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03.07.2025 à 12:37

En pleine mer : Que racontent les personnes exilées secourues au large de la Libye ? (1)

Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
À bord de l’« Ocean Viking » pendant un an, une chercheuse a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale. Premier épisode : la méthodologie.
Texte intégral (3231 mots)
Atelier sur le pont de l’_Ocean Viking_. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Cet article est le premier d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce premier épisode revient sur la méthodologie employée. L’épisode 2 est ici.


« Nous étions prêts à sauter. Nous avions tellement peur que les Libyens arrivent ! »

Je lis ces mots d’un jeune homme syrien dans le tableau de données. Ils sont issus de l’étude que j’ai coordonnée, de l’été 2023 à l’été 2024, à bord de l’Ocean Viking, le navire civil de recherche et sauvetage en mer de SOS Méditerranée. Ces mots ne sont pas isolés. Parmi les 110 personnes rescapées qui se sont exprimées via l’enquête par questionnaire déployée à bord, près d’un tiers ont décrit une peur semblable à la vue d’un navire à l’horizon : non pas la peur du naufrage imminent ou de la noyade, mais celle d’être interceptées par les forces libyennes et renvoyées en Libye.



Ces mots résonnent avec ceux de Shakir, un Bangladais que j’ai connu sur l’OV (surnom donné à l’Ocean Viking) :

« Tes ateliers nous ont rafraîchi l’esprit. Depuis la Libye et la mer, nous nous sentions perdus. Maintenant, nous comprenons le chemin parcouru. »

Portrait de Shakir. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Sur le pont de l’OV et dans les containers servant d’abri jusqu’au débarquement en Italie, j’ai proposé des ateliers participatifs de cartographie sensible. Une soixantaine de personnes s’en sont emparées, en retraçant les étapes, les lieux et les temporalités de leurs voyages par des cartes dessinées. Si je développe des méthodes de recherche créatives et collaboratives pour encourager l’expression des savoirs qui se construisent en migration, je n’avais pas anticipé que ces gestes et tracés puissent aussi contribuer à « rafraîchir l’esprit », se réapproprier des repères ou valoriser « le chemin parcouru ».

Ces mots résonnent aussi avec ceux de Koné, un Ivoirien rencontré à Ancône (Italie), une semaine après avoir été débarqué par une autre ONG de sauvetage :

« Le pire n’est pas la mer, crois-moi, c’est le désert ! Quand tu pars sur l’eau, c’est la nuit et tu ne vois pas autour : c’est seulement quand le jour se lève que tu vois les vagues. Dans le désert, on te met à cinquante sur un pick-up prévu pour dix : si tu tombes, tu restes là. Dans l’eau, tu meurs d’un coup, alors que, dans le désert, tu meurs à petit feu. »

Portrait de Koné. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Tous ces mots m’ont amenée à reformuler mes hypothèses sur les frontières et leurs dangers. Pourquoi prendre le risque de la traversée en mer, à l’issue incertaine ? Que perçoit-on du sauvetage, depuis une embarcation en détresse ? Comment vit-on les journées à bord d’un navire d’ONG ? Que projette-t-on dans l’arrivée en Europe, et après ? Si les sauvetages et naufrages font assez souvent la une des médias, les perceptions des personnes rescapées sont rarement étudiées ; elles nous parviennent le plus souvent à travers le filtre des autorités, journalistes ou ONG. Recueillir ces vécus, permettre aux personnes exilées de se raconter : c’était là l’objet de ma mission de recherche embarquée.

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

Une recherche embarquée

À bord de l’OV, j’occupe le « 25e siège », habituellement réservé à des personnalités. Ma présence a quelque chose d’inédit : c’est la première mission SAR (Search and Rescue) qui accueille une chercheuse extérieure à une ONG. Pour le Département des opés de SOS Méditerranée, c’est l’occasion d’amener à bord une méthodologie de sciences sociales, nourrie par un regard distancié, pour tenter d’améliorer la réponse opérationnelle à partir des priorités exprimées par les personnes secourues.

L’Ocean Viking à Syracuse (Italie). Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

Côté navire, plusieurs membres de l’équipage expriment leur soutien pour ce travail, destiné à enrichir leurs pratiques, comme la compréhension de parcours d’exil auxquels ils sont confrontés depuis des années. C’est le cas de Charlie, l’un des anciens de l’ONG, impliqué depuis une dizaine d’années dans le perfectionnement des techniques d’approche et de secours des embarcations en détresse. En tant que SAR Team Leader, il coordonne les équipes des RHIBs (Rigid-Hulled Inflatable Boats), les bateaux semi-rigides d’intervention mis à l’eau depuis l’OV pour réaliser les sauvetages :

« Ce travail est vraiment utile, car nous cherchons constamment à nous améliorer. Mais la chose dont je suis vraiment curieux, c’est ce qu’il se passe avant. Je parle avec eux parfois, mais je voudrais en savoir plus sur eux. »

Quant à moi, si je travaille depuis quinze ans avec des personnes exilées, c’est la première fois que j’écris sur les frontières en étant moi-même dans la frontière – un sentiment d’immersion amplifié par l’horizon de la mer et par le quotidien confiné à bord de l’OV.

Navigation vers la zone d’opérations. Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur

L’étude est déployée au fil de cinq rotations, missions en zone de recherche et sauvetage de six semaines chacune. L’ensemble du crew (équipes de sauvetage, de protection, de logistique et de communication) a été formé à la méthodologie d’enquête.

