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03.07.2025 à 10:38
Malgré les plans loup successifs, une cohabitation toujours délicate dans les Alpes du Sud
Texte intégral (2627 mots)
Le dernier « plan loup » 2024-2029 entre en vigueur en France alors que le statut d’espèce strictement protégée du prédateur a été affaibli au sein de la convention de Berne. Nos recherches sur le terrain montrent que les mesures mises en place aggravent les conflits d’usage sur le territoire. Au-delà de la question emblématique des tirs létaux sur l'animal, celle des chiens de protection des troupeaux est centrale.
Que ce soit à travers leurs paysages, leur culture ou leur économie, les Alpes du Sud sont marquées par les activités pastorales, c'est-à-dire l'élevage basé sur un pâturage extensif. Véritable patrimoine culturel ou élément du folklore vendu aux touristes, le pastoralisme est omniprésent dans les images de ces montagnes du sud de la France. Depuis les années 1990, elles sont aussi devenues un territoire recolonisé par le loup gris (Canis lupus italicus).
Jusqu’à très récemment, l’espèce placée sur la liste rouge mondiale des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) était strictement protégée au niveau européen. Elle a récemment perdu le statut d’espèce strictement protégée au sein de la convention de Berne, malgré les protestations des naturalistes et de nombreux scientifiques.
Aujourd’hui, son aire de répartition s’étend au-delà des seules Alpes du Sud. Cette région reste toutefois le secteur en France qui connaît le plus de prédation sur les troupeaux. Ainsi, des mesures de protection des troupeaux ont été mises en place dans le cadre de plans nationaux d’action loup successifs depuis les années 1990. Une nouvelle version de ce « plan loup » portant sur la période 2024-2029 a récemment été publiée par le gouvernement.
Ces mesures facilitent-elles la cohabitation ? Les travaux que nous menons dans une vallée des Alpes de Haute-Provence ont révélé une nette dégradation du climat social. En particulier, entre les éleveurs et bergers d’une part et les autres acteurs du territoire d’autre part.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le loup qui cristallise les tensions, mais les chiens de protection des troupeaux (par exemple patou, kangal…) mis en place dans le cadre du plan loup pour protéger les troupeaux. Les éleveurs et bergers en sont le plus souvent tenus pour responsables.
Deux éléments sont centraux pour bien comprendre la situation : d’abord, le moment particulier où survient le retour du loup, dans un contexte où l’activité pastorale traditionnelle peine à redéfinir son rôle dans la société. Mais aussi certaines mesures du « plan loup » en elles-mêmes, qui peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère, car elles ne tiennent pas compte de leurs propres conséquences. Par exemple, celles liées à la mise en place de chiens de protection des troupeaux, qui doivent partager les mêmes espaces que les promeneurs et les touristes.
À lire aussi : Comprendre la diversité des émotions suscitées par le loup en France
Le pastoralisme, une pratique aujourd’hui questionnée
Les conséquences du retour du loup sur l’élevage ovin pastoral sont connues et étudiées depuis le retour du loup sur le sol français dans les années 1990. Il en découle un certain nombre de conflits entre le monde du pastoralisme, qui voit le loup comme une menace pour les troupeaux et le monde de l’environnement, qui voit le grand prédateur comme une espèce menacée à protéger.
Nos travaux ont permis de mettre en évidence (au cours d’entretiens, d’ateliers participatifs avec les acteurs du territoire et de débats publics) des tensions qui semblent avoir gagné du terrain. D’un côté, les autres acteurs que les éleveurs et bergers du territoire (riverains, promeneurs…) reconnaissent des dimensions patrimoniale et économique au pastoralisme, qui a un rôle positif pour les paysages et la biodiversité. Souvent, il leur apparaît même comme indispensable.
Pour autant, le pastoralisme leur semble trop développé. Le temps de présence des troupeaux en estive (période de l'année où les troupeaux paissent sur les pâturages de montagne) est par exemple perçu comme trop long et vu comme à l’origine de dégradation (sentiers, végétation, etc.). Tous les acteurs du territoire s’accordent à dire que leurs relations se sont progressivement dégradées, du fait en particulier de la présence des chiens de protection, de plus en plus nombreux.

