03.12.2025 à 16:53
Le retour de la puissance en géopolitique : le cas de l’Ukraine
Texte intégral (1418 mots)
Et si, au-delà des horreurs, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, intensifiée en 2022, n’était pas l’événement « nouveau » que l’on dépeint, mais le révélateur brutal de lois géopolitiques fondamentales que l’Occident avait choisi d’oublier ?
La guerre qui ravage actuellement l’Ukraine est un concentré de géopolitique, qui mobilise toutes les grilles d’analyse élaborées depuis plus d’un siècle, rappelant que les grands drames du monde contemporain (Bosnie, Tchétchénie, Géorgie, pour ne s’en tenir qu’au continent européen) ne sont que les itérations d’un jeu de puissance aux règles immuables.
Au-delà de l’anxiété du court terme, c’est cette approche qu’il convient d’avoir à l’esprit pour décrypter les constantes militaires, économiques, numériques et narratives qui commandent la géopolitique moderne.
L’empreinte indélébile de la géographie et de l’histoire
La guerre en Ukraine est, avant tout, une affaire de temps long. Elle réactive deux forces primaires que la modernité avait cru dissoudre : la géographie et l’histoire.
Ce conflit nous rappelle brutalement ce qu’est la guerre de haute intensité, un concept que l’on pensait relégué aux archives de la guerre froide (Corée, Vietnam, Iran-Irak…).
Le fleuve Dniepr redevient un obstacle stratégique ; le relief naturel dicte les fonctions défensives ; la mer Noire, une artère vitale pour l’évacuation du blé, est une zone de friction économique et militaire.
Les villes ne sont pas de simples coordonnées numériques, mais des bastions à conquérir, des symboles dont la perte ou la conquête influe directement sur le moral des belligérants. La technologie a beau innover (l’usage massif des drones), elle ne fait que s’adapter à la réalité implacable du sol. Cette réalité réaffirme une constante que les débats sur la guerre cyber et hybride tendaient à occulter : le terrain façonne les opérations.
Le poids des récits
Le rapport de force, lui, est indissociable des récits. L’Ukraine se définit par sa souveraineté, tandis que la Russie se considère toujours comme l’héritière légitime d’un espace impérial qu’elle n’accepte pas de perdre. Ce choc de représentations historiques, où l’un refuse de perdre et l’autre d’être absorbé, est une constante tragique de la géopolitique.
Vladimir Poutine, comme tant d’autres avant lui, a commis l’erreur classique d’ignorer qu’un rapport de force ne s’évalue pas à l’aune du mépris que l’on a pour son adversaire, mais se mesure au regard des forces et faiblesses réelles. La résistance ukrainienne, soutenue mais non dirigée par ses alliés, est la preuve amère que les Russes ont sous-estimé leur adversaire de manière caricaturale.
L’incapacité d’anticiper
L’un des enseignements les plus cinglants de ce conflit tient à l’incapacité d’anticiper dont ont fait preuve les acteurs occidentaux. Malgré les signaux constants de la géopolitique, il a fallu l’événement, le choc de 2022, pour forcer un réarmement accéléré de l’Europe et une révision de ses dépendances.
En Ukraine, la guerre est un laboratoire d’innovations (drones, adaptation tactique en temps réel), mais cette innovation ne saurait cacher le retour d’une autre constante : la masse.
Malgré le numérique et la guerre électronique, le qualitatif ne remplace pas le quantitatif. Le nombre de chars, de pièces d’artillerie, et de soldats compte plus que jamais. Les modes d’action russes le confirment tragiquement : une approche où la préservation du capital humain est subordonnée à l’idée d’un capital jugé quantitativement inépuisable.
L’Occident découvre, sidéré, la primauté du stock sur la sophistication, alors que cette logique est un pilier de la stratégie militaire depuis l’aube des guerres.
La gesticulation nucléaire
L’escalade doit être évitée à tout prix, et cette retenue est dictée par la constante la plus terrifiante de la modernité : la dissuasion nucléaire.
La logique de la « destruction mutuelle assurée » est plus vivante que jamais, expliquant la frilosité relative des Américains et des Européens. La Russie use et abuse de la gesticulation nucléaire – déclarations ambiguës, annonces de nouveaux matériels – pour dissuader tout engagement occidental trop important. Cette démonstration est à la fois une force et une faiblesse, mais elle réaffirme le rôle central de l’atome comme arbitre suprême des conflits de haute intensité.
Intérêts permanents, nouvelles alliances
Si le conflit semble géographiquement circonscrit, ses effets sont mondiaux, mais surtout, ils révèlent la nature profonde et intéressée des alliances globales.
Pour Vladimir Poutine, la guerre a engendré des échecs stratégiques aux conséquences durables :
la transformation de l’Organisation du traité Atlantique Nord (Otan) avec l’incorporation de la Finlande et de la Suède ;
le découplage durable avec l’Europe, forçant la Russie à orienter son énergie à prix réduit vers l’Asie (Chine, Inde), augmentant ainsi sa dépendance à un nombre réduit de pays ;
la mutation du « Sud Global », sur lequel la Russie compte tant.
L’échec le plus cruel est de constater que le soi-disant « Sud Global » ne soutient la Russie qu’à l’aune de ses propres intérêts. Ces pays profitent des sanctions occidentales pour acheter du pétrole russe à bas coût, démontrant une forme de non-alignement formel et l’une des plus grandes constantes de la géopolitique : l’intérêt prime toujours l’idéologie.
Le temps long contre la peur
En Ukraine, la guerre mobilise à elle seule de nombreuses constantes de la géopolitique contemporaine.
C’est ce que cherche à restituer le Retour de la puissance en géopolitique. Bienvenue dans le vrai monde (L’Harmattan, 2025) au travers de ses 20 thématiques indépendantes, visant à couvrir une grande partie du spectre de la géopolitique dont les maîtres mots sont la puissance, le rapport de force et l’intérêt. Comprendre cette guerre, c’est accepter que le monde obéît à des règles anciennes et que la seule véritable surprise réside dans notre incapacité chronique à les anticiper.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
03.12.2025 à 12:19
La longue histoire du despotisme impérial de la Russie
Texte intégral (2131 mots)

Dans son nouvel essai Réflexions sur le despotisme impérial de la Russie qui vient de paraître aux éditions Payot, Sabine Dullin, professeure en histoire contemporaine de la Russie et de l’Union soviétique à Sciences Po, examine la formation et la persistance à travers le temps de l’identité impériale russe. Avec la précision de l’historienne, elle montre comment ce modèle s’est établi puis s’est construit dans la longue durée, a évolué selon les périodes et les natures des régimes, et continue à ce jour de peser lourdement sur la politique de la Russie contemporaine. Nous publions ici des extraits de l’introduction, où apparaît cette notion de « despotisme impérial » qui donne son titre à l’ouvrage et qui offre un angle d’analyse inédit des cinq derniers siècles de l’histoire du pays.
