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04.05.2025 à 11:18

Le pape François, conservateur ou progressiste ? Ça dépend du magistère…

Clément Ménard, Doctorant et enseignant en science politique, Université de Bordeaux
Le pape François est mort, progressistes et conservateurs débattent de son héritage. Mais peut-on vraiment penser l’Eglise catholique selon nos repères politiques ?
Texte intégral (2222 mots)

Depuis la mort du pape François, les observateurs peinent à le situer politiquement, entre progressisme sur les questions migratoires et sociales et conservatisme sur les sujets de société comme l’avortement ou la contraception. Et si les catégories politiques propres à nos clivages politiques nationaux s’avéraient en réalité inadaptées pour comprendre l’Église catholique et la figure du pape ?


Pour établir le bilan du pontificat de François, de nombreux médias mettent l’accent sur les enjeux migratoires et économiques. Sur ces thèmes, le pape argentin est vu comme un pontife progressiste, qui a su dénoncer « l’idolâtrie de l’argent » et a surtout fait de la question migratoire une priorité de son pontificat en rappelant l’exigence de l’accueil et critiquant les politiques restrictives de l’immigration. Souvenons-nous que c’est à Lampedusa que François a choisi de se rendre pour sa première sortie officielle hors du Vatican. C’est ce positionnement sur l’immigration qui a cristallisé l’opposition entre les catholiques conservateurs et progressistes.

Du côté de la droite conservatrice, on loue un pape qui a su rester ferme sur les questions morales : sur l’avortement, l’euthanasie, ou le mariage homosexuel. L’héritage de François trouble les repères habituels, au point que certains ne s’embarrassent pas et définissent même le pape comme un « conservateur révolutionnaire », une manière de jouer sur les deux tableaux du progressisme et du conservatisme.

Pour mieux comprendre l’ambiguïté politique du dernier pontificat, il est nécessaire de se recentrer sur son aspect religieux et de se demander : quel est le rôle du pape et de l’Église ?

 » Mort du pape François : portrait d’un pontife réformateur et engagé pour les plus démunis » YouTube/France 24 (21 avril 2025).

Les degrés du magistère de l’Église

Le catholicisme enseigne que le pape est le successeur de l’apôtre saint Pierre, à qui le Christ aurait confié les « clefs du royaume des Cieux » : « Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. » (Évangile selon saint Matthieu, 16, 18-19). En tant que chef de l’Église fondée par Jésus-Christ, le pape a pour mission de préserver et transmettre la foi. À travers sa personne, l’Église exerce ainsi une fonction essentielle d’enseignement, appelée « magistère ». Ce magistère de l’Église comporte trois degrés :

  • Le premier : le magistère extraordinaire, ou la plus haute expression de l’enseignement du pape. Ce magistère définit solennellement et définitivement un point de doctrine, portant sur la foi ou les mœurs – c’est-à-dire la morale. L’Église estime que ce magistère est infaillible : le pape, à qui il a été confié la mission de garder et transmettre le dépôt de la foi, ne peut pas se tromper.

Le Code de droit canonique affirme ainsi : « Le Pontife Suprême, en vertu de sa charge, jouit de l’infaillibilité dans le magistère lorsque, comme Pasteur et Docteur suprême de tous les fidèles auquel il appartient de confirmer ses frères dans la foi, il proclame par un acte décisif une doctrine à tenir sur la foi ou les mœurs. » (§749). Lorsque le pape use de son magistère extraordinaire, son infaillibilité doit emporter « l’assentiment de foi » de la part des catholiques. Ce magistère est donc extrêmement engageant pour le fidèle. Il est rare que le pape engage pleinement son infaillibilité en usant de ce magistère extraordinaire. La dernière mise en pratique de cette infaillibilité prononcée solennellement remonte à 1950, lorsque le pape Pie XII proclama le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie.

  • Le deuxième degré correspond au magistère ordinaire qui prolonge et complète le magistère extraordinaire. Mais contrairement à ce dernier, le magistère ordinaire ne revêt pas de caractère solennel : il se réfère à l’enseignement habituel et constant du pape et des évêques. On y retrouve la même portée et la même valeur : l’enseignement doit obligatoirement porter sur la foi ou les mœurs, il est considéré comme infaillible lorsqu’il est unanime, et il doit alors engager une adhésion de foi des fidèles.

  • En dernier, le magistère authentique. Il fait référence à tous les enseignements du pape qui sont prononcés directement sans que la foi de l’Église ne soit engagée. Ce magistère constitue une immense part de l’activité pontificale et peut porter sur des objets très divers : des questions ecclésiales, des questions éthiques et sociales, mais aussi plus largement des problématiques contemporaines qui ne sont pas directement religieuses. Ce magistère n’est pas l’apanage du pape : chaque évêque dans son diocèse dispose du magistère authentique. Le pape, lorsqu’il en use, s’exprime donc en tant qu’évêque de Rome. L’attitude requise par les fidèles vis-à-vis de ce magistère est bien inférieure aux magistères précédents : l’Église demande « l’assentiment religieux de l’esprit », c’est-à-dire « l’assentiment de la volonté et de l’intelligence ». En d’autres termes : les fidèles doivent respecter ce magistère et mettre tout en œuvre pour le comprendre et y adhérer, mais il est toujours possible, en conscience, de ne pas y adhérer.

Le magistère est-il conservateur ou progressiste ?