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La peur des chiens contribue ainsi à transformer les pratiques et les usages (loisirs, tourisme…) que ces acteurs pouvaient avoir des espaces pastoraux ou forestiers. Les élus redoutent la survenue d’un accident grave, tandis que les éleveurs et les bergers expriment leurs craintes de la marginalisation et que leurs activités soient remises en cause. Face à des injonctions multiples au changement, ces derniers peinent à redonner un sens à leur métier.
Le divorce entre défenseurs du pastoralisme et de l’environnement
Ces conflits autour du loup se matérialisent à un moment charnière où l’activité pastorale doit redéfinir sa place dans la société. Pour comprendre ce qui se joue, il faut revenir sur l’histoire récente du pastoralisme.
La modernisation agricole d’après-guerre a permis une nette augmentation de la productivité des terres, mais de fortes disparités ont persisté entre plaines et montagnes. Les secteurs de montagne se sont alors repliés sur les activités pastorales, les seules en mesure de valoriser les vastes étendues d’un territoire aux conditions difficiles (pentes, végétation, climat, etc.).
Ce (re)développement des activités pastorales est apparu d’autant plus pertinent, au début des années 1990, que montaient alors de nouvelles préoccupations en termes d’entretien des paysages et de protection de l’environnement. Celles-ci ont donné lieu à des aides au pastoralisme via les mesures dites agri-environnementales de la politique agricole commune européenne (PAC). Ainsi promus « jardiniers de l’espace », les éleveurs, bon gré mal gré, ont peu à peu acquis une certaine légitimité. Celle-ci a participé à transformer le regard porté sur leurs activités et, pour certains, l’image qu’ils avaient de leur propre métier.
Mais le début des années 90 a également marqué le retour du loup, d’abord discret, puis massif. Les éleveurs les bergers ont alors été confrontés à des attaques de troupeaux de plus en plus fréquentes et à des dégâts de plus en plus importants. Alors qu’elles tendaient peu à peu à se consolider, les alliances entre acteurs des activités pastorales et ceux de l’environnement se sont alors fortement dégradées.
Cette fracture s’est d’autant plus marquée depuis une réforme de la PAC en 2012. Les outils d’incitation économiques ont alors été revus de sorte à limiter les pratiques agricoles néfastes à l’environnement plutôt qu’à encourager les pratiques les plus vertueuses.
Les « impensés » du plan national loup
Enfin, certaines mesures du « Plan loup » peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère faute de tenir compte de leurs conséquences concrètes. En effet, celui-ci contient notamment des préconisations sur les moyens de protection à mettre en œuvre par les éleveurs dans les zones où le loup est présent. Celles-ci sont codifiées et donnent droit à des soutiens publics.
Les trois mesures phares portent :
sur une présence humaine accrue auprès du troupeau au pâturage,
le regroupement nocturne des animaux dans des parcs de nuit
et enfin la présence de chiens de protection évoluant en permanence avec le troupeau.
Les mesures de protection et de gestion des attaques prévoient aussi, dans le cas d’attaques répétées malgré la mise en place des mesures précédentes, des autorisations de tirs létaux – autorisations qui pourraient devenir plus nombreuses en raison du changement de statut de l’espèce.
L’autorisation de tir létal est la mesure emblématique qui suscite les réactions les plus vives de la profession agricole et des associations environnementales. Par contre, l’utilisation des chiens de protection est sans doute celle qui, à bas bruit, cristallise le plus de problèmes dans les interactions entre monde de l’élevage et société locale.
Les frayeurs engendrées par la présence de ces chiens, avec quelquefois des incidents pouvant être sérieux sans parler des dégâts faits par ces chiens sur la faune sauvage, sont à l’origine de nombreuses récriminations – voire de plaintes – de la part des usagers de la montagne autres que les éleveurs.
À ces récriminations, les éleveurs et bergers opposent souvent que la présence des chiens leur est imposée par le plan loup pour bénéficier de soutiens publics en cas d'attaque et que les incidents sont essentiellement causés par un comportement inapproprié des plaignants. Ils arguent aussi que les estives sont leur lieu de travail, qu’ils sont donc prioritaires sur l’usage de ces espaces et qu’ils se doivent de protéger leur troupeau, autant pour leur revenu que parce qu’ils y sont fortement attachés.
De plus en plus de moyens sont dédiés à la sensibilisation du public au pastoralisme et à la conduite à tenir face à des chiens de protection. Des stratégies d’évitement se développent.. A la fois de la part des usagers de la montagne, qui s'informent sur les endroits à éviter en fonction des périodes, et de la part des bergers, dont certains vont préférer éviter certains secteurs. Mais de telles stratégies d’évitement questionnent le vivre-ensemble au sein du territoire.
Les mesures prises pour maintenir les activités pastorales là où la présence du loup est forte tendent ainsi à ignorer que ces activités – tout comme le loup lui-même – s’inscrivent non seulement dans des écosystèmes biologiques, mais également dans des socioécosystèmes. Les définitions précises de ce concept varient en fonction des approches utilisées, mais on peut dire en première approximation que les socio-écosystèmes sont ce qui résulte des interactions complexes entre dynamiques écologiques et dynamiques sociales.
Or, concrètement, le plan loup repose surtout sur la prise en charge de la valeur économique des animaux tués. Les conséquences écologiques des pratiques d’élevage que ces mesures suscitent, ou encore leur impact sur les interactions entre les différentes activités, ne sont quant à elles jamais considérées.
Ces conséquences peuvent pourtant être à l’origine de conditions difficiles d’exercice des métiers d’éleveurs et de bergers (conflits, mise en cause permanente, dégradation de la végétation sur certains secteurs, etc.), ce qui paraît contradictoire avec la volonté de soutien de ces activités. Elles sont également à l’origine de frustrations et de mécontentements de la part des différents usagers des espaces pastoraux et des habitants. Elles peuvent même, à terme, nuire au développement d’un certain tourisme dont ces territoires dépendent au plan économique.
Ainsi, selon nous, le plan national d’action loup ne favorise pas le développement de formes de cohabitation apaisées entre loups et activités pastorales. Trop souvent circonscrite aux relations entre le monde du pastoralisme et celui de l’environnement, la question de la présence du loup en territoire pastoral mérite d’être abordée à l'aune des socio-écosystèmes.

