LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

24.04.2025 à 17:45

Les guerres d’Israël et la question de la morale

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po

Extraits choisis du récent ouvrage de Samy Cohen, « Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre », qui vient de paraître aux éditions Flammarion.
Texte intégral (2992 mots)

Entouré dès sa naissance en 1948 de nombreux ennemis déterminés à le faire disparaître, frappé par de multiples actes terroristes, Israël a rapidement mis sur pied un système militaire d’une redoutable efficacité… tout en affirmant son attachement à une forme d’éthique dans la conduite de la guerre et allant jusqu’à présenter son armée, Tsahal, comme étant « l’armée la plus morale du monde ». Alors que sa réaction au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 lui vaut l’opprobre d’une large partie de la communauté internationale et des accusations de génocide, il est particulièrement éclairant de se plonger dans l’ouvrage que le politologue Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, auteur de plusieurs livres consacrés à l’État hébreu, vient de publier chez Flammarion, Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, qui revient avec finesse et érudition sur l’évolution de la société et de l’armée d’Israël, de la formation de l’État à nos jours, et dont nous présentons ici des extraits tirés de la conclusion.


Quelles leçons tirer sur la place qu’occupe la question éthique dans la société et l’armée israéliennes ? Certains auteurs pensent que la haine et la violence sont intrinsèques à toute guerre et qu’il est vain de se poser la question de la « morale de la guerre », « la guerre pulvérise les valeurs et les lois ». Cette affirmation est discutable. Des soldats, en Israël comme ailleurs, sont en mesure de réfléchir à leurs actes, de distinguer le licite de l’illicite et de faire preuve d’humanité. C’est se dispenser de toute réflexion, surtout en cette période où le droit international humanitaire est « de moins en moins respecté ». C’est justement parce que la guerre engendre les pires sentiments, qu’il faut s’interroger sur les conditions rendant le comportement des armées moins inhumain.

Mais qu’est-ce qui est « moral » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un « comportement moral » n’implique pas de s’abstenir de faire la guerre dans un milieu peuplé de civils. Il y a des moments où des opérations militaires, mettant la population ennemie en danger, doivent quand même être menées, pour protéger les siens. Une armée en guerre contre le terrorisme peut être confrontée à des choix difficiles.

Un « comportement moral », surtout dans les conditions de la guerre asymétrique, s’évalue avant tout par la volonté de témoigner un minimum d’humanité aux populations civiles, par le refus d’obéir à des ordres manifestement illégaux, par la réflexion, le doute : tuer ou laisser vivre ? Des précautions sont-elles prises au moment de planifier les opérations, pour minimiser les pertes civiles ? Le système judiciaire sanctionne-t‑il les combattants qui violent la loi ? La formation donnée aux combattants en matière d’éthique est-elle suffisante ? La société civile s’érige-t‑elle en rempart contre les atrocités commises par son armée, ou au contraire laisse-t‑elle faire ? Le leadership politique, les partis, condamnent-ils les violations flagrantes des codes moraux par leurs soldats ? Au regard de ces critères, comment la société israélienne et son armée se sont-elles comportées ?

La réponse n’est pas univoque. Dans son histoire, Israël a oscillé entre brutalité et retenue. Sa trajectoire éthique comporte quatre grandes périodes, quatre grands âges : la première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps, et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Les codes moraux étaient pratiquement inexistants. Les combattants ignoraient volontiers le droit international. Il n’existait aucun mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Dans de nombreux cas, ils se livraient à des exactions sans en avoir reçu l’ordre. Par moments, rien ne distingue le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». Le commandement israélien n’osait guère sévir. La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement a laissé faire.

[…]

La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales vont favoriser l’éclosion d’une nouvelle culture, d’une véritable conscience morale. Depuis la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. Les combattants qui expriment leurs « dilemmes moraux » lors d’une guerre sont perçus comme des héros. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans impacter l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie se consolide, la société s’autonomise par rapport au politique, les associations se multiplient, la population acquiert une capacité de jugement critique, ne faisant plus confiance aveuglément au gouvernement.

La guerre du Kippour en 1973 voit éclore un mouvement de protestation chez des soldats qui osent réclamer des comptes aux dirigeants, et vont obtenir leur démission. La question éthique surgit de manière éclatante avec une manifestation gigantesque contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Gueva et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres imposant à la population ennemie des souffrances inutiles. Les familles de soldats n’acceptent plus le sacrifice aveugle de leurs enfants. Elles veulent savoir pourquoi leur pays part en guerre. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public toute violation de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux qui se sont manifestés pendant la première Intifada, ne sont plus acceptés de la même manière. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux refusant les appels de la droite à la répression violente. Les journalistes se sont faits, eux aussi, plus critiques.

Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la seconde Intifada. Il devient difficile de ne pas répliquer à des actes barbares par des actions similaires. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Les délais de réaction se réduisent. On tire volontiers pour éviter tout risque. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme. […]

La régression par rapport aux décennies précédentes est palpable, sans renouer pour autant avec les années 1940-1950. Les massacres ne sont plus de mise. Tsahal n’a jamais adopté les méthodes des groupes terroristes. Elle ne veut pas se trouver au banc des accusés pour crimes de guerre. Elle n’entend toutefois pas se laisser totalement brider par le droit international. Elle fait le nécessaire pour montrer autant que possible qu’elle est une armée « morale », mais ses efforts s’arrêtent là où commencent les risques pour ses soldats. Elle module sa riposte en essayant de tenir compte de ces deux contraintes.

Le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, créant un climat psychologique nouveau dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite. Un processus qui va s’accentuer avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas entre 2005 et 2010. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont effritées.

Dans la société, les questions éthiques ne font plus débat. Ceux qui osent les aborder sont très minoritaires et vite accusés de trahison. Achever un terroriste blessé – rendu inoffensif – devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». C’est l’ère des soldats qui « tirent et qui ne pleurent pas ». Quant à leurs familles, elles se mobilisent afin que l’armée ne fasse prendre aucun risque à leurs enfants. Tout comportement « moral » est perçu comme inadéquat. L’objection de conscience se fait rarissime.

[…]

Ces extraits sont issus de Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, de Samy Cohen, qui vient de paraître aux éditions Flammarion. Flammarion

La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza due à l’agression du Hamas, le 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique, comme celles que les Israéliens connaissent bien, mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû être évacués, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre d’Indépendance en 1948. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée, réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette particulière envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger.

Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide ». Mais la rage emporte tout – les dilemmes, les hésitations, les précautions – et brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance à ses destinataires.

La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes, qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et fait oublier la cause qu’elle défend.

[…]

L’« armée la plus morale au monde » ?

L’expression « Tsahal, l’armée la plus morale au monde » est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans, et compte tenu des nombreuses violations du droit. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique et française.

Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.

Dans les « jeux olympiques de la morale », la société israélienne s’est attribuée d’office la « médaille d’or », sans préciser à qui reviendraient l’argent et le bronze. Le célèbre militant de la paix, Uri Avnery, écrivit ironiquement que s’il devait classer les armées, il dirait que « Tsahal est plus morale que l’armée russe et moins que l’armée suisse. La seule armée morale est celle qui ne combat pas. »

Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des « good guys », les parachutistes, le Nahal, composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées ou de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation.

Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. C’est un mythe qui sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique. Il ne faut pas toucher à l’armée, vache sacrée de la société. Ce cri émerge d’ailleurs chaque fois que Tsahal se retrouve sur la sellette. Un véritable bouclier se lève alors pour défendre sa réputation.

Ce mythe ne s’éteindra pas à la publication de ce livre. Il résistera d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée Daniel Bar-Tal, mais aussi à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est une glace dans laquelle la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste », visant à délégitimer l’existence d’Israël.

La force de ce mythe, son aptitude à surmonter l’épreuve du temps, tient à sa capacité à forger une conscience collective, et au rôle qu’il joue dans la construction identitaire du pays.

The Conversation

Samy Cohen a reçu un financement de son laboratoire de recherche, le CERI/Sciences Po, pour sa mission de terrain en Israël, en novembre 2022.

24.04.2025 à 17:45

L’arrestation d’Ekrem Imamoglu : quand Erdogan tente d’éliminer toute possibilité d’alternance

Necati Mert Gümüs, ATER, doctorant en science politique, Sciences Po Grenoble

Analyse de l’« ekremisme », c’est-à-dire de la politique conduite à Istanbul par le maire Ekrem Imamoglu, actuellement emprisonné par le régime turc.
Texte intégral (2991 mots)

Ce qu’Erdogan veut détruire en envoyant en prison Ekrem Imamoglu, ce n’est pas seulement la candidature d’un homme susceptible de le battre à la prochaine présidentielle. C’est aussi, voire surtout, un modèle de gouvernance, celui que l’édile déchu a instauré à Istanbul au cours de ses six années en tant que maire, qui privilégie la démocratie directe et qui montre qu’une autre voie que celle, autoritaire et verticale, chère au pouvoir est possible.