  • Sur l’avortement et l’euthanasie – qui relèvent des deux plus hauts degrés du magistère (extraordinaire et ordinaire)- l’Église met en avant un enseignement constant et définitif qui ne dépend pas de la volonté du pape. L’Église enseigne que la vie doit être « respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception » jusqu’à la mort naturelle et conclut radicalement : « Depuis le premier siècle […] l’enseignement de l’Église n’a pas changé. Il demeure invariable. L’avortement direct […] est gravement contraire à la loi morale ». Suivant cette logique, on comprend que les propos du pape François sur l’avortement relèvent moins de convictions personnelles que d’une fidélité au magistère infaillible de l’Église : « Un avortement est un homicide » a-t-il déclaré en septembre 2024.
“Le pape en Belgique : les propos du pape François sur l’avortement font réagir – RTBF Info” YouTube/RTBF Info (septembre 2024)
  • Sur la famille et le mariage : les deux sont défendus comme une réalité naturelle « ordonnés au bien des époux et à la procréation et à l’éducation des enfants » (§2201). On pourrait également évoquer la question de l’homosexualité (§2357) ou de la contraception (§2370), considérée par le magistère comme « intrinsèquement désordonnées » : ces questions de mœurs et de morale appartiennent à l’enseignement « infaillible » de l’Église et ne peuvent faire l’objet d’une révision sur leur statut moral. C’est ce magistère moral qui doit emporter une adhésion de foi des fidèles catholiques.

  • Sur l’écologie, le pape montrait davantage une sensibilité progressiste, relevant du magistère authentique. L’encyclique – lettre solennelle adressée par le pape aux fidèles – de François Laudato si’ sur « la sauvegarde de la maison commune » appartient à ce registre. Consacrée à la question écologique, cette seconde encyclique du pape était très attendue et a produit de nombreux effets dans la doctrine de l’Église et chez les catholiques de France. Pour autant, il est simplement demandé aux fidèles de recevoir cette encyclique avec l’« assentiment religieux de leur esprit ». Autrement dit, les positions défendues par le pape peuvent être après examen contestées par le catholique, ce qui n’est pas le cas des positions en matière de mœurs.

  • Sur la question migratoire, des tendances contraires s’affrontent également au sein des plus hautes hiérarchies ecclésiastiques et le pontificat de Benoît XVI a souvent été cité en contre-exemple de celui de François sur le rapport à l’immigration. Alors que le pape allemand proclamait que « les États ont le droit de réglementer les flux migratoires et de défendre leurs frontières », le pape argentin s’était fait le chantre de l’accueil inconditionnel des migrants et défendait « le droit tant d’émigrer que de ne pas émigrer ».

“ Pape François : un pontificat marqué par le combat en faveur des migrants C dans l’air 21.04.2025” YouTube/C Dans l’air France (21 avril 2025)

Le magistère moral de l’Église fait donc l’objet d’une continuité historique et d’une supériorité sur le magistère authentique. On comprend mieux l’ambiguïté qu’il y a à se référer à notre clivage politique nationale pour expliquer le pontificat de François. Devant cette difficulté, les médias se sont montrés parfois bien embarrassés pour qualifier le dernier pontificat. Libération titrait au lendemain du décès du Saint-Père : « Le pape François est mort lundi à 88 ans, après un pontificat engagé sur les pauvres, les migrants et l’écologie mais décevant sur les questions sociétales ». Le Huffington Post peinait également à trouver un positionnement politique clair : le pape « laisse derrière lui un bilan jugé plutôt réformiste, en dépit évidemment de ses positions réfractaires sur l’IVG et l’homosexualité ».

Ces débats sur le progressisme ou le conservatisme du pape sont pertinents quand on tient compte du degré de magistère au sein duquel s’exprime le Souverain Pontife. Ses prises de position ne doivent pas masquer la véritable fonction magistérielle du pape, à savoir : préserver et transmettre le « dépôt de la foi ». Cette fonction essentielle semble cachée et invisible pour le non-catholique, auquel ne sont montrés que les aspects médiatisés, et donc politiques, du pontificat. À l’inverse, les catholiques français jettent un autre regard sur la parole papale. S’ils se montrent sensibles aux déclarations politiques et peuvent s’en revendiquer, ou au contraire les critiquer, le magistère moral reste une marque décisive d’appartenance à l’Église et de continuité de son enseignement. Donc le pape François, conservateur ou progressiste ? On serait tenté de répondre en simplifiant : un pape progressiste au sein d’une Église conservatrice.

The Conversation

Clément Ménard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.05.2025 à 11:18

Pêches durables : et si on faisait le pari de la nuance ?

Brice Trouillet, Professeur des universités, Nantes Université
Patrice Guillotreau, Chercheur, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Si on veut s’assurer que les promesses de pêche durable soient tenues, il faut d’abord s’interroger sur la façon dont on construit les chiffres et aux mots employés.
Texte intégral (2686 mots)

L’impact des pêches sur les océans est souvent décrié, mais les débats manquent de nuances. Si on veut s’assurer que les promesses de pêche durable soient tenues, il faut d’abord s’interroger sur la façon dont on construit les chiffres et sur les mots employés.


La pêche est souvent désignée par les médias comme une menace pour les océans. Un rapport de l’IPBES affirmait que son empreinte spatiale couvre 55 % de la surface océanique totale, soit quatre fois celle de l’agriculture. Ces chiffres sont en réalité tirés d’une étude de Global Fishing Watch (GFW), dont les choix méthodologiques méritent d’être interrogés.

En effet, l’empreinte de la pêche varie considérablement selon la résolution spatiale choisie comme montré dans une autre étude. En passant d’une résolution de 0,5 ° (c’est-à-dire, chaque « maille » mesure 3 100 km2 à l’équateur) à 0,01 ° (environ 123 km2 à l’équateur), celle-ci serait divisée par plus de cinq. Ainsi, la pêche occuperait plutôt 9 % des océans à cette échelle plus fine. Se pose aussi la question de sa comparaison à l’empreinte de l’agriculture, dont le calcul s’appuie sur une résolution bien plus fine (86 km2), ce qui tend à minimiser son impact relatif par rapport à la pêche.

