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11.08.2025 à 16:20
Argentine : le risque d’une nouvelle crise monétaire
Texte intégral (3162 mots)

Javier Milei, président de l’Argentine depuis décembre 2023, s’était engagé à déclencher la dollarisation intégrale de l’économie nationale. Il entreprend de « tronçonner » les dépenses publiques et les impôts et cherche à stabiliser le change. Pour quels résultats ? Le risque d’une crise monétaire progresse et fait craindre de nouvelles heures sombres pour les Argentins.
Se définissant comme « anarchocapitaliste », Javier Milei annonce résoudre les problèmes économiques qu’il estime provoqués par la « caste » en libéralisant à tout crin. Lors de son élection, l’Argentine souffrait d’une inflation particulièrement élevée – plus de 133 % pour l’année 2023 selon l’indice des prix à la consommation, atteignant même 211 % à la fin de l’année – et d’une récession sévère (-1,6 % en 2023…), terreaux d’un chômage massif et de réductions du pouvoir d’achat.
Stratégie macroéconomique
La stratégie de stabilisation adoptée depuis son élection et lancée après une importante dévaluation en décembre 2023 repose sur celle de taux de change. Concrètement, le prix du dollar états-unien exprimé en peso, la monnaie argentine, ne doit pas augmenter rapidement. Si la dévalorisation du peso s’accélère, les prix des importations sont en hausse et l’inflation augmente. Quels sont les liens entre dévalorisation, importation et inflation ?
Les Argentins sont habitués à évaluer la valeur de leurs actifs en dollars. Ils cherchent de facto à stabiliser leurs revenus en dollars, augmentant au besoin les prix exprimés en pesos. Chaque dévaluation, ou diminution du cours du peso augmente le prix de toutes les importations. Les produits étrangers – des États-Unis, de l’Union européenne ou de la Chine – deviennent plus chers pour les Argentins. A contrario, il est plus facile pour les pays étrangers d’acheter les produits de l’Argentine, puisque le peso est moins cher. À long terme, cette dévaluation créée de l’inflation, en raison de la hausse du prix des importations.
Pour stabiliser le cours du peso, la Banque centrale argentine doit être en mesure, si cela est nécessaire, de racheter des pesos sur le marché des changes et donc… de vendre des dollars. C’est pour cela que la clé du maintien d’une telle politique est liée à la capacité de conserver des dollars dans l’économie argentine.
Histoire des crises argentines
Chaque Argentin le sait parfaitement : une ruée sur le dollar peut très rapidement s’enclencher. Ce fut le cas en 1989, l’économie souffrant alors d’hyperinflation, ou en 2001. Pour chacun, il s’agit alors de changer ses pesos en dollars avant la crise, avant qu’ils ne valent plus rien. Mais c’est un phénomène autoréalisateur. Lorsque la croyance que la crise va survenir se diffuse, il est déjà trop tard.
L’Argentine est coutumière de telles crises économiques. La dernière de très grande ampleur, en 2001, avait provoqué l’abandon du régime de la convertibilité. Depuis 1991, la loi garantissait qu’un peso s’échangeait contre un dollar : le taux de change stabilisé, l’inflation avait été vaincue. Le déficit commercial et la hausse de l’endettement externe ont progressivement rendu intenable ce programme. Malgré les aides records du Fonds monétaire international (FMI), à partir de 1995, le taux de change est devenu intenable. La convertibilité fut abandonnée, le peso largement déprécié.
Cette crise fut politique : se succèdent d’éphémères présidents jusqu’à l’élection de Néstor Kirchner en 2003. Bénéficiant d’une situation monétaire stabilisée et d’un peso déprécié, il impose une réduction de la dette publique externe, ce qui allège les contraintes macroéconomiques. En réduisant cette dette en dollars et en la rééchelonnant, l’Argentine parvient à conserver plus de dollars pour constituer des réserves de change, permettant de mener une politique macroéconomique avec de plus grandes marges de manœuvre.
Dès le milieu de la décennie 2010, on assiste à la réactivation de tensions sur la répartition du revenu, l’ouverture économique et le régime de change. La stratégie visant à protéger l’économie domestique par la sous-évaluation du peso et par des restrictions sur le change – que les Argentins désignent par le terme cepo, verrou en espagnol – est contestée. Elle l’est en particulier par les classes moyennes et supérieures qui consomment des biens importés, qui voyagent et qui souhaitent épargner en dollars pour se protéger de l’inflation. Le dynamisme économique s’essouffle.
Le mandat (2015-2019) du conservateur libéral Mauricio Macri se caractérise par l’ouverture économique et financière. Mais le déficit courant se creuse, tout comme l’endettement externe.
L’élection en 2019 du péroniste Alberto Fernández n’atténue pas les difficultés, alors que la crise sanitaire et la récession globale vont avoir des effets particulièrement sévères. L’inflation annuelle, estimée à 48 % en 2021, atteint 72 % en 2022, puis dépasse les 130 % en 2023. Les salaires réels diminuent, les réserves de change s’épuisent et chaque dévaluation du peso alimente l’augmentation de l’inflation.
