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21.11.2025 à 18:08

La Corée du Nord, la guerre en Ukraine et le théâtre indo-pacifique

Marianne Péron-Doise, Chercheur Indo-Pacifique et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po
Des milliers de soldats nord-coréens combattent en Ukraine aux côtés des forces russes, tandis qu’en Asie, la tension ne cesse de croître.
Texte intégral (2568 mots)

En s’impliquant directement dans la guerre que la Russie livre à l’Ukraine, la Corée du Nord renforce l’axe qu’elle forme avec la Russie et la Chine, ce qui suscite l’inquiétude de la Corée du Sud et du Japon. Dès lors, ces deux derniers pays se rapprochent de l’Otan. Les théâtres européen et asiatique sont plus interconnectés que jamais.


En octobre 2024, la révélation de la présence de militaires nord-coréens sur le front russo-ukrainien et de leur engagement aux côtés des forces russes dans la guerre de haute intensité déclenchée par Vladimir Poutine a suscité choc et malaise. Dans les mois suivants, les services de renseignement de Séoul et de Kiev ont évoqué le déploiement de jusqu’à 12 000 soldats nord-coréens dans la région russe de Koursk, où avait alors lieu une incursion ukrainienne.

Cet envoi de troupes combattantes a révélé l’ampleur de la coopération militaire russo-nord-coréenne et la proximité existant entre les deux régimes depuis la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024. Il était déjà établi que Pyongyang livrait des armes et des munitions à Moscou, mais le flou persistait sur le contenu de leur partenariat stratégique et de leur engagement de défense mutuel.

L’analyse la plus courante était qu’en échange de ses livraisons d’armements, Kim Jong‑un escomptait des transferts de technologies et d’expertise pour ses programmes d’armes. Ceci sans négliger une indispensable assistance économique et un approvisionnement dans les domaines de l’énergie et des denrées alimentaires. On sait désormais que ce « deal » inclut également l’envoi de militaires nord-coréens sur le théâtre ukrainien. Un millier d’entre eux auraient été tués et 3 000 sérieusement blessés durant les trois premiers mois de leur déploiement. Ces chiffres élevés s’expliqueraient par leur manque de familiarité avec le combat actif mais aussi par leur exposition en première ligne par le commandement russe

Cinq mille spécialistes du génie et mille démineurs nord-coréens auraient également rejoint la région de Koursk à partir de septembre 2025. Parallèlement, le nombre d’ouvriers nord-coréens envoyés sur les chantiers de construction russes augmente, révélant un peu plus combien les renforts humains que Pyongyang envoie sans s’inquiéter de leur emploi s’avèrent profondément nécessaires pour une Russie qui épuise sa population.

Le retour de Kim Jong‑un au premier plan

On peut estimer qu’un contingent de 12 000 soldats et officiers constitue une quantité dérisoire pour un pays comme la Corée du Nord, qui dispose de plus d’un million d’hommes sous les drapeaux. Cette implication n’a pas changé le cours de la guerre russo-ukrainienne. Mais elle n’a pas non plus incité les États européens à s’engager davantage militairement, par crainte de provoquer une escalade russe. L’année 2025 les aura vu tergiverser alors que les États-Unis entamaient un désengagement stratégique assumé, confortant indirectement la posture russe.

C’est en Asie, à Séoul comme à Tokyo, que cette présence militaire nord-coréenne sur le théâtre européen a suscité le plus d’inquiétudes et a été perçue comme une menace directe et sérieuse. On peut y voir le résultat du fiasco diplomatique de l’administration Trump sur le dossier nord-coréen, amplifié par l’arrivée en 2022 de l’ultra-conservateur Yoon Suk-yeol à la tête de la Corée du Sud. Celui-ci, à peine nommé, avait adopté une ligne particulièrement offensive face à Pyongyang, n’hésitant pas à évoquer l’éventualité que son pays se dote de capacités nucléaires.

Ces dernières années, humilié par l’absence de résultats après ses deux rencontres au sommet avec Donald Trump en 2018 et en 2019, alors qu’il espérait une levée partielle des sanctions, le dictateur nord-coréen Kim Jong‑un n’a eu de cesse de reprendre une stratégie de provocation, notamment vis-à-vis de la Corée du Sud, bouc émissaire tout désigné de sa perte de face.