Issu d’un dialogue entre objectifs scientifiques et opérationnels, le protocole de recherche articule des méthodes quantitatives et qualitatives. Un questionnaire est élaboré autour de trois thèmes :

  • le sauvetage en mer (ou rescue),

  • la prise en charge sur le bateau-mère (ou post-rescue),

  • les projets et parcours de migration, du pays de départ jusqu’aux lieux d’installation imaginés en Europe.

Ma présence à bord permet d’affiner le questionnaire initial, pour parvenir à une version stabilisée à partir des retours de personnes secourues et de membres de l’équipage. Les données statistiques sont complétées, d’autre part, par des méthodes plus qualitatives que je déploie habituellement sur terre, aux frontières franco-italiennes, franco-espagnoles ou dans les Balkans, avec le projet La CartoMobile.

Ces ateliers itinérants visent la co-construction de savoirs expérientiels sur les frontières, en proposant aux personnes qui les franchissent des outils de cartographie sensible et participative pour se raconter.

Ateliers cartographiques sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l'auteur

Pour transférer ces méthodes en mer, j’apporte à bord de l’OV des cartes dessinées avec d’autres personnes exilées, dispose du matériel de création, aménage un espace. Dans ce laboratoire improvisé, je cherche à générer un espace-temps propice à la réflexion, pour faire émerger des savoirs mis en silence et les porter auprès du grand public. L’invitation à participer se veut accessible : l’atelier est guidé et ne nécessite pas de compétences linguistiques ou graphiques particulières ; le résultat esthétique importe moins que l’interaction vécue au cours du processus cartographique.

Ces enjeux scientifiques et éthiques rejoignent bien les préoccupations opérationnelles : durant les journées de navigation et jusqu’au débarquement dans un port italien, il faut combler l’attente, redonner le moral. Sur le pont de l’OV, la cartographie trouve progressivement sa place parmi les activités post-rescue dont certaines, à dimension psychosociale, visent à revaloriser la dignité des personnes rescapées et les préparer à la suite de leur parcours en Europe. Les mappings collectifs où s’affichent textes et dessins deviennent un langage et un geste partagé, entre membres de l’équipage et personnes secourues invitées à l’atelier.

Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée et Morgane Dujmovic, Fourni par l'auteur
The Conversation

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.07.2025 à 18:37

Attaques contre les installations nucléaires iraniennes : que dit le droit international ?

Abdelwahab Biad, Enseignant chercheur en droit public, Université de Rouen Normandie
Les frappes israéliennes et états-uniennes contre les installations nucléaires iraniennes fragilisent un régime de non-prolifération déjà affaibli.
Texte intégral (2257 mots)

Les attaques d’Israël et des États-Unis contre des installations nucléaires iraniennes, présentées comme nécessaires pour empêcher le développement d’armes nucléaires par l’Iran, constituent non seulement des actes illicites en droit international (violation de la Charte des Nations unies et du droit des conflits armés), autrement dit une agression, mais pourraient aussi affecter négativement la crédibilité du régime de non-prolifération nucléaire incarné par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et le système de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), en place depuis un demi-siècle.


Le 7 juin 1981, l’aviation israélienne bombarde le réacteur irakien Osirak, suscitant une réprobation unanime. Dans sa résolution 487 (1981), le Conseil de sécurité des Nations unies « condamne énergiquement » l’attaque, qu’il qualifie de « violation flagrante de la Charte des Nations unies et des normes de conduite internationale », estimant en outre qu’elle « constitue une grave menace pour tout le système de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique, sur lequel repose le Traite sur la non-prolifération des armes nucléaires ».

Ce qui est intéressant ici, c’est la demande faite à Israël « de s’abstenir à l’avenir de perpétrer des actes de ce genre ou de menacer de le faire », un appel manifestement ignoré depuis puisque Tel-Aviv a récidivé par des attaques armées contre des installations situées en Syrie (2007) puis en Iran tout récemment, sans même parler des cyberattaques et les assassinats de scientifiques irakiens et iraniens.

Ce qui différencie toutefois le cas de l’Iran 2025 par rapport à celui de l’Irak 1981, c’est d’une part l’ampleur des attaques (12 jours sur une dizaine de sites) et d’autre part, l’implication des États-Unis, qui ont bombardé les sites d’Ispahan, Natanz et Fordo. Cet engagement américain, ainsi que la rivalité israélo-iranienne au Moyen-Orient, exacerbée depuis le début de la guerre à Gaza, ont non seulement paralysé le Conseil de sécurité, mais ont aussi brouillé le débat sur la licéité de telles attaques.

La guerre préventive ou de « légitime défense préventive » invoquée par Israël pour neutraliser une « menace existentielle » est illicite au titre de la Charte des Nations unies qui définit les conditions de l’emploi de la force par un État (soit via la légitime défense en réponse à une attaque, soit par une action collective décidée par le Conseil de sécurité). Ce qui n’englobe pas une légitime défense « préventive » décidée unilatéralement. Ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de Justice, « les États se réfèrent au droit de légitime défense dans le cas d’une agression armée déjà survenue et ne se posent pas la question de la licéité d’une réaction à la menace imminente d’une agression armée » (Affaire Nicaragua contre États-Unis, 1986).

Par ailleurs, l’ampleur et la planification rigoureuse des attaques contre les sites nucléaires iraniens suggèrent que Benyamin Nétanyahou nourrissait ce projet de longue date, comme en témoignent ses nombreuses déclarations depuis trente ans, prédisant l’acquisition imminente de la bombe par l’Iran sous deux ans à quelques mois (Knesset en 1992, Congrès américain en 2002, ONU en 2012 et 2024).

L’Iran un « État du seuil » ; quid d’Israël ?