Jacques Lasseur a reçu des financements de Agropolis Fondation ainsi que des soutiens interne a INRAE (metaprogramme biosefair).
Nathalie Couix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 10:38
Comment le tourisme et les loisirs de plein air ont modifié notre rapport aux animaux sauvages
Texte intégral (1890 mots)
Le développement des pratiques récréatives en pleine nature (loisirs, sport…) est-il compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation convenables pour la faune sauvage ? Cela nécessite en tout cas de s’interroger sur la façon dont ces nouveaux usages intermédient nos relations à la nature.
Alors que les vacances d’été approchent, nombreux sont ceux qui rêvent d’évasion en pleine nature. Et, peut-être, de pouvoir admirer la faune sauvage : rapaces, marmottes, chamois, lynx… Ce qui pose la question de notre rapport au « sauvage ». La transformation de nos pratiques récréatives (notamment en matière de sport et de loisirs de pleine nature) est-elle compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation appropriées pour la faune sauvage ?
Loin d’être anodines, nos activités de loisirs de plein air façonnent nos représentations et notre capacité à cohabiter avec les autres êtres vivants. L’histoire et la sociologie des pratiques récréatives montrent que la nature est souvent perçue comme un décor à admirer plutôt qu’un espace partagé avec des animaux sauvages. C’est ce que j’explore également dans le chapitre d’un ouvrage à paraître courant 2025 aux éditions Quae.
La nature comme décor de nos loisirs
Dans nos sociétés dites « modernes », les relations avec la nature se déroulent principalement en dehors du travail. Pour la plupart des gens, cela se fait à travers les loisirs : la part des personnes qui travaillent à son contact est désormais très minoritaire.
Parallèlement, plusieurs enquêtes montrent que la nature prend une place croissante dans les activités récréatives. Alors que les milieux naturels sont envisagés comme des lieux pour se ressourcer, la manière dont nous les investissons détermine aussi leur pérennité. Les espaces sauvages deviennent des territoires aménagés pour répondre aux attentes des visiteurs. Pour ces derniers, la nature n’est plus perçue comme un milieu habité ou exploité, mais comme un cadre récréatif destiné à l’évasion.

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On comprend l’importance colossale des loisirs dans l’évolution de nos relations contemporaines à la nature : l’« écologisation » des pratiques récréatives de plein air devient est devenu un enjeu crucial, qui ne peut être bien compris sans un détour par l’histoire, la sociologie et l’économie politique et morale du « temps libre ».
Une nature mise en scène par la « classe de loisirs »
L’histoire de la protection de la nature est indissociable de celle de la « classe de loisir ». Dès le XIXe siècle, une élite sociale urbanisée promeut l’idée de « nature sauvage » et initie la création de réserves et de parcs pour protéger les paysages… et leur propre expérience du sauvage. En France, les premiers appels à la création de parcs nationaux sont portés par le Touring Club de France et le Club alpin français, soucieux de préserver leur terrain de jeu.
À cette époque, la valorisation du sauvage repose avant tout sur des critères esthétiques. On protège d’abord les paysages et non les espèces. La forêt de Fontainebleau est ainsi classée en 1861 pour ses qualités picturales.
La création des parcs nationaux dans les années 1960 prolonge cette logique :
« protéger des paysages exceptionnels […] favoriser et réglementer leur fréquentation touristique. »
Or, cette mise en scène de la nature se fait souvent au détriment des usages ruraux de ces espaces. Entre nature sauvage et paysages champêtres, « l’environnement » se constitue comme un milieu temporaire de distraction, voire de consommation, pour des sociétés de plus en plus urbaines qui ne font qu’y passer et qui valorisent des rapports contemplatifs à la nature, au détriment de rapports plus directement utilitaristes – vivriers ou productifs – tels que l’agriculture, la chasse, la pêche ou la cueillette.
Une faune sauvage entre protection et spectacle
Si la protection de la nature s’est renforcée avec le temps, elle s’est aussi accompagnée d’un paradoxe : les espèces emblématiques (tels que les grands prédateurs : loup, panthère des neiges, orques…) sont davantage préservées, mais elles sont souvent réduites à des images spectaculaires dans les médias et les documentaires animaliers.
Dès les années 1970, l’essor du cinéma de nature et des productions télévisées consacrées au vivant transforme les animaux sauvages en icônes esthétiques. « Les gens protègent et respectent ce qu’ils aiment, et pour leur faire aimer la mer il faut les émerveiller autant que les informer », déclarait ainsi Jacques-Yves Cousteau.
Le développement de l’industrie audiovisuelle va ainsi contribuer à sensibiliser le grand public à la protection des animaux sauvages en instaurant, par le truchement des écrans, un sentiment de familiarité à leur égard.
Tout cela participe au succès de l’idée moderne de « nature sauvage » qui tend, paradoxalement, à court-circuiter – ou du moins altérer – toutes possibilités de cohabitation avec les animaux, au profit d’un rapport scopophile à ces derniers, c’est-à-dire un rapport centré sur le plaisir de les regarder, souvent de manière distanciée et esthétisante ; ils sont alors vus comme des objets d’admiration, davantage que des êtres avec lesquels peuvent se nouer des rapports de cohabitation ; ils sont envisagés comme une source d’excitation visuelle, des personnages d’un décor d’autant plus authentique qu’il est spectaculaire.
Vers une écologie de l’attention
L’essor des activités de plein air, amplifié par la crise sanitaire du Covid depuis 2020, témoigne d’un désir croissant de « retour à la nature ». Mais celui-ci s’accompagne d’une pression accrue sur la nature, en particulier sur la faune.
Il est donc capital de revoir en profondeur les manières de cohabiter avec les animaux sauvages dans nos sociétés de loisir. L’histoire de la protection de la nature est solidaire d’une histoire sociale du temps libre. Tout ceci a concouru à l’instauration d’une nature « récréative » conçue principalement comme support de projection émotionnelle.
On touche ici du doigt un rapport problématique à l’environnement, vu comme un décor peuplé de figurants humains et non-humains, qui se rapproche du voyeurisme. Dans ces conditions, l’écologisation des pratiques récréatives ne peut se résumer à simplement convenir de nouvelles « règles du jeu » avec la nature. Il s’agit aussi de parvenir à instaurer de nouveaux styles d’attention aux vivants et, en particulier, à la faune sauvage.
Par exemple, quels sont les régimes d’attention propres à telle ou telle activité récréative de nature ? Qu’est-ce qui est valorisé ou dévalorisé par telle manière de pratiquer la randonnée ou la pêche à la mouche et quelles places y tiennent les vivants ? Au-delà des interactions « ici et maintenant » entre faune et usagers des espaces naturels, par l’intermédiaire de quels genres de médiateurs nos rapports aux animaux sauvages sont-ils organisés, à travers quels médiateurs humains (un guide, un enfant), techniques (montre connectée, jumelles) ou non-humains (chien de chasse, cheval) ?
Reconsidérer nos rapports à la nature dans la société de loisir suppose de déplier tout l’« échosystème » au sein duquel résonnent – ou non – les coprésences directes et indirectes entre humains et animaux sauvages
Alors que les plus privilégiés d’entre nous s’apprêtent à partir en montagne ou en forêt pour quelques jours de vacances, nous pouvons nous interroger sur la manière dont nos pratiques récréatives façonnent nos rapports à la nature. Voulons-nous continuer à la considérer comme un décor, ou sommes-nous prêts à repenser nos interactions avec elle ? Peut-être est-il temps de ne plus seulement chercher à voir les animaux sauvages, mais à véritablement apprendre à cohabiter avec eux.