Un despote et une vision impériale : telle est la prison dans laquelle l’identité russe est enfermée depuis des siècles. Au pouvoir depuis vingt-cinq ans et artisan de la guerre en Ukraine, Poutine en donne hélas une confirmation éclatante.[…]
Les représentations extérieures de la Russie comme despotique et impériale ont repris de l’importance dans le débat public à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Elles relient despotisme interne et guerre extérieure en redessinant la frontière orientale de l’Europe comme nouvelle barrière de civilisation.
L’acronyme « Rashistes », de la contraction entre « Russia » et « fascistes », né sous la plume d’un journaliste ukrainien au moment de la guerre en Géorgie en 2008, a été repris à partir de 2014 quand Poutine lança, à la suite de l’annexion de la Crimée, sa guerre non déclarée au Donbass. Son usage devint viral après l’invasion de l’Ukraine fin février 2022 et quand le président Volodymyr Zelensky l’utilisa en avril pour exprimer le retour de la barbarie fasciste en Europe, près de quatre-vingts ans plus tard.
Mais au moment des massacres de civils à Boutcha, en Ukraine, la présence dans l’armée russe d’unités non russes de Sibérie, d’ethnicité turcique ou mongole (Bouriates, Touva, Sakha), provoqua aussi dans les médias européens la réapparition d’une autre image de la Russie, plus asiatique qu’européenne.
Si l’envoi prioritaire au front des non-Russes pauvres de Sibérie ressemblait fort à de la discrimination raciste en Fédération de Russie, le descriptif d’une civilisation européenne blanche attaquée en Ukraine par les hordes barbares en provenance de Russie relevait quant à lui d’une longue histoire des stéréotypes occidentaux du despotisme oriental. Le despotisme avait notamment servi à décrire la Russie du tsar Nicolas Ier au milieu du XIXe siècle.
Dans sa comparaison entre les États-Unis et la Russie, Alexis de Tocqueville faisait alors de la servitude et de la conquête militaire les clés du gouvernement et du dynamisme des Russes. Pour lui, le peuple russe concentrait dans un seul homme toute la puissance de la société. Karl Marx, qui prit fait et cause pour les insurgés polonais en 1830 comme en 1863, dénonçait le danger que faisait peser la « sombre puissance asiatique sur l’Europe », dont l’art de la servitude, qu’il jugeait hérité des Mongols, servait une conquête sans fin.
Ainsi, soit le despotisme russe entrait dans une typologie des régimes politiques allant de la liberté et de la démocratie jusqu’à la tyrannie et l’absolutisme, soit il était essentialisé sous les traits d’un régime oriental et non européen. La grille de lecture orientaliste d’une Russie irréductiblement différente de l’Europe servit à nouveau, dans le contexte de la guerre froide, pour combattre l’adversaire communiste, son tout-État sans propriété privée et son expansionnisme rouge.
Le despotisme est une notion négative que les dirigeants russes eux-mêmes n’assumeraient pas. Elle est le plus souvent utilisée par les détracteurs du pouvoir russe. Pour vanter les mérites de leur système en regard de la démocratie occidentale, les gouvernants de la Russie ont préféré et préfèrent d’autres termes, comme absolutisme et autocratie à l’époque des tsars, dictature du prolétariat et démocratie populaire après la révolution russe, dictature de la loi ou verticale du pouvoir dans la Russie de Poutine.
Chaque terme peut se comprendre en miroir du système politique européen de l’époque. Ainsi, l’autocratie répond à la monarchie constitutionnelle, la dictature du prolétariat s’oppose à la démocratie formelle bourgeoise, la dictature de la loi remplace l’État de droit. Ce livre voudrait tester la notion de despotisme impérial, montrer à quel point les représentations du despotisme et de l’Empire se nourrirent l’une l’autre dans l’histoire russe.
Le concept est évidemment contestable et sera contesté. Mais dans son flou sémantique, il a la vertu heuristique d’étudier des usages et des récurrences. Depuis la Moscovie du XVIe siècle, il s’agira donc de comprendre comment despotisme et Empire ont pu former dans leur association un nœud coulant enserrant l’identité russe et bloquant son épanouissement, aussi bien comme nation que comme démocratie.
Dans les scénarios du pouvoir en Russie, on constate la personnalisation du pouvoir, sa dimension religieuse ou sacrée, la faiblesse des contre-pouvoirs, le service du souverain comme source principale de richesse. L’Empire, comme idée et comme pratique, relève pour l’État russe de l’ordre naturel des choses. En son sein s’est forgée une identité russe impériale englobante (rossiïski), différente de l’ethnicité russe (russki). L’Empire fut cependant l’objet de la critique acerbe des marxistes qui prirent le pouvoir en 1917. Mais l’immensité et la multinationalité, qui en étaient les traits positifs, et la Puissance qui en découlait furent – y compris en Union soviétique – valorisées, au contraire de l’impérialisme dont il fallait se dissocier.
Ni le despotisme ni l’Empire ne disparurent, malgré des idéologies contraires et les récits radicalement nouveaux d’après 1917. La figure du despote a pu prendre les traits d’un tyran sanguinaire ou d’un despote éclairé, il a pu se présenter comme le garant de l’ordre établi ou, au contraire, comme un modernisateur. Le régime despotique a été le pouvoir sans limites du tsar ou de Staline, mais aussi celui d’une bureaucratie civile et militaire pesant de tout son poids sur les multiples communautés et peuples composant l’Empire. Le despotisme impérial a provoqué violence, asservissement, mais aussi consensus et collaboration.
La notion de despotisme impérial offre également la possibilité de penser le pouvoir absolu et impérial en Russie en comparaison avec d’autres : l’Empire ottoman, la Chine, mais aussi les monarchies absolues, les Empires et les impérialismes occidentaux. Dans l’histoire russe, beaucoup de notions utilisées ne sont pas transposables ailleurs. Le dilemme du pouvoir russe est ainsi très souvent posé en termes d’occidentalisme (imitation de l’Occident) ou de slavophilie (recherche d’une voie spécifique). L’autocratie, lorsqu’elle conquiert des territoires, serait moins impérialiste que panslave (quand il s’agit de conquérir à l’ouest) ou eurasiste (quand il s’agit de coloniser vers l’est et le sud).