L’épisode de Covid et la fermeture totale du régime de 2020 à 2021 n’auront fait qu’accentuer ce retour de balancier vers une diplomatie extrême dont la multiplication des tirs de missiles balistiques tout au long de 2022 aura été une manifestation spectaculaire.

Le rapprochement avec la Russie, autre « paria », lui aussi sous embargo et en quête de munitions, aura permis à Kim Jong‑un de raffermir sa stature d’homme d’État et de se poser en allié indispensable de Moscou.

La chaîne de causalités politico-diplomatiques qui aura conduit à cette situation, à bien des égards impensable, ne fait qu’arrimer davantage la sécurité de l’Europe à celle de l’Indo-Pacifique. Une équation qui n’a pas été clairement analysée par l’Union européenne et beaucoup de ses États membres, en dépit des ambitions dans le domaine de la sécurité et de la défense affichées dans les nombreuses stratégies indo-pacifiques publiées à Bruxelles ces dernières années (dont celle de la France, de l’UE, de l’Allemagne et des Pays-Bas).

L’étrange configuration d’une « guerre de Corée » revisitée

L’environnement diplomatico-militaire de ce rapprochement russo-nord-coréen n’est pas sans rappeler la guerre de Corée dans laquelle l’alliance entre Kim Il-sung (le grand-père de l’actuel dirigeant nord-coréen) et Joseph Staline a joué un rôle majeur.

Conflit emblématique de la guerre froide, la guerre de Corée a pérennisé la partition de la péninsule en deux régimes distincts, fortement opposés, tout en redistribuant les équilibres stratégiques régionaux. Les États-Unis se retrouvaient durablement ancrés en Asie de l’Est et leurs deux principaux alliés, le Japon et la Corée du Sud, constituaient un front mobile autour d’un bloc communiste formé par la Corée du Nord, l’Union soviétique et la Chine maoïste. La différence majeure réside dans le fait que pour Washington, à l’époque, l’Asie constituait un théâtre secondaire par rapport à la primauté stratégique du « monde occidental ».

Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les administrations américaines successives n’ont de cesse de réaffirmer l’identité pacifique des États-Unis et l’importance décisive des enjeux indo-pacifiques. Mais si l’administration Trump 2, focalisée sur la Chine – rival systémique – monnaye désormais son assistance à ses alliés européens, le Japon et la Corée du Sud se montrent particulièrement proactifs dans leur soutien multidimensionnel à l’Ukraine.

La question se pose en Corée du Sud de savoir si le voisin du Nord mène en Russie une guerre par procuration et comment y répondre. En se servant de l’Ukraine pour se rapprocher de la Russie, Pyongyang opérationnalise ses moyens conventionnels, peu rodés au combat réel, en envoyant ses troupes s’aguerrir sur le front russe. Conjuguant à terme capacités nucléaires, balistiques et conventionnelles, le régime des Kim gagne en crédibilité face à l’alliance Washington-Séoul-Tokyo. Il démontre ainsi qu’il n’est plus dans une logique de survie mais d’affirmation de puissance aux côtés de ses pairs.

Vers un axe Moscou-Pékin-Pyongyang durable ?

Jusqu’où cette entente militaire entre la Russie et Pyongyang peut-elle aller ? Et quel rôle la Chine entend-elle y jouer ?

Durant des années, Pékin a fait ce qu’il fallait en termes d’assistance humanitaire et économique pour éviter que le régime nord-coréen ne s’effondre et que les États-Unis n’en profitent pour orchestrer avec la Corée du Sud une « réunification » en leur faveur. Désormais, la Chine doit jouer le même rôle vis-à-vis de la Russie et éviter que celle-ci ne s’épuise dans sa guerre d’agression. Le soutien nord-coréen est donc bienvenu, dans la mesure où Pékin ne peut trop ouvertement aider Moscou. En revanche, la Chine s’irrite de ne pas être en position dominante au cœur de cette nouvelle construction triangulaire.

Il n’en reste pas moins que la réalité de cette forte conjonction d’intérêts entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord – illustrée notamment par la première rencontre simultanée entre leurs leaders, le 3 septembre dernier à Pékin, à l’occasion d’un défilé commémorant le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale – renvoie à une coalition d’opportunité particulièrement dangereuse pour la sécurité européenne. Ce que ni Bruxelles, ni Washington n’ont su, ou voulu prendre en compte pour le second, pour qui l’aide militaire à Kiev s’est muée en opportunité commerciale.

