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24.06.2025 à 17:15
Reconstruire l’État post-conflit : pourquoi la paix passe par une gouvernance sur mesure
Texte intégral (1681 mots)
La reconstruction d’un État après un conflit armé est un sujet central des recherches en relations internationales. L’équilibre entre justice, stabilité et développement est difficile à atteindre, surtout lorsque les divisions communautaires sont profondes : derrière les institutions, c’est la légitimité de l’État et la prévention du retour à la violence qui sont en jeu.
Reconstruire un pays après une guerre, ce n’est pas seulement rebâtir des routes ou des écoles. C’est aussi, et surtout, reconstruire l’État lui-même. Car sans institutions perçues comme légitimes et sans services publics accessibles, la paix peut demeurer fragile.
Comment redonner confiance aux citoyens dans un État souvent perçu comme corrompu ou inefficace ? Faut-il tout reconstruire d’en haut, ou partir des réalités locales ? Derrière ces questions se cache un enjeu fondamental : éviter que, faute de gouvernance adaptée, la violence revienne.
Rétablir la légitimité : un enjeu politique central
Dans les pays sortant d’un conflit, les institutions publiques souffrent d’un déficit de légitimité : elles sont perçues comme corrompues ou inefficaces. Restaurer cette confiance est essentiel.
Au Liban, l’accord de Taëf (1989) a instauré un partage confessionnel du pouvoir, stabilisant le pays mais enracinant un clientélisme communautaire. En Bosnie, l’accord de Dayton (1995) a figé la division ethnique, freinant l’unité nationale.
Dans ces contextes, les citoyens restent attachés à leur groupe plutôt qu’à l’État. Certaines approches hybrides, comme au Rwanda, qui combinent institutions traditionnelles et normes internationales, ont été perçues comme plus efficaces pour renforcer la légitimité dans certaines circonstances. L’enjeu est d’équilibrer inclusion politique et renouveau des élites pour crédibiliser les institutions.
Des fonctionnaires pour la paix
Dans les situations post-conflit, la fonction publique est souvent affaiblie : archives perdues, agents démotivés ou disparus. Reconstituer une administration compétente est essentiel mais politiquement sensible. Pour garantir la paix, les dirigeants tendent à distribuer des postes aux anciens adversaires – comme au Liberia ou en Afghanistan, où des chefs de guerre ont été intégrés à l’État. Cela peut stabiliser à court terme, mais risque de générer une inflation des effectifs et du clientélisme, et de freiner la professionnalisation.
Des décisions politiques, comme la « débaasification » mise en œuvre en Irak après 2003, ont exclu des milliers de fonctionnaires, affaiblissant l’appareil d’État. À l’inverse, certains pays comme le Rwanda ont réintroduit la méritocratie à travers des programmes de formation.
La Banque mondiale insiste sur l’importance d’un équilibre : accepter des compromis initiaux, mais aussi poser les bases d’un service public fondé sur la compétence. Une stratégie trop rigide s’avère souvent inefficace ; en revanche, un pragmatisme adapté au contexte peut favoriser une amélioration progressive.
Reprendre les services publics essentiels
L’accès à des services essentiels – santé, éducation, justice – est l’un des marqueurs les plus visibles d’un retour à la paix. Dans l’urgence post-conflit, ces fonctions sont souvent assurées par des ONG. Mais si cette substitution dure trop longtemps, elle peut affaiblir le rôle de l’État, comme cela a été observé au Liberia, où 77 % des soins étaient encore assurés par des ONG plusieurs années après la guerre.
Le défi consiste à articuler aide humanitaire immédiate et renforcement des capacités publiques. La justice joue ici un rôle clé : un système judiciaire perçu comme crédible, comme au Rwanda, peut favoriser la paix.
À l’inverse, les blocages judiciaires, comme en Irak, minent l’autorité publique. La reconstruction de l’État passe donc par la reprise en main progressive de ces services par des institutions locales légitimes et capables, condition indispensable à la confiance citoyenne.
Pouvoir local : une paix de proximité ?
La décentralisation vise à rapprocher l’administration des citoyens et à apaiser les tensions héritées de la guerre. Elle peut favoriser le dialogue, comme au Rwanda, où participation locale et inclusion des femmes sont encouragées malgré un pouvoir central fort. En Somalie, le fédéralisme cherche à contenir les rivalités claniques. Mais, mal conçue, la décentralisation peut fragiliser l’État, comme en Bosnie (blocages institutionnels) ou en Irak (tensions entre Bagdad et Erbil, capitale du Kurdistan irakien).
À Chypre, l’absence de compromis durable illustre les limites possibles de certains arrangements territoriaux, qui risquent de figer les divisions. L’enjeu est donc d’adapter le degré d’autonomie au contexte, pour éviter de reproduire localement les abus du pouvoir central.
Efficacité technocratique vs réconciliation sociale : un dilemme permanent
Dans les contextes post-conflit, la consolidation de l’État repose souvent sur une paix négociée, où les anciens adversaires se partagent le pouvoir pour éviter un retour à la violence. Ce type de paix stabilise à court terme, mais peut figer des compromis inefficaces à long terme. Faut-il d’abord rétablir une administration performante, quitte à exclure certains groupes ? Ou privilégier la réconciliation politique, au risque d’une gouvernance faible ?
Ce dilemme est présent dans de nombreuses politiques publiques post-conflit. La Bosnie et le Liban ont choisi l’inclusion, mais restent bloqués par des équilibres figés.