La notion de totalitarisme entendait insister sur la nouveauté des régimes communiste et fasciste issus de la Première Guerre mondiale et des révolutions qui ont suivi. « Despotisme impérial » évite de brouiller les systèmes de reconnaissance du régime politique par des caractérisations trop spécifiques dans le temps et l’espace. Utiliser la notion de despotisme impérial pour comprendre la Russie d’aujourd’hui a une valeur d’analyse critique, mais aussi de prospective. En soulignant les récurrences autocratiques de l’État russe et les ressorts d’une identité russe adossée à l’Empire, on est amené à se demander comment sortir de cette apparente fatalité du despotisme impérial en Russie.
Il ne faudrait pas se leurrer. Le jeu de miroirs est multidirectionnel. Pour critiquer la monarchie absolue française, Montesquieu analysait les régimes lointains de despotisme oriental. L’analyse du despotisme impérial de la Russie peut relever d’un exercice similaire de fausse altérité et de vigilance, comme un miroir tendu à l’Europe, lui renvoyant ce qu’elle fut : coloniale, impérialiste et fasciste, et ce qu’elle pourrait bien redevenir : antidémocratique.
Copyright : éditions Payot & Rivages, Paris, 2025.
Sabine Dullin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.12.2025 à 15:58
Les deux grands enjeux derrière la demande de grâce de Benyamin Nétanyahou
Texte intégral (1632 mots)
Le président d’Israël Isaac Herzog a quelques semaines pour décider s’il gracie ou non le premier ministre Benyamin Nétanyahou, empêtré dans plusieurs affaires de corruption… pour lesquelles il n’a d’ailleurs pas encore été condamné, ce qui rend sa demande de grâce particulièrement exceptionnelle. Ce qui est en jeu ici, c’est à la fois l’avenir personnel et politique du chef du gouvernement, qui espère être reconduit à son poste aux élections de l’année prochaine, et l’indépendance du système judiciaire israélien.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, poursuivi pour corruption depuis plusieurs années, a adressé une demande de grâce au président du pays Isaac Herzog. Cette demande a alarmé ses détracteurs, qui y voient une tentative de contourner l’État de droit.
Dans un message vidéo, Nétanyahou affirme que, du fait de la situation « sécuritaire et politique » actuelle d’Israël, il est impossible pour lui de comparaître devant le tribunal plusieurs fois par semaine.
Sa demande de grâce n’est que le dernier rebondissement d’une affaire qui dure depuis des années. Elle pourrait avoir des implications importantes aussi bien pour le système judiciaire israélien que pour l’avenir politique de Nétanyahou, alors que des élections sont prévues l’année prochaine.
Quelles sont les accusations qui pèsent contre lui ?
Nétanyahou, 76 ans, est incontestablement la figure politique la plus importante de la politique israélienne moderne. Il a été élu premier ministre pour la première fois en 1996 et en est aujourd’hui à son sixième mandat.
Il est mis en examen pour « corruption, fraude et abus de confiance », dans le cadre d’une série d’enquêtes qui remontent à 2016. Il fait l’objet de poursuites dans trois affaires distinctes identifiées par des numéros : l’« affaire 1 000 », l’« affaire 2 000 » et l’« affaire 4 000 ». Le procès a débuté en 2020.
Dans l’« affaire 1 000 », le premier ministre est soupçonné d’avoir reçu l’équivalent d’environ 200 000 dollars américains (172 000 euros) de cadeaux, notamment des cigares et du champagne, de la part du producteur hollywoodien Arnon Milchan et du milliardaire australien James Packer.
L’« affaire 2 000 » concerne des rencontres présumées entre Nétanyahou et Arnon Mozes, le propriétaire du célèbre journal Yediot Ahronot. L’accusation affirme que Mozes a proposé au chef du gouvernement une couverture médiatique favorable en échange de restrictions imposées à l’un de ses journaux concurrents.
Enfin, l’« affaire4 000 » concerne un conglomérat de télécommunications Bezeq. La procureure générale allègue l’existence d’un autre accord réciproque : Nétanyahou serait présenté sous un jour favorable sur un site d’informations en ligne géré par Bezeq, en échange de son soutien à des modifications réglementaires qui profiteraient à l’actionnaire majoritaire du conglomérat.
Nétanyahou a toujours nié toute malversation dans ces affaires, affirmant être victime d’une « chasse aux sorcières ». En 2021, il a qualifié les accusations de « fabriquées et ridicules ». Lorsqu’il a témoigné à la barre en 2024, il a déclaré :
« Ces enquêtes sont nées du péché. Il n’y avait pas d’infraction, alors ils en ont trouvé une. »
Des experts en droit israélien ont souligné qu’une grâce ne peut être accordée qu’une fois qu’une personne a été condamnée pour un crime. Mais Nétanyahou ne propose pas de reconnaître sa responsabilité ou sa culpabilité dans ces affaires, et il ne le fera probablement jamais. Il demande simplement une grâce afin de pouvoir continuer à exercer ses fonctions.
L’indépendance du système judiciaire israélien
Depuis le début du procès en 2020, de nombreuses personnes ont témoigné devant la justice, notamment d’anciens collaborateurs de Nétanyahou qui ont conclu des accords avec l’accusation et ont été interrogés en tant que témoins à charge. Des éléments assez accablants ont donc été présentés contre le premier ministre.
Il a toutefois su se montrer extrêmement habile et politiquement intelligent en utilisant à chaque occasion d’autres sujets, en particulier la guerre à Gaza, pour tenter de reporter ou d’interrompre la procédure.
Après le 7 octobre 2023, le nombre de jours d’audience a été limité pour des raisons de sécurité. Selon les médias, Nétanyahou a fréquemment demandé l’annulation de ses audiences, justifiant ces demandes par le fait qu’il avait une guerre à gérer.
Les partisans du premier ministre soutiennent sa demande de grâce, mais celle-ci met en lumière des questions plus larges concernant l’indépendance du système judiciaire israélien.
Au début de l’année 2023, le gouvernement a présenté des plans visant à réformer le système judiciaire, ce qui, selon ses détracteurs, affaiblirait la Cour suprême et le système israélien de contrôle et d’équilibre des pouvoirs. Nétanyahou n’a pas participé à cette initiative, car la procureure générale a déclaré que son implication constituerait un conflit d’intérêts en raison de son procès pour corruption, mais plusieurs ministres de son cabinet s’y sont associés.