Plus fondamentalement, le rapprochement entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord (auquel les cercles stratégistes américains rajoutent l’Iran sous l’acronyme CRINK, China, Russia, Iran, North Korea) tend à constituer un front anti-occidental face à un ensemble euro-atlantique fragmenté. Il affirme d’ailleurs un certain niveau de cohérence alors que les États-Unis n’entendent plus assumer leur rôle de leader traditionnel du libéralisme international. Aux côtés de la Chine et de la Russie, la Corée du Nord contribue ainsi au narratif d’un Sud prenant sa revanche contre un Nord donneur de leçons et pratiquant les doubles standards quant au respect du droit international.


À lire aussi : Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ?


Sécurité asiatique versus sécurité euroatlantique

Le phénomène le plus marquant résultant de la constitution de l’axe Russie-Corée du Nord-Chine est la porosité entre les théâtres asiatique et européen, les pays d’Asie s’impliquant désormais davantage dans les questions de sécurité européenne.

L’intérêt grandissant de Séoul et de Tokyo envers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et leur souci d’accroître la coopération avec l’Alliance en élargissant les interactions conjointes à travers le mécanisme de Dialogue Otan-pays partenaires de l’Indo-Pacifique (Australie, Corée du Sud-Japon-Nouvelle-Zélande) en témoigne.

L’ancien président Yoon (il a été destitué en avril 2025) a manifesté son soutien à l’Ukraine dès 2022 par une aide humanitaire et économique massive, y compris en livrant des équipements militaires non létaux de protection.

La Corée du Sud, qui est un acteur industriel très actif en matière d’exportation d’armements, a diversifié son aide militaire en livrant des équipements lourds (munitions, chars, lance-roquettes multiples) à plusieurs pays européens – Norvège, Finlande, Estonie et principalement la Pologne, comme elle fidèle allié des États-Unis au sein de l’Otan. La coopération industrielle en matière d’armement entre Séoul et Varsovie devrait par ailleurs se poursuivre, permettant à la Corée du Sud de participer durablement à la sécurité de l’Europe et, plus largement, à celle de l’Otan.

Prendre en compte la nouvelle réalité

Le Japon et la Corée du Sud peuvent-ils s’impliquer davantage dans la guerre russo-ukrainienne et contribuer à une sortie de crise qui déboucherait sur des négociations équilibrées ? Il est de plus en plus difficile de nier l’impact de la guerre en Ukraine sur les équilibres stratégiques en train de se redéployer en Asie et de maintenir des partenaires comme la Corée du Sud et le Japon en marge de l’Otan, ce qui revient à ne pas prendre en compte leurs capacités à renforcer les efforts européens en faveur de la résistance ukrainienne.

Nier la réalité d’un front commun regroupant Russie, Corée du Nord et Chine serait une erreur d’appréciation stratégique qui peut se retourner contre la sécurité européenne alors que le discours chinois sur la gouvernance mondiale s’impose de plus en plus au sein du « Sud Global ».

The Conversation

Marianne Péron-Doise ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.11.2025 à 16:15

Brésil : la dimension politique du massacre de Rio

Gabriel Feltran, Sociologie, directeur de recherche au CNRS rattaché au CEE de l'IEP de Paris, Sciences Po
Le Brésil vient de connaître l’opération policière la plus sanglante de son histoire. Les autorités l’ayant organisée assument pleinement son bilan humain.
Texte intégral (2043 mots)

Au moins 121 personnes ont été tuées lors d’une gigantesque opération de police qui a tourné au massacre, le 28 octobre, à Rio de Janeiro. Les violences policières de masse ne sont pas un phénomène nouveau au Brésil, cependant, cette fois, on observe qu’elles sont présentées par les autorités les ayant organisées non plus comme une simple intervention sécuritaire, mais pratiquement comme une victoire civilisationnelle du « bien contre le mal ».


Le 28 octobre dernier, un nouveau carnage a eu lieu à Rio de Janeiro. Cette opération policière menée contre un groupe criminel, le Comando Vermelho, est devenue la plus meurtrière de l’histoire du Brésil : elle a fait au moins 121 morts dans les rues de deux favelas.