Le Rwanda a misé sur la performance administrative, bien que cette stratégie ait été critiquée pour son caractère autoritaire. Une transition réussie commence souvent par des compromis politiques, tout en posant les bases d’une professionnalisation progressive. Le management public post-conflit doit être pragmatique, évolutif et contextuel pour transformer une paix négociée en paix durable.
Des bailleurs internationaux à la paix libérale : vers des institutions hybrides et une gouvernance adaptée
Après un conflit, la reconstruction de l’État dépend fortement des bailleurs internationaux, qui financent infrastructures, réformes et gouvernance. Depuis les années 1990, ils promeuvent une « paix libérale », fondée sur la démocratie électorale, l’économie de marché et l’État de droit, conformément au Consensus de Washington.
Appliqué au Kosovo, en Irak ou en Bosnie, ce modèle n’a pas toujours permis une stabilisation durable et a été critiqué, dans certains cas, pour avoir accentué les divisions existantes. Face à ces limites, une approche plus contextuelle émerge.
Des exemples comme ceux du Somaliland ou le Rwanda montrent l’efficacité de solutions hybrides, mêlant institutions locales et normes internationales.
À lire aussi : Le Somaliland, la démocratie africaine aux 30 ans d’isolement
Les bailleurs reconnaissent aujourd’hui l’importance de l’appropriation du processus de paix par les acteurs locaux. Le soutien des partenaires extérieurs reste essentiel, mais la paix ne peut être imposée : elle doit se construire de l’intérieur, avec humilité, en s’ancrant dans les réalités sociales, politiques et culturelles du pays concerné.
La reconstruction invisible : un État légitime au service d’une paix durable
Reconstruire un État après un conflit, ce n’est pas cocher des cases ni suivre un modèle prêt-à-emploi. C’est réparer un lien fragile entre l’État et ses citoyens, et cela passe par des gestes concrets : une école qui ouvre, un hôpital qui soigne, une mairie qui écoute.
La paix ne se signe pas seulement sur un papier ; elle se construit, jour après jour, dans la manière dont un État répond (ou non) aux besoins de sa population. Pour qu’une paix soit durable, elle doit être ressentie au quotidien par la population, au-delà des seules déclarations politiques.

Mohamad Fadl Harake ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.06.2025 à 17:36
Le Liban face au conflit israélo-iranien
Texte intégral (2458 mots)
Parallèlement aux opérations en Iran et à Gaza, Israël poursuit une guerre de basse intensité au Liban, dans l’objectif d’obtenir un désarmement complet du Hezbollah. Mais l’attaque sur l’Iran, surtout maintenant que Washington s’y est ouvertement associé, pourrait avoir des effets majeurs sur toute la région, où des alignements anciens pourraient rapidement évoluer…
Depuis plusieurs mois, parallèlement à la poursuite à Gaza d’une guerre sans limite qui transgresse toutes les normes juridiques et morales, Israël intensifie sa projection de puissance sur plusieurs théâtres.
Justifiant son expansionnisme territorial par l’argument sécuritaire, Israël a étendu dès décembre 2024 son occupation du plateau du Golan, renforcé son emprise sur cinq sites stratégiques au Sud-Liban en menant des frappes de drones et d’artillerie, et conduit depuis le 13 juin une attaque préventive contre l’Iran qui a entraîné un conflit ouvert dans lequel les États-Unis viennent de s’impliquer militairement.
Ce contexte chaotique a un impact majeur sur tous les pays de la région, à commencer par le Liban, dont la stabilisation est désormais directement tributaire de l’issue de la confrontation Israël-Iran.
Le désarmement du Hezbollah au cœur des débats
En dépit de la signature d’un cessez-le feu avec le Hezbollah le 27 novembre 2024, Israël a continué, dans les mois suivants, à recourir à la force contre les positions – supposées – du mouvement chiite libanais soutenu par l’Iran, dans une stratégie déclarée de destruction de son potentiel militaire qui a causé la mort de 160 civils libanais.
Bien que sa guerre contre le Hezbollah de 2024 ait permis à Tel-Aviv de modifier l’équilibre militaire en sa faveur, il n’est pas parvenu à détruire totalement les capacités de ce groupe armé – qui sont très difficiles à évaluer –, ni même à le paralyser de façon durable. Le Hezbollah demeure un acteur politique important avec lequel les plus hautes autorités de l’État libanais cherchent à négocier.
La guerre de basse intensité conduite par Israël au Liban tout au long de 2025 s’est accompagnée d’une stratégie de pression émanant de l’administration Trump afin d’enjoindre au gouvernement libanais de démanteler rapidement les infrastructures du Hezbollah.
L’ex-envoyée spéciale adjointe des États-Unis pour le Moyen-Orient, Morgan Ortagus, a demandé à plusieurs reprises aux responsables politiques libanais d’accélérer le désarmement du Hezbollah, et cela non seulement au sud du fleuve Litani, mais partout au Liban – demande réitérée le 20 mai 2025 lors du Forum économique de Doha : >
« Les États-Unis appellent au désarmement complet du Hezbollah. Pas seulement au sud du Litani, mais dans l’ensemble du pays. »
Les termes du cessez-le feu du 27 novembre dernier ne comprennent aucune clause explicite de désarmement, mais exigent un retrait des armes lourdes du Hezbollah à environ 25 km au nord de la frontière, donc au-delà du Litani, et le déploiement des « forces militaires et de sécurité officielles » du Liban, seules autorisées à porter des armes. Mais la question du désarmement prévue par la résolution 1559 de l’ONU adoptée en 2004 a repris de la vigueur vingt ans plus tard dans le contexte de l’après-guerre.