Des manifestations massives ont eu lieu partout en Israël en réponse à ce projet. Les contestataires y ont vu une attaque frontale contre les fondements mêmes du système juridique israélien.
La demande de grâce s’inscrit donc dans ce contexte plus large, même si les deux questions ne sont pas formellement liées. Les opposants à Nétanyahou affirment que sa requête représente une nouvelle preuve du fait que lui et sa coalition ont une conception fondamentalement différente de la leur de ce que doit être l’État de droit.
La survie politique de Nétanyahou
Quand le premier ministre a été réélu à la tête du parti Likoud le 7 novembre 2025, il a annoncé son intention de se présenter à nouveau aux élections l’année prochaine – et souligné qu’il s’attendait à être désigné premier ministre une fois de plus.
La loi fondamentale israélienne suggère que Nétanyahou ne pourrait pas se présenter s’il était condamné pour une infraction grave, mais il n’est pas certain qu’il serait effectivement empêché de se présenter à ce stade.
Selon l’agence de presse Anadolu, Nétanyahou souhaiterait avancer les élections de novembre à juin dans l’espoir de pouvoir conclure d’ici là des accords visant à normaliser les relations avec l’Arabie saoudite et l’Indonésie. Cela correspond à son habitude d’utiliser les succès en matière de politique étrangère pour compenser ses problèmes intérieurs.
À l’approche des élections, le premier ministre israélien tente désormais toutes les manœuvres possibles pour améliorer sa position, et la grâce présidentielle n’est que l’une d’elles. C’est probablement la seule option qu’il lui reste pour faire disparaître l’affaire, car le procès dure depuis si longtemps que, tôt ou tard, le tribunal devra prendre une décision.
Michelle Burgis-Kasthala ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.12.2025 à 16:47
Terreur, viols, meurtres… Le quotidien épouvantable des femmes qui migrent du Soudan vers le Soudan du Sud
Texte intégral (4568 mots)
Une enquête conduite auprès de centaines de personnes ayant fui la guerre au Soudan vers le Soudan du Sud met en évidence l’ampleur des violences – agressions, viols systématiques, assassinats – que les milices infligent à ceux et surtout à celles qui prennent la route en quête de sécurité.
« Je me trouvais à Khartoum lorsque le conflit a éclaté. Des soldats arabes armés sont venus chez nous pour piller nos arachides, mais ma mère a refusé de leur ouvrir la porte. Aussitôt, l’un des soldats lui a tiré dessus. J’ai crié, mais trois soldats m’ont encerclée. Ils m’ont attrapée et emmenée derrière un bâtiment où dix soldats m’ont violée. Personne n’est venu à mon secours, car ma mère était morte et les voisins s’étaient enfuis. Deux jours plus tard, après l’enterrement de ma mère, j’ai rejoint d’autres personnes pour aller au Soudan du Sud. »
C’est à proximité du poste-frontière d’Aweil, entre le Soudan du Sud et le Soudan, que cette jeune fille nous a raconté son histoire, qui rappelle bien d’autres témoignages que nous avons entendus de la part de nombreuses autres personnes. Sous la chaleur étouffante de juillet 2024, les pieds dans la boue et l’eau de pluie accumulées le long de la route, les membres sud-soudanais de notre équipe internationale ont demandé aux gens de partager leurs récits sur les expériences des femmes et des filles qui ont entrepris le périlleux voyage entre les deux pays.
Nous avons discuté avec près de 700 rapatriés et migrants forcés – femmes et hommes, filles et garçons – dont beaucoup ont partagé des expériences similaires, ayant été terrorisés par les soldats et les milices armées des deux camps pendant la guerre civile au Soudan. La guerre déchire le pays depuis 2023 et a causé la mort de plus de 150 000 personnes.
La lutte armée pour le pouvoir qui oppose l’armée soudanaise à un puissant groupe paramilitaire, les Forces de soutien rapide (FSR a provoqué une famine et des accusations de génocide visant les FSR dans la région occidentale du Darfour. Les FSR ont été créées en 2013 et trouvent leur origine dans la tristement célèbre milice Janjawid qui a combattu les rebelles au Darfour, où elle a été accusée de génocide et de nettoyage ethnique contre la population non arabe de la région. De nouveaux témoignages faisant état de massacres et d’atrocités continuent régulièrement d’apparaître.
Alors que la crise s’approfondit, nos recherches ont révélé que les violences sexistes et sexuelles sont un facteur majeur de migration vers le Soudan du Sud. Plus de la moitié des personnes que nous avons interrogées ont déclaré que c’était la principale raison pour laquelle elles avaient cherché refuge de l’autre côté de la frontière, les adolescentes âgées de 13 à 17 ans étant beaucoup plus susceptibles d’affirmer que la violence sexuelle était la raison pour laquelle elles avaient dû migrer.
Cette étude, récemment publiée dans Conflict and Health, a révélé de nombreux témoignages poignants de viols collectifs et de meurtres, dont certains ont été commis sur des enfants âgés d’à peine 12 ans.
Que se passe-t-il au Soudan du Sud et au Soudan ?
Depuis son indépendance en 2011, le Soudan du Sud reste l’un des États les plus fragiles au monde, en proie à une instabilité politique chronique et à des crises humanitaires à répétition. À la suite de divisions internes, une guerre civile dévastatrice, avant tout de nature ethnique, a éclaté en 2013. Ce conflit a fait près de 400 000 morts et à déplacé de force environ 2,3 millions de personnes, dont 800 000 vers le Soudan. Deux millions de personnes supplémentaires ont été déplacées à l’intérieur du Soudan du Sud, ce qui a gravement compromis les efforts de construction de l’État. Le pays reste sur le fil du rasoir et l’ONU déclarait en octobre qu’il était au bord de retomber dans une guerre civile totale.
Le déclenchement de la guerre au Soudan en 2023 a encore exacerbé les fragilités et les vulnérabilités du Soudan du Sud, compromis les efforts de paix et aggravé la crise humanitaire existante. Le conflit soudanais a provoqué un afflux massif, cette fois-ci de plus de 1,2 million de réfugiés et de rapatriés qui ont traversé la frontière vers le Soudan du Sud, exerçant une pression considérable sur des ressources et des services déjà surexploités.
En 2024, plus de 9,3 millions de personnes au Soudan du Sud, soit plus de 70 % de la population, avaient besoin d’une aide humanitaire, et 7,8 millions d’entre elles étaient confrontées à une insécurité alimentaire aiguë. Plus de 2,3 millions d’enfants étaient menacés de malnutrition, certaines régions étant proches de la famine.