Le mercredi 19 mars au matin, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été placé en garde à vue avec 105 autres personnes sous les accusations de corruption et d’aide au terrorisme. Il est manifeste que cette opération vise cet homme politique et son équipe stambouliote, c’est-à-dire les cadres de la municipalité d’Istanbul, les maires d’arrondissement et les conseillers. L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, s’accorde largement pour qualifier cette affaire de procès politique.

C’est pourquoi les médias internationaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Ekrem Imamoglu est actuellement la cible du pouvoir. Dans les analyses, l’accent est principalement mis sur le profil personnel d’Imamoglu. En résumé, il est souvent présenté comme « un homme politique issu d’une famille sunnite et conservatrice, menant une vie séculaire, qui prie mais consomme de l’alcool », en opposition au président Erdogan, perçu comme un dirigeant religieux et conservateur. Toutefois, ce type d’analyses normatives et simplistes est insuffisant pour comprendre les dynamiques en jeu : le profil d’Imamoglu, largement répandu dans le paysage politique de la Turquie, ne se distingue pas fondamentalement de celui de nombreux autres responsables politiques d’opposition.

En réalité, la raison pour laquelle Imamoglu est visé par le pouvoir est qu’il contribue progressivement à briser l’illusion d’absence d’alternative construite par un parti hégémonique, l’AKP (Parti de développement et de justice, au pouvoir), qui prétend détenir le monopole du soutien des masses depuis le début des années 2000. Dans le contexte d’autoritarisme compétitif de la Turquie, l’émergence de la politique d’Ekrem Imamoglu et de son équipe, que nous qualifions d’« ekremisme » (Ekremizm) ou de « politique ekremiste » (Ekremist siyaset), a commencé à éroder cette dynamique, depuis l’accession d’Imamoglu au poste de maire d’Istanbul en 2019, par sa gouvernance locale, son approche politique et ses succès électoraux.

Le secret de la performance électorale de la politique ekremiste : mobilisation citoyenne et volontariat

Depuis sa candidature en 2014 à la mairie de Beylikdüzü (l’un des arrondissements d’Istanbul), Ekrem Imamoglu a remporté toutes les élections auxquelles il a participé. Ces succès s’expliquent en grande partie par un modèle de campagne fondé non seulement sur la mobilisation des militants de son parti mais aussi, et surtout, sur la mobilisation citoyenne au sens large. Ce modèle permet au candidat d’isoler sa campagne électorale des dysfonctionnements de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), tels que les conflits internes et le manque de militants actifs, tout en lui assurant l’accès aux ressources humaines nécessaires à sa mise en œuvre.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Lors des élections municipales de 2014, une première équipe composée de plus de 500 volontaires avait été constituée. En 2019, les « Volontaires d’Istanbul » (Istanbul Gönüllüleri), un groupe formé par d’anciens membres de l’association Oy ve Ötesi — une association indépendante d’observation électorale, active depuis 2014 —, a décidé de soutenir la candidature d’Imamoglu. Ce collectif, composé majoritairement de membres ou d’électeurs du CHP ainsi que d’électeurs d’autres partis d’opposition, est devenu la principale organisation citoyenne de la stratégie électorale ekremiste.

Ekrem Imamoglu s’adresse aux volontaires lors de la Rencontre des Bénévoles d’Istanbul au début de sa campagne électorale pour les élections locales de 2024. 29 février 2024, Istanbul. Necati Mert Gümüs, Fourni par l'auteur

Les Volontaires d’Istanbul disposent aujourd’hui de représentations dans les arrondissements de la ville, les universités, et même à l’étranger depuis les élections de 2023. Ils ont activement mobilisé des citoyens bénévoles pour protéger les votes en faveur d’Imamoglu lors des élections locales de 2019 et 2024. Dans un contexte de perte de confiance dans le système électoral, marqué depuis le début des années 2010 par des accusations croissantes de fraudes et de manipulations des urnes, les Volontaires d’Istanbul ont réussi à se déployer dans tous les bureaux de vote d’Istanbul et à publier les résultats lors des élections municipales de 2019.

Ce modèle s’est progressivement diffusé à l’échelle nationale. Lors des élections générales de 2023, sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), l’organisation a mobilisé plus de 100 000 citoyens à travers tout le pays pour assurer la sécurité électorale en faveur de Kemal Kilicdaroglu, candidat commun soutenu par Ekrem Imamoglu et l’Alliance de la Nation de l’opposition commune. En 2024, les Volontaires d’Istanbul ont également aidé d’autres candidats du CHP à mettre en place leurs propres réseaux de sécurité électorale. Par exemple, les Volontaires de Bursa (Bursa Gönüllüleri) ont été constitués pour soutenir la campagne de Mustafa Bozbey, candidat du CHP à la mairie métropolitaine de Bursa.

Les Volontaires d’Istanbul jouent également un rôle actif dans les campagnes électorales de 2019 et 2024 d’Ekrem Imamoglu. Ils mènent diverses activités telles que le porte-à-porte, les visites à domicile, les contacts avec les commerçants ainsi que la distribution de tracts électoraux dans des espaces publics comme les sorties de métro ou les places. Ces actions sont même adaptées aux caractéristiques socio-économiques des quartiers ciblés, avec des discours et des approches ajustés en conséquence.

Pendant ces campagnes, les volontaires recueillent les retours positifs et négatifs des citoyens, fournissant ainsi des données à la fois qualitatives et quantitatives pour orienter la stratégie électorale. En dehors des périodes électorales, les Volontaires d’Istanbul collaborent également avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul sur des projets de volontariat urbain, notamment en matière de politiques sociales ou de protection des animaux. Ces initiatives semblent alors contribuer de manière significative à renforcer le soutien électoral à Imamoglu, en particulier parmi les femmes et les populations urbaines précarisées.

Une communication directe et participative avec les citoyens dans les processus politiques

Ekrem Imamoglu n’hésite pas à établir une communication directe et participative avec les citoyens en dehors des périodes électorales, et à les impliquer dans les processus politiques. Il est régulièrement visible dans l’espace public en interaction individuelle et directe avec les habitants d’Istanbul et ses électeurs : dans les rues, sur les places, lors de visites aux commerçants ou sur les marchés.

Désormais reconnu comme un homme politique habile dans l’art de la répartie et du dialogue spontané, Imamoglu informe continuellement les citoyens et les invite à exprimer leurs idées et propositions. Par exemple, au lendemain de la défaite de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2023, il a publié, tôt le matin, une vidéo dans laquelle il promettait un « changement » avant de lancer, le 4 juillet 2023, un site Internet intitulé « Le changement pour le pouvoir » (İktidar için Değişim), invitant les citoyens à partager leurs opinions sur celui-ci pour un renouveau du CHP et de la Turquie. Selon les données publiées, le site a reçu plus d’un million de visites et plus de 100 000 contributions.

Les retours de ces électeurs modifient sa ligne politique, ce qui crée chez ses sympathisants le sentiment d’être écoutés. Imamoglu a déclaré le 27 juillet 2023 que la majorité des suggestions portaient sur une demande de changement à la tête du CHP. Par la suite, lors du 38e Congrès ordinaire du CHP, le 4 novembre 2023, il a soutenu la candidature, qui allait être victorieuse, d’Özgür Özel contre celle du président sortant du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui avait perdu contre Erdogan lors de l’élection présidentielle de 2023. Il était le seul maire des grandes métropoles du CHP ayant soutenu publiquement l’opposition au sein de son parti.

Cette stratégie se retrouve également dans les conflits et blocages opposant la municipalité d’Istanbul au gouvernement central. Pétitions, sondages, forums et ateliers participatifs comptent parmi les outils les plus fréquemment utilisés. Cette approche permet à Imamoglu de construire un leadership autonome, en dehors du cadre de son parti, et de s’appuyer sur un soutien populaire direct.

La gouvernance ekremiste : participation citoyenne et transparence

La Turquie est marquée depuis longtemps par une dérive autoritaire et par une perte de transparence dans la gouvernance publique. Si l’on considère l’approche descendante et autoritaire adoptée dans les projets du gouvernement central, ainsi que les mobilisations locales qui y réagissent — telles que les revendications pour l’abolition des entretiens discriminatoires dans les recrutements publics —, on comprend mieux pourquoi le modèle de gouvernance publique instauré par la politique ekremiste à l’échelle locale émerge comme une alternative significative qui repose sur la participation citoyenne et la transparence.