L’intensification des pressions sur cette question du désarmement n’a toutefois pas d’incidence sur la détermination du Hezbollah. Celui-ci, tout en ayant accepté le démantèlement de la majorité de ses infrastructures dans le sud du Liban (une partie des armes a été retirée par le Hezbollah au moment du cessez-le-feu et d’autres caches d’armes ont été remises à l’armée libanaise, qui a également découvert quelques tunnels), reste intransigeant sur la question d’un désarmement complet en l’absence d’un retrait israélien total et de garanties face aux violations répétées de la souveraineté du Liban qui, actuellement, ne dispose d’aucun outil de dissuasion conventionnelle crédible à même de répondre à la menace.
Or force est de constater qu’il n’existe pas de consensus solide au sein de l’élite politique libanaise sur la question du désarmement du Hezbollah et les tensions qu’elle suscite sont loin d’être résorbées.
Les principaux partis opposés au Hezbollah, à l’exemple des Forces libanaises de Samir Geagea, lequel défend une politique de sécurité résolument pro-américaine, ont appelé au désarmement total du groupe et exhorté le gouvernement de Nawaf Salam formé en février 2025 à adopter une position « claire et franche » sur cette question ; ce discours contraste avec celui d’autres personnalités telles que le ministre de la culture, Ghassan Salamé ou le président libanais Joseph Aoun.
Salamé a publiquement dénoncé les pressions extérieures sur ce dossier, rappelant au passage qu’« aucun pays ne peut imposer un choix au Liban ». De son côté, Aoun, tout en se disant déterminé à garantir le monopole de l’État sur les armes, a cependant clairement exprimé son attachement à un « dialogue non conflictuel », indiquant qu’il ne se précipiterait pas « pour désarmer le Hezbollah dans des circonstances défavorables, alors que l’armée israélienne continue de lancer des frappes aériennes meurtrières sur le pays, en violation du cessez-le-feu conclu en novembre ».
Si le désarmement du Hezbollah est présenté par les États-Unis et les acteurs politiques libanais les plus fermement pro-américains comme la condition sine qua non d’un retour à la stabilité et d’un soutien économique des puissances occidentales, la poursuite des frappes au Liban et le déclenchement des attaques israéliennes puis états-uniennes contre l’Iran affaiblissent aujourd’hui les positions de ceux, au Liban, qui militent pour le retrait de toutes les armes du groupe.
L’impact des velléités de « regime change » d’Israël
Bien que les États-Unis et Israël présentent la finalité de leur action militaire en Iran comme la destruction de tous les sites nucléaires de la République islamique – tout en sachant qu’ils ne seront pas en mesure de détruire le savoir-faire et l’expertise de l’Iran en la matière – en réalité, l’objectif est plus large : il s’agit de mettre en place des conditions favorables à un renversement du régime en place à Téhéran.
Les succès tactiques ont accru les ambitions d’Israël qui poursuit désormais des objectifs démesurés : un regime change qui serait le prélude au renversement de l’équilibre des forces régional et à la consolidation de l’hégémonie israélienne au Moyen-Orient. Ces objectifs sont activement soutenus par les États-Unis, pour lesquels le qualitative military edge – la « supériorité militaire qualitative » – d’Israël constitue la clé de voûte de toute leur stratégie au Moyen-Orient et qui s’impliquent désormais directement dans les actions contre l’Iran.
Benyamin Nétanyahou et plusieurs anciens et actuels responsables israéliens de la sécurité n’ont cessé d’affirmer qu’après la guerre du Liban de l’automne dernier et l’effondrement du régime Assad en Syrie, Israël était en mesure de remodeler la région conformément à ses intérêts. Dans son dernier article, « Why Israel Had to Act », paru le 21 juin dans le New York Times, le général à la retraite Amos Yadlin, qui a dirigé le renseignement israélien de 2006 à 2010, se montre optimiste :
« Israël et les États-Unis ont la perspective d’une rare ouverture stratégique. Ce qui a été pendant des années une approche réactive au Moyen-Orient peut maintenant se transformer en une vision proactive : une vision qui freine les ambitions et les efforts malveillants de l’Iran, stabilise Gaza et jette les bases d’un nouvel ordre au Moyen-Orient fondé sur la sécurité, l’intégration et les relations pacifiques. »
La sécurité serait assurée par la concrétisation du projet hégémonique poursuivi depuis la guerre à Gaza : destruction de la bande et expulsion de la population, renforcement de l’emprise sur la Syrie par le recours à la force, frappes contre l’Iran et intensification des pressions sur le Liban afin d’obtenir un désarmement total du Hezbollah
Les tenants du projet de remodelage du Moyen-Orient pour garantir l’hégémonie régionale d’Israël comme Amos Yadlin estiment, de manière générale, qu’il faut maintenir une pression militaire sur le Liban pour en finir définitivement avec le Hezbollah, qui restera perçu comme une menace tant qu’il ne sera pas totalement désarmé et neutralisé.
Un réalignement des puissances régionales ?