Le programme nucléaire iranien, lancé sous le chah, a connu un développement depuis les années 2000 avec la construction d’installations diverses permettant au pays de se doter de tout le cycle du combustible (réacteurs de recherche, centrales de production d’électricité, usines d’enrichissement et de stockage de matières radioactives) situés principalement à Arak, Téhéran, Bouchehr, Ispahan, Natanz et Fordo.

L’existence de sites non déclarés à l’AIEA fut à l’origine de sanctions imposées par le Conseil de sécurité. Celles-ci furent ensuite suspendues avec l’adoption du Plan d’action global commun, ou accord de Vienne (2015), signé entre l’Iran, les États-Unis (alors présidés par Barack Obama), la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui prévoyait que l’Iran limite ses capacités d’enrichissement de l’uranium en contrepartie de la levée des sanctions.

Mais en 2018, Donald Trump, installé à la Maison Blanche depuis janvier 2018, décide de se retirer unilatéralement de l’accord, sans recourir à la procédure de règlement des différends prévue, et rétablit les sanctions américaines contre Téhéran. L’Iran se considère alors libéré de ses engagements relatifs au niveau d’enrichissement, et fait passer celui-ci à 60 %, bien au-delà de la limite autorisée par l’accord (3,67 %). Bien que ce niveau soit inférieur à celui nécessaire pour une application militaire (90 %), il fait déjà de l’Iran « un État du seuil », c’est-à-dire un État capable d’accéder à la bombe, sous réserve de concevoir et de tester l’engin dans des délais plus ou moins longs. C’est précisément ce risque de voir l’Iran obtenir rapidement l’arme nucléaire qui a été invoqué par Israël et par les États-Unis pour justifier leurs frappes sur les installations iraniennes à partir du 13 juin dernier.

Il reste que le gouvernement iranien a nié toute intention de se doter de la bombe, invoquant la fatwa de l’Ayatollah Khamenei (2005) stipulant que la possession de l’arme nucléaire est contraire aux prescriptions de l’islam. Certes, l’AIEA, autorité de référence en la matière, a souligné à plusieurs reprises dans ses rapports annuels l’existence de zones d’ombre et de dissimulations concernant la nature et l’ampleur du programme iranien d’enrichissement. Elle a toutefois toujours conclu ne disposer d’aucune preuve attestant l’existence d’un programme à visée militaire.

Le principal opposant au programme nucléaire iranien reste Israël, qui n’est pourtant pas en position de donner des leçons en la matière. Doté de l’arme nucléaire depuis les années 1960 en dehors du cadre du TNP, auquel il n’a jamais adhéré, Israël n’a jamais reconnu officiellement son arsenal, invoquant une doctrine d’opacité relevant du « secret de polichinelle » (on estime qu’il disposerait d’une centaine de bombes).

Contrairement à tous ses voisins, il refuse de se soumettre aux inspections de l’AIEA et ignore la résolution 487 du Conseil de sécurité, qui lui « demande de placer d’urgence ses installations nucléaires sous les garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique ». Fait notable : tous les gouvernements israéliens, quel que soit leur bord politique, ont systématiquement évité tout débat public sur le sujet, y compris au niveau national – où il demeure un tabou –, tout en accusant tour à tour leurs voisins (Égypte de Nasser, Irak, Iran) de chercher à se doter de la bombe et de menacer ainsi le monopole nucléaire d’Israël dans la région.

Pourquoi les attaques contre les installations nucléaires sont-elles spécifiquement prohibées ?

L’Iran est un État partie au TNP (depuis son entrée en vigueur, 1970), un instrument clé de non-prolifération par lequel les États non dotés d’armes nucléaires s’engagent à le rester en contrepartie du bénéfice des utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire sous le contrôle de l’AIEA pour prévenir tout usage à des fins militaires.

Cet engagement de non-prolifération est le corollaire du « droit inaliénable » à développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins économiques et scientifiques inscrit dans le traité et aucune disposition du TNP n’interdit spécifiquement l’enrichissement de l’uranium. En cas de manquements aux obligations de non-prolifération, l’Agence peut saisir le Conseil de sécurité.

Ce fut le cas pour la Corée du Nord en 2006, ainsi que pour l’Iran avant la conclusion de l’accord de 2015. Depuis au moins 2019, l’AIEA a toutefois exprimé des préoccupations quant à des activités menées sur des sites non déclarés, susceptibles de contrevenir aux obligations prévues par l’accord de garanties liant l’Iran à l’Agence, notamment en matière de non-détournement de matières nucléaires. Néanmoins, nous l’avons dit, ces irrégularités n’ont pas permis à l’AIEA d’établir avec certitude l’existence ou l’absence d’un programme à finalité militaire – une condition nécessaire pour saisir le Conseil de sécurité.

Les attaques du 12 au 24 juin violent en particulier la résolution 487 du Conseil demandant aux États « de s’abstenir de perpétrer des attaques ou menacer de le faire contre des installations nucléaires » ainsi que les résolutions de l’AIEA allant dans le même sens. Le directeur général de l’AIEA a rappelé « que les installations nucléaires ne devaient jamais être attaquées, quels que soient le contexte ou les circonstances » (13 juin 2025). Cette prescription d’interdiction s’explique par les conséquences graves sur les populations et l’environnement pouvant découler des fuites radioactives dans et au-delà des frontières de l’État attaqué. À ce propos, la réaction des Américains et des Européens fut prompte lors des incidents armés visant les centrales de Tchernobyl et Zaporijjia (2022, 2024 et 2025), le directeur de l’AIEA jugeant ces attaques « irresponsables » (15 avril 2024).