Les bases de ce modèle ont été posées dès 2010, lorsque Ekrem Imamoglu est devenu président de la section locale du CHP à Beylikdüzü. Il y a mis en place une structure organisationnelle horizontale au sein des cellules de quartier du parti, en intégrant activement les bénévoles dans un esprit participatif. Par exemple, il a fondé des Maisons de solidarité dirigées par des femmes dans plusieurs quartiers. Il a aussi appliqué un quota de genre de 50 % au sein de la direction locale du parti, si bien que, déjà à cette époque, la moitié des membres de la section étaient des femmes, et la représentation féminine dépassait les 40 % à la fois dans les structures de quartier et dans la direction de la section.

Cette stratégie a permis d’élargir la base militante et de dynamiser la structure locale du parti. Après avoir été élu maire de Beylikdüzü en 2014, Imamoglu a poursuivi cette politique de recrutement des femmes et féminisation de la direction municipale. Il a également maintenu une communication directe avec les citoyens à travers les Journées citoyennes organisées en présentiel. Enfin, il a intégré le modèle des maisons de solidarité à la municipalité en fondant des centres de vie sociale accessibles à tous.

Immédiatement après les élections municipales de 2019, la nouvelle administration d’Ekrem Imamoglu dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) a commencé à diffuser en direct les séances du conseil municipal d’Istanbul et à enregistrer en vidéo les entretiens d’embauche. Tandis que le nombre de femmes employées par la mairie augmentait de manière significative, le tout premier plan local d’action pour l’égalité a été élaboré en 2021. Pour renforcer la démocratie participative locale, deux institutions clés ont été créées : l’Agence de planification d’Istanbul (IPA) et le Conseil de la ville d’Istanbul.

Les bureaux de l’Agence de planification ont non seulement développé des outils de participation, mais ont également proposé des politiques publiques élaborées de manière participative. Par exemple, le bureau KonkurIstanbul soumet régulièrement des projets urbains, tels que les places publiques, à des votes citoyens (comme pour le projet de la place Taksim en 2020, auquel ont participé 209 000 Stambouliotes). Le bureau Vision2050, quant à lui, a élaboré le plan stratégique de développement de la ville sur 25 ans à l’aide d’ateliers, d’enquêtes et de groupes de discussion.

Le Bureau des statistiques d’Istanbul publie les données municipales via un portail de données ouvertes (IBB Açik Veri Portali), tout en menant des enquêtes régulières sur divers sujets. Pour la première fois dans l’histoire de la ville, le Conseil de la ville d’Istanbul a mis en place des mécanismes participatifs locaux tels que des assemblées, des groupes de travail, des forums, des cafés participatifs, le budget participatif dans lequel la municipalité élabore une partie de son budget aux projets proposés et votés par les habitants et des initiatives comme Istanbul demande aux enfants, Istanbul demande aux personnes âgées ou encore l’atelier avec les communautés roms. Ces mécanismes visent à inclure la société civile et divers groupes sociaux dans la gouvernance locale.

L’application mobile IBB Senin informe des millions de citoyens sur les projets de la mairie tout en recueillant leurs opinions via des sondages. La direction de la planification urbaine de la municipalité a également lancé plusieurs projets de planification participative, couvrant presque tous les arrondissements d’Istanbul. Le plan le plus emblématique reste « Beyoglu est à toi » (Beyoglu Senin).

Suivi de près par l’opinion publique, le programme IBB Miras (Patrimoine municipalité métropolitaine d’Istanbul) privilégie, depuis 2019, des projets de restauration qui transforment les bâtiments historiques en espaces publics gratuits accessibles à la population et aux organisations de la société civile. Parmi les exemples notables, citons des bibliothèques ouvertes aux jeunes et aux étudiants (comme Casa Botter, les bibliothèques sur les ports, ou encore la bibliothèque du trolleybus), des ateliers et des espaces d’exposition pour les associations locales, ou des forums citoyens dans des lieux tels que le Musée Gazhane, le Musée Baruthane, le lieu culturel Çubuklu Silolar. De plus, la municipalité garantit la transparence en ouvrant les chantiers au public et aux experts.

Un modèle en danger

Les résultats des élections locales de 2019 et 2024 ont permis à l’opposition en Turquie à développer une voie alternative face au pouvoir central autoritaire. La politique d’Ekrem Imamoglu lui a permis d’exercer une domination politique au niveau local d’Istanbul malgré l’hégémonie de l’AKP au niveau national.

Par ailleurs, en diffusant les dispositifs et mécanismes de ce modèle aux arrondissements de la ville d’Istanbul et au pays entier, la politique ekremiste a construit une nouvelle façon de faire la politique et a contribué à renforcer une alternative politique d’envergure. L’opposition en Turquie risque aujourd’hui de perdre son alternative la plus tangible si elle ne parvient pas à faire face aux attaques d’Erdogan.

The Conversation

Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi, Turquie). Il a reçu des financements de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) pour ses recherches doctorales.

24.04.2025 à 17:45

Après les camps : les trajectoires de vie des rescapés revenus en France

Denis Monneuse, Researcher - Deputy head of the diversity and inclusion chair, EDHEC Business School

Présentation des résultats d’une étude portant sur les parcours de vie de 625 survivants des camps de concentration.
Texte intégral (1593 mots)

Dimanche 27 avril, hommage sera rendu à la mémoire des victimes de la déportation de la Seconde Guerre mondiale. Seules 56 000 personnes sont revenues en France des camps de concentration ou d’extermination nazis. Leurs destinées ultérieures, hormis celles d’une poignée de personnalités, demeurent largement méconnues. Une étude récente vient combler, au moins en partie, ce manque.


Ce 27 avril, Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation, est l’occasion de commémorer le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration.

Certains survivants rentrés en France en 1945 sont connus : Robert Antelme, Stéphane Hessel, Jorge Semprun, Germaine Tillion, Simone Veil, Elie Wiesel… Mais que sont devenus les 56 000 autres rescapés qui, eux, sont restés anonymes ? Parmi eux, 3 800 avaient été déportés parce qu’ils étaient juifs ; la plupart des autres l’avaient été en tant que résistants. Plus de 70 % d’entre eux étaient de sexe masculin.

Une sociologie qui reste à écrire

L’horreur des camps est connue. « À quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits », assurait déjà, il y a trente ans, l’historien François Bédarida. En revanche, on en sait peu sur ce que sont devenus les rescapés après 1945, car leurs témoignages s’arrêtent généralement à leur retour en France. Quant aux études psychologiques et médicales, elles portent surtout sur ceux qui ont émigré en Israël ou aux États-Unis et se focalisent sur les séquelles physiques et mentales.

Pour contribuer à une sociologie des survivants, j’ai analysé le parcours de 625 d’entre eux et étudié les différences avec leurs contemporains.

Une mobilité sociale ascendante

La grande majorité d’entre eux bénéficia d’un temps de convalescence (huit mois en moyenne) avant de reprendre leurs études ou leur activité professionnelle. Ils étaient généralement pressés de se remettre au travail afin de se réinsérer dans la société, si bien que certains retrouvèrent leur emploi malgré des séquelles persistantes. Les plus atteints durent cependant se réorienter vers des métiers moins exigeants physiquement.

Les femmes rescapées présentent un taux d’activité supérieur de 50 % à la moyenne des Françaises à l’époque. Celles (majoritairement juives) dont la famille avait été décimée n’avaient guère d’autre choix que de travailler. Quant aux anciennes résistantes, elles étaient peu désireuses de devenir femmes au foyer.

La majorité des survivants s’est redirigée vers son métier initial ou celui de son père : la continuité prévaut. Une minorité profita toutefois de la possibilité qui lui était offerte de reprendre des études pour changer d’emploi.

Les professions tournées vers autrui, que ce soit dans le domaine médical ou l’enseignement, sont sur-représentées. De même pour les métiers prestigieux (l’art, la recherche, le journalisme…) ou liés à l’honneur (l’armée par exemple) ; on peut y voir une soif de revanche. On note aussi une sur-représentation d’artisans et de commerçants. Cette volonté d’indépendance provient du désir d’une partie d’entre eux d’échapper à la hiérarchie et aux ordres qui leur rappelaient de mauvais souvenirs.

Ils ne laissèrent pas passer l’ascenseur social des Trente Glorieuses puisqu’un tiers d’entre eux connut une nette mobilité ascendante par rapport au milieu social de leurs parents ou à leur situation professionnelle précédant leur arrestation. Seuls 2 % connurent un déclassement.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Moins d’enfants, mais autant de divorces

Leur mise en couple fut assez rapide, aussi bien chez les célibataires que chez les veufs. Les survivantes se marièrent souvent dès 1946. Il faut dire qu’elles avaient du « retard » par rapport à l’âge moyen du mariage qui était autour de 23 ans à l’époque. Certaines témoignent que, pour elles, le premier homme convenable était le bienvenu, car il représentait l’occasion de quitter le domicile parental ou de se réinsérer pour celles dont la famille avait été décimée.