Mais cette analyse néglige un point fondamental : l’évolution de la posture des alliés régionaux des États-Unis, y compris des rivaux de longue date de l’Iran, qui refusent de souscrire à la vision de Washington, lequel soutient le projet de remodelage du Moyen-Orient et voient d’un mauvais œil les velléités hégémoniques israéliennes. Les positions officielles de pays comme le Pakistan, la Turquie, les États du Golfe et l’Égypte, qui ont clairement condamné l’agression israélienne et états-unienne contre l’Iran, ne sont pas anecdotiques.
Ainsi, en 2019, l’Arabie saoudite réclamait que la communauté internationale prenne des « mesures de dissuasion » à l’encontre de l’Iran afin de punir ce dernier pour ses infractions à l’Accord de Vienne sur son programme nucléaire ; ces derniers jours, elle a dénoncé l’attaque israélienne puis les frappes de Washington, et a déclaré qu’elle apporterait aux pèlerins iraniens bloqués sur son sol le soutien nécessaire jusqu’à ce qu’ils puissent regagner leur pays en toute sécurité. Si l’Iran est vaincu, Israël pourrait chercher à asseoir encore davantage son hégémonie régionale en exigeant de la part de Riyad toujours plus d’avantages économiques substantiels et de concessions politiques.
Vali Nasr, professeur d’affaires internationales à l’université Johns Hopkins, a souligné dans un article paru le 10 juin dernier dans Foreign Affairs intitulé « The New Balance of Power in the Middle East », l’importance des implications du changement d’attitude des pays pivots de la région au regard des velléités hégémoniques israéliennes qui esquisse donc une nouvelle cartographie politique régionale.
La nouvelle posture des alliés régionaux de Washington peut annoncer d’autres évolutions, comme le rejet de l’intensification des pressions de l’administration Trump sur le Liban afin qu’il procède au plus vite au désarmement du Hezbollah. Plus la confrontation avec Israël se durcit, plus ces pays sont exaspérés par l’attitude belliqueuse de Tel-Aviv, et plus ils pourraient évoluer vers une position moins hostile à l’encontre du Hezbollah.
Toutefois un tel scénario reste dépendant du dénouement du conflit entre Israël et l’Iran. Si l’Iran tient bon, cela va renforcer sa positon et celle de son allié libanais, et potentiellement, inciter les États de la région à converger ponctuellement avec Téhéran pour contenir des ambitions hégémoniques israéliennes.
L’Iran a averti que les frappes américaines sur trois sites nucléaires iraniens le 21 juin entraîneront « des conséquences durables » et rappelé qu’il « se réserve toutes les options » pour y répondre. La posture maximaliste de Washington et l’augmentation des coûts qu’impliquerait la soumission de l’Iran aux exigences de Donald Trump semblent pour l’instant renforcer la détermination de Téhéran à ne pas céder…

Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.06.2025 à 17:06
La Belgique est-elle toujours un paradis fiscal ?
Texte intégral (2126 mots)

Le 1er janvier 2026, la Belgique taxera de 10 % les plus-values d’actifs financiers tels que les actions, les obligations, les assurances-épargne, l’or ou les cryptomonnaies. La fin d’une ère où les riches contribuables affluaient massivement vers le Plat pays ?
La Belgique est à un tournant historique. Le pays, longtemps considéré comme un quasi-paradis fiscal en raison de l’absence de taxation des plus-values sur actions, s’apprête à instaurer un impôt sur ces gains. Cette taxe de 10 % sur les plus-values d’actifs financiers entre en vigueur le 1er janvier 2026.
Derrière la volonté affichée de justice fiscale, ce changement majeur soulève de nombreuses interrogations sur ses implications économiques et financières. Plusieurs chercheurs belges, dont le professeur de finance Georges Hübner et l’économiste Bruno Colmant, ont mis en garde contre une série d’effets secondaires. Ces derniers peuvent freiner le développement du marché boursier, pénaliser les épargnants, et nuire à l’investissement productif.
Cette réforme intervient dans un contexte international où la taxation du patrimoine progresse, même dans des économies traditionnellement libérales. Alors quels seront les effets économiques concrets d’une telle mesure ?
Réforme historique en Belgique
Depuis des décennies, la taxation des plus-values figure régulièrement parmi les projets de réforme fiscale en Belgique. Malgré l’évolution des majorités gouvernementales, aucune mesure n’avait jusqu’ici abouti. Ce statu quo s’explique par plusieurs facteurs : volonté de maintenir l’attractivité du pays pour les capitaux, difficulté de mettre en œuvre une taxation efficace et crainte d’effets négatifs sur l’économie réelle.
Le projet de loi prévoit une taxe de 10 % sur les plus-values d’actifs financiers tels que les actions cotées et non cotées, les obligations, les instruments du marché monétaire, les produits dérivés, les fonds d’investissement et les fonds négociés en bourse (ETF). Elle concerne également les contrats d’assurance épargne et les contrats d’assurance placement, ainsi que les crypto-monnaies, les devises et l’or. La taxe entrerait en vigueur le 1er janvier 2026.
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Une exonération générale de 10 000 euros est prévue. Les actionnaires détenant au moins 20 % d’une entreprise bénéficieront d’un traitement spécifique : un taux progressif par tranche allant de 1,25 % à 10 %, après exonération d’une première tranche d’un million d’euros. Une exonération totale sera prévue après dix ans de détention des actifs. Les banques prélèveront une taxe à… la source.