Lutte contre l’inflation
L’importance du dollar dans le quotidien des Argentins explique qu’au cours de la campagne présidentielle de 2023, la promesse de dollarisation de l’économie portée par Milei ait pu bénéficier d’un soutien important.
Élu, Milei ne met en œuvre ni démantèlement de la banque centrale ni dollarisation, mais il modifie substantiellement la politique monétaire. Dès décembre 2023, il dévalue le peso de 54 %. Il limite sa dépréciation à 2 % par mois jusqu’en février 2025, puis à 1 % par mois jusqu’en avril dernier. Cette politique dite de crawling-peg (ou de parité glissante) est la clé de la désinflation ; l’inflation étant l’effet secondaire de long terme d’une dépréciation.
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L’inflation étant très sensible aux variations du taux de change, il faut les limiter. En rythme mensuel, l’inflation dépasse 25 % en décembre 2023, puis se réduit nettement, jusqu’à 2,7 % en décembre 2024 et même 1,6 % en juin 2025.
Diminution des dépenses publiques
Outre la stabilisation du change, la désinflation est aussi nourrie par la sévère diminution des dépenses publiques de 27 % en 2024, adossée essentiellement à la réduction des retraites et de l’investissement public. Si ces mesures génèrent un excédent primaire, elles induisent aussi des effets récessifs, le PIB argentin reculant de 1,7 % en 2024.
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Parmi les principales diminutions des dépenses publiques adoptées : arrêt des investissements publics, restrictions de l’accès aux services de santé, désindexation des retraites, division par deux du nombre de ministères, suppression de 33 000 fonctionnaires, rétrogradation du ministère de la science en secrétariat ou encore fermeture de l’agence de presse nationale Télam.
Le solde primaire s’est amélioré en 2024 à +0,3 % du PIB. Les exportations bénéficient de prix mondiaux des matières premières en hausse, quand la récession de 1,7 % restreint les importations, la baisse de la consommation limitant les importations de biens de consommation. Les comptes extérieurs s’améliorent alors eux aussi.
Ces résultats sont salués par la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva :
« L’Argentine est un exemple de pays ayant réalisé de grands progrès grâce à des réformes structurelles et à une discipline budgétaire rigoureuse. »
Inflation sous les 3 %, taux de pauvreté à 37 % ou excédent commercial de 906 millions de dollars états-uniens en juin 2025.
« L’Argentine a une opportunité majeure dans un monde avide de sa production, tant dans l’agriculture que dans les minéraux, l’exploitation minière, le gaz et le lithium. »
Démantèlement du cepo
Une nouvelle étape est franchie en avril 2025. Le gouvernement engage le démantèlement du cepo, soit des restrictions sur le change pour le secteur privé. Cela facilite la ratification d’un accord de prêt avec le FMI de 20 milliards de dollars sur quatre ans, déclenchant immédiatement un premier versement de 12 milliards.
En augmentant ses réserves en dollars, La Banque centrale argentine accroît ses moyens d’intervention pour stabiliser le change. Le gouvernement espère le déclenchement d’un cercle vertueux : les Argentins, rassurés par la stabilité du change et bénéficiant en outre d’une loi d’amnistie fiscale ad hoc devraient réintroduire dans l’économie les dollars conservés « sous les matelas », permettant de gonfler les réserves officielles. L’adoption de cette mesure permet aux Argentins de réintroduire dans l’économie les dollars épargnés de manière occulte sans avoir à en justifier l’origine ni à devoir régler des impôts.
Rassurés et bénéficiant eux aussi d’un régime fiscal favorable, le « régime d’incitation pour les grands investissements (Rigi) », les investisseurs étrangers devraient investir dans l’économie argentine.
Évolution du taux de change
La soutenabilité de cette politique est questionnée. La question est d’ordre macroéconomique : l’Argentine peut-elle durablement attirer et conserver les dollars nécessaires à la stabilité du change ? Ou même pour parvenir à aller vers la dollarisation intégrale ?
Sur le long terme, cette politique favorise la surappréciation de la valeur du peso, provoquant une perte de compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale. Il devient plus coûteux de produire certains biens en Argentine que de les importer à cause d’une inflation, qui, bien que réduite, reste plus élevée que chez les concurrents.
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De ce fait, la primarisation de l’Argentine est encouragée. Ce terme signifie que le secteur primaire – l’exploitation directe des ressources naturelles – est largement prépondérant dans une économie, au détriment du secteur secondaire – industries de transformation – ou tertiaire – services. L’exploitation des matières premières et le secteur agro-exportateur sont les seuls compétitifs en Argentine et les seuls susceptibles de générer des revenus en devises.
Les matières premières sont d’ailleurs les seuls secteurs qui attirent aujourd’hui des investissements directs étrangers (IDE), alors que les IDE reculent ces derniers trimestres. Dans le même temps, les importations de biens et services sont favorisées.