Les rescapées épousèrent généralement des hommes mûrs, car les « jeunets » de leur âge leur semblaient trop insouciants et superficiels pour les comprendre. Les rescapés, eux, attendirent généralement de retrouver une situation professionnelle stable avant de songer au mariage. Les anciens déportés furent deux fois moins nombreux que leurs contemporains à rester célibataires. Ceux qui restèrent célibataires furent essentiellement ceux qui souffraient le plus de séquelles physiques et mentales.

Plus de 10 % des mariages furent entre rescapés. Ces mariages endogames concernaient deux fois plus les anciens résistants que les juifs, sans doute parce que les réseaux de la Résistance puis les associations d’anciens déportés étaient propices aux rencontres.

Paradoxalement, les mariages endogames présentent un taux de divorce deux fois plus élevé que les autres. Si le vécu commun des survivants pouvait les rapprocher, cette base n’était pas nécessairement suffisante pour construire un couple durable.

Plus globalement, le taux de divorce des rescapés se situe dans la moyenne nationale. Les mariages précoces, y compris en secondes noces, ne furent pas toujours heureux. Le quotidien de la vie à deux put rapidement sembler banal et médiocre par rapport au bonheur du retour idéalisé dans les camps. Les rescapés divorcèrent deux fois moins souvent que les rescapées, notamment parce que, d'après les témoignages, les épouses de survivants étaient plus tolérantes aux séquelles que les époux des survivantes.

L’enfantement, par sa symbolique, était souvent vécu comme une victoire sur le nazisme et sur la mort, en particulier chez les juifs. L’empressement à créer une famille ne déboucha toutefois pas sur des familles nombreuses puisque les survivantes eurent en moyenne 1,9 enfant contre 2,4 pour leurs contemporaines. Cet écart s’explique par des mariages plus tardifs que la moyenne, des enfantements qui réveillaient le passé qu’une partie d’entre elles avaient cherché à oublier, mais aussi, tout simplement, par des séquelles telles que le vieillissement prématuré.

Le camp comme catalyseur

Quelle fut l’influence des camps sur les croyances ? « Ni pardon ni oubli » fut la ligne adoptée par la majorité des rescapés.

L’expérience concentrationnaire déboucha rarement sur de l’antigermanisme primaire : celui-ci fut limité et décroissant, malgré des critiques sur la faible dénazification mise en place en Allemagne.

Le ressentiment visait surtout des personnes spécifiques : tel SS ou tel kapo (un déporté chargé de superviser les autres déportés), particulièrement cruel, ou bien encore tel milicien à l’origine de leur arrestation. Une forte minorité de survivants (environ 30 %) semble être retournée sur les lieux de son ancien camp en guise de « travail de mémoire ».

Les plus jeunes d’entre eux qualifiaient parfois leur expérience concentrationnaire d’« université ». Si ce terme peut choquer, il est indéniable que ces quelques mois ou années ont marqué leur esprit. La plupart des survivants ont acquis une vision pascalienne de la condition humaine : ils disent avoir côtoyé le pire, mais aussi le meilleur à l’instar de liens de fraternité exceptionnels noués avec quelques camarades de déportation.

On peut se livrer à l’uchronie : leur vie eût-elle été radicalement différente s’ils n’avaient pas été déportés ? Paradoxalement, si l’on compare le chemin parcouru par les anciens déportés, avant leur arrestation et après leur rapatriement, on note relativement peu de discontinuités. Peu sont tombés dans le nihilisme ou disent que « Dieu est mort dans les camps ».

La déportation semble avoir été un catalyseur plutôt qu’une rupture : elle a renforcé leurs traits de caractère, leurs valeurs et leurs convictions politiques.

The Conversation

Denis Monneuse ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:25

De Vichy à Trump : la science sous le feu du « modernisme réactionnaire »

Nicolas Brisset, Maître de conférences en sciences économiques (HDR), Université Côte d’Azur

Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur

Rejet des sciences sociales pour leur gauchisme réel ou supposé, mise sur un piédestal de jeunes ingénieurs censés régénérer l’État : entre le régime de Vichy et l’administration Trump 2, les parallèles sont frappants.
Texte intégral (3219 mots)

Toute comparaison a bien sûr ses limites, mais alors que des parallèles sont effectués de plus en plus souvent entre la politique conduite par l’administration Trump et certains aspects des régimes des années 1930 et 1940, il est intéressant de souligner ce que l’actuelle administration de Washington a en commun avec le régime de Vichy, spécialement dans son rapport aux sciences sociales et dans sa vision de la modernisation technologique.


Cent jours après le début du second mandat de Donald Trump, de nombreux historiens estiment, au vu du comportement de la nouvelle administration et de certains de ses membres les plus influents, que nous assistons à une forme de retour des années 1930. Fait notable, les éminents historiens américains Robert Paxton et Timothy Snyder identifient dans le trumpisme un nouveau fascisme, dont certaines caractéristiques peuvent être autant rapprochées des pratiques de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler. Sur ce même site, Johann Chapoutot souligne quant à lui combien le nazisme reste une « référence indépassable » pour les extrêmes droites à travers le monde, au premier titre desquelles figure celle qui gouverne les États-Unis.

À la recherche d’exemples passés susceptibles d’éclairer la situation présente, un autre cas historique – peut-être moins immédiat et moins spectaculaire – est mobilisé de façon croissante par les commentateurs anglophones : celui de la France de Vichy.

Cette analogie nous invite à examiner sérieusement les similitudes idéologiques entre l’administration Trump et le régime dirigé par Philippe Pétain de juillet 1940 à août 1944. Et, de fait, les points de convergence semblent abonder : les deux régimes alimentent le rejet qu’éprouvent des pans entiers de la population vis-à-vis de la démocratie parlementaire et des institutions républicaines ; tous deux désignent volontiers des ennemis intérieurs, définis par des caractéristiques ethniques ou idéologiques, qui mettraient en péril l’ordre social ; et l’un comme l’autre procèdent au renversement d’alliances géostratégiques, les anciens ennemis devenant les nouveaux alliés (l’Allemagne d’Hitler pour Pétain, la Russie de Poutine pour Trump).

À ces éléments vient s’ajouter une double dynamique particulièrement frappante : d’une part, l’hostilité à l’égard du savoir scientifique, notamment des sciences humaines et sociales ; et d’autre part, la tentative d’une alliance idéologique paradoxale entre tradition et modernité.

S’il est certain que les comparaisons historiques ont leurs limites, elles peuvent aussi avoir l’avantage de nous ouvrir les yeux sur des phénomènes à l’œuvre en nous offrant certaines grilles d’analyse à même d’interroger la période contemporaine.

Haro sur les sciences sociales !

Dès son accession au pouvoir, le régime de Vichy prit pour cible certaines disciplines scientifiques. La sociologie, dont la France fut l’un des berceaux, subit les foudres réactionnaires de la nouvelle administration qui l’accusait d’avoir contribué à la décadence morale du pays, ayant ainsi précipité sa défaite face à l’Allemagne nazie.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Cette jeune discipline, intimement liée à l’essor de la IIIe République, laïque et démocratique, avait aux yeux du régime de Vichy participé de la dissolution des fondements naturels de la société, notamment de la famille et de la religion catholique. La sociologie durkheimienne fut par exemple explicitement attaquée par François Perroux, professeur d’économie et idéologue influent sous Vichy, qui lui reprochait de dangereusement relativiser l’ordre social. En lieu et place d’une analyse des déterminations sociales, Perroux défendait une vision essentialiste où corporations professionnelles, famille et nation étaient perçues comme des réalités immuables dictées par un ordre divin.

La défiance de Vichy envers les sciences humaines et sociales s’inscrivait dans un anti-intellectualisme plus large, visant également les mouvements antifascistes, féministes, socialistes et marxistes. C’est à ces mouvements que le régime de Vichy associait alors la discipline sociologique. La dissolution de la Ligue des droits de l’homme, la persécution d’intellectuels antifascistes et l’épuration des universités en furent les conséquences.

En plus d’une censure sévère s’appliquant aux idées de la sociologie durkheimienne, ses lieux d’enseignement furent supprimés (la chaire de Sociologie en Sorbonne et le Centre de documentation sociale disparaissent dès 1940) et ses grandes figures persécutées. Plus fondamentalement encore, c’est à un véritable travail de « rééducation de la sociologie », pour reprendre les mots de l’historienne Francine Muel-Dreyfus, que s’est attaché le régime de Vichy.

Le trumpisme renoue avec cette hostilité envers certaines disciplines scientifiques, en particulier envers les savoirs critiques. Il mène aujourd’hui une attaque féroce contre la communauté académique en édictant des listes de mots interdits et en effectuant des coupes budgétaires massives dans des pans entiers de la recherche américaine.

Les études sur le changement climatique et la santé publique, ainsi que les travaux traitant des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion sont clairement en première ligne, entrant dans cette grande catégorie fourre-tout du « wokisme » vilipendée ad nauseam par l’administration Trump.