Les auteurs de la première étude ont défendu leurs choix en arguant que leur objectif était de représenter non seulement l’empreinte spatiale directe de la pêche, mais aussi son empreinte indirecte sur l’ensemble des habitats de l’aire de répartition des espèces exploitées. Cette distinction est pourtant essentielle, car elle introduit une confusion entre effets de la pêche sur les populations de poisson et ses effets sur leurs habitats. Le risque est alors grand de mélanger deux sujets qui, s’ils ne sont pas sans lien, relèvent de deux logiques différentes.

Si l’on souhaite questionner l’impact environnemental de la pêche, il est donc crucial d’adopter le bon niveau de détail et de prendre en compte toute la complexité liée à la diversité des pratiques. Au-delà des choix méthodologiques, les choix terminologiques importent également pour s’assurer que les promesses de « pêche durable » ne soient pas un vœu pieux.

Pêche « industrielle » ou « artisanale », le choix des mots

Le choix des mots n’est jamais anodin. En matière de pêche, sujet éminemment complexe, les termes employés dans le débat ne sont jamais neutres et peuvent être intentionnellement chargés. Prenons l’exemple de la « pêche industrielle ». Cette expression est souvent opposée à la « pêche artisanale », qui ne repose pourtant sur aucune définition universellement admise.

Pourtant, cette opposition structure de nombreuses discussions, alors que la réalité est bien plus complexe et ne peut pas s’enfermer dans un déterminisme technique opposant les techniques de capture des « petits » et les « gros » navires de pêche, ou encore les arts traînants (ex. chaluts, dragues) et les arts dormants (ex. casiers, lignes). Loin d’être des catégories bien cloisonnées, les multiples formes de pêche s’inscrivent dans un continuum qui intègre notamment lieux de pêche (proche des côtes, en haute mer), caractéristiques des navires (longueur, jauge, puissance), nature active ou passive des engins de pêche, type de propriétaire (artisanal, industriel).

Au Chili, le coquillage Concholepas concholepas a failli être éradiqué en quelques années alors que l'espèce était pêchée à la main. Dentren/Wikicommons, CC BY-SA

L’Histoire regorge d’exemples de surexploitation des océans par des formes de pêche qualifiées d’artisanales. Au Chili, la pêche du « loco » (Conchelopas conchelopas), un faux ormeau, a failli éradiquer l’espèce en quelques années, alors qu’elle était pratiquée à la main !

De même, d’un point de vue énergétique, certaines formes de pêche industrielle, comme celles pratiquées par les mégachalutiers, pourraient afficher paradoxalement un meilleur bilan carbone à la tonne capturée en raison de leur redoutable efficacité. Les oppositions binaires ne rendent donc pas justice à la diversité et à la complexité des situations, que l’emploi des pêches au pluriel permet d’approcher.

Autre terme problématique : l’« empreinte ». Dans le rapport de l’IPBES cité plus haut, la pêche est désignée comme la principale pression sur la biodiversité marine, en combinant l’empreinte spatiale (le chiffre de 55 % dont on a parlé plus haut) avec d’autres indicateurs biologiques, soit une baisse de 14 % du nombre de prédateurs marins et une surexploitation d’environ 30 % des stocks halieutiques au-delà du « rendement maximum durable », c’est-à-dire le seuil utilisé par les politiques publiques pour qualifier l’état de surexploitation ou non d’un stock donné.

Certes, la surexploitation des océans par la pêche est une question préoccupante, mais il ne faut pas tout confondre. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, si toutes les populations de poissons étaient exploitées durablement, c’est-à-dire en deçà du rendement maximum durable, la pêche demeurerait la principale source de pression sur la biodiversité marine. Il est donc théoriquement possible d’exploiter les ressources halieutiques de façon « durable » tout en ayant un fort niveau d’impact sur la biodiversité marine.

Les paradoxes des pêches françaises

Les données globales sur l’état des stocks halieutiques montrent une dégradation préoccupante. Concernant les stocks « biologiquement viables » (c’est-à-dire « en bon état » – à la fois non surpêché et présentant une biomasse supérieure à un seuil de référence – et « reconstituables » – pour lesquels la pression de pêche est compatible avec une reconstitution des populations), ceux-ci sont passés selon la FAO de 68,9 % en 2017 à 62,3 % en 2021 (hors stocks non classifiés et non évalués).


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Cette moyenne masque toutefois d’importantes disparités régionales :

  • dans le Pacifique Centre-Est (au large du Mexique et des États-Unis), 84,2 % des stocks sont exploités à des niveaux biologiquement viables, contre seulement 33,3 % dans le Pacifique Sud-Est (au large du Pérou et du Chili).

  • En Europe, la situation s’est améliorée : l’Atlantique Nord-Est affiche désormais 79,4 % de stocks exploités de manière durable, en nette progression en comparaison de la situation il y a trente ans.

  • En France, la tendance est également positive par rapport à la situation d’il y a trente ans. En 2022, 63 % des stocks étaient pêchés à des niveaux biologiquement viables – toujours hors stocks non classifiés et non évalués.

Ce chiffre reste inférieur à celui de l’Atlantique Nord-Est, mais il marque un progrès, surtout si l’on considère que la mauvaise situation de la Méditerranée fait baisser la moyenne française. Si l’on raisonne désormais en termes de volume de débarquement, la situation apparaît encore plus favorable : 71,4 % des poissons débarqués en 2022 provenaient de stocks exploités à des niveaux biologiquement viables, contre seulement 28 % en 2000.

On voit ainsi comment le choix des échelles et des indicateurs donne à voir les nuances entre les régions du monde, les façades maritimes hexagonales, entre les ports, etc. Les questions qui traversent les pêches telles que la surexploitation, le « bon » dosage entre les modèles de pêche (et donc la question de la « pêche industrielle ») ou encore la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), par exemple, n’ont pas la même consistance ou réalité en fonction des contextes et échelles. Pour poursuivre sur ce dernier exemple, la pêche INN amalgame en effet des choses très différentes allant du « petit braconnage » – sans vouloir ni le banaliser ni le minorer – jusqu’à une pêche pirate qui repose sur un esclavagisme moderne.