Moins de liquidité sur les marchés
L’une des conséquences les plus documentées de la taxation des plus-values est la réduction de la liquidité des marchés. Ce phénomène, connu sous le nom d’« effet lock-in » a été analysé, notamment par les économistes Feldstein, Slemrod et Yitzhaki. Ils soulignent que la taxation des plus-values entraîne une diminution significative du volume de transactions sur les marchés boursiers. Lorsque la vente d’un actif déclenche un événement fiscal, les investisseurs sont incités à conserver leurs titres plus longtemps pour éviter d’avoir à payer l’impôt.
En Belgique, la Bourse de Bruxelles souffre d’une faible liquidité relative par rapport à ses homologues européennes. Un tel bouleversement réglementaire pourrait être dommageable. Une moindre liquidité réduit l’incitation des entreprises à se financer via des introductions en bourse (IPO), au détriment de l’innovation et de la croissance économique.
Alourdissement administratif
L’instauration d’une taxe sur les plus-values d’actifs financiers suppose de suivre avec précision leur prix d’acquisition, leur durée de détention et les éventuelles pertes. Imposer une taxation aussi complexe risque d’accroître considérablement la charge administrative, tant pour les particuliers que pour l’État, puiqueque toutes les transactions doivent être précisément documentées.

En pratique, le traitement d’opérations complexe – splits, fusions, rachats, pertes reportées – pourraient multiplier les litiges fiscaux, notamment pour les titres non cotés, où la valorisation objective est difficile. En 2023, en Belgique, il y a eu près de 20 000 litiges fiscaux portés devant les tribunaux, dont près de 15 000 étaient reportés de l’année précédente et près de 17 000 toujours en cours à la fin 2023.
Le calcul de la période de détention poserait aussi un problème majeur puisqu’il est question d’une exonération pour la détention de plus de dix ans. Quelle méthode de valorisation serait utilisée ? First-in-first-out (FIFO) ? Last-in-first-out (LIFO) ? Autant de questions auxquelles le projet actuel de loi ne répond guère. Dans la première approche, les plus-values seraient calculées sur la base du prix du premier achat de l’actif. Dans la seconde approche Last-in-first-out (LIFO), sur la base du dernier achat de l’actif. Si l’investisseur a acheté de manière régulière le titre, ce prix initial pourrait être largement désavantageux. Dans ce cadre, une approche pondérée serait préférable.
Le casse-tête fiscal des cryptoactifs
La réforme entend également s’appliquer aux gains sur cryptoactifs. La taxation des plus-values dans cet univers volatile est complexe. Il serait difficile, voire impossible, pour un État de contrôler et d’évaluer correctement les transactions sur cryptoactifs, ouvrant la porte à l’arbitrage fiscal et à la sous-déclaration.
À lire aussi : Bitcoin et cryptomonnaies en 2025 : opportunités ou dangers ?
Transmission d’entreprises familiales
Un autre risque souvent négligé concerne la transmission d’entreprises familiales. En Belgique, celles-ci représentent environ 70 % des PME. Elles possèdent un actif patrimonial important, mais peu de liquidités disponibles. D’où l’adage « Riches en actifs, pauvres en cash ».
La taxation des plus-values pourrait freiner les donations et successions d’entreprises, en imposant des coûts supplémentaires au moment du transfert. Hansmann dans The Ownership of Enterprise rappelle que les incitations fiscales jouent un rôle clé dans la pérennité des entreprises familiales. Une taxation immédiate des plus-values sur les actions non cotées, souvent difficile à valoriser objectivement, peut forcer les héritiers à vendre tout ou partie de l’entreprise pour payer l’impôt. Ce mécanisme est qualifié de « fiscalité destructrice ».
Et créer un effet domino : ventes forcées, délocalisations, absorptions par des groupes étrangers, etc.
Détournement vers l’immobilier
L’instauration d’une taxe sur les plus-values financières, sans réforme équivalente sur l’immobilier, risque de distordre la concurrence entre classes d’actifs. Les investisseurs pourraient être incités à privilégier l’immobilier locatif, déjà fiscalement favorisé, au détriment des actions et des investissements productifs. Comme le montre Thomas Piketty dans Capital in the Twenty-First Century, l’absence de fiscalité efficace sur le capital renforce la concentration des richesses.
Ce phénomène risque de ralentir encore davantage l’investissement en actions productives en Belgique, renforçant des tendances déjà observées ces dernières décennies. Il y a également un risque majeur de bulle immobilière sur le marché belge, si cette classe d’actif devenait le berceau d’un arbitrage anti-taxe.
Un alignement européen… au prix de l’attractivité ?
Le pari du gouvernement belge est risqué. En voulant taxer davantage les plus-values au nom de l’équité, il pourrait paradoxalement créer des effets secondaires négatifs : fragiliser la capacité des entreprises à se financer, appauvrir l’offre d’investissement pour les épargnants, moins de liquidité sur les marchés et pousser davantage de capitaux vers l’étranger ou vers des actifs moins productifs.
La taxation des plus-values sur actions représente un tournant majeur pour la Belgique, qui rompt avec une tradition d’attractivité fiscale. Si l’objectif de justice sociale est compréhensible, les conséquences économiques potentielles ne doivent pas être sous-estimées. Pour réussir cette réforme sans nuire à son économie, la Belgique devra soigneusement calibrer ses règles d’application et accepter de corriger rapidement ses erreurs si les premiers effets négatifs se font sentir.