Les controverses actuelles ne se focalisent pas seulement sur une telle temporalité. La dépréciation du peso depuis la mi-juin (voir graphique ci-dessus) est plus importante que ne le souhaitent les autorités. C’est la preuve d’une fébrilité croissante, attestée aussi par les achats de devises par le Trésor en juin 2025.
Autre signe, les chaînes d’information en continu, comme les sites des grands journaux, proposent tous depuis quelques jours des lives commentant en direct non stop l’évolution du taux de change. Cette question est véritablement au centre de toutes les conversations et de toutes les préoccupations.
Vers une inéluctable crise de change ?
D’autres facteurs jouent. Le gouvernement est sous la menace d’une amende de la justice états-unienne relative à la (re)nationalisation, en 2012, de la société d’exploitation du pétrole et du gaz Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF).
Les craintes sont encore alimentées par la faiblesse du stock de réserves de change à disposition de la Banque centrale. Actuellement d’environ 40 milliards de dollars (ce montant représente au mieux six mois d’importations), le montant est inférieur à ce qu’escomptaient les autorités. Il est insuffisant pour faire face à un mouvement massif de spéculation sur le change qui pourrait survenir dans le contexte pré-électoral. Les élections législatives d’octobre prochain représentent un enjeu électoral décisif pour Milei.
S’il est impossible d’en anticiper l’instant précis, une crise de change va se déclencher, certains fondamentaux la rendent probable, sinon certaine.
Les derniers indicateurs macroéconomiques de l’INDEC ne sont pas rassurants. Le solde courant de la balance des paiements au premier trimestre 2025 est très largement déficitaire, de -5 191 millions de dollars. À titre de comparaison, le solde commercial était positif au 1er trimestre 2024 (3 649 millions de dollars) alors qu’il fut négatif au 1er trimestre 2025 (-1 992 millions). Dans le même temps, le taux de chômage est élevé, à 7,9 %. Et si la désinflation se confirme, selon les derniers chiffres (1,5 % en mai 2025, soit un rythme de croissance annuelle d’environ 20 %), l’inflation demeure élevée.
Ces données macroéconomiques rappellent la difficulté pour l’Argentine de maintenir simultanément et durablement un taux de change stable en l’absence d’entrave sur celui-ci, une inflation faible et le dynamisme de l’ensemble de l’économie. Cela s’impose à Milei comme à tous ses prédécesseurs.

Jonathan Marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.08.2025 à 16:20
République centrafricaine : les énergies renouvelables peuvent-elles contribuer à la stabilité ?
Texte intégral (2176 mots)
Depuis le renversement en 2013 du président François Bozizé, la République centrafricaine est plongée dans une grave crise politique et sécuritaire. Dans ce pays, qui est l’un des moins électrifiés au monde, une transition vers les énergies renouvelables permettrait de promouvoir le développement et la stabilité. L’ONU, présente par le biais de la Minusca, forte de 18 000 personnes, pourrait donner l’exemple.
L’apport environnemental des énergies renouvelables n’est plus à démontrer. En Afrique subsaharienne, elles représentent un moyen idéal et peu onéreux d’accroître l’accès à l’électricité sans augmenter l’empreinte carbone des pays de la région.
Le projet Powering Peace, co-piloté par le Stimson Center et Energy Peace Partners met en évidence un autre atout de ces énergies : celui de pouvoir contribuer à la stabilité dans les pays en sortie de crise.
Des rapports consacrés à la République démocratique du Congo, au Mali, à la Somalie et au Soudan du Sud ont abordé le rôle que les opérations de paix de l’ONU pouvaient jouer en appui du développement des renouvelables.
En assurant leur approvisionnement grâce à ces énergies, ces opérations peuvent non seulement briser leur dépendance à l’égard de générateurs diesel – une option coûteuse et inefficace d’un point de vue opérationnel –, mais aussi introduire des nouvelles infrastructures énergétiques dans les zones qui en ont le plus besoin. Un récent rapport évoque des avantages similaires dans le cas de la République centrafricaine (RCA).
À l’origine de la crise centrafricaine, des périphéries délaissées
Plus de dix ans après le début de la crise née du renversement en 2013 du président François Bozizé par la coalition Séléka, la RCA semble connaître une accalmie sécuritaire. Depuis l’échec, début 2021, de la tentative de prise de Bangui par une nouvelle coalition de groupes armés, les rebelles ont été repoussés dans les zones frontalières sous la pression des forces armées centrafricaines, fortement appuyées par les mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner.
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L’amélioration de la situation reste toutefois très relative et les causes profondes de la crise restent à traiter. L’une d’elles est la marginalisation des régions périphériques. Traditionnellement délaissées par les élites banguissoises, ces zones restent largement dépourvues d’infrastructures et de services publics (routes, écoles, hôpitaux, etc.). C’est le cas notamment dans le nord-est, berceau de nombreux groupes armés, où se sont diffusés un sentiment d’abandon et l’impression que la violence est l’unique moyen de faire entendre ses revendications.