Cette guerre faite aux sciences sociales est depuis quelques semaines déguisée en procès en antisémitisme. Le cas de l’Université de Columbia, qui a cédé sous la pression du républicain et annoncé une série de mesures destinées à revoir « sa gestion des mouvements étudiants » en embauchant un nouveau service de sécurité interne, est des plus emblématiques.

Mais Columbia, que Trump menace maintenant d’une mise sous surveillance fédérale, n’est pas la seule université attaquée. L’administration a ainsi gelé les subventions et lancé des enquêtes pour « antisémitisme » au sein d’une cinquantaine d’autres établissements d’enseignement supérieur.

Un nouveau modernisme réactionnaire ?

Comme d’autres régimes autoritaires, Vichy ne célébrait pas seulement un passé idéalisé par la tradition (le « retour à la terre ») ; il ambitionnait aussi de réinventer la modernité, jouant sur une alliance paradoxale entre réaction et révolution.

Son programme de « Révolution nationale » mêlait ainsi valeurs traditionalistes et ambitions modernisatrices, comme le met bien en scène cette affiche de propagande de 1942.

Affiche diffusée en France en 1942.

Le régime poursuivait un « modernisme réactionnaire » – terme par lequel l’historien américain Jeffrey Herf (1984) définit le nazisme, mais qui s’applique également à Vichy – qui ne cherchait pas seulement à détruire les savoirs existants, mais entendait restructurer les sciences autour d’une idéologie propre.

On en trouve un exemple paradigmatique avec le cas de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Cet équivalent d’un CNRS pour le régime de Vichy – dirigé par le médecin eugéniste Alexis Carrel, appuyé par François Perroux, un temps secrétaire général – œuvrait à réorganiser les disciplines scientifiques (biologie, économie, psychologie et démographie) autour d’un projet eugéniste visant la régénération nationale. Il s’agissait à la fois de fortifier une population amollie par le libéralisme politique et de participer à la construction d’un système économique corporatiste en phase avec les inégalités « naturelles ».

Déjà en 1935 dans son best-seller l’Homme, cet inconnu, Alexis Carrel caressait le rêve de substituer à la démocratie un système fondé sur des qualités biologiques :

« Il faut que chacun occupe sa place naturelle. Les peuples modernes peuvent se sauver par le développement des forts. Non par la protection des faibles. »

Il est alors de la responsabilité des scientifiques du régime – au premier titre desquels les économistes, les statisticiens et les biologistes – de mettre en place ce système fidèle aux fondements de la société : le pouvoir des chefs et les hiérarchies clairement identifiées dans toutes les sphères de la vie sociale. En 1943, Perroux défendait l’idée qu’« avant d’être limité, le pouvoir doit être établi », fustigeant ainsi la « médiocrité » des « cœurs débiles » qui refusaient ces hiérarchies au nom de la lutte contre l’« oppression ».

Cette refondation de la science au nom d’un idéal réactionnaire trouve un écho troublant dans la figure d’Elon Musk. Sous couvert de champion du progrès technologique, Musk incarne surtout une vision autoritaire et intolérante, voire franchement eugéniste, où l’innovation est mise au service d’une concentration extrême du pouvoir économique et politique. Sur sa plateforme X, Musk a ainsi promu l’idée qu’une « République » fondée sur la liberté de pensée ne pourrait exister qu’à condition d’être dirigée par des « hommes de haut statut », les femmes et les « hommes à faible taux de testostérone » n’y ayant pas leur place.

Cette conception biologisante du pouvoir s’accompagne d’une rhétorique brutale qui voit Musk et Trump user régulièrement du terme « attardé » (retard) pour disqualifier leurs opposants.


À lire aussi : Du populisme de plateforme au populisme politique : Elon Musk change d’échelle


De Vichy à Washington, l’objectif de remplacer une bureaucratie supposément indolente et boursouflée par une nouvelle élite dont l’expertise technique s’exercerait au-delà du politique a un goût de déjà-vu. En effet, après l’exemple du vieux maréchal Pétain qui avait placé à la tête de certains ministères de jeunes et brillants ingénieurs civils censés renforcer l’appareil d’État, il y a une forme d’ironie tragique à voir le septuagénaire magnat de l’immobilier Trump accorder une place éminente à Musk et à ses DOGE Kids, une fidèle équipe de très jeunes ingénieurs informatiques chargés officiellement de chasser le gaspillage dans les administrations et les agences fédérales – en réalité, de les affaiblir et de privatiser ce qui peut l’être.

Qu’il s’agisse de Vichy hier, du trumpisme ou du techno-autoritarisme aujourd’hui, les mouvements réactionnaires ne cherchent pas seulement à censurer ou à discréditer les savoirs scientifiques. Leur ambition dépasse la simple suppression puisqu’ils visent à imposer leur propre vision du monde en restructurant la science et l’innovation selon des cadres idéologiques propres, faisant peser une menace inédite sur les institutions et les pratiques démocratiques.

Clairement, l’administration Trump est dans sa phase destructive, mais le précédent Vichy nous invite à suivre avec une grande attention si et comment vont s’amorcer des réagencements dans les programmes de recherches états-uniens. L’appel à une renaissance de la nation autour de valeurs chrétiennes particulièrement rigoristes et dont Trump s’affirme le premier défenseur, dans le cadre d’une véritable « guerre sainte », laisse penser que nous nous dirigeons vers une mise au pas religieuse de la science américaine.

Attentisme, défaitisme ou sursaut ?

Face à cette incroyable percée autoritaire et aux pressions exercées sur les contre-pouvoirs, l’Amérique pourra-t-elle se contenter de faire le dos rond pour les quatre prochaines années (deux, si la majorité bascule lors des prochaines élections du Congrès) ? Certains, à l’image de John Ganz, voient dans ce moment Vichy de l’Amérique un test pour les différentes strates de la société civile, et avant tout pour le personnel politique lui-même, républicain comme démocrate.

Il est d’ailleurs significatif de voir que l’épithète « Vichy » affublé à la situation états-unienne est apparu avant même la première prise de fonctions de Trump. Dès juin 2016, l’historien et documentariste Ken Burns avait parlé de « Vichy Republicans » pour fustiger ceux qui avaient abandonné à Trump le Grand Old Party ; ceux qui, par opportunisme ou par résignation, avaient trahi l’intérêt supérieur de la nation, tout comme trahirent l’écrasante majorité de députés et des sénateurs français lorsqu’ils accordèrent les pleins pouvoirs constituants à Pétain, le 10 juillet 1940.

Il y eut, ne les oublions pas, les Vincent Auriol, les Léon Blum et les Paul Ramadier. Ils furent 80 (contre 569) à dire non à Pétain. Où sont, aujourd’hui, les figures démocrates qui résistent ouvertement à l’administration Trump ? Cette question travaille déjà l’opinion américaine, et c’est au tour du Parti démocrate et de ses représentants de se voir ramenés à la France des années noires : ces « Vichy Democrats » sont accusés d’abandonner trop vite la lutte face aux prises de décisions de la nouvelle administration Trump, offrant la vision lénifiante d’un parti d’opposition qui semble atone et aphone.

Pour autant, certains démocrates tentent de se faire entendre. Le 12 mars dernier, le représentant John Larson s’est vivement emporté contre ses collègues républicains qui étaient intervenus pour bloquer l’audition d’Elon Musk, dispensant ce dernier de devoir rendre des comptes devant la principale Commission fiscale du Congrès. À mesure que les élections de mi-mandat approchent, on peut s’attendre à ce que les prises de parole protestataires se multiplient.

En réalité, alors que le régime de Vichy n’avait suscité qu’une résistance tardive de la population et de ses élites, les États-Unis de Trump voient déjà se structurer d’importants mouvements de contestation. Les coupes budgétaires tous azimuts dans le financement de la recherche universitaire trouvent sur leur chemin des contre-pouvoirs, notamment à l’échelon des États fédéraux tels que la Californie et New York, qui saisissent la justice et assurent des financements d’urgence.


À lire aussi : Envisager le pire : le scénario d’une crise de régime imminente aux États-Unis


Le 7 mars 2025, de larges manifestations à l’appel du collectif Stand Up For Science ont eu lieu dans une trentaine de villes américaines, trouvant d’ailleurs un réel écho international (en France notamment). À l’inverse de Columbia, Harvard vient d’annoncer qu’elle n’entendait pas se plier aux injonctions de l’administration Trump, renonçant ainsi à quelque 2,2 milliards de dollars de financement.

Ce refus, le tout premier auquel l’administration Trump est confrontée, a provoqué l’ire du président qui engage désormais un véritable bras de fer pour faire plier Harvard. La résistance de la plus ancienne et la plus prestigieuse des universités américaines annonce-t-elle un réveil des institutions académiques dans leur ensemble ? Plus largement, l’opinion publique américaine se rangera-t-elle derrière ses scientifiques ? Se retournera-t-elle contre l’homme qu’elle vient tout juste d’installer une seconde fois à la Maison Blanche ? Les prochains mois diront si la mobilisation du monde académique préfigure un sursaut de l’opinion publique dans le même sens.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

23.04.2025 à 16:23

La Syrie en transition… mais quelle transition ?