Paolo Mazza ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.06.2025 à 17:25
Les États-Unis entrent dans la guerre Israël-Iran : trois scénarios pour envisager la suite
Texte intégral (2054 mots)
Option 1 : l’Iran effectue des représailles contre les États-Unis (mais celles-ci seront probablement volontairement minimales). Option 2 : l’Iran dépose les armes et revient à la table des négociations en position d’immense faiblesse. Option 3 : Washington estime avoir fait sa part du travail et se retire du théâtre iranien, à la suite de quoi le régime, si ses stocks et ses moyens techniques n’ont pas été aussi détériorés que l’affirme Donald Trump, se lance à corps perdu dans la fabrication de l’arme nucléaire.
Après avoir semblé hésiter sur l’opportunité d’entrer en guerre aux côtés d’Israël contre l’Iran, Donald Trump a pris sa décision. Ce 21 juin, des bombes lâchées par des avions B2 et des missiles lancés depuis des sous-marins américains ont frappé trois sites nucléaires iraniens à Natanz, Ispahan et Fordo, ce dernier abritant une usine d’enrichissement d’uranium enterrée à environ 80 mètres sous une montagne.
Ces frappes s’inscrivent dans la série d’événements qui a commencé avec le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, et qui s’est poursuivie par la guerre de Gaza puis, en 2024, par les attaques dévastatrices d’Israël contre le Hezbollah libanais (soutenu par l’Iran), la chute du régime syrien de Bachar Al-Assad (également soutenu par l’Iran), et la série de frappes israéliennes déclenchées contre l’Iran le 13 juin.
L’Iran n’a jamais été aussi faible qu’aujourd’hui. Trump avait déclaré il y a quelques jours qu’il lui faudrait peut-être deux semaines pour décider de bombarder le pays ou non ; les Israéliens l’ont probablement poussé à passer à l’action au plus vite.
Israël a en effet pressé Trump d’utiliser les massive ordnance penetrators (MOP), ces bombes « anti-bunker » de 13 600 kilos que seuls les États-Unis peuvent utiliser aujourd'hui grâce à leurs bombardiers B2.
À présent que Trump a décidé d’engager les États-Unis dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient, comment les choses pourraient-elles évoluer ?
1. L’Iran contre-attaque, mais avec quelle vigueur ?
Les Iraniens savent qu’ils n’ont pas les moyens d’entrer dans une confrontation totale avec les États-Unis et que ces derniers, en revanche, ont la capacité de causer d’immenses dommages à leur pays et même de mettre en péril la stabilité du pouvoir de Téhéran. Or cette stabilité a été de tout temps la principale préoccupation du régime clérical dirigé par le guide suprême Ali Khamenei : c’est la priorité des priorités, à laquelle toutes les autres sont subordonnées.
Pour anticiper la possible réaction de l’Iran, il peut être utile d’examiner la façon dont il a réagi à l’assassinat, par la première administration Trump, en janvier 2020 de Ghassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods, l’unité d’élite des Gardiens de la révolution.
L’Iran avait alors immédiatement fait savoir que sa vengeance serait terrible ; mais dans les faits, il s’était contenté de lancer un barrage de missiles sur deux bases américaines en Irak. Cette réaction mesurée n’a pas fait de victimes et a causé très peu de dégâts. Après ces représailles symboliques, l’Iran avait déclaré que l’affaire était close.
La réaction de l’Iran aux nouvelles frappes américaines sera probablement similaire. Téhéran ne voudra sans doute pas entrer dans une guerre ouverte avec les États-Unis en lançant des attaques contre les bases américaines situées dans la région. Trump a d’ailleurs déjà annoncé qu’il envisageait des frappes supplémentaires :
« L’Iran, la brute du Moyen-Orient, doit maintenant faire la paix. Dans le cas contraire, les attaques futures seront bien plus importantes et bien plus faciles. »
En outre, le doute plane sur les capacités dont dispose l’Iran. Avant le 13 juin, les analystes s’accordaient à penser que le pays possédait environ 2 000 missiles capables d’atteindre Israël. Selon certaines estimations, il en aurait tiré 700 ; d’autres parlent d’environ 400. Quel que soit le chiffre réel, il est certain que les stocks iraniens diminuent rapidement.
De plus, Israël a déjà détruit environ un tiers des lanceurs de missiles balistiques iraniens. S’il parvient à les détruire tous, la capacité de riposte de Téhéran sera très limitée.
2. L’Iran s’incline, mais ne rompt pas totalement
Avant que les États-Unis ne s’impliquent dans le conflit, l’Iran avait déclaré qu’il était prêt à négocier, mais qu’il ne le ferait pas tant qu’Israël poursuivrait ses attaques.
L’un des scénarios possibles est donc celui d’un compromis qui verrait Israël annoncer un cessez-le-feu et l’Iran et les États-Unis accepter de reprendre les négociations sur le programme nucléaire de Téhéran.
Il existe toutefois un obstacle d’importance à un tel développement : le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a martelé à de nombreuses reprises qu’il ne faisait pas confiance au processus de négociation et qu’il refuserait de mettre fin aux actions militaires d’Israël tant que toutes les installations nucléaires iraniennes n’auraient pas été complètement détruites. Il a également bombardé des terminaux pétroliers et des installations gazières de l’Iran afin d’accroître encore la pression sur le régime.