Si aucun traité spécifique n’interdit les attaques contre des installations nucléaires, leur prohibition découle du droit des conflits armés qui interdit de diriger intentionnellement des attaques contre des biens à caractère civil, les installations nucléaires étant considérées comme telles. Le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des biens civils (et des personnes civiles) est une violation des lois et coutumes de la guerre, un crime de guerre au sens du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949 et du Statut de la Cour pénale internationale.

Ces attaques armées risquent de renforcer la défiance à l’égard du TNP. En effet, comment les justifier lorsqu’elles visent les installations nucléaires d’un État partie au traité et soumis aux garanties de l’AIEA, même si la transparence de l’Iran a parfois fait défaut ? Téhéran pourrait être tenté de se retirer du TNP et de suspendre les inspections de l’Agence, comme le laissent entendre certaines déclarations de responsables iraniens. Ils suivraient alors la trajectoire empruntée par la Corée du Nord, qui s’est dotée de l’arme nucléaire après avoir rompu avec l’AIEA et quitté le TNP. Une telle évolution risquerait d’encourager d’autres États, comme l’Arabie saoudite ou la Turquie, à envisager une voie similaire, compliquant davantage encore la recherche d’une issue diplomatique pourtant essentielle à la résolution des crises de prolifération.

Enfin, ces attaques risquent d’affaiblir un régime de non-prolifération déjà singulièrement érodé par les critiques croissantes sur l’absence de désarmement nucléaire, une contrepartie actée dans le traité mais qui n’a pas connu l’ombre d’un début d’application, la tendance allant plutôt dans le sens d’une course aux armements…

The Conversation

Abdelwahab Biad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.07.2025 à 15:06

La démographie, frein au développement ? Retour sur des décennies de débats acharnés

Serge Rabier, Chargé de recherche Population et Genre, Agence Française de Développement (AFD)
La problématique du développement est-elle intrinsèquement liée à une baisse de la croissance démographique ?
Texte intégral (2563 mots)

L’aide au développement fournie par les pays occidentaux, que ce soit via leurs structures étatiques ou à travers diverses organisations internationales ou fondations caritatives, a mis en avant, au cours des dernières décennies, des priorités variées. En matière de démographie, on a observé une certaine constance : de nombreuses actions ont été entreprises pour aider – ou inciter – les pays les moins développés à réduire leur natalité.


En février 2025, l’une des premières mesures de la nouvelle administration Trump a été de purement et simplement supprimer l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID), avec pour conséquence de couper des financements représentant plus de 40 % de l’aide humanitaire mondiale.

L’arrêt de la contribution majeure des financements américains destinés au développement invite à un retour historique sur le rôle et l’influence des États-Unis en matière de définition et de déploiement de l’aide publique au développement, en particulier à travers le prisme démographique.

L’instrumentalisation de la démographie dans les agendas successifs du développement

Depuis près de soixante ans, l’agenda international du développement a connu des orientations prioritaires variées, le primat ayant été donné successivement à l’industrialisation, à la lutte contre la pauvreté, aux programmes d’ajustement structurel puis au développement humain et aux enjeux de gouvernance et de droits humains (y compris ceux des femmes et des filles) à l’ère de la mondialisation. À partir de 2000 et jusqu’à aujourd’hui, cet agenda a mis l’accent sur d’autres thématiques : lutte contre les inégalités, urgences climatique et environnementale, finance durable.

Toutes ces orientations prioritaires se sont traduites dans des narratifs démographiques spécifiques : démographie et géopolitique ; démographie et droits humains ; démographie et crise climatique, pour n’en prendre que trois.

Dans le premier cas, les tendances de la fécondité dans les pays en développement ont justifié le soutien financier et logistique à des programmes de contrôle des naissances au nom de la défense des valeurs occidentales contre l’expansionnisme de l’URSS. Dans le deuxième cas, l’affirmation de l’approche par les droits a voulu minorer les dynamiques démographiques en privilégiant la reconnaissance des droits des personnes à décider en matière de droits sexuels et reproductifs. Dans le troisième cas, le plus contemporain, l’argument du poids encore croissant de la population mondiale, et donc de sa limitation nécessaire, serait une (voire la) réponse à la crise climatique, oubliant au passage la cause principale que représente le « modèle » du développement extractiviste et consumériste actuel.

La démographie :un levier de l’engagement international des États-Unis pour le développement

Dans le quatrième point de son discours d’investiture du 20 janvier 1949, le président Harry Truman présente la nécessité d’un « programme nouveau et courageux pour rendre accessibles les résultats bénéfiques de nos avancées scientifiques et de notre progrès industriel en vue des progrès et de la croissance dans les nations sous-développées ».

Au-delà de l’aspect généreux de l’engagement présidentiel dans la lutte contre « l’ignorance, la maladie et la misère » ainsi que les nécessités, plus intéressées, de reconstruction économique, en particulier de l’Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale, il faut aussi voir dans ce programme le poids des néomalthusiens inquiets des risques selon eux liés à l’explosion démographique dans les pays du tiers-monde, de l’Asie en particulier.

Ainsi, à l’orée de la décennie 1950, le facteur démographique apparaît à la fois, d’une part, comme une justification pour soutenir le développement des pays pauvres qui, processus de décolonisation aidant, deviendront des États indépendants ; et d’autre part, comme une composante majeure de la politique étrangère des États-Unis que leur statut de « super-puissance » de plus en plus évident leur imposait.

En effet, outre l’argument souvent mis en avant (à juste titre) de l’engagement économique (Plan Marshall) et politique (le début de la guerre froide) des autorités gouvernementales, il faut souligner le rôle d’éminents démographes tels que Kingsley Davis (The Population of India and Pakistan (1951)), Hugh Everett Moore (The Population Bomb (1954)), ou encore Ansley J. Coale et Edgar M. Hoover (Population Growth and Economic Development in Low-Income Countries (1958)).