À la demande des groupes armés, l’Accord politique pour la paix et la réconciliation en RCA de février 2019 reconnaissait d’ailleurs la nécessité de « corriger les inégalités qui affectent les communautés et les régions qui ont été lésées par le passé ».
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Développer les renouvelables pour lutter contre la marginalisation des périphéries
L’accès à l’électricité est un exemple frappant de la pauvreté du pays en infrastructures, mais aussi du caractère inéquitable de leur répartition. La RCA a l’un des taux d’électrification les plus bas du monde (17,6 %), mais il est encore bien plus faible en dehors de la capitale, notamment dans le nord-est, le nord-ouest ou le sud-est, où les infrastructures électriques sont quasi inexistantes.
Comme souligné dans le Plan national de développement 2024-2028, publié en septembre 2024, les renouvelables constituent un excellent outil pour renforcer l’accès à l’électricité sur l’ensemble du territoire, notamment à travers l’installation de réseaux locaux décentralisés.
Les principales sources d’énergie utilisées aujourd’hui dans le pays sont, elles, sources de problèmes : la déforestation dans le cas de la biomasse et un approvisionnement très incertain dans le cas du carburant (qui alimente les générateurs).
La RCA dispose déjà de sources d’énergie renouvelable grâce aux infrastructures hydroélectriques de Boali, opérationnelles depuis 1954, qui représentent près de la moitié du mix électrique national. Depuis 2023, plusieurs champs de panneaux solaires ont également vu le jour.
Mais les leviers d’amélioration demeurent très nombreux, tout particulièrement si l’on souhaite assurer un développement équilibré du point de vue géographique.
De nouveaux projets énergétiques – solaires et hydrauliques – sont envisagés dans la région de Bangui, dans le centre, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays. Il s’agit de régions où les besoins sont importants, car elles sont très peuplées, mais ce sont aussi celles qui sont déjà les mieux dotées. D’autres zones, comme le nord-est, qui bénéficie d’un fort ensoleillement et donc d’un potentiel élevé en énergie photovoltaïque, mériteraient une attention accrue.
Prioriser les régions traditionnellement délaissées permettrait de répondre aux revendications portées par les mouvements d’opposition, politiques comme armés. Surtout, l’accès à l’électricité permet de dynamiser l’activité, de créer de multiples opportunités pour les locaux et d’amorcer un cercle économique vertueux de nature à limiter les capacités de recrutement des groupes armés.
Étant donné que le nord-est héberge une partie importante de la minorité musulmane, déployer des installations dans cette zone contribuerait aussi à apaiser les tensions intercommunautaires et religieuses qui ont alimenté le conflit.
In fine, l’installation de renouvelables peut donc aider à lutter contre l’une des causes profondes du conflit : la marginalisation des périphéries.
Les multiples avantages d’une transition vers les énergies renouvelables
Comme dans les autres crises mentionnées précédemment, l’ONU peut jouer un rôle clé en faveur du déploiement des renouvelables, notamment à travers la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en RCA (Minusca).
En mettant en œuvre une transition vers les énergies vertes pour son propre approvisionnement, l’opération pourrait tout d’abord faire évoluer le mix électrique du pays dans son ensemble. Comptant près de 18 000 personnels, la Minusca consomme pas moins d’un cinquième du carburant et près d’un quart de l’électricité du pays.
Alors que son approvisionnement repose aujourd’hui sur les renouvelables à hauteur de 3 % seulement, la Minusca vise un triplement de ce taux d’ici à fin 2025 (8 à 9 %). Plusieurs bases ont été équipées de panneaux solaires, mais la marge de progression reste très importante si la mission souhaite atteindre l’objectif de 80 % fixé dans le plan d’action Climat 2020-2030, adopté par le secrétaire général de l’ONU en 2019.
Une transition vers les renouvelables présente des avantages opérationnels pour la Minusca. Presque entièrement dépendante de générateurs diesel, la mission fait face à des défis logistiques majeurs pour l’approvisionnement en carburant de ses nombreuses bases, particulièrement celles situées en zones instables et éloignées de la capitale. Limiter les besoins en matière de sécurisation de ses convois libérerait ainsi d’importants effectifs pour des tâches primordiales comme la protection des civils.
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Des infrastructures bénéficiant aux populations locales : un levier de consolidation de la paix pour la Minusca
Du fait de sa présence sur l’ensemble du territoire, la Minusca est dans une position unique pour déployer des infrastructures énergétiques au profit des populations locales, y compris dans les zones périphériques (et instables). Elle pourrait s’inspirer de l’exemple de Baidoa en Somalie, où l’ONU a financé l’installation de panneaux solaires alimentant la base locale et bénéficiant également aux populations environnantes.
En permettant le développement de services de base et de nouvelles activités économiques, ce projet a contribué à la consolidation de la paix au niveau local et au-delà. Les infrastructures installées représentent aussi un héritage positif que la mission peut laisser à son départ.