En outre, il faut rappeler que, historiquement, le régime iranien s’est montré incroyablement déterminé à ne pas perdre la face. Il a été placé sous une pression extrême à différents moments de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et n’a jamais envisagé de mettre fin aux combats jusqu’à ce qu’un missile américain abatte par erreur le 3 juillet 1988 un avion de ligne iranien, tuant 290 personnes. C’est alors que l’Iran avait fini par accepter un cessez-le-feu parrainé par l’ONU. Il reste que la guerre contre l’Irak avait duré huit ans et causé environ un million de victimes au total. Et le guide suprême Ruhollah Khomeini avait déclaré que signer le cessez-le-feu avait été pour lui « pire que boire du poison ».
Le régime est aujourd’hui très impopulaire, et Benyamin Nétanyahou a déclaré qu’il voulait créer des conditions favorables à un soulèvement du peuple iranien contre le régime. Mais ce peuple iranien, d’après mon expérience, est très patriote : s’il n’est pas loyal envers le régime, il est en revanche loyal envers son pays. Bien qu’il soit difficile d’évaluer l’état de l’opinion publique dans un pays de 90 millions d’habitants où la parole est muselée, il ne fait nul doute que la majorité des Iraniens ne voudraient pas que les États-Unis ou Israël décident de leur avenir à leur place.
En outre, il ne faut pas oublier que l’effondrement d’une autocratie n’est pas nécessairement suivi de l’avènement de la démocratie mais, souvent, d’une plongée dans le chaos. L’Iran compte plusieurs groupes ethniques différents et il y aura certainement de profonds désaccords sur le système qui devrait prendre la place du régime clérical actuel si ce dernier venait à tomber.
À ce stade, il apparaît que le régime sera probablement en mesure de tenir bon. Et même si le guide suprême Ali Khamenei, âgé de 86 ans et ouvertement menacé par Trump et Nétanyahou à plusieurs reprises, devait disparaître soudainement, le régime sera probablement en mesure de le remplacer rapidement. Bien que nous ne connaissions pas encore le nom de son successeur, le régime a eu tout le temps nécessaire pour se préparer à cette éventualité. Ses hauts responsables savent également qu’une lutte de succession après la mort de Khamenei mettrait réellement le système en danger.
3. Une poursuite et une accélération du programme iranien
Selon un sondage réalisé par The Economist et l’institut YouGov et publié le 17 juin, 60 % des Américains sont opposés à une participation de leur pays au conflit entre Israël et l’Iran, tandis que seulement 16 % y sont favorables. Parmi les sympathisants du Parti républicain, 53 % sont opposés à une action militaire.
Les frappes du 21 juin n’ont donc pas répondu à une demande populaire de l’opinion publique états-unienne, au contraire. Cependant, si elles n’entraînent pas le pays dans la guerre et si Trump parvient à rapidement mettre fin aux affrontements entre l’Iran et Israël, il sera probablement applaudi par une majorité d’Américains. Mais si les États-Unis décident de bombarder davantage, ou si des attaques graves sont lancées contre leurs intérêts dans la région, les réactions négatives des simples citoyens pourraient se multiplier.
Une autre question est de savoir si les 400 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 % dont disposait l’Iran ont été détruits lors de l’attaque du 21 juin.
Si ce n’est pas le cas, et si les centrifugeuses n’ont pas subi de dégâts trop importants, l’Iran pourrait être en mesure de reconstruire son programme nucléaire relativement rapidement. Et cet épisode l’aura probablement incité plus que jamais à enrichir cet uranium jusqu’à une pureté de 90 %, c’est-à-dire un niveau qui lui permettrait d’enfin posséder l’arme nucléaire.

Ian Parmeter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
22.06.2025 à 10:22
Contrôler les données des ports, un enjeu de guerre économique avec la Chine ?
Texte intégral (2555 mots)

Dans les ports du monde entier, les Port Community Systems (PCS) gèrent les flux informationnels des 12 292 millions de tonnes de marchandises. À l’origine, ils symbolisent la transformation numérique des ports. Aujourd’hui, leur interfaçage dans un contexte de tensions géopolitiques soulève des risques en matière de gestion des données maritimes et portuaires. Pour preuve, l’Europe s’inquiète de la cyber-influence de Logink, un PCS chinois.
Le transport maritime achemine plus de 80 % des marchandises en 2025. La mondialisation a entraîné une forte hausse du commerce maritime à partir des années 1990. Le volume de fret annuel est passé de 4 000 millions en 1990, à 12 292 millions de tonnes de marchandises en 2023.
Cette massification du transport maritime de marchandises est visible notamment avec l’Automatic Identification System (AIS). L’AIS, mis au point par l’Organisation maritime internationale (OMI), permet de localiser les navires à travers le monde en temps quasi réel.
Dans les ports, des milliers de containers sont chargés ou déchargés. Dans cet article, nous nous intéressons aux plateformes informatiques dans les ports – Port Community Systems (PCS) – gérant justement les flux informationnels liés aux marchandises. Ces PCS favorisent la compétitivité des ports, mais leurs interopérabilités – capacité de ces systèmes à communiquer ensemble – deviennent également des leviers géopolitiques, comme c’est le cas avec la guerre des superpuissances Chine et États-Unis. Dans ce cadre, nous prenons l’exemple de la plateforme chinoise Logink.
Compétitivité des ports
Les PCS connectent les acteurs publics et privés, automatisent les échanges de données entre les différentes parties prenantes : transitaire, agent maritime, transporteur, douane, autorité portuaire, terminal…
« Chacun transmet ses informations sur l’avancée de la marchandise pour que l’intervenant suivant récupère l’information et poursuive le circuit », souligne une communication du port du Havre.
