière terrestre, les accords d’Alger ne s’embarrassaient pas d’attentions juridiques quant au volet fluvial de la dispute. Ils accordaient aux Iraniens ce qu’ils avaient longtemps recherché dans la zone du Chatt al-’Arab (« rivière des Arabes », baptisée Arvandroud en persan), cet exutoire à la confluence du Tigre et de l’Euphrate qui se jette dans le Golfe persique. Les Irakiens resteront emplis de rancœur face à ce transfert de territoire vers leur voisin ennemi, qu’ils estiment arbitraire.

Comme l’écrira le politologue Hussein Sirriyeh, en l’absence de confiance réciproque,

« c’est la question du Chatt al-’Arab et les problèmes frontaliers qui semblent avoir été les principaux enjeux du conflit irako-iranien avant et après l’effondrement du traité de 1975 ».

En octobre 1979, peu après l’avènement de la République islamique à Téhéran, l’Irak dénonce les accords et somme l’Iran de quitter son sol. Puis, en mai 1980, Saddam Hussein annonce que les accords d’Alger sont nuls et non avenus. En septembre 1980, les forces irakiennes envahissent l’Iran avec l’assentiment de nombreux États du Golfe, qui redoutent une exportation de la révolution islamique au sein de leurs frontières. Cette étape fait muter une guerre des mots en une guerre tangible aux conséquences dévastatrices dans un camp comme dans l’autre.

Nationalisme arabe et impérialisme perse

Les accords d’Alger, qui devaient façonner une coexistence pacifique entre l’Irak et l’Iran, sont donc enterrés. Les répudier revient aussi pour Saddam Hussein à rejeter en bloc la notion d’inviolabilité des frontières du Moyen-Orient post-colonial, comme en attestera par la suite sa décision d’annexer le Koweït en 1990.

Mais ce nationalisme à la fois arabe et irakien ne remonte pas aux seuls accords d’Alger. On en trouve la trace dans le traité d’Erzeroum de 1847, sur lequel l’Irak, province ottomane à cette époque, fonde ses exigences. Rappelons que les chahs de Perse étaient entrés en conflit avec les sultans ottomans après que Sélim Ier, dit « le Terrible », (1470-1520) eut repoussé les frontières de l’empire vers l’est et fait passer l’Irak sous sa tutelle.

Dans l’entre-deux-guerres, les exigences irakiennes resurgissaient dans les débats de la Société des nations, comme en 1934 et 1935 lorsque le général Nouri al-Saïd, ministre des affaires étrangères, avait accusé les Ottomans d’avoir permis à Téhéran d’établir de nombreux ports le long du Chatt al-’Arab, contre un seul pour Bagdad. Cette conception d’un Irak arabe lésé par un Iran perse n’évoluera plus. Elle tend même à s’exacerber.

En 1990, un échange renouvelé de lettres entre Bagdad et Téhéran montre d’ailleurs que le conflit est loin d’être résolu. Puis, à partir de 2003 et de l’intervention militaire des États-Unis en Irak, il devient évident que la non-application des accords d’Alger ouvre la porte aux appétits territoriaux, politiques, mais également pétroliers, d’une République islamique débarrassée de son adversaire existentiel Saddam Hussein.

Indirectement, le legs laissé par les accords d’Alger est par ailleurs exploité par des acteurs non étatiques. On songe par exemple aux références des djihadistes à l’« ennemi safavide », lequel constituerait un danger pour tout le Moyen-Orient, mais aussi à la propagande virulente des milices irakiennes concernant les actions et les guerres de l’Occident. Sur fond de délitement de l’« Axe de la résistance » qu’avaient établi dès 2003 les mollahs, ces milices chiites, véritable « État dans l’État », convoiteraient-elles in fine une reprise en main plus pérenne des provinces du Sud irakien et notamment de la région du Chatt al-’Arab ?

Les effets au long cours de cet « arrangement » en définitive éphémère entre l’Irak et l’Iran en 1975 n’ont, dans tous les cas, pas fini de faire parler d’eux. Que reste-t-il, en effet, de cet « esprit des accords d’Alger » auquel se référait le texte originel, sinon des décennies de sanctions et de conflagrations ? N’est-ce pas plutôt un esprit de vengeance tous azimuts qui a fini par l’emporter ?

The Conversation

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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