Antoine Doré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.07.2025 à 18:38
Le Palais de la découverte menacé de fermeture : quelle place pour la culture scientifique en France ?
Texte intégral (2439 mots)

Fermé depuis quatre ans, le Palais de la découverte pourrait ne jamais rouvrir ses portes. Cette incertitude dépasse la seule question d’un musée parisien : elle met en lumière les fragilités d’un secteur culturel essentiel mais discret, celui de la culture scientifique.
Une question tient actuellement en haleine les professionnels et amateurs de culture scientifique : le Palais de la découverte va-t-il fermer ? Rouvrir ? Être déplacé ?
Le Palais de la découverte est un musée de culture scientifique. Ce champ d’activité propose des actions de médiation pour mettre en relation la société avec les connaissances scientifiques, grâce à des expositions, des ateliers, des conférences ou d’autres activités à destination des enfants et des adultes. Le Palais de la découverte est sous la tutelle principale du ministère de la Culture et celle, secondaire, de l’Enseignement supérieur, tout comme la Cité des Sciences et de l’Industrie, un autre centre de culture scientifique parisien. Ces deux structures ont d’ailleurs été regroupées dans la même entité administrative, Universcience, en 2009, pour faciliter leur gestion. Le Palais de la découverte est hébergé au sein du Grand Palais, dans l’aile ouest.
En rénovation depuis 4 ans, il devait rouvrir en 2026, avec une exposition temporaire et des événements de préouverture le 11 juin 2025. Cette préouverture a été annulée, sur fond de tension avec le ministère de la Culture, mais aussi avec le directeur du Grand Palais qui souhaiterait voir le Palais de la découverte être déplacé.
Depuis, le directeur d’Universcience, Bruno Maquart, a été limogé par le gouvernement, une pétition des salariés pour sauver le Palais de la découverte a été lancée et plusieurs tribunes de soutien ont été publiées, comme par des institutions scientifiques internationales, le Collège de France et le réseau national de la culture scientifique (AMCSTI). Le 19 juin, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Philippe Baptiste c’est dit favorable au maintien du Palais de la découverte au sein du grand palais, mais le ministère de la Culture, tutelle principale du Palais, ne s’est toujours pas positionné, laissant encore planer une incertitude.
Pour des personnes extérieures à ce champ d’activité, les problèmes du Palais de la découverte peuvent sembler quelque peu parisiano-centrés ou peu importants par rapport à d’autres problématiques actuelles. Et pourtant, la question soulevée est plus globale qu’il n’y paraît.
Un symbole de l’évolution de la culture scientifique
Le Palais de la découverte est né dans le cadre de l’exposition internationale de 1937, d’une idée du peintre André Léveillé et du physicien et homme politique Jean Perrin.
Le Front Populaire au pouvoir porte les premières grandes politiques culturelles et Perrin voit dans le projet proposé par Léveillé un moyen de rendre la science accessible à tous et de favoriser des vocations. Il disait à propos du Palais de la découverte :
« S’il révélait un seul Faraday, notre effort à tous serait payé plus qu’au centuple ».
Perrin parviendra à pérenniser l’institution au-delà de l’exposition. À cette époque, difficile de parler de culture scientifique et de médiation : il s’agit surtout d’un temple de la science, important pour les scientifiques en période d’institutionnalisation de la recherche et de justification de sa légitimité.
Le Palais va par la suite faire évoluer son fonctionnement pour s’adapter aux changements sociaux. Des actions de médiation plus proches des formes contemporaines apparaissent dans les années 1960, en parallèle du développement du champ de la culture scientifique.
Ainsi, le Palais propose dans ces années des expositions itinérantes - traduisant la volonté d’aller au-delà des murs du musée - des conférences et de l’animation culturelle de clubs de jeunes. Dans les années 1970, les démonstrations et les conférences sont progressivement remplacées par des expériences interactives, et dans les années 1980 les activités pédagogiques avec les écoles, en complément des enseignements scolaires jugés souvent insuffisants, sont fréquentes.
En 1977, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing valide l’aménagement de la Cité des Sciences et de l’Industrie à la Villette. Là où le Palais se veut plus proche des sciences académiques, la Cité est pensée pour faire le lien entre sciences, techniques et savoir-faire industriels. On parlera ainsi de l’électrostatique et des mathématiques dans le premier, par exemple, quand le deuxième proposera une exposition sur la radio.