La capacité de la mission à initier ce genre de projets reste limitée par son mandat (protection des civils, appui au processus de paix et à la livraison de l’aide humanitaire, etc.) et ses ressources (financières et humaines, y compris un nombre réduit d’ingénieurs). Il est donc essentiel qu’elle collabore avec les autres partenaires internationaux, dont l’ensemble des agences des Nations unies, les institutions financières internationales et régionales, et les pays donateurs.
L’impact à long terme des renouvelables requiert aussi le développement d’une expertise locale afin d’assurer le maintien en état des infrastructures. En dépit de ces défis, ces énergies présentent aujourd’hui un potentiel sous-exploité et qu’il est important d’ajouter à la « boîte à outils » des gestionnaires de crise en RCA et au-delà.
Cet article a été coécrit avec Dave Mozersky, président et co-fondateur d’Energy Peace Partners.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.08.2025 à 14:16
Pourquoi les Hispaniques évangéliques ont-ils voté Trump ?
Texte intégral (2575 mots)
Depuis son accession au pouvoir, Donald Trump a multiplié les discours hostiles au droit d’asile et au droit du sol. Cent jours après le début de son mandat, il avait déjà publié 140 décrets contre l’immigration illégale, ciblant tout particulièrement les migrants latino-américains. Ces mesures avaient déjà été annoncées durant la campagne présidentielle, ce qui n’a pas empêché un net accroissement des votes en sa faveur au sein des communautés hispaniques lors de l’élection. Comment l’expliquer ?
En mai 2016, le Los Angeles Times titrait : « Les évangéliques sont le type de Latinos dont le GOP pourrait remporter les voix. Mais sans doute pas avec Donald Trump. » Quelques mois plus tard, Trump était élu, obtenant au passage 26 % des suffrages latinos. En 2024, lors de sa seconde victoire, il a obtenu 46 % des voix au sein de ces communautés – 14 points de plus qu’en 2020, et un record pour un candidat républicain à une élection présidentielle. Bien que souvent utilisés de manière interchangeable, les termes « Latino » et « Hispanique » désignent deux réalités différentes, et sont remis en question par certains chercheurs car reflets d’une réalité coloniale. Dans le langage courant, « Hispanique » désigne les personnes originaires d’un pays d’Amérique latine hispanophone, tandis que « Latino » peut englober les personnes originaires de pays lusophones.
Quand on décompose ce vote selon la religion des électeurs, on constate que Trump a effectué une percée notable chez les catholiques (41 %, contre 31 % en 2020), et surtout un score remarquable chez les protestants évangéliques (64 %, contre 48 % en 2020).
Historiquement, les Hispaniques des États-Unis ont été très majoritairement catholiques mais, depuis quelques années, une recomposition religieuse s’opère : ils rejoignent soit les rangs des « nones », ces Américains sans affiliation religieuse, soit, dans une moindre mesure, ceux des églises évangéliques. Il semble que cette affiliation les entraîne vers le conservatisme politique – y compris chez les immigrés de première et deuxième génération –, ce qui peut sembler contre-intuitif, étant donné les propos virulents de Trump sur les migrants en provenance des pays situés au sud de la frontière avec le Mexique et ses politiques migratoires.
Un lien net entre évangélisme et immigration
Si l’« exode latino » du catholicisme vers l’évangélisme annoncé par certains chercheurs ne s’est pas concrétisé – la part des évangéliques dans le mix religieux restant relativement stable (entre 14 et 24 % selon les études) –, ces pourcentages s’appliquent à une cohorte sans cesse grandissante, la proportion des Hispaniques étant passée de 16 % de la population en 2010 à 19 % en 2022.
Les immigrés nourrissent la croissance des rangs évangéliques latinos, puisque la majorité d’entre eux sont nés hors des États-Unis, tandis que la part des immigrés hispaniques de première génération se déclarant évangéliques est passée de 22 % à 32 % entre 2008 et 2022.
Les Hispaniques viennent de plus en plus de pays d’Amérique centrale à forte population évangélique. En outre, même quand ils sont catholiques à leur arrivée aux États-Unis, ils sont plus susceptibles de se convertir à l’évangélisme que les Hispaniques nés aux États-Unis, lesquels ont plutôt tendance à tomber dans l’irreligion.
Ces conversions sont par ailleurs très souvent le fruit de l’influence d’autres Hispaniques, souvent originaires du même pays. Les immigrés centre-américains qui ne trouvent pas dans les églises catholiques le soutien dont ils ont besoin seront particulièrement enclins à se tourner vers l’évangélisme s’ils sont issus de pays où celui-ci est déjà très implanté.