Philippe Droz-Vincent, Professeur agrégé en sciences politiques et en relations internationales. Spécialiste du monde arabe, Sciences Po Grenoble

La Syrie possède un président par intérim, un gouvernement de transition et même une « déclaration constitutionnelle », prélude à une nouvelle Loi fondamentale. Mais la plus grande prudence reste de mise.
Texte intégral (3242 mots)

Un processus de transition politique est en cours. Une Constitution doit être adoptée et des élections doivent se tenir dans cinq ans. Mais les massacres survenus en mars dans la région alaouite sont venus brutalement rappeler que le chemin vers la paix durable sera long pour une société syrienne éprouvée par treize ans de guerre épouvantable, et alors que le pouvoir est exercé par un groupe au passé djihadiste.


Depuis la chute spectaculaire du régime de Bachar Al-Assad, l’évolution de la Syrie suscite de nombreuses interrogations.

D’une part, on observe certains développements qui paraissent constructifs, même si le pouvoir exécutif est très concentré entre les mains du président transitionnel : la « conférence de la victoire » tenue en janvier 2025 devant un conclave fermé de chefs de factions militaires, et marquée par la nomination au poste de président par intérim d’Ahmed Al-Charaa, le leader du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a proclamé la suspension de la Constitution du régime précédent, la dissolution des services de sécurité, de l’armée, du parti Baas et du Parlement, et la mise en place d’un comité de dialogue national.

Ce comité a organisé fin février 2025 une « conférence du dialogue national » visant à aider à l’élaboration d’une Constitution intérimaire. Mi-mars 2025, Ahmed Al-Charaa a signé une « déclaration constitutionnelle », c’est-à-dire un texte définissant les règles du jeu pour une période de transition de cinq ans, à l’issue de laquelle devront se tenir des élections et une nouvelle Constitution devra être adoptée. Enfin, début avril 2025, il a nommé un nouveau gouvernement de transition, qui se veut « inclusif » (il comprend notamment une femme chrétienne, un Alaouite, un Druze et un Kurde).

D’autre part, la Syrie a connu les 6-8 mars 2025 un épisode très violent de massacres sur la côte (Jableh, Banyas, Lattaquié, Tartous) et à Homs, qui a commencé quand des combattants menés par d’anciens chefs recherchés de milices ou de forces prétoriennes du régime Assad ont attaqué de manière relativement coordonnée les forces de sécurité du nouveau pouvoir. La contre-offensive militaire de HTC et d’autres factions qui en sont plus ou moins proches a été chaotique, a conduit à des atrocités commises contre des civils et n’a pas empêché des règlements de compte entre voisins de confessions différentes qui ont principalement frappé la communauté alaouite. Des centaines de victimes civiles sont à déplorer au sein de cette minorité confessionnelle souvent associée au régime déchu, la famille Assad en étant issue.

Un groupe « anciennement » djihadiste au pouvoir

La personnalité d’Ahmad Al-Charaa a fait l’objet de nombreux portraits détaillés. Le nouvel homme fort du pays est certes un acteur crucial (avec quelques autres). Il serait toutefois utile d’élargir le regard et de s’intéresser davantage à son organisation, HTC, qui a réussi à abattre en douze jours une dictature terrible, alors que les études quantitatives montrent que les guerres infra-étatiques voient en général la victoire du gouvernement en place et rarement celle des rebelles.

Les références aux talibans revenus au pouvoir en Afghanistan en 2021 sont peu parlantes, ce dernier groupe étant le produit des profondes transformations sociales d’une société afghane brutalisée depuis plusieurs générations par la guerre et surgi d’une forme de séclusion depuis les écoles religieuses (madrassa) à l’intérieur du pays et surtout de la frontière pakistanaise.

La généalogie de HTC, qui remonte au début de la guerre civile syrienne en 2012, est clairement djihadiste. Ses liens sont longtemps étroits avec l’État islamique en Irak puis avec Al-Qaïda, mais il rompt successivement avec le premier en 2013 puis avec Al-Qaïda (dirigée alors par Ayman Al-Zawahiri) en 2016. Ahmed Al-Charaa, chef du Front Al-Nosra, devenu Front Fatah al-Cham en 2016, avant sa fusion avec d’autres groupes rebelles qui donne naissance à HTC en 2017 (al-Cham signifie la Syrie géographique ou Damas en arabe), était alors connu sous le nom de guerre d’Abou Mohammed al-Joulani.

Le groupe armé HTC, connu pour ses attentats suicides spectaculaires contre le régime, mais aussi ses attaques violentes contre des villages alaouites ou druzes (de la province d’Idlib), est assez vite réputé pour son efficacité militaire, sa discipline et compte au départ en son sein des combattants dans toute la Syrie, entrant en concurrence pour le contrôle de la rébellion avec les autres groupes influents, en particulier salafistes et djihadistes.

Après l’intervention irano-russe (appuyée par l’action du Hezbollah) de 2015-2016, le retournement du conflit en faveur du régime repousse HTC vers la région d’Idlib, où le groupe va finalement émerger comme la force principale après une série d’affrontements entre 2017 et 2019 avec les autres puissants groupes salafistes présents sur place. HTC se retrouve alors contraint d’évoluer : il gère à présent une population locale de deux millions de personnes à laquelle viennent s’ajouter presque autant de réfugiés poussés par le régime Assad vers cet espace.

L’évolution, pour HTC, est aussi une question de survie : à partir de 2017-2018, sous la pression des troupes d’Assad appuyées par la Russie, HTC s’est rapproché d’acteurs régionaux, en particulier de la Turquie. Celle-ci a alors eu la haute main sur le Nord-Ouest de la Syrie, région promue « zone de désescalade » dans des négociations complexes conduites par Ankara avec la Russie puis avec l’Iran : ce processus dit d’Astana n’empêcha pas la Turquie de pratiquement entrer en conflit direct avec la Russie en février 2020 lors d’une tentative de reprise de la zone d’Idlib par le régime Assad.

Ajoutons qu’en se débarrassant, à cette période, des oripeaux du djihadisme, et en se plaçant dans la lignée directe de la « révolution syrienne » de 2011 et comme un gestionnaire pragmatique d’Idlib, HTC a pu se préserver de toute frappe venant de la coalition anti-Daech menée par les États-Unis.

Enfin, HTC s’est connecté de manière officieuse avec des acteurs internationaux : l’ONU, malgré les sanctions onusiennes et américaines contre HTC, était présente à Idlib, de même que diverses ONG internationales qui géraient la partie réfugiée de la population de la province.

Une « idlibisation » de la Syrie, ou une « syrianisation » de HTC ?

De multiples études comparatives depuis les années 1990 montrent que, dans les situations de guerres civiles ou d’effondrement des États, des groupes armés non étatiques (armed non-state actors) aspirent à « gouverner » les territoires dont ils prennent le contrôle, en y instaurant, avec plus ou moins de succès, une administration parallèle et concurrente à celle de l’État qu’ils combattent. Cette « gouvernance rebelle » est généralement secondaire par rapport aux objectifs de structuration militaire, a peu d’autonomie par rapport à ceux-ci et représente souvent, pour les groupes en question, une manière de recruter.

Les études différencient les groupes armés non étatiques pour lesquels cette gouvernance est de pure façade, souvent destinée à les légitimer aux yeux de l’extérieur, de ceux qui s’ancrent réellement dans les dynamiques locales. HTC a acquis une expérience certaine à partir de sa gestion de la région d’Idlib. L’organisation s’y est connectée aux notables et aux leaders religieux locaux, certes conservateurs mais pas sur la même ligne idéologique que le djihadisme originel du groupe d’Al-Joulani. De 2017 à 2024, HTC a ainsi dirigé cette région du nord-ouest, mais sans la dominer totalement.

Depuis décembre 2024, HTC a transféré cette expérience d’Idlib au niveau national syrien. HTC domine la transition avec une petite élite cohésive, importée de ses structures d’Idlib, mais insuffisante numériquement pour gouverner toute la Syrie. Le groupe qui dirige la transition autour d’Ahmed Al-Charaa est restreint. On le retrouve au cœur des deux gouvernements de transitions de décembre 2024 puis avril 2025 : les ministres de la défense, des affaires étrangères et de l’intérieur, ainsi que le chef des renseignements sont tous issus des structures de HTC en place à Idlib.