La diversité de la culture scientifique en France
Décentrons le regard de Paris. La culture scientifique est loin de se limiter à la capitale et au Palais de la découverte. Avec l’effervescence des revendications sociales des années 1960, des associations émergent pour diffuser la culture scientifique dans l’ensemble du territoire national.
L’institutionnalisation de ces structures de culture scientifique a lieu dans les années 1980, sous la présidence de François Mitterrand, avec la volonté d’encadrer le travail de médiateur scientifique et de créer des Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CCSTI) permettant de diffuser cette culture dans l’ensemble du territoire.
Aujourd’hui, les acteurs de la culture scientifique sont marqués par leur grande diversité, si bien qu’il est difficile de les dénombrer. Entre les lieux de médiation centrés sur les sciences techniques ou de la nature, ceux sur le patrimoine, les associations d’éducation populaire, les musées et muséums ou encore les récents festivals, tiers-lieux culturels et médiateurs indépendants - sans parler des collectifs moins institutionnels et des groupements informels d’amateurs passant sous les radars, la culture scientifique est un champ culturel d’une grande diversité.
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Culture scientifique et justice sociale : mission impossible
Cette diversité d’acteurs propose des actions de médiation scientifique dans un contexte fort en enjeux sociaux : crises démocratiques et écologiques, désinformation, inégalités d’accès aux métiers et filières d’études scientifiques…L’accès à l’information scientifique est un enjeu de lutte contre les injustices sociales – défini par la philosophe Iris Marion Young comme ce qui constituent des contraintes institutionnelles au développement personnel (oppression), ou à l’auto-détermination (domination).
Mais plusieurs chercheurs français ou internationaux ont étudié l’incapacité de la culture scientifique à répondre aux enjeux de justice sociale qui lui sont attribués. En partie à cause de projets trop descendants, trop courts ou peu adaptés aux publics les plus marginalisés des institutions culturelles.
Le Palais de la découverte est peut-être là encore un symbole de son temps, car plusieurs critiques peuvent lui être adressées, par exemple concernant la sociologie de ces publics plutôt aisés et diplômés, au détriment des groupes sociaux marginalisés. Certes, on trouve davantage de catégories sociales défavorisées dans les musées de sciences que de ceux d’art, mais les populations précaires et racisées restent minoritaires.
Le Palais essayait tout de même de s’améliorer sur cette question, par exemple à travers les « relais du champ social », visant à faciliter la visite de personnes en précarité économique.
Mais les résultats de ce type d’actions inclusives, que l’on retrouve ailleurs en France, sont globalement mitigés. Développer des projets qui répondent réellement aux besoins des publics marginalisés nécessite du temps et des moyens financiers. Or les pouvoirs publics ne semblent pas financer la culture scientifique à la hauteur de ces besoins, d’après les professionnels du secteur. Ce n’est pas uniquement le cas pour les structures nationales mais aussi pour celles locales. Par exemple, Terre des sciences, CCSTI de la région Pays de la Loire, a récemment annoncé la fermeture de son antenne de la ville moyenne de Roche-sur-Yon, ouverte depuis 15 ans, faute de financement suffisant.
La situation du Palais de la découverte n’est donc pas un problème isolé. En tant qu’institution nationale de la culture scientifique, il est le symbole d’une histoire des relations entre les sciences et la société depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. Et à travers la crise actuelle qu’il traverse, la question à poser est peut-être celle de la culture scientifique que nous voulons, partout en France

Bastien Fayet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.07.2025 à 18:37
État du climat en 2024 : les voyants toujours au rouge malgré le ralentissement des émissions mondiales
Texte intégral (3465 mots)
Malgré le ralentissement des émissions globales de gaz à effet de serre (GES), les voyants du climat restent dans le rouge, nous rappelle le rapport Indicators of Global Climate Change 2024 récemment publié. Ce rapport permet également d’identifier trois leviers d’action à mettre en œuvre pour stabiliser le stock atmosphérique de GES à l’origine du réchauffement global.
L’univers virtuel des réseaux sociaux est celui de l’immédiateté. Un utilisateur de TikTok y navigue en moyenne 95 minutes chaque jour, avec à la clé plusieurs centaines de clics. En politique, la vague populiste surfe sur ce courant d’informations en continu qui submerge notre quotidien.
Dans ces mondes virtuels, on prend les décisions en fonction des aléas du moment, quitte à revenir rapidement en arrière en cas de réactions inattendues. Une telle soumission aux humeurs du court terme n’est pas compatible avec l’action face au réchauffement planétaire et à la dégradation de la biodiversité.
Le premier antidote à la tyrannie de l’immédiat doit être la science. C’est pourquoi le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) joue un rôle si structurant en matière d’action climatique. Depuis 1990, le GIEC a publié six rapports d’évaluation. Ces rapports fournissent des balises précieuses, documentant l’état des connaissances scientifiques sur le système climatique, les impacts et les adaptations possibles face au réchauffement, les leviers d’atténuation pour le stabiliser.