Ainsi, trois principaux paradoxes peuvent être relevés concernant la situation des pêches en France, comparée aux pêcheries mondiales.

  • La pêche française est en déclin (navires, emplois, et même débarquements), alors qu’elle est en plein essor à l’échelle mondiale.

  • Les stocks s’améliorent en Europe et en France, alors que leur dégradation se poursuit ailleurs.

  • La production nationale baisse, alors que la consommation reste stable ; ce qui accroît la dépendance aux importations. La France ne produit plus qu’un quart des produits de la mer qu’elle consomme.

D’une certaine manière, pour alléger la pression sur les stocks qui approvisionnent le marché européen, il est nécessaire de maintenir des volumes de production en Europe et en France. Le risque, dans le cas contraire, serait d’améliorer la situation en Europe et en France tout en externalisant une partie grandissante de la pression de la pêche sur les populations de poisson et sur la biodiversité dans le reste du monde.

Remettre de la nuance dans le débat

Le débat public sur la pêche est souvent marqué par des formules choc : « déforestation marine », « bulldozers des mers », « vider la mer »… Clivantes, ces simplifications sont surtout trompeuses, puisqu’elles éludent bien souvent la diversité des pratiques et des situations.

En France hexagonale, seuls 192 navires dépassent 24 mètres, dont 34 mesurent plus de 40 mètres, sur une flotte totale de 4 200 bateaux. Dans certaines régions, comme les Pays de la Loire, la flotte est composée exclusivement de navires de moins de 25 mètres, patronnés par leur armateur (propriétaire à la barre). Cette réalité contraste avec l’image erronée d’une industrie dominée par d’immenses navires-usines.

L’arbre médiatique du « méga-chalutier » cache souvent la forêt de navires de pêche plutôt petits et vieux (10 m en moyenne et âgé de plus de 30 ans), vulnérables, parfois dangereux et souvent fortement consommateurs de carburant en comparaison de navires plus récents. En faisant l’analogie avec le secteur automobile, c’est un peu comme si en 2025 le modèle de voiture le plus courant était la Renault Twingo 1.

Le nombre de marins pêcheurs en France a chuté de 85 000 à 9 200 en 80 ans. Cette réduction drastique, bien que partiellement compensée par une hausse de la productivité, illustre le déclin d’un métier soumis à de nombreuses contraintes. Pourtant, la transition vers des pêches plus « durables » ne peut se faire sans les pêcheurs.

Il ne s’agit pas de défendre un modèle figé, mais d’accompagner les évolutions nécessaires : réduction de l’impact sur les habitats marins, amélioration de la sélectivité des engins, réduction de la consommation de carburant, maintien d’une rémunération décente et accessibilité des produits de la mer à toutes et tous.

Plutôt que de condamner la pêche de manière uniforme, il est essentiel d’adopter une approche nuancée, loin des stériles oppositions binaires, et de prendre en compte la diversité des pratiques, des contextes et des enjeux. Cela passe par un dialogue constructif entre pêcheurs, politiques, scientifiques, et consommateurs, afin d’élaborer des solutions adaptées à chaque situation.

À force de simplifier à outrance le débat, la question des pêches est aujourd’hui de plus en plus mal posée, rendant plus compliquée leur transition vers la durabilité. Faire le pari de la nuance, c’est s’engager sur un chemin difficile et exigeant, mais c’est la condition pour que les pêches se maintiennent en France et en Europe et plus globalement dans les pays considérés comme « développés ».

Un maintien non pas pour servir un quelconque folklore, mais simplement parce que c’est une activité qui rend de nombreux services à la société tels que contribuer à la souveraineté alimentaire, fournir des emplois à l’année, participer à l’aménagement des territoires, assurer une présence en mer, etc. Et cela, sans aggraver une catastrophe environnementale et sociale à l’autre bout de la planète.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

04.05.2025 à 11:17

Face à la précarité étudiante, les filets de sécurité s’effilochent

Jaoven Launay, Doctorant en sociologie, Université d'Angers
Confrontés à des difficultés financières croissantes, les étudiants peuvent de moins en moins compter sur des dispositifs publics de soutien. Éclairage sur les mécanismes de cette précarisation.
Texte intégral (1886 mots)

Confrontés à des difficultés financières croissantes, les étudiants peuvent de moins en moins compter sur le soutien des pouvoirs publics. Éclairage sur les mécanismes à l’œuvre dans cette précarisation à partir d’une enquête menée à l’échelle d’un campus.


Au lendemain des confinements, la problématique de la précarité étudiante a été mise sur le devant de la scène médiatique. Les images d’étudiants patientant masqués devant les distributions alimentaires ont elles-mêmes nourri la presse pendant plusieurs mois. Mais qu’en est-il quatre ans après ? Les files d’attente se sont-elles dispersées ?

Malheureusement non, puisque dans le contexte d’inflation, et comme a pu l’alerter l’association Cop1 dans son dernier baromètre de la précarité étudiante, la dépendance aux aides alimentaires d’une partie des étudiants n’a cessé de croître.


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Si la question de la précarité étudiante est déjà très bien renseignée dans la littérature scientifique, autant à des niveaux nationaux que locaux (en particulier en région parisienne), quelques données sur l’évolution des conditions étudiantes méritent encore d’être exposées. Une lecture sociologique s’avère particulièrement utile pour saisir les liens entre la dégradation des conditions de vie et la reconfiguration des régimes de protection sur lesquels les étudiants peuvent compter.