Même avant 2023, le Soudan du Sud figurait parmi les pays les plus touchés en matière de violences sexuelles et sexistes à l’échelle mondiale, avec le deuxième taux le plus élevé en Afrique subsaharienne.
La frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud est depuis longtemps un corridor de déplacements cycliques, façonné par des décennies de guerre, de famine et d’instabilité politique. Cependant, l’ampleur et la complexité de la crise actuelle ont accru les vulnérabilités, en particulier pour les femmes et les filles. Les effets se sont manifestés sous la forme de viols, d’abus sexuels, de traite et de prostitution forcée, des deux côtés de la frontière.
Fuir les violences sexuelles et la terreur
Nous avons concentré notre étude sur cette frontière et sur les personnes qui la franchissaient pour fuir. Nous avons utilisé la méthodologie dite « sensemaking » (basée sur le principe selon lequel le récit est un moyen intuitif de transmettre des informations complexes et aide les gens à donner un sens à leurs expériences) pour documenter ce qui est arrivé aux femmes au cours de leurs périples et les risques auxquels elles ont été confrontées dans les camps de réfugiées au Soudan du Sud. Nous avions adopté une approche similaire pour examiner les témoignages relatifs aux actes d’exploitation sexuelle commis par les Casques bleus de l’Organisation des Nations unies (ONU) en Haïti et en République démocratique du Congo (RDC).
L’équipe de terrain, composée de trois chercheuses et trois chercheurs de l’organisation à but non lucratif Stewardwomen, a travaillé pendant deux semaines à la frontière nord d’Aweil afin de recueillir ces témoignages. Stewardwomen est une organisation sud-soudanaise dirigée par des femmes qui lutte contre les violences faites aux femmes, notamment les violences sexuelles.
Notre équipe a recueilli 695 témoignages auprès de 671 personnes. La grande majorité d’entre elles étaient des Soudanais du Sud qui retournaient dans un pays qu’ils avaient autrefois fui (98 %), et la plupart étaient des femmes en âge de procréer (88 %). Plus de la moitié des témoignages étaient des récits à la première personne de leur propre migration, tandis que d’autres étaient des récits d’hommes concernant des femmes de leur famille.
L’objectif était de faire en sorte que les gens se sentent en sécurité et libres de s’exprimer ouvertement. Josephine Chandiru Drama, avocate sud-soudanaise spécialisée dans les droits humains et ancienne directrice de Stewardwomen, a déclaré :
« En invitant les femmes et les filles à partager leurs expériences migratoires avec leurs propres mots, les collecteurs de données ont honoré leur capacité d’action et leur voix. Cette approche a favorisé la confiance, réduit les risques de retraumatisation et permis d’obtenir des récits plus riches et plus authentiques qui reflètent les réalités vécues du déplacement. »
« Ils ont emmené les filles de force »
Si la violence oblige les familles à fuir le Soudan, le risque n’est pas réparti de manière égale. Nos conclusions montrent que les adolescentes sont exposées à un risque disproportionné.
Les filles sont confrontées à un danger grave que les familles peinent souvent à prévenir. Des groupes armés effectuent des raids dans les maisons et les camps, enlevant des filles ou les capturant sur les routes et aux postes de contrôle. Les filles sont prises pour cible et soumises à des agressions sexuelles et à des viols.
Les parents peuvent essayer de voyager en groupe, de changer d’itinéraire ou de cacher leurs filles, mais lorsque des hommes armés arrêtent un bus ou pénètrent dans un village pendant la nuit, leurs moyens de protection sont limités. Ces risques s’intensifient à mesure que la pauvreté s’aggrave et que les moyens de transport sûrs se font rares. Ces conditions rendent les filles visibles, isolées et vulnérables. Une femme nous a raconté comment elles ont été attaquées :
« […] La voiture des rebelles s’est approchée de nous. Ils ont emmené les filles de force et nous ont violées, les hommes n’ont rien pu faire pour nous protéger. Ce qui fait particulièrement mal, c’est d’être violée en plein air alors que les hommes nous regardent… Ce que les Arabes ont fait aux femmes et aux filles était terrible, et je ne suis pas la seule à avoir vécu cela. »
Une autre femme a raconté une histoire extrêmement traumatisante, celle du viol et du meurtre de sa fille. Elle a déclaré :
« Ma fille de 12 ans a été violée par un groupe de soldats et est morte sur le coup. C’est une histoire très triste à raconter, mais je dois le faire pour que le monde sache ce qui arrive aux femmes et aux filles au Soudan […]. Les soldats ont ensuite violé les cinq filles […]. Malheureusement, ma petite fille violée est morte sur le bord de la route[…]. Ce fut un moment très douloureux. »
Les données que nous avons collectées ont confirmé cette réalité terrifiante. Lorsque nous avons examiné les réponses par âge, une tendance statistiquement significative est apparue : les adolescentes âgées de 13 à 17 ans étaient beaucoup plus susceptibles que les femmes plus âgées de déclarer que la violence sexuelle était la raison pour laquelle elles avaient dû migrer.
Nous avons demandé aux participantes de situer leur expérience sur un spectre : la violence sexuelle était-elle la raison de leur migration, ou était-elle une conséquence de celle-ci ? Pour les adolescentes, les réponses se sont massivement regroupées à une extrémité : la violence sexuelle était le déclencheur, et non une conséquence de leur décision de quitter leur foyer.
Il est possible que parmi les femmes plus âgées, la violence sexuelle soit devenue quelque peu normalisée après qu’elles ont survécu à des conflits antérieurs dans la région, où les jeunes filles célibataires sont spécifiquement ciblées pour être enlevées et mariées de force. Une jeune femme a raconté ce qui était arrivé à sa sœur :
« Alors que nous voyagions pour trouver refuge dans notre pays natal, le Soudan du Sud […], toutes les femmes et les filles ont reçu l’ordre de sortir de la voiture […] et ont été violées par un groupe de cinq soldats. Jeune fille innocente, ma sœur de 15 ans a tenté de résister […] et elle a été violemment battue, violée par les cinq soldats, puis tuée […]. On nous a ordonné de partir, et ma sœur n’était plus. »
« Je suis venue ici pour changer de vie »
Une jeune femme à peine sortie de l’adolescence a déclaré avoir ressenti de la honte et de la gêne lorsqu’elle nous a raconté comment le groupe dont elle faisait partie avait été attaqué alors qu’il fuyait vers le Soudan du Sud.