Le temps de navigation entre deux balises tend cependant à augmenter. De cinq ans entre le premier et le second rapport du GIEC, il est passé à neuf ans entre les deux derniers rapports. Pour éviter que les décideurs ne se perdent en route, un collectif de chercheurs publie chaque année un tableau de bord annuel, reprenant les méthodologies utilisées par le GIEC.
J’ai lu leur rapport sur l’année 2024, rendu public le 17 juin 2025. Voici ce que j’en ai retenu.
Les voyants au rouge, malgré le ralentissement des émissions
Le tableau de bord annuel actualise en premier lieu les informations sur les émissions de CO₂ jusqu’en 2024 (et jusqu’à 2023 pour les autres gaz à effet de serre, GES). Sans surprise, cette actualisation confirme le ralentissement de l’augmentation des émissions mondiales observé depuis 15 ans, principalement provoqué par celles de CO2.

Ce ralentissement est toutefois insuffisant pour stabiliser ou même freiner l’accumulation du stock de GES dans l’atmosphère. Le rythme de croissance de ce stock se maintient, et s’est même accéléré pour le méthane depuis le début des années 2020.
Or c’est ce stock qui est le moteur anthropique du réchauffement climatique. Il joue d’autant plus fortement que les rejets d’aérosols (principalement le dioxyde de soufre), à l’effet refroidissant à court terme pour la planète, se réduisent du fait du resserrement des contraintes sur les polluants locaux, en particulier dans le transport maritime international et en Chine.
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De ce fait, le réchauffement ne connaît pas de répit. Il a franchi pour la première fois la ligne de +1,5 °C en 2024. Les facteurs anthropiques en ont expliqué 1,36 °C, le reste étant attribué à la variabilité naturelle du climat, en particulier l’épisode El Niño de 2024.

Sur les dix dernières années connues, le réchauffement global a atteint +1,24 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Sur l’océan, il dépasse désormais 1 °C. Sur terre, il se situe à 1,79 °C, pratiquement à équidistance entre 1,5 et 2 °C.
Sans surprise la poursuite du réchauffement alimente la montée du niveau de la mer, sous l’effet de la dilatation thermique de l’eau et de la fonte des glaces continentales. La hausse du niveau moyen de l’océan est estimée à 22,8 cm depuis le début du siècle dernier. Entre 2019 et 2024, elle a été de 4,3 mm/an, bien au-dessus de la tendance historique (1,8 mm/an).
Quels leviers d’action ?
Pour stabiliser le réchauffement, il faut en premier lieu drastiquement réduire les émissions de carbone fossile. Comme le notait déjà le Global Carbon Budget à l’automne 2024, le budget carbone résiduel pour avoir une chance sur deux de limiter le réchauffement à 2 °C ne représente plus que 28 années des émissions actuelles. Pour viser 1,5 °C, c’est désormais moins de cinq années !
Le tableau de bord montre également l’impact de la réduction des rejets d’aérosols, qui contribue significativement au réchauffement. Moins d’aérosols dans l’atmosphère, c’est certes moins de problèmes sanitaires à terre, mais aussi plus de réchauffement car les aérosols voilent le rayonnement solaire et agissent sur la formation des nuages. Or, comme les aérosols ne séjournent pas longtemps dans l’atmosphère, une réduction de leurs émissions se répercute rapidement sur le volume de leur stock dans l’atmosphère.
Que faire ? Pour contrarier cet impact, la meilleure voie est de réduire les émissions de méthane. Le méthane ayant une durée de séjour dans l’atmosphère plus courte que celle des autres gaz à effet de serre, sa réduction agit nettement plus rapidement sur le réchauffement qu’une réduction équivalente de CO2 ou de protoxyde d’azote, qui séjourne en moyenne 120 ans dans l’atmosphère.
Le tableau de bord met enfin en avant l’apparition de « rétroactions » climatiques dont les effets s’ajoutent à l’impact direct des émissions anthropiques sur la température. Ainsi, le réchauffement global stimule les émissions de méthane dans les zones humides tropicales et risque, demain, d’accentuer celles résultant de la fonte du permafrost. Conjugué aux épisodes de sécheresses, il accentue également les émissions générées par les mégafeux de forêt et altère la capacité de croissance des arbres et les rend plus vulnérables face aux ravageurs.
Dans les deux cas, ces rétroactions amplifient le réchauffement. Agir contre ces rétroactions, par exemple en adaptant les stratégies de gestion forestière, répond donc à une double logique d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.
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Feux de forêt, carbonatation du ciment et gaz fluorés
Si le tableau de bord se fixe comme règle de correspondre au plus près aux méthodes des rapports d’évaluation du GIEC, il apporte également des compléments utiles. J’ai particulièrement apprécié ceux concernant les émissions provoquées par les mégafeux, les gaz fluorés et l’absorption du CO2 atmosphérique par le ciment.