En étudiant l’impact de la croissance démographique (présentée comme excessive et donc néfaste) sur le développement économique, ils sont au fondement des débats ultérieurs sur l’articulation entre population et développement, ainsi que des financements publics des politiques de planification familiale de nombreux bailleurs bilatéraux (États-Unis, Royaume-Uni et Suède notamment) et multilatéraux (Banque mondiale, ONU).

Enfin, la mise à l’agenda de l’explosion démographique du tiers-monde a été rendue possible par la conjonction de certains travaux de la communauté académique et de l’engagement de grandes fondations à but non lucratif des États-Unis, qui a contribué à proposer et à financer des programmes de recherche et de terrain en matière de contrôle et de limitation des naissances, de promotion de la contraception et de la planification familiale.

De fait, la puissance d’imposition d’un tel agenda a bénéficié de facteurs déterminants : capacité financière des fondations privées Rockefeller, Ford, MacArthur rejointes dans les décennies 1990/2000 par, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation, la David and Lucile Packard Foundation ou encore la Bill and Melinda Gates Foundation ; implication d’universités et d’institutions scientifiques privées, parmi lesquelles le Population Reference Bureau (1929), le Population Council (1952), Pathfinder (1957) et plus tard, le Guttmacher Institute (1968) ; et enfin, quelques années plus tard, les financements institutionnels massifs de l’USAID.

Ces financements permettront aussi à des bureaux de consultants américains de devenir des intermédiaires incontournables dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des programmes de planification familiale : Futures Group, 1965 ; Management Science for Health, 1969 ; Population Services International, 1970 ; Family Health International, 1971 ; John Snow Inc., 1975.

« Le meilleur contraceptif, c’est le développement »

C’est au cours de la conférence mondiale de Bucarest (1974) (Conférence mondiale sur la population des Nations unies) que s’affrontent les tenants de deux approches opposées du développement au regard des enjeux, réels ou supposés, de la démographie.

D’un côté, il y a les pays développés à régimes démocratiques libéraux, inquiets des conséquences économiques, alimentaires, environnementales de l’évolution démographique du monde – une inquiétude qui se trouve au cœur du livre alarmiste de Paul R. Erhlich, The Population Bomb (paru en français sous le titre La Bombe P) et du texte de l’écologue Garrett Hardin sur la tragédie des biens communs, tous deux parus en 1968. De l’autre, il y a les pays ayant récemment accédé à l’indépendance, souvent non alignés et rassemblés sous l’appellation « tiers-monde » : pour la plupart d’entre eux (surtout sur le continent africain), la maîtrise de la croissance de la population n’est pas la priorité.

À travers le slogan « Le meilleur contraceptif, c’est le développement », ce sont la croissance et les progrès économiques qui sont mis en avant comme préalables à la nécessaire articulation des enjeux démographiques et économiques.

Les politiques de population au service du développement

La Conférence internationale sur la population et le développement (Le Caire, 1994) représente le moment de bascule entre des objectifs gouvernementaux strictement démographiques en termes de contrôle de la fécondité (au prix souvent de fortes mesures incitatives voire coercitives, voire d’eugénisme social telles que l’Inde a pu en connaître) et l’affirmation du droit des femmes à contrôler librement leur santé et leur vie reproductive ainsi que celui des ménages à décider de manière informée du nombre d’enfants qu’ils souhaitent avoir (ou non) et de l’espacement entre les naissances de ceux-ci.

Le vice-président des États-Unis Al Gore (deuxième à partir de la gauche) s’adresse aux délégués lors de la Conférence du Caire en 1994. UN Photo

Ainsi, avec le « consensus du Caire », la problématique du développement n’est plus simplement affaire d’objectifs démographiques quantifiables ; elle acte que l’approche fondée sur les droits doit contribuer aux agendas du développement, successivement les Objectifs du millénaire pour le développement (2000-2015) puis les Objectifs du développement durable (2015-2030).

Le financement et la mise en place de programmes de soutien à la planification familiale, qui avaient été conçus pour limiter le déploiement incontrôlé d’une sorte de prolétariat international pouvant servir de réservoir démographique au bloc communiste, se sont déployés en particulier avec le soutien financier massif des fondations précédemment évoquées.

Ces programmes, sous le nouveau vocable de « politiques de population », se sont progressivement inscrits dans l’agenda du développement international des gouvernements américains successifs. C’est au cours des années 1960-1980 que les États-Unis assument le leadership du financement international des politiques de population en Asie, en Afrique et en Amérique latine avec l’USAID, tout en soutenant fortement la création en 1969 du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), devenant ainsi un acteur clé du financement des politiques de population, avec une part variant entre 30 % et 40 % des financements mondiaux dans ce domaine.

De fait, à partir des années 1980, l’USAID est le principal canal de financement des enquêtes démographiques et de santé ou EDS (plus connues sous leur acronyme anglais DHS pour Demographic and Health Surveys), qui permettent, de façon régulière, aux pays en développement de bénéficier des données socio-démographiques nécessaires à la définition et à la mise en place de certaines politiques publiques en matière de population, d’éducation, de santé et d’alimentation.

Une inflexion à cet « activisme » démographique au nom des valeurs conservatrices survient en 1984, lorsque le président Ronald Reagan instaure la politique dite du « bâillon mondial » (« Mexico City Policy »), supprimant les financements états-uniens aux organisations de la société civile qui font, supposément ou non, la promotion de l’avortement. Cette politique sera tour à tour supprimée et ré-installée au rythme des présidences démocrates et républicaines jusqu’à aujourd’hui avec, en point d’orgue, la suppression de l’USAID dès les premiers jours de la seconde présidence Trump.