« […] Nous avons soudain été attaqués par une milice et j’ai fait partie des huit filles qui ont été enlevées. J’ai été violée à plusieurs reprises par quatre hommes pendant deux jours[…]. Le viol m’a fait perdre mon bébé alors que j’étais enceinte de trois mois et j’ai contracté la syphilis. »
Si la violence n’est pas inattendue en temps de guerre, l’analyse des témoignages a révélé une tendance frappante : au total, 53 % des participants ont spécifiquement identifié la violence sexuelle et sexiste comme l’une des principales raisons de leur fuite, et dans toutes les tranches d’âge, il s’agissait du principal facteur déterminant. Pour beaucoup, il ne s’agissait pas simplement d’une conséquence de la guerre, mais du facteur décisif qui les a poussés à quitter le Soudan.
Les récits ont donné vie à ces données. Une mère a raconté la mort de son enfant sur la route de la migration, conséquence directe de la violence qu’ils fuyaient. Un homme a décrit comment sa femme et sa fille avaient été enlevées en chemin, le laissant seul pour s’occuper de ses quatre autres enfants et se demandant si elles étaient encore en vie. Il a déclaré :
« Cela me fait beaucoup souffrir car je ne sais pas si elles sont encore en vie. Selon certaines informations, la plupart des femmes et des filles qui ont été enlevées ont été victimes de viols collectifs et beaucoup sont mortes. Peut-être que ma femme et sa fille font partie des victimes. »
Ces récits, comme ceux d’innombrables autres femmes et de leurs familles, montrent clairement que les violences sexuelles n’étaient pas un simple bruit de fond de la guerre, mais bien le point de rupture qui les a poussées à prendre la route. Comme nous l’a confié une femme, les violences sexuelles qu’elle redoutait ont incité sa famille à migrer vers le Soudan du Sud :
« Mon mari a été emmené par les Forces de Soutien rapide et j’ai été poignardée lorsque j’ai refusé d’être violée par ces hommes. J’en garde encore la cicatrice. Je suis venue ici [au Soudan du Sud] pour changer de vie. »
Dans le camp provisoire d’Aweil Nord, Kiir Adem, conçu comme un refuge temporaire, où des gens pouvaient passer quelque temps avant leur réinstallation ailleurs par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), l’équipe a découvert des conditions choquantes. De nombreuses personnes y vivaient depuis trois mois ou plus. Certaines avaient été enregistrées comme réfugiés ou rapatriés, d’autres non. Toutes luttaient pour survivre sans nourriture ni abri adéquats, et sans accès aux soins de santé dont elles avaient désespérément besoin.
Chandiru Drama a constaté :
« En raison des pillages et des vols généralisés tout au long du voyage, d’innombrables personnes sont arrivées à destination dépouillées de l’essentiel : sans nourriture, sans vêtements, sans provisions. »
La réalité de l’autre côté de la frontière
Après avoir traversé la frontière pour rejoindre la relative sécurité du Soudan du Sud, les rapatriés et les réfugiés ont été confrontés à une nouvelle série de difficultés : manque d’infrastructures, accès limité aux soins médicaux et insuffisance de l’aide humanitaire en termes de provisions.
Contrairement aux centres d’accueil mieux dotés situés ailleurs le long de la frontière, Kiir Adem ne disposait que de peu de moyens d’aide. Le centre de santé le plus proche se trouvait à plus de deux heures de route en voiture, un trajet souvent impossible à parcourir pour des femmes et des filles épuisées, blessées et dépouillées de tout leur argent et de toutes leurs provisions. Une femme nous a confié :
« Il m’a fallu six jours pour atteindre la frontière du Soudan du Sud. À la frontière, j’ai signalé le viol, mais je n’ai reçu aucun traitement. Les agents de l’OIM m’ont orientée vers des établissements de santé à Gok Marchar, à environ 50 kilomètres, mais c’était trop loin pour que je puisse m’y rendre et je n’avais pas d’argent pour le transport. »
Il est essentiel que les victimes de viol reçoivent dès que possible après l’agression des traitements prophylactiques et d’autres soins de santé sexuelle et reproductive d’urgence. Certaines participantes ont décrit des blessures physiques dévastatrices résultant de violences sexuelles, tandis que d’autres étaient enceintes au moment du viol ou sont tombées enceintes à la suite de celui-ci. Dans ces cas, l’absence de soins médicaux peut avoir des conséquences désastreuses.
Dans de nombreux cas, les rapatriés ont dû construire eux-mêmes des abris de fortune et chercher de la nourriture dans les forêts. La région était sujette aux inondations, et les chercheurs devaient patauger dans l’eau pour atteindre les populations. Une femme a déclaré :
« Je me suis rendue au Soudan du Sud en avril 2024 avec mes deux enfants. Je me retrouve aujourd’hui bloquée ici avec eux, car mon mari s’est enfui lorsque les Arabes ont commencé à agresser sexuellement les femmes de manière effrénée […]. Je ne sais pas s’il est encore en vie. Deux autres filles ont également été enlevées pendant notre migration vers le Soudan du Sud. Je vis désormais dans un camp de rapatriés, où je dors dans une hutte au toit de chaume, sous une pluie battante, sans tente ni nourriture. »
Lorsqu’on leur a demandé à quelle fréquence elles avaient du mal à joindre les deux bouts, plus de 80 % des femmes et des filles ont répondu « tout le temps ou la plupart du temps ». Des lieux d’habitation informels, comme celui où nous avons recueilli des données, se sont développés le long de la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud.
La porosité de la frontière, les déplacements réguliers à travers celle-ci en période de paix relative et les difficultés d’accès aux points de passage officiels rendent presque impossible l’acheminement efficace des personnes déplacées vers des points de passage officiels et vers des camps relativement bien équipés. Il est urgent d’améliorer les services dans la région frontalière, notamment les transports vers les camps officiels et les soins médicaux, afin de répondre aux immenses besoins des rapatriés, où qu’ils se trouvent.
La nécessité d’une réponse urgente
Il faut désormais réorienter l’action humanitaire, qui doit passer d’une prestation de services réactive à des stratégies de protection proactives centrées sur les survivants. Par exemple, les ONG devraient multiplier leurs activités le long des routes migratoires connues et des frontières, et les gouvernements donateurs devraient augmenter leur financement de l’aide humanitaire. La mission de maintien de la paix des Nations unies pourrait également renforcer la protection des activités civiles dans les régions frontalières du Soudan du Sud, en partenariat avec les organisations de la société civile sud-soudanaise.