Dans la figure ci-dessus apparaissent trois façons de comptabiliser les émissions mondiales de GES.
À 55,4 milliards de tonnes (Gt) équivalent CO2, le premier bâtonnet visualise les émissions de l’année 2023 et la marge d’incertitude associée, calculées suivant les normes retenues par le GIEC.
L’agrégation des données d’inventaires nationaux recueillies sur le site des Nations unies donne des émissions de seulement 47,1 Gt pour la même année. L’écart entre les deux grandeurs est principalement lié à la façon de comptabiliser les émissions liées aux changements d’usage des terres, en particulier à la frontière retenue entre les émissions-absorptions d’origine anthropique et celles d’origine naturelle. Par exemple, le carbone stocké grâce à la replantation d’arbre est clairement d’origine anthropique, mais faut-il également comptabiliser celui résultant de la repousse naturelle d’arbre après des incendies ?
La figure du milieu est une innovation du tableau de bord, qui a élargi les sources et les absorptions de CO2 prises en compte, pour aboutir à un total d’émissions de 56,9 Gt d’équivalent CO2 (+1,5 Gt relativement à l’évaluation standard). La prise en compte de la séquestration du carbone par les ouvrages en ciment ( « carbonatation » du ciment) représente un puits de carbone de 0,8 Gt de CO2. Mais elle est plus que compensée par les émissions de méthane et de protoxyde d’azote par les feux de forêt et la combustion de biomasse (1 Gt d’équivalent-CO2) et celles provenant des CFC et autres gaz fluorés non couverts par la convention climat (UNFCCC), à hauteur de 1,3 Gt d’équivalent CO2 en 2023.
L’inertie des stocks de gaz à effet de serre
Sur la période récente, les émissions de gaz fluorés (F-gaz) répertoriées dans le cadre de l’UNFCC, dépassent celles des gaz fluorés dont la régulation a été mise en place par le protocole de Montréal (1987) destiné à protéger la couche d’ozone. Mais cette situation est relativement récente. Quand la lutte pour la protection de la couche d’ozone a démarré, les émissions de CFC et des autres gaz fluorés détruisant cette couche exerçaient un réchauffement équivalent à pratiquement 12 Gt de CO2, soit la moitié des émissions de carbone fossile de l’époque (22 Gt d’équivalent CO2).

La diminution spectaculaire des émissions de gaz fluorés réalisée pour protéger la couche d’ozone a ainsi eu un impact majeur sur l’action climatique, malgré le développement de substituts à ces gaz – comme les HFC – pour couvrir les besoins de climatisation et réfrigération. Ce résultat s’observe aujourd’hui dans la diminution de la concentration atmosphérique des CFC, qui contribue à atténuer le réchauffement climatique.
Compte tenu de la durée de séjour des gaz CFC dans l’atmosphère, de l’ordre du demi-siècle, cet effet d’atténuation devrait se prolonger pendant quelques décennies. Une bonne illustration de l’inertie du stock par rapport au flux, qui joue désormais de façon bénéfique pour l’action climatique dans le cas des gaz fluorés.
A l’inverse, cette inertie joue encore à la hausse du thermomètre pour le CO2 et le méthane, malgré le ralentissement des émissions. D’où les voyants au rouge du tableau de bord. Demain, si on parvient à durablement inverser leur trajectoire d’émission, cette inertie pourra également jouer à sa baisse. Mais pour cela, il faut accélérer la transition bas carbone et ne pas succomber aux sirènes de ceux qui voudraient rétrograder.

Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.07.2025 à 18:37
Lego : plus que des jouets, un marché de collection
Texte intégral (2137 mots)
Les Lego ne sont pas uniquement des jouets : ils sont devenus de véritables objets de collection, portés par un marché de seconde main particulièrement dynamique. Qu’est-ce que la marque Lego nous enseigne sur les marchés de collection et sur toutes ses homologues qui cherchent à susciter chez leurs clients le désir de collectionner ?
Depuis quelques années, le groupe Lego ne cesse d’enregistrer des records de vente. En 2024, il enregistre un chiffre d’affaires de près de 10 milliards d’euros, porté par 1 069 magasins dans le monde et 28 000 salariés. Du canard en bois, en 1935, au Millenium Falcon de Star Wars™ en passant par la réplique du Titanic, le groupe n’a cessé de multiplier les thèmes de construction, couvrant un public croissant d’acheteurs.
Si certains thèmes ciblent davantage les enfants, d’autres visent spécifiquement un public adulte, intéressé par le fait de posséder et d’exposer un objet de collection. La marque offre de quoi alimenter l’appétit de chacune de ses communautés de collectionneurs, quel que soit le thème de la collection : Star Wars™, Harry Potter™, Minecraft® ou Super Mario™. En ce sens, elle fait partie des marques, comme Hermès avec ses sacs à main, ayant pour objectif de susciter chez leurs clients l’envie de s’engager dans une collection.
Clients-collectionneurs
Lorsqu’une telle marque arrête la vente d’un produit, les clients-collectionneurs peuvent espérer compléter leur collection sur le marché de l’occasion sur des plateformes de vente en ligne. Pour les passionnés de Lego, la plus connue est BrickLink, acquise par le groupe en 2019.
C’est précisément sur les Lego revendus sur cette plateforme que nous avons conduit une étude. Notre objectif était de comprendre les dynamiques de prix des Lego sur le marché de seconde main ; plus particulièrement déterminer, à la différence des analyses précédemment menées, si l’arrêt de production d’un thème, ou son arrêt anticipé, pouvait avoir un impact sur les prix.
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Sur le marché de l’art, à la suite du décès d’un artiste, différents travaux ont relevé ce que l’on nomme, bien sombrement, un « effet de mort ». Le prix d’une œuvre a tendance à augmenter suite au décès de son créateur, voire avec la diminution de son espérance de vie. Ces toutes dernières étapes de la vie d’un artiste fixent de facto une limite à la quantité de ses œuvres en circulation sur le marché et impactent donc la rareté de ces dernières.
Figurine et diversité de pièces
Pour mener cette étude, nous avons collecté les données de 7 585 sets différents, relevant de 107 thèmes différents et représentant 227 920 lots disponibles à la vente. Ces données ont été collectées en 2019, peu de temps avant l’acquisition de BrickLink par le groupe Lego. Par conséquent, ce marché était encore vierge de l’influence d’éventuelles stratégies de l’entreprise ou d’effets d’annonce liés à cette acquisition.
Pour chaque set, nous avons pris en compte plusieurs variables : nombre total de pièces d’un set, thème lego d’appartenance – Star Wars™, Technic, City –, diversité des pièces, présence et nombre de figurines, nombre de lots en vente, nombre d’acheteurs potentiels ayant ajouté le set à leur liste de souhaits. Nous avons examiné les performances historiques des thèmes – croissance annuelle moyenne des prix –, leur statut de production – en vente ou non sur le site du groupe Lego au moment de la collecte des données –, et leur ancienneté – date de la première année de mise en vente par le groupe Lego.

Nos analyses confirment que le prix d’un set sur le marché de l’occasion est fonction croissante de son nombre de pièces. Elles n’étonneront nullement l’amateur de Lego, appréciant les plaisirs du montage d’un set regorgeant de pièces et avec un temps d’assemblage relativement long. Nous avons également observé, ce que n’évaluaient pas les précédentes analyses, que la diversité des pièces d’un set avait un impact positif sur son prix. Un set de 1 000 pièces peut très bien contenir 50 types de briques différents comme 150. Dans ce dernier cas, il sera jugé plus riche, plus complexe, plus gratifiant à assembler ; ce qui se traduit par un prix plus élevé.
Un type spécifique de pièces a un impact sur le prix d’un set : les figurines. Celles-ci n’ont aucun lien avec la difficulté d’assemblage d’un set et pourtant, leur simple présence suffit à faire grimper le prix d’un set de plus de 40 % en moyenne.
Sets et thèmes rares
Sans surprise et comme sur tout marché de collection, les sets les plus rares – dans le cas de notre étude, ceux les plus fréquemment ajoutés à une liste de souhaits parmi ceux les moins disponibles sur la plateforme – sont aussi les plus chers. Une augmentation de 1 % du ratio demande/offre faisant croître le prix de 0,63 % en moyenne.
Ce qui nous intéressait le plus était l’effet du thème d’appartenance du set, en termes d’ancienneté et de durée de production. Les précédentes études montrent des prix significativement plus élevés pour des sets relevant de certains thèmes, notamment tels que Star Wars™. Nous avons relevé un impact positif du nombre de sets rattachés à un thème. Autrement dit, plus un thème regroupe des sets différents, plus les sets relevant de ce thème sont valorisés.

Il existe sur ce marché un effet de mort avec les thèmes dont la production a été arrêtée par le groupe Lego, à l’image du thème The Angry Birds Movie™, arrêté en 2016. En moyenne, les sets relevant de tels thèmes affichent des prix plus élevés de près de 16 % en comparaison de sets appartenant à des thèmes encore en production. Plus le thème arrêté est ancien, plus l’effet de mort est marqué.
Marchés secondaires de collectionneurs
Au-delà de possibilités de stratégies de spéculation, l’analyse du marché des Lego de seconde main offre un éclairage utile aux entreprises qui cherchent à fidéliser une clientèle au travers d’un ou plusieurs projets de collection.
En comprenant mieux les dynamiques de prix des marchés secondaires, ces entreprises peuvent affiner leurs stratégies de lancement ou d’interruption de certaines gammes de produits. De facto maximiser la rentabilité de ces dernières dans le temps. Au-delà des aspects purement mercantiles, il ne faut pas oublier l’intérêt des plateformes de vente en ligne pour le recyclage des produits et donc… un moindre gaspillage de ressources.
Une meilleure compréhension des déterminants de la valeur sur ces plateformes permet aux entreprises d’identifier les caractéristiques les plus valorisées par les consommateurs, de diminuer le risque d’invendus et d’avoir une meilleure empreinte environnementale.
Pour le groupe Lego, il est fort possible que ce dernier point soit une préoccupation majeure. Malgré des efforts substantiels en R&D, l’enseigne n’est pas encore parvenue à arrêter l’usage de certains composants plastiques pour la production de ses fameuses briques. Un bon fonctionnement de ses marchés de seconde main, couplé à la réputation de durabilité de ses briques, est probablement pour le groupe une manière de compenser cet usage du plastique.

David Moroz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.