En France, on compte 30 000 utilisateurs par jour.
Le PCS « à la française » a fait longtemps débat. Deux entreprises se partagent historiquement ce marché : SOGET dans le nord de la France et MGI au sud. En 2005, le rapport gouvernemental « La réalisation du projet AP+ sur les places portuaires du Havre et de Marseille » recommandait la convergence informatique des deux systèmes et son ouverture sur l’arrière-pays permettant un accès aux importateurs/exportateurs.
En 2020, SOGET et MGI se regroupent et créent le GIE France PCS pour des chaînes logistiques nationales encore plus numérisées.
Puis, en 2021, la mission nommée « Amélioration des échanges numériques des acteurs des filières logistiques associés aux ports » définit « des outils nécessaires à une véritable interopérabilité des données sur l’ensemble de la chaîne logistique, ainsi qu’une synchronisation des flux numériques et physiques ».

Malgré ces avancées, l’International Logistics Performance Index classe la France à la 15e position. Ses concurrents portuaires belges et néerlandais sont classés troisièmes et sixièmes et l’Allemagne première. Levier de gain de compétitivité, la transformation numérique du secteur portuaire français apparaît comme un enjeu prioritaire pour le développement économique national.
C’est alors la naissance de la plateforme ClearFrance portée par le groupement d’intérêt économique (GIE) France PCS. Ce projet est financé par l’État dans le cadre de France 2030 opéré par l’Ademe et financé par l’Union européenne. La mission du GIE France PCS est d’assurer le déploiement d’une interface unique et harmonisée répondant au Règlement européen 2019/1239 établissant un système de guichet unique maritime européen et abrogeant la directive 2010/65/UE.
Guerre économique (des données)
L’intégration des systèmes d’information dans les ports peut être abordée sous un angle de compétitivité nationale, européenne, voire globale. Pour ce dernier point, on peut citer le concept de network-of-trusted-networks permettant l’échange de données de port à port et transfrontière de l’International Port Community Systems Association (IPCSA). Connecter et partager les données permettent d’optimiser la supply chain, avec « une solution fiable et neutre » selon l’IPCSA. Mais échanger des données de port à port dans un cadre transfrontalier peut également soulever des problèmes en période de fortes tensions géopolitiques.
Prenons l’exemple de l’intégration du PCS chinois Logink dans les ports occidentaux. La Chine tisse un réseau portuaire mondial, que cela soit avec l’armateur COSCO ou les opérateurs de terminaux comme China Merchants Port Holding.
Logink est peu connue du grand public. Pourtant, une simple recherche sur Internet fait apparaître des articles professionnels alarmants comme « The Chinese digital octopus spreading its tentacles through smart port ambitions » « US alarm about Logink shows China’s transformational edge » ou « China’s Logink platform as an economic weapon ? ».
Menace de Logink
Logink National Transport and Logistics Public Information Transport est une plateforme numérique de logistique et de commerce administrée par le ministère des Transports de la République populaire de Chine.

À l’origine, en 2007, Logink est juste un système de contrôle et de suivi logistique au niveau provincial. La plateforme s’est étendue en 2009 à toutes les provinces chinoises. En 2010, Logink intègre progressivement des données du Northeast Asia Logistics Information Service Network (NEAL-Net) couvrant initialement les opérations des porte-conteneurs dans les ports de Ningbo-Ahoushan (PRC), Tokyo-Yokohama (Japon) et Busan (Corée du Sud). Des partenariats entre Logink et des entreprises chinoises sont également effectués comme avec Cainiao Smart Logistics Network Limited, détenu par le groupe de e-commerce Alibaba.
Vigilance des États-Unis et de l’Union européenne
Logink s’inscrit dans le projet de la Route de la soie numérique, composant stratégique de la Belt and Road Initiative (BRI), lancée en 2013. Si en 2022, Logink participe au réseau de confiance Network of Trusted Networks (NoTN), il semble aujourd’hui que l’Union européenne et les États-Unis ne voient plus Logink comme une plateforme logistique totalement neutre.
L’Europe est consciente des intérêts stratégiques des Chinois vis-à-vis des ports européens. L’attitude de l’Europe vis-à-vis de Logink semble plus mesurée que les États-Unis. Même si aux États-Unis, aucun port n’a signé d’accord avec Logink, plusieurs instances américaines avertissent que ce système pourrait être une menace pour la sécurité nationale.

La Commission d’examen de l’économie et de la sécurité des échanges bilatéraux entre les États-Unis et de la Chine a indiqué que le Parti communiste chinois (PCC) prévoyait d’utiliser Logink pour renforcer son influence sur le commerce maritime international. Quant à l’administration maritime de l’US Departement of Transportation, elle s’est élevée contre la cyber-influence de Logink.
Plusieurs projets de loi ont été également évoqués. En 2023, le sénateur Cotton et la députée Steel présentent la loi sur « l’obtention de données maritimes de la Chine communiste », visant à interdire l’utilisation de la plateforme de logistique numérique chinoise Logink dans les ports états-uniens. Plus tard, un autre acte sur le transport maritime contre Logink est proposé par le républicain Dusty Johnson. Ces différents projets de loi n’ont pas abouti, mais montrent l’inquiétude géopolitique vis-à-vis du système dans le cadre de la guerre commerciale entre géants.

Véronique Guilloux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.