Une nouvelle ère ?

Les dynamiques démographiques actuelles, marquées par la baisse universelle de la fécondité (à l’exception notable de l’Afrique subsaharienne), l’allongement de l’espérance de vie, la remise en cause des droits en matière de fécondité, la politisation des migrations internationales et le vieillissement de la population mondiale dans des proportions jusqu’ici inconnues vont dessiner un tout autre paysage démographique d’ici à 2050.

Enfin, le retour des concurrences exacerbées de puissances, la fin de la mondialisation dite « heureuse », la résurgence du néo-mercantilisme et, surtout, la nécessité désormais incontournable de l’adaptation au changement climatique, sont autant d’enjeux qui, tous ensemble, vont requestionner radicalement le nexus démographie-développement.

The Conversation

Serge Rabier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.07.2025 à 15:04

Au Moyen-Orient, que reste-t-il de l’« esprit des accords d’Alger » ?

Myriam Benraad, Senior Lecturer in International Politics, Negotiation & Diplomacy, Sciences Po
En 1975, à Alger, l’Iran et l’Irak signent un accord censé régler leurs différends. Ce fut un échec retentissant, dont les échos se font sentir à ce jour.
Texte intégral (2153 mots)
Mohammad Reza Pahlavi (à gauche), Houari Boumediène (au centre) et Saddam Hussein en Algérie en 1975.

Lutte pour l’hégémonie régionale, la non-reconnaissance des frontières post-coloniales, la vulnérabilité des minorités ethno-confessionnelles ou contre l’escalade de la violence et les calculs déstabilisateurs des parties extérieures au conflit… Toutes ces problématiques, d’une grande actualité aujourd’hui au Moyen-Orient, se trouvaient déjà au cœur des accords signés à Alger, le 6 mars 1975, par l’Iran du chah et l’Irak de Saddam Hussein. Retour sur un moment d’espoir pour la région, vite douché : cinq ans plus tard, les deux pays entraient dans une guerre longue et terriblement meurtrière.


Le 6 mars 1975, en marge d’un sommet de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) tenu dans la capitale de l’Algérie, à l’issue d’une médiation du président Houari Boumédiène, l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de Mohammed Reza Pahlavi signent les accords d’Alger. Ces textes doivent permettre aux deux États de résoudre leurs différends, au premier rang desquels la délimitation de leurs frontières terrestres et fluviales (Basse-Mésopotamie, plaines et piémonts centraux, Kurdistan), dans le cadre d’une solution jugée « globale ».

La satisfaction affichée par les parties concernées est toutefois de courte durée : dans les faits, il n’y aura jamais ni reconnaissance par Bagdad et Téhéran de l’inviolabilité des frontières du pays voisin, ni respect de l’obligation de non-ingérence dans leurs affaires intérieures respectives. Au contraire, les accords d’Alger créent une impasse. Cinq ans plus tard, ce sera le déclenchement entre l’Iran et l’Irak d’une guerre de huit longues années (1980-1988) qui fera près d’un demi-million de morts de chaque côté.

Cet échec de la diplomatie, qui n’est pas le premier dans l’histoire du Moyen-Orient, n’est pas sans faire écho à la trajectoire récente, voire immédiate, de la région. Il illustre la persistance des conflits frontaliers dans cette partie inflammable du monde – de la bande de Gaza au Liban, en passant par le Yémen et la Syrie.

Saddam Hussein et le chah d’Iran s’embrassent lors des accords d’Alger en 1975.

L’abandon des Kurdes

En 1975, les États-Unis souhaitaient le renforcement de leur influence et de celle de l’Iran – alors un allié – dans le Golfe pour contrer l’Union soviétique. Ils n’hésitèrent pas à sacrifier les aspirations kurdes dans le Nord irakien, selon un scénario qui fait songer à la manière dont plus tard, dans la foulée de la guerre contre l’État islamique, Washington abandonna à leur sort ses partenaires kurdes en Syrie.

Comme en 1975 pour leur frères irakiens, les Kurdes de Syrie sont en effet, aujourd’hui, prisonniers d’un jeu géopolitique complexe qui engage leur survie, entre pressions grandissantes de la Turquie, abandon de leur vieux rêve d’indépendance et intégration incertaine à l’appareil militaro-sécuritaire érigé par un djihadiste « repenti », Ahmed al-Charaa.

Au milieu des années 1970, après quatorze ans de lutte révolutionnaire, le mouvement de libération kurde s’effondre en Irak. Le chah d’Iran avait établi des liens étroits avec le leader kurde irakien Mustafa Barzani depuis le milieu des années 1960, et fourni à ses hommes un armement considérable. Après l’arrivée au pouvoir à Bagdad des baasistes en 1968, Téhéran avait encore accru son appui militaire et financier, incité en ce sens par Richard Nixon et Israël.

Dès lors, les difficultés de l’Irak pour réprimer le soulèvement kurde, qui menaçait de faire chuter le régime, furent telles que Saddam Hussein – alors vice-président, mais déjà homme fort de Bagdad – s’était résolu à un compromis, soit une cession de territoires à l’Iran. Il va sans dire que cet épisode laissa un goût amer au Kurdistan, abandonné par Téhéran et Washington dès les premières heures ayant suivi la signature des accords d’Alger, puis immédiatement attaqué par l’armée de Saddam Hussein.