En 2003, dans une contribution portant sur l’insécurité sociale, le sociologue Robert Castel affirmait déjà que la condition à la protection est de disposer de droits et de ressources minimums pour être indépendant, faire face aux principales menaces sociales et se projeter sereinement dans l’avenir. C’est précisément sur ces paramètres de la vie étudiante, et à partir des résultats d’une enquête menée à l’Université d’Angers, démarrée en 2008, répétée en 2011 et réactualisée en 2022, que notre analyse entend apporter quelques éclairages sur la progression de la précarité étudiante.

Une dégradation des conditions étudiantes

Entre 2008 et 2022, environ un tiers des répondants a déclaré rencontrer des difficultés pour équilibrer son compte. Un tiers, également, évalue sa qualité de vie de seulement « convenable » ou de « mauvaise ». Si les difficultés financières rencontrées par les étudiants sont relativement constantes depuis quinze ans, c’est surtout à des niveaux matériels et alimentaires que les choses se compliquent. Par exemple, 6 % des étudiantes et des étudiants bénéficient aujourd’hui d’une aide alimentaire régulière, contre seulement 1,5 % en 2011.

« Les distributions alimentaires pour les étudiants ne désemplissent pas », France Inter, 2024.

Au niveau résidentiel, non seulement les actuels étudiants rencontrent davantage de difficulté pour trouver un logement (en 2022-2023, parmi les étudiantes et étudiants décohabitants, 57 % ont déclaré avoir trouvé « très difficilement » ou « assez difficilement » leur logement contre 14 % en 2008-2009), mais, lorsqu’ils en trouvent un, ils déboursent des sommes bien plus importantes.

Le coût moyen pour un studio à Angers s’élève aujourd’hui à 440 € par mois, contre 300 € il y a encore dix ans. La conséquence est double : une partie non négligeable des jeunes se trouve contrainte de rester vivre chez ses parents. Et de plus en plus d’étudiantes ou étudiants vont vivre en dehors de la ville universitaire avec, en prime, des temps de trajets pour se rendre en cours qui augmentent à mesure qu’ils s’éloignent. Si en 2008, un peu plus d’un tiers des étudiants angevins déclaraient vivre dans une autre commune qu’Angers, ils sont désormais 40 %.


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Outre la dimension matérielle et financière, il importe de souligner la dégradation très nette des conditions relationnelles, sanitaires et psychologiques des étudiants. Ils se sentent bien plus isolés qu’il y a quinze ans : 15 % aujourd’hui, contre 8 % en 2008. Les études semblent également peser davantage, et plus négativement qu’avant, sur le quotidien : 47 % des étudiants jugent que leurs études ont des effets néfastes sur leur santé, contre 38 % en 2008. Et, dans une autre mesure, nous pouvons observer une réelle augmentation des pensées suicidaires : 10 % en 2008, contre 22 % en 2022.

En parallèle, les étudiants interrogés en 2022 ont une vie sociale de moins en moins dense. Ils sont moins nombreux à pratiquer une activité sportive et culturelle ; les festivités étudiantes ont également quelque peu diminué, ce qui est probablement lié aux périodes de confinement. Nous faisons l’observation qu’en 2022, deux étudiants sur cinq déclaraient n’avoir jamais participé à une soirée étudiante depuis le début de leurs études, contre un sur cinq en 2008 et en 2011.

Une reconfiguration des solidarités étudiantes

L’une des principales raisons à cette précarisation des existences étudiantes est à trouver du côté de la reconfiguration voire de l’ébranlement des protections dont disposent les étudiants. Le premier phénomène que nous pouvons observer renvoie à un recul progressif de l’État social.

Malgré la réforme de 2013, nous observons que le montant des bourses n’a pas réellement augmenté. Voire, si l’on prend la médiane, le montant des bourses a même plutôt diminué, passant de 265 € à 179 € par mois entre 2011 et 2022. Cela s’explique en grande partie par la création de l’échelon 0bis en 2013, qui concentre une grande partie des étudiants boursiers (38 % dans notre échantillon) pour une aide qui s’élevait à un peu plus de 100 € par mois en 2022.


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La réforme de 2023 poursuit cette logique, en augmentant marginalement le montant des bourses et en élargissant tout aussi modestement l’éligibilité à ce dispositif. Dans un contexte d’inflation, il est clair que les aides sociales étudiantes actuelles ont une fonction essentiellement palliative.

Aussi, pour contrecarrer les lacunes des pouvoirs publics, l’effort familial a rarement été aussi intense.

Deuxième phénomène donc, les parents aident davantage leurs enfants : le montant médian de l’aide familiale financière est passé de 150 € à 300 € par mois entre 2008 et 2022. Ils sont aussi plus régulièrement présents pour apporter un soutien au quotidien. En cas de coup dur, plus de la moitié des étudiants affirment appeler leurs parents en premier. Évidemment, ce renforcement du rôle familial n’est pas sans conséquences sur les rapports de dépendance ou sur les inégalités sociales en train de se creuser. Toutes les familles n’ont pas les mêmes ressources ni la même disponibilité pour soutenir leurs enfants.


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Et quand les étudiants manquent de solidarités publiques et/ou familiales, ils n’ont d’autres choix que de se tourner vers d’autres stratégies. Un tiers des étudiants travaille en parallèle de ces études. Près d’un étudiant sur dix a recours à un emprunt. D’autres vont se tourner vers la charité, comme en témoigne l’explosion des cagnottes en ligne.

Enfin, plusieurs vont mettre en place un ensemble de « petites tactiques » quotidiennes dans le but de faire quelques économies, en sautant des repas, en réduisant leurs consommations de certains produits, en réduisant leur vie sociale, etc. Ces formes de débrouilles, particulièrement bien exposées dans le documentaire de Claire Lajeunie la Bourse ou la vie, étudier à tout prix, sont très révélatrices des lacunes de l’État pour protéger la population étudiante.