La violence sexuelle n’est pas simplement un dommage collatéral de la guerre au Soudan. Pour de nombreuses filles et leurs familles, elle est la principale cause de leur fuite. La menace omniprésente d’enlèvement et de viol est un facteur clé de la migration, déterminant qui fuit, quand ils fuient, et contraignant les femmes et les filles à prendre des risques inimaginables pour avoir une chance de trouver la sécurité au Soudan du Sud.
Depuis notre collecte de données à l’été 2024, la situation au Soudan ne s’est pas améliorée et le contexte sécuritaire au Soudan du Sud s’est détérioré. Au sud de la frontière, l’intensification des conflits entre les groupes armés ethniques et la montée des tensions politiques entre le président Salva Kiir et le premier vice-président Riek Machar, notamment l’assignation à résidence puis le procès pour trahison de Machar, ont attisé les craintes d’un possible retour à la guerre au Soudan du Sud.
Conjuguée à des pressions économiques accrues et aux répercussions de la guerre au Soudan, la situation politique et sécuritaire du Soudan du Sud est de plus en plus précaire. Le risque de retour à la guerre au Soudan du Sud rend d’autant plus urgente la réinstallation des rapatriés et la satisfaction de leurs besoins immédiats. Les risques d’intensification du conflit et de la violence auront un impact disproportionné sur les personnes déjà déplacées et vulnérables. Le personnel des ONG ayant une formation juridique pourrait apporter son aide en faisant avancer les enquêtes criminelles, dont les conclusions pourraient à leur tour avoir un impact sur la façon dont les ONG travaillent sur le terrain.
Le droit international a également été très lent à réagir. Ce n’est qu’en octobre de cette année que les juges de la Cour pénale internationale ont prononcé la première condamnation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis au Darfour en 2003 et 2004. Les victimes et les survivants de la guerre actuelle ne devraient pas avoir à attendre plus de 20 ans pour que justice soit faite.
La communauté internationale devrait collaborer avec les organisations de femmes, les avocats soudanais et sud-soudanais et les défenseurs des droits humains afin de faire progresser la justice dès maintenant, par tous les moyens possibles.
Cela pourrait inclure des enquêtes centrées sur les survivants et la collecte de preuves, des initiatives de justice communautaire et des espaces sûrs où les survivantes pourraient commencer leur processus de guérison.
Les organisations de la société civile dirigées par des femmes sont bien placées pour répondre aux besoins immédiats des femmes et des filles, mais elles ont besoin d’aide. Les coupes budgétaires ont durement touché ces organisations à travers le monde, et beaucoup d’entre elles risquent de fermer leurs portes.
Chandiru Drama insiste :
« Si les organisations de la société civile veulent continuer à accomplir leur travail vital, elles doivent bénéficier d’un financement à la hauteur de leur tâche. Il ne s’agit pas seulement d’une question de financement, mais aussi d’une question de justice […]. Car face à une violence inimaginable, ces groupes ne sont pas seulement des prestataires de services, ils sont des bouées de sauvetage. »
Les femmes et les filles que nous avons rencontrées ont été claires : ce sont les violences sexuelles qui les ont poussées à fuir. Pour qu’elles puissent enfin cesser de fuir, une réponse urgente s’impose : la réinstallation, l’aide humanitaire et la justice doivent être prioritaires.
Sabine Lee a reçu des financements des programmes de recherche XCEPT Cross-Border Research et du Cross-Border Conflict Evidence, Policy and Trends (XCEPT), qui ont financé les recherches décrites dans le présent document.
Heather Tasker a reçu des financements du Social Science and Humanities Research Council (SSHRC), de l’International Development Research Council (IDRC), et des programmes de recherche XCEPT Cross-Border Research et Cross-Border Conflict Evidence, Policy and Trends. XCEPT a financé les recherches décrites dans le présent document.
Susan Bartels a reçu des financements ud programme de recherche Cross-Border Conflict Evidence, Policy and Trends (XCEPT), qui a financé les recherches présentées dans cet article. Elle reçoit également des financements du Social Sciences and Humanities Research Council (SSHRC) et des Canadian Institutes of Health Research (CIHR).
30.11.2025 à 20:37
En Afrique de l’Ouest, les services de prise en charge du VIH sous pression après la baisse des financements états-uniens
Texte intégral (1925 mots)
Réorganisations voire interruptions d’activités de soins, difficultés à assurer la continuité des traitements par antirétroviraux, stress pour les équipes soignantes et les malades… les conséquences de la réduction des fonds alloués à la lutte contre le VIH par l’administration Trump 2 se font déjà sentir. C’est ce que révèle une étude menée au sein de sites de prise en charge d’enfants et d’adultes vivant avec le VIH, répartis dans sept pays d’Afrique de l’Ouest. Nous dévoilons ses résultats en primeur, à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida du 1er décembre 2025.
Depuis janvier 2025, le gouvernement des États-Unis d’Amérique a changé ses priorités en matière de santé. Cela s’est traduit par une réduction brutale de l’aide internationale fournie par le « Plan présidentiel américain d’aide d’urgence à la lutte contre le sida » (PEPFAR), programme clé du renforcement des systèmes de santé dans la lutte contre le VIH, ainsi que le démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui était le principal bailleur de fonds américain pour l’aide sanitaire à l’échelle mondiale.
L’apport de ces programmes a été largement démontré et a sauvé des vies. En Afrique de l’Ouest, une partie importante des programmes de prise en charge du VIH dépend de ces soutiens.
Une enquête auprès de sites pour adultes et enfants, dans sept pays d’Afrique de l’Ouest
Pour mieux comprendre l’impact direct de ces coupes budgétaires, nous avons mené une étude descriptive détaillant l’organisation administrative, les ressources humaines, la distribution des traitements antirétroviraux, le suivi virologique, et le vécu au quotidien des patientes, des patients et des équipes soignantes de 13 sites cliniques adultes et enfants participant à la collaboration de recherche International Epidemiologic Database to Evaluate AIDS in West Africa. Ces résultats ont été acceptés en communication orale à la 9e édition des Rencontres des études africaines en France.
En 2024, l’Afrique de l’Ouest et du Centre comptait plus de 5 millions de personnes vivant avec le VIH, dont 37 % d’enfants. Face à la dette publique, la région n’a que peu de marge budgétaire pour financer les services de santé et de lutte contre le VIH. Il en résulte une forte dépendance aux financements extérieurs, en particulier au « Plan présidentiel américain d’aide d’urgence à la lutte contre le sida » (PEPFAR) qui contribue à garantir la disponibilité des médicaments antirétroviraux, indispensables à la survie des personnes vivant avec le VIH.