Une « nouvelle ère » qui fait long feu

Pis, rien ne fut fondamentalement réglé entre l’Irak et l’Iran dans la mesure où aucun de ces deux États n’avait renoncé à l’intégralité de ses revendications. De ce point de vue, les accords d’Alger étaient sans doute trop généraux dans leur formulation. Du côté irakien, ils suscitèrent ainsi indignation et sentiment d’humiliation, conduisant paradoxalement à une aggravation des tensions alors qu’ils étaient supposés les calmer. Les Irakiens estimaient que leurs droits avaient été bradés au profit de l’Iran, en particulier dans le détroit d’Ormuz alors occupé par la marine impériale du chah, par lequel transitent 20 % du pétrole mondial actuel et que la République islamique a menacé de fermer à la suite de la « guerre des 12 jours » avec Israël.

De fait, n’était-ce pas de façon superficielle que les accords d’Alger postulaient l’existence de « liens traditionnels de bon voisinage et d’amitié » entre ces pays ? Qu’en était-il vraiment ? Ces États pivots du Moyen-Orient partageaient-ils un intérêt justifiant une telle coopération à leur frontière ? Saddam Hussein arriva à la table des pourparlers résolu à écraser ses adversaires, tandis que le chah convoitait une extension de son influence régionale.

Il n’y aura pas de visite du monarque en Irak, comme la prévoyaient initialement ces accords, ou de déplacement de Saddam Hussein en Iran. La « nouvelle ère dans les relations irako-iraniennes en vue de réaliser les intérêts supérieurs de l’avenir de la région » évoquée sur le papier ne se matérialise pas.

S’ils ne modifiaient que partiellement le tracé de la frontière terrestre, les accords d’Alger ne s’embarrassaient pas d’attentions juridiques quant au volet fluvial de la dispute. Ils accordaient aux Iraniens ce qu’ils avaient longtemps recherché dans la zone du Chatt al-’Arab (« rivière des Arabes », baptisée Arvandroud en persan), cet exutoire à la confluence du Tigre et de l’Euphrate qui se jette dans le Golfe persique. Les Irakiens resteront emplis de rancœur face à ce transfert de territoire vers leur voisin ennemi, qu’ils estiment arbitraire.

Comme l’écrira le politologue Hussein Sirriyeh, en l’absence de confiance réciproque,

« c’est la question du Chatt al-’Arab et les problèmes frontaliers qui semblent avoir été les principaux enjeux du conflit irako-iranien avant et après l’effondrement du traité de 1975 ».

En octobre 1979, peu après l’avènement de la République islamique à Téhéran, l’Irak dénonce les accords et somme l’Iran de quitter son sol. Puis, en mai 1980, Saddam Hussein annonce que les accords d’Alger sont nuls et non avenus. En septembre 1980, les forces irakiennes envahissent l’Iran avec l’assentiment de nombreux États du Golfe, qui redoutent une exportation de la révolution islamique au sein de leurs frontières. Cette étape fait muter une guerre des mots en une guerre tangible aux conséquences dévastatrices dans un camp comme dans l’autre.

Nationalisme arabe et impérialisme perse

Les accords d’Alger, qui devaient façonner une coexistence pacifique entre l’Irak et l’Iran, sont donc enterrés. Les répudier revient aussi pour Saddam Hussein à rejeter en bloc la notion d’inviolabilité des frontières du Moyen-Orient post-colonial, comme en attestera par la suite sa décision d’annexer le Koweït en 1990.

Mais ce nationalisme à la fois arabe et irakien ne remonte pas aux seuls accords d’Alger. On en trouve la trace dans le traité d’Erzeroum de 1847, sur lequel l’Irak, province ottomane à cette époque, fonde ses exigences. Rappelons que les chahs de Perse étaient entrés en conflit avec les sultans ottomans après que Sélim Ier, dit « le Terrible », (1470-1520) eut repoussé les frontières de l’empire vers l’est et fait passer l’Irak sous sa tutelle.

Dans l’entre-deux-guerres, les exigences irakiennes resurgissaient dans les débats de la Société des nations, comme en 1934 et 1935 lorsque le général Nouri al-Saïd, ministre des affaires étrangères, avait accusé les Ottomans d’avoir permis à Téhéran d’établir de nombreux ports le long du Chatt al-’Arab, contre un seul pour Bagdad. Cette conception d’un Irak arabe lésé par un Iran perse n’évoluera plus. Elle tend même à s’exacerber.

En 1990, un échange renouvelé de lettres entre Bagdad et Téhéran montre d’ailleurs que le conflit est loin d’être résolu. Puis, à partir de 2003 et de l’intervention militaire des États-Unis en Irak, il devient évident que la non-application des accords d’Alger ouvre la porte aux appétits territoriaux, politiques, mais également pétroliers, d’une République islamique débarrassée de son adversaire existentiel Saddam Hussein.

Indirectement, le legs laissé par les accords d’Alger est par ailleurs exploité par des acteurs non étatiques. On songe par exemple aux références des djihadistes à l’« ennemi safavide », lequel constituerait un danger pour tout le Moyen-Orient, mais aussi à la propagande virulente des milices irakiennes concernant les actions et les guerres de l’Occident. Sur fond de délitement de l’« Axe de la résistance » qu’avaient établi dès 2003 les mollahs, ces milices chiites, véritable « État dans l’État », convoiteraient-elles in fine une reprise en main plus pérenne des provinces du Sud irakien et notamment de la région du Chatt al-’Arab ?

Les effets au long cours de cet « arrangement » en définitive éphémère entre l’Irak et l’Iran en 1975 n’ont, dans tous les cas, pas fini de faire parler d’eux. Que reste-t-il, en effet, de cet « esprit des accords d’Alger » auquel se référait le texte originel, sinon des décennies de sanctions et de conflagrations ? N’est-ce pas plutôt un esprit de vengeance tous azimuts qui a fini par l’emporter ?