Un rapport à l’avenir abîmé

Dans ce nouveau contexte, l’avenir est nettement plus incertain pour les étudiants. D’ailleurs, en 2022, seulement 20 % des répondants ont déclaré être confiants en l’avenir, contre 30 % il y a une dizaine d’années.

Cette incertitude, qui va de pair avec un manque de protections durables et efficaces, entraîne des formes d’insécurité sociale significatives dans la population étudiante, et en particulier pour celles et ceux qui sont les plus éloignés des principaux filets de sécurité : à savoir les étrangers et les plus âgés.

In fine, pour certains, la seule issue identifiée est de « réussir » ses examens, de valider son année et d’obtenir un diplôme, pour espérer des « jours meilleurs », sous réserve de réunir les conditions minimales pour aller au bout de ce parcours académique.

Une question se pose : comment garantir à l’ensemble des étudiantes et des étudiants, à l’Université d’Angers ou ailleurs, les supports nécessaires afin de pouvoir gagner en indépendance, en reconnaissance et en sécurité sociale ?

Si les propositions ne manquent pas (allocation universelle d’autonomie, salaire étudiant, etc.), encore faut-il dépasser certaines réticences idéologiques qui font obstacle à la mise en place d’une véritable politique étudiante et, plus largement, à une politique de la jeunesse.

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Jaoven Launay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.05.2025 à 11:17

Pourquoi il ne faut jamais laisser un homme d’affaires gouverner un État, ni un politicien diriger une entreprise…

Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS
, professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Texte intégral (2084 mots)
Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche. ZigmundsDizgalvis/Shutterstock

Donald Trump, Silvio Berlusconi, Bernard Tapie, les exemples d’hommes d’affaires devenus hommes politiques sont légion. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.


Donald Trump est un homme d’affaires, il en est fier et il s’en vante. Il entend diriger l’Amérique comme il dirige ses affaires immobilières. Quel que soit le sujet, il prétend faire des deals et se comporte en stratège tout puissant, supposé briser toute opposition sur son passage.

Pour un chercheur qui a étudié de près des hommes d’affaires comme Francis Bouygues, Ingvar Kamprad (Ikea), François Pinault ou Bernard Arnault, d’abord comme doctorant de Pierre Bourdieu, puis comme consultant, et enfin, comme chercheur universitaire, les conduites de Donald Trump paraissent familières. Même si, dans son cas, elles prennent un tour extrême… voire, caricatural.

Dans le livre que j’ai publié en 2005 avec l’historienne Catherine Vuillermot, nous avons étudié 25 hommes d’affaires qui, en moins de vingt ans, ont fait passer leurs entreprises d’un chiffre d’affaires en millions à des comptes en milliards. En étudiant ces réussites spectaculaires, nous avons compris que le plus important n’est jamais ce que sont les hommes d’affaires, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font.

Le capital tient le dirigeant

En prenant du recul, on peut avancer une thèse qui s’applique aussi bien aux grands qu’aux petits patrons, à ceux qui réussissent comme à ceux qui sont au bord de la faillite. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.

Fourni par l'auteur

Au départ ils sont ingénieurs, financiers, avocats ou commerçants ; issus de familles catholiques, protestantes, musulmanes ou juives. Politiquement, ils sont de droite, mais aussi du centre, de gauche ou d’extrême gauche. Certains sont courtois et raffinés, d’autres grossiers et violents ; certains sont débauchés et d’autres de tranquilles pères de famille. Certains sont cyniques, d’autres sont des moralistes invétérés. Mais une fois à la tête d’un capital, ces personnes deviennent possédées par le capital qu’elles contrôlent, obsédées par les impératifs de sa défense et de sa prospérité. Ce n’est pas le dirigeant qui contrôle le capital, mais le capital qui tient le dirigeant et qui l’oblige.

Ethos des affaires

Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche, c’est-à-dire ce qui permet de boucler chaque affaire dans les délais et avec la rentabilité prévue. C’est l’éthos des affaires, que nous avons définies dans les chapitres 4 et 5 de notre livre et que l’on peut évoquer ici brièvement :

« L’homme d’affaires, lorsqu’il se lance, prend des engagements vis-à-vis de tiers (associés, banquiers, salariés, fournisseurs, clients, administrations publiques, famille). S’il ne tient pas ses engagements, il sera discrédité. Le temps se présente pour lui comme un compte à rebours : il y a des échéances à tenir, des emprunts à rembourser, des impôts et des taxes à payer, des salaires à verser. Il lui faut donc tirer de l’entreprise suffisamment de ressources financières, dans les délais. »

Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau d’alliés (co-investisseurs, banquiers, salariés, fournisseurs, clients…) dont il faut obtenir la loyauté de gré ou de force. Si leur contribution est insuffisante, il s’en débarrasse et noue d’autres alliances. Autrement dit, l’homme d’affaires se montre généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. Ses amis sont ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise et les ennemies, ceux qui y font obstacle. S’il s’écarte de l’éthos des affaires pour privilégier d’autres valeurs, il compromet le retour sur investissement des capitaux, et prend le risque d’être destitué ou de voir son entreprise être rachetée ou disparaitre.

Les affaires sont les affaires

Gagner suffisamment d’argent est une tâche difficile et ceux qui s’y livrent s’exposent à une déformation professionnelle qu’on qualifie de « dureté en affaire ». Il vaudrait mieux la nommer « intelligence des affaires ». Ceux qui s’y livrent avec succès, même s’ils ont été décriés, bénéficient en fin de carrière d’une réévaluation conséquentialiste de leur carrière. On oublie vite les débuts sulfureux de l’homme d’affaires pour célébrer les bénéfices tirés de sa réussite. (cf. les artistes et François Pinault).

La célèbre formule d’Octave Mirbeau : « Les affaires sont les affaires » est bien plus qu’une tautologie, c’est une explication de la manière dont le capitalisme modifie ceux qui s’y livrent.