De plus, les ONG et associations locales, majoritairement financées pour leur part par l’agence USAID, ont un rôle essentiel dans la mise en œuvre de la prise en charge des personnes vivant avec le VIH en apportant un soutien logistique et humain. Pour mieux comprendre les conséquences à court terme de cette nouvelle situation de rupture budgétaire, et comment les équipes soignantes et les malades s’y adaptent, nous avons mené une enquête dans 13 sites cliniques répartis dans sept pays d’Afrique de l’Ouest, avec lesquels nous collaborons depuis vingt ans dans le cadre de nos recherches sur le VIH au Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, Mali, Nigeria et Togo. Ces sites suivent chacun en médiane plus de 3 000 malades adultes et enfants chaque année.
Entre avril et mai 2025, un questionnaire en ligne a été transmis aux responsables de sites. Le questionnaire comportait cinq volets : organisation du partenariat avec les bailleurs, ressources humaines, distribution des médicaments antirétroviraux, suivi de la charge virale, et ressenti des malades et des équipes soignantes vis-à-vis de la prise en charge globale.
Interruptions de soins communautaires, licenciements et autres impacts de la baisse des financements
Au total, 10 des 13 sites contactés ont complété le questionnaire. Parmi eux, cinq étaient directement financés par le plan PEPFAR et les autres par des ONG soutenues par l’agence USAID. La moitié des sites avaient déjà reçu des consignes de leur gouvernement pour adapter leurs activités en mode dégradé, démontrant une capacité de réponse rapide de la part des programmes nationaux de lutte contre le VIH.
Six sites sur dix ont dû suspendre ou supprimer des postes, touchant aussi bien des médecins que du personnel infirmier ou des conseillers techniques. Dans l’un des centres, une réduction de 25 % des primes a été décidée pour éviter des licenciements. Comme ces primes constituent l’essentiel du revenu pour les emplois associatifs, cette mesure a entraîné la démission de quatre médiateurs.
Dans un autre site, toutes les activités communautaires (groupes de soutien, séances d’éducation, conseil, dépistage) ont dû être interrompues entraînant le licenciement des personnes impliquées. Or ces activités jouent un rôle central dans la prise en charge du VIH : elles aident les malades à suivre leur traitement, assurent le suivi et renforcent le lien entre les équipes de soins et les communautés. Leur suspension fragilise l’accompagnement des personnes vivant avec le VIH.
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À la suite de ces suspensions et licenciements, les sites ont été obligés de revoir leur organisation. Ainsi ils ont mis en place des astreintes pour le personnel fonctionnaire, redéployé le personnel hospitalier, et redistribué les tâches afin d’éviter le surmenage du personnel soignant encore en poste, tout en assurant la continuité des soins VIH. En conséquence, s’ajoutent à la suspension des activités communautaires, des temps d’attente en salle de consultation rallongés, avec un impact direct sur la qualité globale de la prise en charge des patients.
La continuité du traitement à vie par antirétroviraux mise à mal
Dans huit des dix sites, tous les antirétroviraux restaient disponibles mais n’étaient plus délivrés pour une durée de six mois selon le calendrier habituel, mais seulement pour des périodes allant d’un à trois mois, ce qui a augmenté la fréquence des visites et la charge de travail pour les équipes comme pour les patientes et patients. Dans deux autres sites, des ruptures de stock déjà présentes avant les coupes budgétaires, persistaient et concernaient plusieurs antirétroviraux utilisés chez l’adulte.
Dans un centre, une situation particulièrement préoccupante et non éthique a été signalée : comme les contrats nationaux avec le plan PEPFAR imposent de garantir la continuité des soins à vie pour les personnes déjà sous traitement antirétroviral, les équipes ont eu pour instruction de prioriser ces malades en raison du risque de pénurie, et de ne pas commencer le traitement antirétroviral chez les adultes nouvellement diagnostiqués comme infectés par le VIH, contrairement aux recommandations universelles qui préconisent de tester et de traiter.
Cinq sites ont indiqué qu’il leur manquait des réactifs indispensables pour faire les tests de charge virale. Plusieurs sites ont reprogrammé les mesures de charge virale, alors que d’autres ont dû les faire réaliser par d’autres plateformes. Or, le suivi de la charge virale est un indicateur clé de la prise en charge du VIH : il permet de vérifier l’efficacité du traitement, de détecter les échecs thérapeutiques et de réduire le risque de transmission. Ces interruptions ou retards ont fragilisé le suivi clinique des patients les exposant à un risque accru de complications.
Trois sites ont rapporté une augmentation des interruptions de traitement ou des abandons de la part des patientes ou patients alors que deux sites n’ont pas constaté d’impact notable au moment de l’enquête.
Augmentation du stress et baisse de la satisfaction professionnelle
Ailleurs, les cliniciens ont observé une montée de l’anxiété des malades, liée à l’incertitude sur la disponibilité future des médicaments, de la frustration face aux examens retardés ou impossibles à réaliser, et la crainte que le traitement devienne moins efficace. Certains malades s’inquiètent de « ce qu’il adviendra si les financements américains s’arrêtent complètement ».
Dans les sites pédiatriques, les équipes rapportent un stress accru chez les enfants, lié notamment à l’arrêt de certaines activités récréatives qui jouaient un rôle important dans leur accompagnement.
Six sites sur dix rapportent un impact direct sur leurs équipes soignantes, avec un sentiment d’impuissance face aux restrictions, une baisse de la satisfaction professionnelle, et une augmentation du stress, notamment face à l’agressivité des malades dans ce contexte d’incertitude.
Et se profile un désengagement des pays donateurs au Fonds mondial de lutte contre le sida
Ces mesures documentent l’impact à court terme des réductions de financement dans un contexte géopolitique évolutif, et montrent que la dépendance aux financements extérieurs fragilise la continuité des soins.
D’autres pays, dont la France, ont déjà annoncé qu’ils allaient diminuer leur aide internationale, réduisant ainsi leurs engagements au profit du Fonds mondial de lutte contre le VIH.
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Les conséquences à long terme pour les personnes vivant avec le VIH sont malheureusement déjà prévisibles, mais nous devrons les documenter en tenant compte de la résilience des systèmes de santé face à un tel événement.
Sophie Desmonde a reçu des financements de l'ANRS-MIE, Sidaction, et NICHD
Antoine Jaquet a reçu des financements de l'ANRS-MIE et des NIH.
Kiswend-Sida Thierry Tiendrebeogo a reçu des financements de l'ANRS-MIE.
Valériane Leroy a reçu des financements de l'ANRS-MIE, Expertise France, Sidaction, Europe-EDCTP, NICHD, UNITAID.