HTC a pensé de longue date ce projet d’arrivée au pouvoir. On peut dans un premier temps le comprendre en reprenant les analyses d’Ibn Khaldun, historien musulman du XIVe siècle, qui soulignait que dans le monde des empires islamiques, il arrive que des individus issus du monde rural, liés par des liens de solidarité ou familiaux, créent un groupe cohésif, une asabiyya, qui peut parvenir à construire un pouvoir (une dynastie) en milieu urbain et à perdurer tant que l’esprit de solidarité reste ferme.

Mais à Idlib, derrière une idéologie qui a fortement évolué depuis son point de départ djihadiste pour devenir plus nationaliste syrienne tout en demeurant clairement musulmane conservatrice, HTC a agrégé une génération de trentenaires ou quadragénaires venus dans cette région de toute la Syrie, poussés par la guerre et le régime Assad, et qui vont désormais constituer ses cadres et relais locaux, formés pour mener voire dominer la transition : rappelons à cet égard que le Front Al-Nosra avait une emprise nationale avant de se retrouver dans son bastion du nord-ouest. HTC a ainsi intégré dans une certaine mesure la diversité syrienne parmi ses propres cadres. Au total, c’est peut-être plus un creuset pragmatique assez représentatif de la Syrie actuelle et de sa jeunesse qu’une asabiyya cohésive que HTC a formé.

Comme tout groupe armé s’emparant du pouvoir dans un pays, HTC a relativement verrouillé le contrôle de l’appareil policier et la re-formation de l’armée après la défaite et la débandade, puis la dissolution, de celle du régime Assad. À ce stade, les principaux responsables de la nouvelle armée sont uniquement des membres de HTC ou de proches alliés (ainsi que des djihadistes étrangers, notamment un Jordano-Palestinien à la tête de la garde républicaine, un Turc commandant la division de Damas, etc.). Ces dernières nominations, qui ont suscité beaucoup de commentaires à l’international au vu des tentatives par HTC de lisser son image, peuvent aussi correspondre à l’introduction d’individus qui seront fidèles à Al-Charaa et sont détachés de tout ancrage local, une question clé étant donné la réintégration d’autres composantes de la rébellion armée syrienne. De même, l’appareil policier est restructuré avec des policiers d’Idlib et les nouvelles recrues, formées en urgence pour faire face aux besoins, sont soigneusement encadrées par des formateurs de HTC.

HTC et les autres composantes de la société syrienne

Avec tout cela, il ne faudrait pas oublier que d’autres groupes ont également participé à la chute du régime Assad (certains ont même pris Damas en premier) et sont aussi puissants que HTC : Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie au nord-ouest, Chambre d’opération du Sud, forces druzes, etc.

Ces organisations alignent plus d’hommes armés que HTC (mais sont moins bien structurées), n’ont pas rendu leurs armes (ou pas totalement) – elles leur servent aussi d’assurance-vie pour un futur incertain –, conservent leur autonomie et entendent aussi peser sur la transition. Mais HTC peut capitaliser sur le fait d’avoir été le groupe qui a lancé l’offensive qui a mis à bas le régime Assad : le 10 mars, après les massacres d’alaouites du début de ce mois, un autre groupe clé, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (PYD) a signé avec le président Al-Charaa un accord de réintégration, ce qui représente une avancée considérable. Le 12 avril, un autre accord a été mis en place avec une des plus importantes forces de la Chambre d’opération du Sud (la 8e Brigade).

La place centrale de HTC est également favorisée par la faiblesse de l’opposition politique syrienne, déjà réduite à la portion congrue par des décennies d’autoritarisme des Assad (père puis fils) puis laminée à partir de 2011 par la profonde transformation du soulèvement populaire de 2011, de mouvement pacifique en une multitude de groupes armés.

Toutefois, la Syrie nouvelle bruisse d’initiatives locales qui ont repris avec la chute du régime. Malgré les contraintes très pesantes de la vie quotidienne, des groupes promeuvent la « paix civile », défendent les droits des prisonniers sortis des geôles de l’ancien régime ou militent en faveur de la justice transitionnelle.


À lire aussi : Syrie : le long combat des familles de disparus


Sa victoire contre le régime détesté des Assad a valu à HTC une large popularité en Syrie, mais l’organisation demeure, fondamentalement, une faction armée qui doit se connecter avec toute une société à la fois pleine d’espoirs et éprouvant une profonde angoisse. Et pour que cette connexion fonctionne, il faut que HTC aille au-delà de sa communication soignée, des rencontres d’Al-Charaa avec des représentants des diverses composantes du peuple syrien, pour devenir l’acteur d’un retour de l’État au service de ses citoyens (ceux restés en Syrie pendant la guerre comme ceux ayant été poussés en exil).

Une voie très étroite

Les massacres d’alaouites de mars 2025 ont tragiquement rappelé les dangers inhérents aux périodes de changement de régime. Pour que les dynamiques de violence — qui sont courantes dans les cas de transition et, chose très étonnante, n’ont surgi véritablement en Syrie que quatre mois après la chute du régime — restent isolées ou sporadiques et soient « subsumées » au plus vite par des dynamiques institutionnelles, s’impose un retour de l’État, en termes de règles constitutionnelles du jeu politique, de réorganisation institutionnelle et de processus de justice, et laissant une place au contrepoids que constitue l’action de la société (civile). La question est donc simple : HTC peut-il pleinement se placer, dans la durée, dans une logique d’État et plus seulement de groupe armé victorieux ?

Si la réponse est négative, alors la violence peut s’installer et devenir endémique, faire dérailler les dynamiques politiques et laisser place à une lutte exacerbée pour le pouvoir entre des élites appuyées par des milices. En Libye, un processus initialement prometteur en 2011, certes vite abandonné par les intervenants extérieurs (France et Royaume-Uni) qui avaient aidé à renverser le régime de Kadhafi mais avaient été surpris par les capacités endogènes des Libyens à s’organiser, a laissé place à des divisions mortelles enracinées entre l’Ouest et l’Est du pays et une fragmentation milicienne. Après 2011, le Yémen, qui avait organisé une conférence de « dialogue national » là aussi très prometteuse, a sombré dans la guerre entre factions, dont les Houthis, et la fragmentation.

Au total, et indépendamment des défis internes abyssaux de reconstruction et de remise en route de l’économie et du pays, qui plus est dans un contexte régional très complexe (guerres d’Israël à Gaza et au Liban, incursions israéliennes en Syrie, luttes d’influence en Syrie entre Turquie, Arabie saoudite et Qatar…), le pouvoir de HTC est à la croisée des chemins. Pour la société syrienne, il faut espérer qu’il empruntera celui de la consolidation d’une transition qui, dans l’idéal, devrait déboucher sur des élections libres dans cinq ans…

The Conversation

Philippe Droz-Vincent ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

23.04.2025 à 12:21

Cambodge : 50 ans après la destruction khmère rouge, les voix inaudibles des Cambodgiens

Anne Yvonne Guillou, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR CNRS-Université Paris-Nanterre), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Comment se reconstruire après un génocide ? À l’occasion du cinquantenaire de la prise de Phnom Penh, braquons le projecteur sur la singularité de la résilience de la société cambodgienne.
Texte intégral (2496 mots)

C’était il y a cinquante ans. Les Khmers rouges, sous les ordres de Pol Pot, prenaient Phnom Penh, faisant basculer le Cambodge dans l’horreur. Un quart de la population n’a pas survécu à ces quatre années de régime génocidaire. Comment une société se reconstruit-elle après un génocide ? L’anthropologue Anne Yvonne Guillou, qui vient de publier Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge (Société d’ethnologie, 2025), s’attache à comprendre la singularité de la résilience de la société cambodgienne, bien éloignée de la lecture occidentale de ce génocide.


Le 17 avril 1975, les combattants communistes cambodgiens, ceux que l’on surnomme les Khmers Rouges, entraient victorieux dans Phnom Penh, soutenus par leurs alliés vietnamiens. Au terme d’une révolution maoïste devenue totalitaire, génocidaire et ultranationaliste durant les quatre années (ou presque) qui ont suivi, près de deux millions de personnes ont disparu (soit environ un quart de la population d’alors), emportées par les exécutions, la faim, les maladies non soignées, l’excès de travail et les mauvais traitements.


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne renversait l’ancien camarade cambodgien et installait au pouvoir un nouveau régime communiste. Celui-ci, après maintes transformations et péripéties, se trouve toujours à la tête du Cambodge.

Un temps figé sur l’instant génocidaire

Pour la grande majorité des Occidentaux, il reste de cette période quelques images déclenchant instantanément la sidération. Celles de jeunes combattants en noir hurlant leur joie, grimpés sur des chars défilant dans les rues de Phnom Penh.

Celles, aussi, du film la Déchirure et des champs de la mort qui donnent à ce long-métrage américain de 1984 son titre d’origine, The Killing Fields.