J’étudie les événements de ce type depuis près de trois décennies. Certains de ces massacres sont devenus des blessures nationales : c’est notamment le cas du carnage de Carandiru en 1992, lorsque la police a exécuté 111 prisonniers après une mutinerie, et des crimes de mai 2006 que j’ai suivis lorsque je réalisais mon terrain de doctorat. La police de Sao Paulo avait alors tué au moins 493 civils en une semaine, en représailles à la mort de 45 de ses agents survenue dans une seule nuit, ordonnée par le Primeiro Comando da Capital (premier commandement de la capitale, PCC). J’étudiais déjà cette fraternité criminelle qui était alors en pleine expansion et qui est devenue aujourd’hui la plus grande organisation du monde du crime en Amérique latine.

À l’époque, ce qui m’avait frappé c’était l’ampleur industrielle de ces événements sporadiques. Avec le temps, j’ai réalisé que les spectacles de violence massive étaient liés à une répétition silencieuse des morts du même profil, mais à petite échelle, dans la routine. Pour la seule année 2024, le ministère brésilien de la justice a enregistré 6 014 personnes officiellement tuées par des policiers, sur un total d’environ 45 000 homicides et 25 000 disparitions dans tout le pays. À titre de comparaison, sur l’ensemble des années 2023 et 2024, la police britannique a abattu deux personnes.

Qui trouve la mort dans ces tueries ?

En réfléchissant à mon ethnographie, j’ai constaté que tant les carnages spectaculaires que les homicides routiniers frappaient pratiquement toujours les mêmes victimes : de jeunes hommes pauvres et racisés qui, comme je l’ai progressivement compris, avaient été recrutés comme exécutants au service des marchés illégaux. Leurs pairs présentant un profil similaire, mais non impliqués dans ces activités, n’étaient pas exposés à cette forme de violence.

Selon l’Atlas de la violence 2025 publié par le Forum brésilien de la sécurité publique, la grande majorité des victimes de l’usage de la force létale par la police sont des hommes (91,1 %) et des Noirs (79 %). Près de la moitié (48,5 %) avaient moins de 30 ans. La plupart ont été tués par arme à feu (73,8 %) et plus de la moitié (57,6 %) sont morts dans des lieux publics.

Ces jeunes étaient engagés pour vendre de la drogue, assurer une protection informelle ou commettre de petits délits. Beaucoup d’entre eux avaient été mes interlocuteurs réguliers pendant ma recherche, et j’ai assisté à leurs funérailles, qui se tiennent toujours dans un grand silence, car leurs morts sont considérées comme des morts de bandits.

Mon intérêt sociologique pour cette violence n’a jamais été motivé par la mort elle-même. Je ne trouve aucun intérêt aux documentaires sur les tueurs en série ou les psychopathes. En revanche, je m’intéresse beaucoup aux formes violentes et non létales d’expression politique : les émeutes, les soulèvements et les explosions d’indignation. La coercition étatique contre cette violence retient également mon attention depuis des décennies.

C’est sous cet angle que j’examine le massacre de Rio : il s’agit d’une violence aux effets politiques immédiats. Un événement critique qui remet en cause les fondements de l’autorité de l’État et donc les contours de la vie quotidienne à venir.

Une légitimité nouvelle de la violence

Malgré le profil répétitif des victimes, les répercussions politiques du massacre de Rio ont été radicalement nouvelles. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans les favelas, ces meurtres étaient perpétrés par des escadrons masqués. Le discours public insistait sur le fait que les groupes d’extermination n’avaient rien à voir avec les policiers, et condamnait toute action hors de la loi.

Or le 28 octobre, à Rio de Janeiro, il n’y a eu ni masques ni ambiguïté. Après le massacre, le gouverneur s’est présenté devant les caméras, entouré de ses secrétaires, et a célébré le succès de l’opération, qui a également coûté la vie à quatre policiers – une proportion de policiers tués par rapport aux « criminels » éliminés près de deux fois supérieure à la moyenne nationale. En 2024, 170 policiers ont été tués au Brésil, soit 2 % des 6 000 personnes décédées après l’utilisation de la force létale par la police.

Le politicien a parlé d’action planifiée, d’efficacité, de rétablissement de l’État de droit. Dans un pays où 99,2 % des meurtres commis par la police ne feront jamais l’objet d’une enquête officielle, un tel ton jubilatoire ne devrait pas me surprendre, mais c’est pourtant le cas.