Gouverner une cité, ce n’est pas être généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. En politique, cela s’appelle du népotisme et de la corruption. Cela conduit à dresser les uns contre les autres jusqu’à ce que se développe la guerre de tous contre tous. L’obsession de la rentabilité des opérations ne peut suffire à entretenir le vivre ensemble. Maintenir la liberté, l’égalité et la fraternité à des seuils acceptables n’a rien à voir avec accumuler du capital.


À lire aussi : Trump 2.0 : l’arrivée au pouvoir d’une élite « anti-élite »


Il est étrange que des idées aussi simples soient si difficiles à faire partager, avec d’un côté l’idée stupide de gouverner un état comme on gouverne une entreprise. De l’autre, l’idée non moins stupide de transformer les chefs d’entreprises en entrepreneurs moraux censés prendre en compte « les intérêts de toutes les parties prenantes », et de faire de la RSE au lieu de faire leur métier : investir le capital pour en tirer le maximum de rendement !

Sans doute les états ont-ils besoin d’être administrés de façon plus efficace et plus efficiente, mais l’efficacité et l’efficience sont des problèmes d’ingénieurs, pas d’hommes d’affaires !

Trump et Berlusconi

Donald Trump apparaît comme une caricature de l’homme d’affaires. Elle n’est pas sans rappeler les attitudes de patron qu’adoptait Silvio Berlusconi lorsqu’il dirigeait l’Italie. Ces deux personnages nous alertent sur les dangers du mélange des genres : prétendre gouverner un État comme on gouverne une entreprise, c’est souvent devenir un pitre grimaçant qui peut se permettre d’insulter ses partenaires. Ce n’est généralement pas ce que font les hommes d’affaires en ascension, qui restent discrets pour mieux réussir leurs coups. Berlusconi comme Trump ont accédé au pouvoir sur leur réputation de businessmen à succès. Une fois en politique, leur psychologie est restée bloquée dans une logique de pertes et profits.

Dans la Grèce antique, les personnages devenus trop puissants étaient ostracisés car on considérait qu’ils menaçaient l’ordre démocratique de la cité. Les États-Unis de Trump, comme l’Italie de Berlusconi, ont choisi d’avoir recours à des patrons vieillissants, censés rétablir l’ordre et la justice en transposant la logique des affaires à la réforme d’un État supposé corrompu par des élites décadentes. Leur réputation de milliardaire a fait office de preuve de leur compétence. Dommage que leur électorat ne se soit pas penché sur la façon dont ils ont bâti leur fortune.

Et en France ? Nos grands hommes d’affaires ont acheté la presse et les médias, financé des Think Tanks, aidé des présidentiables, mais pour l’instant, aucun n’a brigué la présidence. Nous sommes plutôt sujets à des transferts inversés : ce sont les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets ministériels qui vont pantoufler dans nos grandes entreprises, comme ces jours-ci, Alexis Kohler à la Société Générale. C’est une autre forme de mélange des genres ou bien, pour parler comme Pierre Bourdieu, de transfert de capital d’un champ à un autre, comme si les enjeux et les règles du jeu étaient les mêmes : faire carrière ! Qu’on soit en Amérique ou en France, les élites passent leur temps à jouer au tennis sur un terrain de football, ou au football sur un terrain de tennis. Où est l’arbitre ?

The Conversation

Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.05.2025 à 11:17

Le retour de l’énergie nucléaire civil au Japon traduit un certain pragmatisme du gouvernement

Gauthier Mouton, Enseignant-chercheur, Sciences Po Lyon
Le Japon relance le nucléaire, quatorze ans après l’incident de Fukushima, face à la crise énergétique, aux tensions géopolitiques et des objectifs de décarbonation.
Texte intégral (1918 mots)

Le Japon relance le nucléaire, quatorze ans après l’incident de Fukushima, face à la crise énergétique, aux tensions géopolitiques et des objectifs de décarbonation.


Le souvenir de l’incident de la centrale de Fukushima Daichii le 11 mars 2011 semble lointain. Désormais, le Japon s’engage à « utiliser au maximum » l’énergie nucléaire, comme l’indique en substance le 7ᵉ plan stratégique pour l’énergie, adopté le 18 février 2025 par le gouvernement japonais. Il s’agit d’un virage à 180 degrés par rapport au précédent plan de 2021 qui visait à réduire significativement la dépendance à l’atome.

Le Japon, pionnier en Asie dans ce domaine, a relié pour la première fois une centrale nucléaire à son réseau électrique en 1966 (11 ans avant la Corée du Sud et 35 ans avant la Chine !). Pourquoi Tokyo se tourne-t-il à nouveau vers cette énergie ? Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la flambée des prix du gaz due à la guerre en Ukraine rend le nucléaire plus attractif pour le Japon, un pays qui importe 90 % de ses besoins énergétiques.

L’électricité d’origine nucléaire va atteindre un niveau record en 2025, représentant un peu moins de 10 % de la production mondiale, affirme l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un rapport publié en janvier 2025. Cette croissance est portée par l’électrification des usages et de secteurs tels que les véhicules électriques et les centres de données. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, l’AIE prévoit que les besoins en électricité des centres de données pourraient doubler d’ici 2030, ce qui justifie en partie le choix du Japon de relancer le nucléaire.

À l’échelle domestique, l’opinion publique et les changements de la scène politique nippone offrent des pistes supplémentaires pour comprendre cette réorientation. Le Japon mise aussi sur le nucléaire pour rester dans la compétition géo-économique mondiale de l’énergie.