Celles, encore, alimentant la « bureaucratie de la mort », de prisonniers et prisonnières du centre de détention S-21, regardant l’objectif et rencontrant, sur l’autre rive de l’histoire, notre propre regard effaré (voir le très beau texte à ce sujet de Lindsay French, « Exhibiting terror », dans l’ouvrage dirigé par Mark Philipp Bradley et Patrice Petro, Truth Claims. Representation and Human Rights, New Brunswick, NJ/London, Rutgers University Press, 2002, pp. 131‑155).

Ces instantanés font désormais partie de l’iconographie mondiale et demeurent des points d’entrée de la compréhension du régime khmer rouge par les médias occidentaux et leur public. De fait, ils occultent les quatre années passées sous le joug totalitaire et les expériences quotidiennes des Cambodgiens eux-mêmes, y compris leur lente reconstruction sur le très long terme.

Après la chute de Pol Pot, le grand public occidental a perçu le Cambodge à travers deux filtres médiatiques qui se sont succédé dans le temps, d’abord celui de l’« urgence humanitaire » des années 1980-1990, puis celui du « traumatisme » des années 2000-2010. En effet, les recherches montrent clairement qu’avant la décennie 2000, le thème du traumatisme est absent des rapports rédigés par les équipes médicales visitant le Cambodge.

Marché humanitaire, lecture en termes traumatiques

Le secteur humanitaire, toujours à la recherche de financements occidentaux, a trouvé dans l’atrocité du Kampuchéa démocratique (nom officiel du Cambodge sous Pol Pot, ndlr) et dans ses conséquences désastreuses un terreau favorable à son développement sans précédent. Au-delà de quelques belles réussites, émanant d’ONG professionnelles à l’expertise solide (comme Médecins sans frontières ou Save the Children, par exemple), son impact réel n’a jamais été prouvé. L’action humanitaire, pléthorique, a néanmoins contribué à fixer durablement l’image d’un pays martyr, exsangue, impuissant, porté à bout de bras par l’aide occidentale et dont le statut de victime importait finalement plus que les causes de sa situation.

Or, dans les années 1980, le gouvernement cambodgien déplorait, quant à lui, l’isolement punitif du Cambodge – un isolement dans lequel il voyait l’une des causes de sa pauvreté.

En effet, l’invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes, fin 1978, et l’occupation militaire qui en avait résulté, jusqu’en 1988, avaient interdit au nouveau régime toute reconnaissance occidentale. Le siège du Cambodge à l’ONU avait dès lors été attribué à la résistance, composée de trois factions, dont celle du Kampuchéa démocratique (dite des Khmers Rouges). La situation avait perduré jusqu’aux accords de paix signés en octobre 1991 à Paris.

La perception du Cambodge a encore évolué à partir des années 2000. La population cambodgienne est alors devenue, dans les milieux occidentaux, la figure d’une population sévèrement et massivement atteinte de troubles psychologiques nécessitant des soins dont elle ne disposait pas et qu’il fallait lui fournir.

Les procès ouverts par les Chambres extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens, sous tutelle onusienne à partir de 2007, pour juger les principaux dirigeants du régime khmer rouge encore en vie, ont largement contribué à donner cette lecture de la société postgénocidaire. Mis en place plus de trente ans après les faits commis, leurs fonctions mémorielle, historique et réparatrice ont été particulièrement mises en avant alors que leur fonction pénale était sans doute moins mise en lumière.

Ainsi, les réparations collectives accordées par les Chambres aux parties civiles ont consisté en œuvres mémorielles et en accès à des soins psychologiques. Or, sans nier la réalité des destructions et des deuils, il apparaît, lorsqu’on analyse précisément les rapports et les statistiques disponibles, que le syndrome de stress post-traumatique n’était pas massivement répandu dans la population générale au Cambodge (la situation des diasporas ayant vécu une double rupture, celle du régime khmer rouge puis celle de l’exil, est spécifique).

France Info, INA, « Génocide au Cambodge : la lente reconstruction » (2019).

Ces lectures dominantes ont occulté d’autres réflexions sur les traces du régime khmer rouge, dix, vingt, cinquante ans après. Elles ont surtout rendu inaudibles les Cambodgiens eux-mêmes : leur perception propre de leur passé, le sens qu’ils donnent à cette période et les actions qu’ils ont mises en place dès les premiers jours de la libération et de la chute du régime khmer rouge.

C’est l’objectif de l’enquête ethnographique, réalisée en immersion et sur la longue durée, de 2006 à 2018, sur laquelle est basé mon ouvrage Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge, (2025).

Délaissant les interviews focalisées sur le régime khmer rouge, cette recherche appréhende ce qui fait le quotidien des gens vivant dans une région de l’ouest du Cambodge qui a particulièrement souffert (Pursat). Il s’agit de comprendre comment cette société s’est reconstruite après le génocide.

Les corps conservés par l’État

Dans les mois et les années qui ont suivi la fin du régime khmer rouge, alors que le Cambodge se trouvait dans un état de grand dénuement, soutenu et contrôlé par le Vietnam, l’État-parti a orchestré les premières actions commémoratives. Chaque district a reçu l’ordre de rassembler les restes humains et de les placer dans des ossuaires tenant lieu de mémoriaux.

Mission gouvernementale de recherche sur le génocide, regroupement des ossements, années 1980, province de Svay Rieng. Documentation Center of Cambodia

Des cérémonies ont eu lieu régulièrement. Les restes des victimes, éparpillés sur l’ensemble du territoire, sont devenus en quelque sorte des propriétés d’État, que le nouveau régime conservait (et conserve toujours aujourd’hui) comme des preuves du génocide, dans un contexte international d’isolement diplomatique du Cambodge. À Phnom Penh, un musée du Génocide a été créé à la même époque dans l’enceinte de la principale prison politique, S-21.

Des dispositifs de résilience très actifs

Alors que les restes des victimes étaient transformés en « corps politiques » par l’État en tant que preuves de crimes, les familles ont dû organiser leur deuil sans la présence des corps. Toute l’attention et le soin des survivants se sont alors portés sur la part immatérielle de ces morts.

Il se trouve que le Cambodge se livre depuis des centaines d’années à une grande cérémonie annuelle des défunts d’inspiration indienne. C’est une originalité khmère dans la région sud-est asiatique, par la longueur et l’importance de ce rituel. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, au mois luni-solaire de septembre-octobre, les monastères bouddhiques du Cambodge (et de la diaspora) ouvrent grandes leurs portes pour accueillir les défunts de toutes sortes, morts errants comme ancêtres familiaux, venus à la rencontre des vivants (certains morts errants restent aux portes du monastère et ne peuvent y entrer pour des raisons karmiques).

Du point de vue des Cambodgiens, cette cérémonie a permis tout à la fois d’aider les victimes des polpotistes, de les réintégrer dans le grand cycle des renaissances en les extirpant du statut négatif de victimes et, enfin, de structurer une rencontre avec les vivants qui ne soit pas envahissante.

Car les défunts doivent pouvoir se séparer des vivants et suivre leurs parcours propres le reste de l’année. Cette immense rencontre, à laquelle tous et toutes se livrent peu ou prou, permet de penser aux défunts, de parler d’eux, notamment avec les moines qui reçoivent l’offrande, de retourner éventuellement sur les lieux de leur disparition et d’exprimer le chagrin.

D’autres dispositifs de résilience, ancrés dans la perception khmère du monde (faite d’éléments animistes, hindouistes, bouddhistes entre autres), ont permis aux personnes demeurant près des fosses communes ou d’anciens champs de massacres, ou même d’anciens ossuaires, d’organiser la cohabitation.

Les corps des disparus sont perçus comme positivement transformés par l’élément Terre (la déesse Terre est une déesse populaire au Cambodge). Certains de ces morts ont ainsi été transformés en esprits protecteurs avec lesquels les habitants communiquent, par les rêves notamment. D’autres lieux, perçus comme puissants dans la pensée animiste khmère, sont emplis d’une force spirituelle particulière qui persiste par-delà le temps sur de très longues périodes. Agir sur ces lieux rituellement, restituer leur énergie abîmée par les destructions khmères rouges, c’est aussi œuvrer à la réparation du monde et vivre dans un environnement où êtres vivants et lieux agissent de concert pour le bien-être retrouvé des occupants.

Silencieusement, loin des micros et des caméras, en prenant appui sur leurs ressources sociales et culturelles, la grande majorité des Cambodgiens ont trouvé les moyens nécessaires pour reconstruire collectivement leur monde détruit, aux plans national et local, s’occuper de leurs morts doublement disparus, commémorer les événements et leur donner un sens (qui n’est pas celui des Occidentaux), tout en remettant en marche leur existence et en se tournant vers l’avenir. Alors que notre époque voit ressurgir des conflits sanglants de grande ampleur, les pratiques cambodgiennes apportent un nouvel éclairage sur les capacités humaines de résilience.

The Conversation

Anne Yvonne Guillou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   Fiabilité faible
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