Au cours de l’interview, le gouverneur a annoncé que cinq autres gouverneurs d’extrême droite – rappelons que le Brésil est une fédération et que la sécurité publique relève de la responsabilité des États ; les gouverneurs de chaque État peuvent décider de leur politique de sécurité indépendamment du gouvernement fédéral – se rendraient à Rio le lendemain pour le féliciter, partageant ainsi une propagande électorale écrite avec du sang. Leurs réseaux politiques s’inspirent de Nayib Bukele, le président du Salvador, devenu le parrain de la propagande politique par le massacre. Une partie de la presse a salué cette action, et les sondages d’opinion ont montré un soutien massif de la population.

Cette fois-ci, le massacre n’a pas été présenté comme une nécessité tragique contre une organisation criminelle, mais comme un acte vertueux, point final. Des consultants en marketing politique sont apparus sur YouTube pour annoncer que le gouverneur avait habilement occupé un espace politique vide et s’imposer comme l’homme fort de la droite brésilienne. En réalité, les soldats morts des deux côtés seront remplacés le lendemain, et le cœur de l’organisation criminelle visée reste intact, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des quarante dernières années.

La légitimation de la terreur au Brésil n’a pas tardé. Le lendemain du massacre, un projet de nouvelle législation antiterroriste a été présenté à la Chambre des députés, élargissant nettement la définition de « terroriste », qui s’applique désormais aux personnes soupçonnées de trafic de drogue, a été présenté à la Chambre des députés. Lorsque l’on passe de l’explosion violente aux processus sociaux ordinaires, la terreur contre les favelas apparaît comme un mode de gouvernance de plus en plus légitime, et non comme une déviation.

L’échec à long terme de la politique de terreur

Après le massacre, on a vu les politiciens brésiliens arriver avec leurs rituels symboliques. D’un côté, le gouverneur d’extrême droite triomphait avec son action extrêmement meurtrière. Ses collègues des autres États gouvernés par l’extrême droite, dont Sao Paulo et Minas Gerais, tentent de surfer sur la vague de popularité de la terreur.

De l’autre, on a vu un Lula embarrassé, acculé par le fait que la politique de sécurité relève de la responsabilité des États de la fédération, mais surtout parce qu’il sait qu’il doit faire face à une opinion publique favorable au massacre, douze mois avant l’élection présidentielle de 2026.

La terreur n’est plus seulement un moment d’extrême violence ; avant l’événement, il y a des intentions délibérées et après, des modes de communication politiques professionnels. Si les massacres sont récurrents dans les favelas de Rio, leur légitimation publique est nouvelle. La terreur s’avère politiquement efficace et marque un changement d’hégémonie.

Alors que je commençais mon travail de terrain, dans les années 1990, la terreur s’accomplissait quand il n’y avait pas de punition, mais promotion silencieuse des policiers violents ; quand il n’y avait pas de réparation, mais humiliation cachée des familles des victimes ; quand on ne voyait pas l’interdiction politique de ceux qui mettaient cette terreur en œuvre, mais quelques votes peu assumés en leur faveur.

La situation a désormais changé. L’élection triomphale de ceux qui ordonnent la terreur dans les États et les villes les plus importants du pays est devenue la norme lors des élections pour les gouvernements des 27 États de la fédération, et les législatives de 2022, bien que lors des municipales de 2024. La victoire de justesse de Lula contre Bolsonaro à la présidentielle en 2022 aura pratiquement été la seule exception. Un seul des 27 États qui constituent le pays, Bahia, est gouverné par la gauche… et sa police est la deuxième plus violente du pays.

Les auteurs de la terreur imaginent que la violence met fin à l’histoire, mais il reste toujours quelque chose : le traumatisme, le deuil, la soif de vengeance, la lucidité politique, la mémoire collective, les façons obstinées d’imaginer la paix et le tissu fragile de la vie quotidienne. De ces résidus naissent des chemins divergents : une radicalisation renouvelée ou des pratiques de mémoire et de réconciliation, des mécanismes bureaucratiques ou des forces criminelles insurgées. La vie insiste pour révéler que les vainqueurs sont eux-mêmes des meurtriers, et cette histoire se répète, marquant l’échec à long terme de la terreur malgré sa force immédiate.