Pour certains, la conversion à l’évangélisme, perçu comme fondamentalement états-unien et vecteur de mobilité sociale, représenterait une démarche d’intégration, annonciatrice d’une nouvelle vie, voire un mécanisme offrant une « citoyenneté spirituelle » les rendant moins susceptibles d’être expulsés s’ils sont clandestins. Les églises qu’ils fréquentent diffusent souvent le message qu’ils doivent être « quelqu’un de bien » – ce qui réduira le risque qu’ils soient expulsés –, de « bons chrétiens », qui ne comptent que sur eux-mêmes et respectent la loi.
Individualisme et prospérité
La nature des églises fréquentées par les Hispaniques aux États-Unis est l’une des grilles de lecture qui permet d’expliquer leur adhésion croissante au conservatisme politique. Les deux tiers d’entre eux fréquentent des églises pentecôtistes ou charismatiques, très souvent dirigées par des Hispaniques, immigrés de première génération ou enfants d’immigrés.
Pour la plupart indépendantes, elles sont souvent influencées par l’« Évangile de la Prospérité », dont les idées dépassent les églises qui s’en réclament du fait de l’omniprésence en librairie et sur Internet de ses figures phares. Pour ses tenants, Dieu accorde santé et richesse à ceux dont la foi est suffisamment forte, et la pauvreté, loin d’être une vertu, est le signe d’un manque de foi individuelle.
Ces églises tendent à diffuser un message de responsabilité et d’action individuelle, avec l’aide de Dieu, et de rejet de toute responsabilité et réponse systémique aux problèmes économiques et sociaux. Une vision néolibérale de la société, qui fait de la famille (déjà un pilier pour cette communauté), de la foi, de la valeur travail, de la contribution de l’individu à l’économie du pays, et du rôle des églises plutôt que de l’État dans les mécanismes d’aide sociale, les éléments constitutifs de l’identité états-unienne.
Samuel Rodriguez, directeur la puissante National Hispanic Christian Leadership Conference, l’un des conseillers évangéliques de Trump lors de la campagne de 2016, et qui prononça une des prières lors de la cérémonie d’investiture de janvier 2017, illustre bien cette tendance. Né de parents originaires de Porto Rico, il est à la tête d’une megachurch à Sacramento dont les fidèles sont majoritairement des immigrés latinos de première et deuxième génération. Dans l’émission « Race and Grace », qu’il animait sur la chaîne évangélique TBN en 2018, il affirmait que la solution au racisme n’est pas politique, car il s’agit d’un pêché individuel, « le produit d’un cœur qui refuse de se repentir » et que la solution consiste à changer son cœur avec l’aide de Dieu.
Interrogé sur la Public Broadcasting Service (PBS) juste après la victoire de Trump en novembre dernier au sujet de son projet d’expulser des millions de sans-papiers, il affirmait avoir obtenu en haut lieu l’assurance que seuls les criminels seraient ciblés, mais que les « bonnes familles, travailleuses, qui craignent Dieu, qui sont ici depuis des années, qui ne dépendent pas d’allocations du gouvernement », ne seraient pas visées.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que des chercheurs aient démontré que l’adhésion à ce courant pousse tous les groupes ethniques vers le conservatisme politique. Que Donald Trump se présente en homme d’affaires prospère peut en outre être perçu comme un signe qu’il est béni de Dieu, et sa réussite résonner auprès d’immigrés venus en quête d’une vie meilleure.
Dominionisme et nationalisme chrétien
Au-delà du fait que les Latinos évangéliques sont également plus conservateurs sur les questions de morale sexuelle que leurs homologues catholiques, et ont donc sans doute été séduits par le discours de Trump sur le genre, ils appartiennent souvent à des Églises dites « dominionistes », pour lesquelles Jésus ordonne « de faire de toutes les nations des disciples » : il ne faut donc pas seulement convertir des citoyens, mais les nations elles-mêmes. Il incombe ainsi aux chrétiens de prendre le contrôle des « sept montagnes » que sont la politique, la famille, l’économie, la culture, l’éducation, les médias, et la religion.
C’est le cas de l’église El Rey Jesús, de l’« apôtre » Guillermo Maldonado, né au Honduras, et de sa femme, née en Colombie, à la tête d’un réseau apostolique de plus de 500 églises dans 70 pays. Maldonado, ainsi que Mario Bramnick, Ramiro Pena, Pasqual Urrabazo, eux aussi pasteurs issus de cette mouvance, ont conseillé Trump lors de ses trois campagnes présidentielles. Ils sont fréquemment invités à la Maison Blanche, et c’est dans l’église de Maldonado, à Miami, que Trump a lancé sa campagne en direction des Hispaniques en 2020 – Maldonado ayant dû au préalable rassuré ses fidèles sans papier qu’aucune arrestation n’aurait lieu lors du meeting.
Ceci explique en partie le fait que les Hispaniques évangéliques (57 %) sont juste derrière les évangéliques blancs (66 %) dans leur adhésion au nationalisme chrétien. Ce nationalisme regroupe un ensemble de croyances, dont le fait de considérer les États-Unis comme une nation chrétienne qui doit retrouver ses racines, et dont les chrétiens devraient contrôler les institutions.