À lire aussi : Plus de trois décennies après Tchernobyl, la Russie joue crânement la carte nucléaire


Réassurances gouvernementales

Le rejet dans l’océan Pacifique d’eaux contaminées de la centrale nucléaire de Fukushima, le 24 août 2023, a aggravé les relations de voisinage en Asie orientale. Bien que le projet ait reçu l’aval de l’Agence internationale de l’énergie atomique, le déversement de plus de 1,3 million de mètres cubes d’eau tritiée a provoqué le haro de la Corée du Sud et une vive réaction de la Chine qui a suspendu durant plus d’un an toutes ses importations de produits de la mer japonais.

Ces eaux contaminées sont-elles vraiment sans danger ? Immédiatement après la fusion des trois réacteurs, l’objectif le plus urgent visait à refroidir avec de l’eau de mer les coriums, un mélange de combustible et de métal fondu. Or, le traitement chimique de l’eau récupérée élimine la quasi-totalité des radionucléides, à l’exception du tritium.

Dès 2011, le gouvernement japonais a mené des enquêtes sur les répercussions sanitaires de l’accident dont les résultats sont suivis par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Sur les millions d’échantillons prélevés entre 2011 et 2019, moins de 1 % ont dépassé la limite des 1 000 Bq/kg, conformément aux normes de l’Organisation mondiale de la santé. Le ministère de l’Environnement a également mis en place un site d’entreposage intermédiaire pour les déchets les plus contaminés, à Okuma et Futaba, prévu pour fonctionner jusqu’en 2045.

L’appréhension du risque nucléaire

Les accidents dans les centrales à Three Mile Island (1979) et à Tchernobyl (1986) résultaient d’erreurs humaines, caractéristiques de ce que Ulrich Beck dépeint comme la société du risque. Fukushima, cependant, est la conséquence d’un tremblement de terre suivi d’un tsunami. Malgré la construction de murs anti-tsunamis, la menace de catastrophes naturelles demeure, comme l’a rappelé le tremblement de terre de Noto, le 1er janvier 2024.

Dans l’un des pays où l’activité sismique est la plus importante au monde, l’opinion publique sur le risque nucléaire a considérablement évolué ces dix dernières années. Alors qu’en 2013 seulement 22 % des Japonais soutenaient le redémarrage des centrales, le plus récent sondage réalisé en février 2023 par le principal quotidien national, Asahi Shimbum, montrait que 51 % des Japonais sont maintenant favorables au retour du nucléaire.


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Une scène politique inédite

Les élections législatives anticipées d’octobre 2024 ont forcé les partis à clarifier leur position sur le rôle de l’atome dans la production électrique sur l’archipel. Le Premier ministre Shigeru Ishiba, espérant renforcer l’influence du Parti libéral-démocrate (PLD), a convoqué ces élections, mais elles ont conduit à une débâcle électorale. Pour la première fois depuis 2009, le PLD et son allié de centre droit Komei ne représentent plus la principale coalition au pouvoir.

Cette crise politique a révélé les divergences au sein même du PLD-Komei sur la stratégie énergétique. En effet, le PLD (conservateur) prône la « maximisation de l’utilisation » des centrales nucléaires et le développement de nouveaux réacteurs, quand son allié défend une société non dépendante de l’atome. Avant les élections, la course à l’investiture du PLD avait d’ailleurs mis en lumière les revirements des concurrents de Shigeru Ishiba, autrefois opposés au nucléaire.

Le Parti démocrate constitutionnel, principal groupe d’opposition, dirigé par le populaire ancien premier ministre Yoshihiko Noda, reconnaît la nécessité de maintenir certaines capacités nucléaires à court terme mais exclut la construction de nouvelles centrales. D’autres formations, telles que le Parti populaire et le Parti japonais de l’innovation, militent pour le redémarrage des centrales et la modernisation du parc nucléaire. Enfin, le Parti communiste japonais et plusieurs petites formations écologistes restent fermement antinucléaires. Derrière cette fragmentation idéologique au sein de la Diète, tous s’accordent néanmoins sur l’impératif de transition énergétique pour le Japon.

France 24-2024.

Décarboner en restant compétitif

Outre l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 73 % en 2024 par rapport à 2013, le Japon fixe aussi une cible ambitieuse de 20 % à 22 % d’énergie nucléaire dans le mix énergétique d’ici à 2030. Or, avec une flotte de 14 réacteurs actuellement en service, le pays n’a pas les capacités pour atteindre cet objectif. Construire des centrales prend des décennies et redémarrer des réacteurs existants demande plusieurs années.

Loin de l’image de la centrale nucléaire « fantôme » de Bataan aux Philippines, l’Asie du Sud-Est représente un marché en pleine croissance pour l’énergie nucléaire. L’Indonésie, par exemple, a dévoilé son projet de construction de 20 nouvelles centrales d’ici 2036, en misant sur des petits réacteurs modulaires, plus sûrs, moins chers et plus rapides à construire. Le Vietnam a également signé des accords avec le Japon.

Ces projets redessinent le paysage énergétique en Asie du Sud-Est et soulignent une compétition géoéconomique accrue. Au-delà de la production d’électricité, le Japon voit dans le nucléaire un vecteur d’innovation technologique et donc un levier d’influence pour ses entreprises dans cette région à fort potentiel. Ainsi, en juillet 2023, Mitsubishi Heavy Industries a été désigné pour conduire un programme sur les réacteurs rapides refroidis au sodium.

Évitons tout « sensationnalisme » au sujet du retour de l’atome au Japon car le mix énergétique reste largement carboné (pétrole, 38 % ; le charbon, 26 % ; gaz naturel, 21 % ; nucléaire 5,8 %). Ce revirement ne constitue pas un changement de paradigme mais s’inscrit dans une tendance mondiale, particulièrement en Asie, où se trouvent trois-quarts des réacteurs en construction. Les défis pour l’archipel sont nombreux : des contraintes géographiques, un modèle économique énergivore et un contexte géopolitique défavorable qui accroît l’insécurité énergétique. En conséquence, la décision du gouvernement japonais de relancer le nucléaire traduit une forme de pragmatisme.

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