The Conversation

Gabriel Feltran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.11.2025 à 14:34

Affaire Epstein et MAGA : comprendre le calcul politique derrière le revirement de Trump

Alex Hinton, Distinguished Professor of Anthropology; Director, Center for the Study of Genocide and Human Rights, Rutgers University - Newark
La base électorale du président Donald Trump l’a soutenu à travers d’innombrables controverses. Le mouvement MAGA pourrait-il se détourner de lui avec la publication des dossiers Jeffrey Epstein ?
Texte intégral (2442 mots)

Avec le dernier revirement du président Donald Trump concernant la divulgation des éléments d’enquête de l’affaire Jeffrey Epstein détenus par le ministère américain de la justice – revirement, puisqu’après s’y être opposé, l’hôte de la Maison Blanche s’y déclare aujourd’hui favorable –, les partisans de MAGA pourraient enfin avoir accès aux documents qu’ils attendent depuis longtemps. Dans l’après-midi du 18 novembre 2025, la Chambre a voté à une écrasante majorité en faveur de leur divulgation, un seul républicain ayant voté contre la mesure. Plus tard dans la journée, le Sénat a approuvé à l’unanimité l’adoption de la mesure, ensuite transmise au président pour signature.

Naomi Schalit, notre collègue du service politique de « The Conversation » aux États-Unis, s’est entretenue avec Alex Hinton, qui étudie le mouvement MAGA depuis des années, au sujet de l’intérêt soutenu des républicains du mouvement Make America Great Again pour l’affaire Jeffrey Epstein, accusé de trafic sexuel d’enfants. Hinton explique comment cet intérêt s’accorde avec ce qu’il connaît du noyau dur des partisans de Trump.


The Conversation : Vous êtes un expert du mouvement MAGA. Comment avez-vous constitué vos connaissances en la matière ?

Alex Hinton : Je suis anthropologue culturel, et notre travail consiste à mener des recherches sur le terrain. Nous allons là où les personnes que nous étudions vivent, agissent et parlent. Nous observons, nous passons du temps avec elles et nous voyons ce qui se passe. Nous écoutons, puis nous analysons ce que nous entendons. Nous essayons de comprendre les systèmes de signification qui structurent le groupe que nous étudions. Et puis, bien sûr, il y a les entretiens.

Un homme en costume, entouré d’une foule, se tient devant un pupitre recouvert de microphones sur lequel est inscrit « EPSTEIN FILES TRANSPARENCY ACT » (loi sur la transparence des dossiers Epstein)
Le représentant états-unien Thomas Massie, républicain du Texas, s’exprime lors d’une conférence de presse aux côtés de victimes présumées de Jeffrey Epstein, au Capitole américain, le 3 septembre 2025. Bryan Dozier/Middle East Images/AFP/Getty Images

Il semble que les partisans inconditionnels de Trump, les MAGA, soient très préoccupés par divers aspects de l’affaire Epstein, notamment la divulgation de documents détenus par le gouvernement des États-Unis. Sont-ils réellement préoccupés par cette affaire ?

A. H. : La réponse est oui, mais elle comporte aussi une sorte de « non » implicite. Il faut commencer par se demander ce qu’est le mouvement MAGA.

Je le perçois comme ce que l’on appelle en anthropologie un « mouvement nativiste », centré sur les « habitants du pays ». C’est là que prend racine le discours « America First ».

C’est aussi un mouvement xénophobe, marqué par la peur des étrangers, des envahisseurs. C’est un mouvement populiste, c’est-à-dire tourné vers « le peuple ».

Tucker Carlson a interviewé Marjorie Taylor Greene, et il a déclaré : « « Je vais passer en revue les cinq piliers du MAGA. » Il s’agissait de l’Amérique d’abord, pilier absolument central ; des frontières – qu’il faut sécuriser ; du rejet du mondialisme, ou du constat de l’échec de la mondialisation ; de la liberté d’expression ; et de la fin des guerres à l’étranger. J’ajouterais l’insistance sur « Nous, le peuple », opposé aux élites.

Chacun de ces piliers est étroitement lié à une dynamique clé du mouvement MAGA, à savoir la théorie du complot. Et ces théories du complot sont en général anti-élites et opposant « Nous, le peuple » à ces dernières.

Et si l’on prend l’affaire Epstein, on constate qu’elle fait converger de nombreuses théories du complot : Stop the Steal, The Big Lie, la « guerre juridique », l’« État profond », la théorie du remplacement. Epstein touche à tous ces thèmes : l’idée d’une conspiration des élites agissant contre les intérêts du peuple, avec parfois une tonalité antisémite. Et surtout, si l’on revient au Pizzagate en 2016, où la théorie affirmait que des élites démocrates se livraient à des activités « démoniaques » de trafic sexuel, Epstein est perçu comme la preuve concrète de ces accusations.