Or, les sociologues Samuel Perry et Andrew Whitehead ont montré que l’adhésion au nationalisme chrétien fut un indicateur à part entière d’un vote Trump en 2016. Trump avait, dès cette campagne, promis aux chrétiens qu’ils « retrouveraient le pouvoir » perdu, non seulement politique, mais aussi dans l’éducation et les médias.
Une évolution qui ne passe pas inaperçue
Ces messages conservateurs, largement relayés par les pasteurs, ne sont pas sans effet sur les fidèles, dans la mesure où les Hispaniques évangéliques sont très pratiquants – bien plus que les catholiques – et ne remettent pas en cause la parole de leur pasteur.
Quant à la position de Trump sur les immigrés clandestins, beaucoup d’Hispaniques ne se sentent pas visés, et les Latinos évangéliques ont plus que leurs homologues catholiques tendance à s’identifier aux États-Unis davantage qu’à leur pays d’origine. Ils estiment qu’il faut venir légalement, et ils privilégient leurs convictions sur les questions de morale sexuelle aux préoccupations sur le sort des clandestins.
En 2002, des stratèges démocrates annonçaient l’avènement proche d’une majorité démocrate durable, forte de la montée inexorable des minorités ethniques, forcément acquises au parti de l’âne. Au contraire, aujourd’hui, le conservatisme croissant des Hispaniques évangéliques est suivi de près par le GOP. Il peut compter sur des organisations comme la Faith and Freedom Coalition, fondée par Ralph Reed – l’un des artisans de la mobilisation des évangéliques blancs derrière le GOP dans les années 1990 – qui distribue désormais des guides de vote en espagnol et organise des campagnes d’inscription sur les listes électorales dans les églises de ces pasteurs latinos évangéliques, notamment dans des États clés comme la Pennsylvanie ou l’Arizona.
L’engouement de certains pasteurs pour Trump et son conservatisme est tel que depuis 2020, nombre d’entre eux – immigrés de première ou deuxième génération – se mobilisent d’eux-mêmes pour encourager leurs fidèles à s’inscrire sur les registres électoraux. Ils publient leurs propres guides électoraux selon lesquels il faut voter « selon la Bible », et prier à des meetings de campagne de Trump – et cela, sans même que le parti républicain ne les y incite…

Marie Gayte est chercheuse associée à l'IRSEM et a été titulaire d'une bourse Fulbright recherche en 2023.
07.08.2025 à 16:05
Plongée dans les « microcamps », étape sur la route migratoire entre Calais et le Royaume-Uni
Texte intégral (2649 mots)
Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.
Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.
Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».
Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.
Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.
Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.

Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.
Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.
Dans les camps, des conditions de vie extrêmement difficiles
Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.
Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.

L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.
Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.
Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.
La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.
Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.
La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.
Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.
Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :
« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »
L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.
Des bateaux détériorés par les gendarmes alors qu’ils sont encore à l’eau
Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.
Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.
Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.
Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.
Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.
Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.
Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.

Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.
07.08.2025 à 16:03
Sous pression, l’Ukraine rétablit l’indépendance de ses agences anticorruption
Texte intégral (1573 mots)
Moins de deux semaines après avoir restreint l’autonomie des agences anticorruption, le Parlement ukrainien a fait volte-face. Sous la pression de la rue et de Bruxelles, le parquet spécialisé anticorruption et le bureau national anticorruption, deux piliers institutionnels, retrouvent leur indépendance – un signal fort en écho aux aspirations de la révolution de Maïdan en 2014.
Les députés de la Rada urkainienne ont redonné ce 31 juillet leur autonomie au Bureau national anticorruption (NABU) et au parquet spécialisé anticorruption (SAP), deux institutions clés en Ukraine, issues de la révolution de Maïdan en 2014. Ce vote est un revirement : il intervient 8 jours après que ces mêmes députés ont voté une loi allant dans l’exact sens contraire, et dont la controverse avait provoqué les premières manifestations publiques antigouvernementales en Ukraine depuis 2022.
De fait, la première version de la loi diminuait drastiquement l’indépendance politique du NABU et du SAP. Avec l’acte législatif initial, lancer des enquêtes sur des membres de l’équipe gouvernementale et de la présidence ne pouvait se faire sans l’accord du procureur général, traditionnellement allié politique du président. Nommé en juin 2025, à seulement 35 ans, Ruslan Kravchenko ne fait pas exception à cette règle.
Une nouvelle loi pour répondre aux inquiétudes de la société civile sur la lutte anticorruption
L’Ukraine est coutumière de ce type de crise politique. Le point de tension est avant tout un nouvel épisode d’une guerre entre services, qui empoisonne régulièrement la vie politico-judiciaire ukrainienne. Cela fait des années que la question de la compétence sur le traitement des affaires de corruption fait l’objet de discordes entre les services de sécurité (SBU) et le NABU. La diminution d’influence avortée du NABU est donc aussi à comprendre comme une victoire manquée du SBU, qui venait de lancer une série de perquisitions dans les locaux du NABU.