Une sorte de fourre-tout où Epstein est le plus souvent impliqué qu’autre chose ?

A. H. : On le retrouve partout. Présent dès le début, car il fait partie de l’élite et qu’on pense qu’il se livrait au trafic sexuel. Et puis il y a les soupçons envers un « État profond », envers le gouvernement, qui nourrissent l’idée de dissimulations. Que promettait MAGA ? Trump a dit : « Nous allons vous donner ce que vous voulez », n’est-ce pas ? Kash Patel, Pam Bondi, tout le monde disait que tout serait dévoilé. Et, à y regarder de plus près, cela ressemble fortement à une dissimulation.

Mais en fin de compte, beaucoup de membres de MAGA ont compris qu’il fallait rester fidèles à Trump. Dire qu’il n’y a pas de MAGA sans Trump serait peut-être excessif. S’il n’y a certainement pas de trumpisme sans Trump, le MAGA sans Trump serait comme le Tea Party : le mouvement disparaîtrait tout simplement.

La base MAGA soutient Trump plus que les républicains traditionnels sur ce sujet. Je ne pense donc pas que cela provoquera une rupture, même si cela crée des tensions. Et on voit bien en ce moment que Trump traverse certaines tensions.

Une femme blonde coiffée d’un bonnet rouge parle devant un micro tandis qu’un homme en costume se tient derrière elle, avec des drapeaux américains en arrière-plan
Le président Donald Trump et la représentante Marjorie Taylor Greene, qui le soutenait de longue date et qui est devenue persona non grata à la suite de la publication des dossiers Epstein. Elijah Nouvelage/AFP Getty Images

La rupture que nous observons est celle de Trump avec l’une de ses principales partisanes du MAGA, l’élue républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene, et non celle de la partisane du MAGA avec Trump.

Avec Greene, sa relation avec Trump ressemble parfois à un yo-yo : tensions, séparation, puis réconciliation. Avec Elon Musk c’était un peu la même chose. Une rupture, puis un retour en arrière – comme Musk l’a fait. Je ne pense pas que cela annonce une fracture plus large au sein de MAGA.

Il semble que Trump ait fait volte-face au sujet de la publication des documents afin que le mouvement MAGA n’ait pas à rompre avec lui.

A. H. : C’est tout à fait vrai. Trump est extrêmement habile pour retourner n’importe quelle histoire à son avantage. Il est un peu comme un joueur d’échecs
– sauf quand il laisse échapper quelque chose – avec toujours deux coups d’avance, et, d’une certaine manière, nous sommes toujours en retard. C’est impressionnant.

Il y a une autre dimension de la mouvance MAGA : l’idée qu’il ne faut pas « contrarier le patron ». C’est une forme d’attachement excessif à Trump, et personne ne le contredit. Si vous vous écartez de la ligne, vous savez ce qui peut arriver – regardez Marjorie Taylor Greene. Vous risquez d’être éliminé lors des primaires.

Trump a probablement joué un coup stratégique brillant, en déclarant soudainement : « Je suis tout à fait favorable à sa divulgation. Ce sont en réalité les démocrates qui sont ces élites maléfiques, et maintenant nous allons enquêter sur Bill Clinton et les autres. » Il reprend le contrôle du récit, il sait parfaitement comment faire, et c’est intentionnel. On peut dire ce qu’on veut, mais Trump est charismatique, et il connaît très bien l’effet qu’il produit sur les foules. Ne le sous-estimez jamais.

Le mouvement MAGA se soucie-t-il des filles qui ont été victimes d’abus sexuels ?

A. H. : Il existe une réelle inquiétude, notamment parmi les chrétiens fervents du mouvement MAGA, pour qui le trafic sexuel est un sujet central.

Si l’on considère les principes de moralité chrétienne, cela renvoie aussi à des notions d’innocence, d’attaque par des forces « démoniaques », et d’agression contre « Nous, le peuple » de la part des élites. C’est une violation profonde, et, bien sûr, qui ne serait pas horrifié par l’idée de trafic sexuel ? Mais dans les cercles chrétiens, ce sujet est particulièrement important.

The Conversation

Alex Hinton a reçu des financements du Rutgers-Newark Sheila Y. Oliver Center for Politics and Race in America, du Rutgers Research Council et de la Henry Frank Guggenheim Foundation.

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Contre-Attaque
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Korii
Positivr
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