Les protestataires suspectaient aussi les députés et d’autres acteurs politiques de trouver un avantage tout à fait personnel en calmant les ardeurs de ces institutions. Depuis sa création, le NABU n’a en effet jamais craint de viser des personnages haut placés, et les dernières semaines ont même vu se multiplier des enquêtes sur des membres du gouvernement ou des proches de Volodymyr Zelensky. Il y a fort à parier qu’avec la première réforme, celui-ci cherchait à s’acheter une tranquillité politique afin de concentrer l’action de ses équipes sur l’action contre le Kremlin.
Le président a paru surpris par l’ampleur des protestations, mais a mis quelques heures à prendre celles-ci au sérieux. Avant de proposer de revenir sur la réforme, sa première réaction avait été de la défendre, en la présentant comme une garantie contre les manœuvres de pénétration de la Russie au sein de l’administration ukrainienne.
Non, mauvais calcul, lui ont répondu les protestataires. C’est justement en diminuant l’indépendance de ces institutions que le risque de perméabilité à l’influence russe augmente : en revenant sur les acquis de Maïdan, l’Ukraine courrait le risque de voir progresser les mécaniques corruptives du Kremlin en son sein.
Une mobilisation qui réaffirme l’attachement des Ukrainiens à l’État de droit, même en temps de guerre
En exprimant vigoureusement ces contestations en dépit de la guerre, les protestataires ont aussi exprimé ce qui fait aujourd’hui l’identité du pays. Les Ukrainiens n’ont pas oublié que l’invasion qu’ils combattent est avant tout une guerre de modèle politique : celle d’une dictature autoritaire où l’État de droit est une chimère, contre une démocratie pluraliste, avide de voir consolidées la transparence de sa justice et de sa politique.
C’est cette conscience aiguë du modèle de société en jeu qui explique le choc qu’a provoqué la réforme dans la société ukrainienne, créant des remous jusque dans le rang des militaires mobilisés.
Tout dans cette crise a rappelé ce qui fait la profondeur de la liberté en Ukraine : une presse libre qui a joué un rôle crucial en alertant la population de ce qui se jouait au Parlement, une société civile sans la moindre crainte de déclencher une crise au nom de l’État de droit, et la transmission entre générations des valeurs démocratiques acquises à Maïdan. Nombreux parmi ceux qu’on a vu dresser des pancartes dans les manifestations étaient en effet trop jeunes pour avoir marché lors de la « Révolution de la dignité » en 2014. En revenant sur la loi, l’Ukraine montre également sa capacité à se remettre en question, et à maintenir un cap démocrate.
La mobilisation de la société civile a été cruciale, mais toute aussi déterminante a été la désapprobation de l’Union européenne dans le dénouement de la crise. Dès le 22 juillet, la commissaire européenne à l’élargissement Marta Kos s’était déclarée « profondément préoccupée » par la première mouture de la loi, qu’elle qualifiait de « sérieux recul ». Outre les prises de parole diplomatiques, l’UE a aussi montré son agacement en annonçant, le 25 juillet, retenir le versement de 1,7 milliard d’euros de financement à l’Ukraine, conditionnant le transfert de la somme à des progrès en termes de gouvernance politique.
Un recul maîtrisé par Zelensky, mais qui pourrait fragiliser sa majorité dans le futur
Avec cet épisode, la crédibilité politique de Volodymyr Zelensky vient de recevoir son plus important coup depuis 2022. D’abord, parce que le monde a redécouvert combien les Ukrainiens étaient capables de critiquer leurs dirigeants, même en temps de guerre, et que l’effet drapeau avait ses limites. Ensuite, parce que même les troupes du parti présidentiel au Parlement ont montré certains signes d’agacement à être utilisées pour soutenir une position puis son inverse, dans une précipitation peu glorieuse. En période de guerre, il est parfois difficile de réunir suffisamment de députés pour faire passer les lois de la majorité, et Volodymyr Zelensky a besoin de pouvoir compter sur la loyauté des parlementaires pour soutenir ses projets législatifs.
Autre source potentielle de fragilité future : le directeur de cabinet du président Andriy Yermak, un proche historique de Volodymyr Zelensky en poste depuis 2020, a cristallisé nombre de critiques dans la séquence. Sa volonté supposée de resserrer le cercle du pouvoir sur l’entourage présidentiel de même que son implication présumée dans les manœuvres visant à mettre sous tutelle les organes anticorruption ont fait l’objet d’interrogations dans la presse.
La nouvelle loi redonnant leur autonomie au SAP et au NABU ayant été votée à l’unanimité par tous les députés présents, quel que soit leur parti, il reste à espérer que la classe politique du pays aura compris que la lutte contre la corruption demeure un totem pour la population ukrainienne. Car ce qui est en jeu n’est pas uniquement une question de justice. C’est aussi la voie vers un modèle de société opposé à celui du Kremlin, et vers une intégration européenne plus poussée.

Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.