The Conversation

Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.07.2025 à 16:51

Israël–Iran : la guerre économique a déjà un vainqueur

Djamchid Assadi, Professeur associé au département « Digital Management », Burgundy School of Business
Si les armes sont décisives, la capacité à financer une guerre demeure un facteur central dans tout conflit. Celui entre l’Iran et Israël n’échappe pas à cette règle d’airain.
Texte intégral (2056 mots)

Alors qu’un cessez-le-feu, fragile et incertain, est entré en vigueur entre la République islamique d'Iran et Israël, une autre guerre, moins visible mais tout aussi décisive, gagne en intensité : la guerre économique. Car, au-delà des frappes et des missiles, ce sont les finances publiques, la stabilité monétaire et la résilience industrielle qui façonnent les rapports de force.


Le 20 juin, les États-Unis frappent le site de Fordo, une installation hautement sécurisée construite à flanc de montagne près de Qom, conçue pour résister à d’éventuels bombardements. Ce site incarne l’avancée clandestine du programme nucléaire iranien et sa destruction – inachevée selon plusieurs sources –marque une nouvelle étape dans l’escalade militaire entre Israël et la République islamique d’Iran (RII).

Les guerres ne se décident pas seulement sur le terrain militaire. Elles reposent sur les capacités économiques des États qui les mènent. Une armée peut tirer, avancer, frapper, seulement si son pays peut financer ses armes, entretenir ses troupes, réparer ses infrastructures et maintenir sa cohésion interne. Sans ressources, sans capacité de production et sans marge budgétaire, l’effort de guerre s’effondre, quelle que soit la stratégie militaire.

C’est ce que plusieurs économistes, issus de traditions intellectuelles variées, ont souligné avec force. Kenneth Boulding affirmait dès 1962 qu’un pays économiquement affaibli voit sa puissance militaire s’éroder mécaniquement. Duncan Weldon rappelle que les Alliés ont gagné la Seconde Guerre mondiale non seulement sur le front, mais surtout par leur supériorité industrielle. Brigitte Granville, dans What Ails France ?, montre comment les déséquilibres macroéconomiques prolongés fragilisent la souveraineté de l’État. Mark Harrison quant à lui insiste sur le lien entre puissance économique, capacité étatique et efficacité stratégique. J. Bradford DeLong, enfin, observe que les régimes autoritaires du XXe siècle ont souvent été défaits non pas par manque de volonté politique, mais par l’incapacité structurelle de leurs économies à soutenir une guerre prolongée.

Tous ces travaux convergent vers un même enseignement : la force militaire dépend de la solidité économique. Une économie dégradée limite les capacités d’armement, désorganise les chaînes logistiques, fragilise la mobilisation de la population – et réduit, in fine, les chances de victoire.

Dans cette perspective, et au-delà du verdict militaire encore incertain, une question s’impose dès aujourd’hui : dans le conflit ouvert entre Israël et la RII le 13 juin 2025 et interrompu 12 jours plus tard par un cessez-le-feu fragile et incertain qui ne garantit point l'apaisement des tensions, qui gagne la guerre économique – celle qui conditionne toute victoire sur le terrain ?

État des forces économiques des belligérants au seuil de la guerre

Lorsque la guerre éclate le 13 juin 2025, l’économie de l'Iran est déjà exsangue. Selon le FMI, sa croissance réelle du PIB pour l’année est estimée à seulement 0,3 %, contre 3,7 % pour Israël au premier trimestre.

Le chômage illustre également ce déséquilibre. En 2024, il atteint 9,2 % en Iran, chiffre bien en-deçà de la réalité, contre un taux contenu entre 3,0 et 3,5 % en Israël. Ce différentiel traduit une dynamique socio-économique défavorable pour la République islamique, dont la population appauvrie est bien moins mobilisable dans la durée.

L’inflation accentue encore cette asymétrie. Elle est projetée à 43,3 % en Iran contre seulement 3,1 % en Israël. L’érosion rapide du pouvoir d’achat rend la mobilisation sociale difficile à maintenir pour le régime, tant sur le plan logistique que politique.

Côté finances publiques, le déficit budgétaire iranien atteint 6 % du PIB, alourdi par des subventions ciblées et des dépenses idéologiques. Israël, de son côté, parvient à contenir son déficit à 4,9 %, malgré une forte hausse des dépenses militaires. Là encore, le contraste signale une dissymétrie stratégique structurelle.

La situation monétaire renforce ce déséquilibre. Le rial s’est effondré, passant de 32 000 IRR/USD en 2018 à près de 930 000 IRR/USD en 2025. À l’inverse, le shekel reste stable autour de 3,57 ILS/USD. Une monnaie stable permet à Israël de maintenir ses importations critiques et de financer son effort de guerre dans des conditions soutenables. La RII, au contraire, voit sa capacité de financement militaire minée par une défiance monétaire généralisée.

Enfin, l’ouverture économique creuse davantage l’écart. L’Iran reste largement isolé du système financier international, frappé par les sanctions et déserté par les investisseurs étrangers, évoluant ainsi dans une autarcie contrainte. Israël bénéficie au contraire d’une intégration industrielle et technologique consolidée par ses alliances stratégiques.

Au total, la République islamique d’Iran entre dans le conflit dans une position structurellement défavorable : faible croissance, inflation galopante, déficit public incontrôlé, monnaie en chute libre, isolement économique, et population précarisée mécontente. Israël s’engage quant à lui avec un socle économique solide, des indicateurs de résilience et une profondeur stratégique qui lui permettent d’envisager un effort militaire prolongé.

Le coût quotidien de la guerre : une pression inégale sur les économies

Le conflit entre Israël et la RII s'est caractérisé par des campagnes aériennes intensives, des bombardements ciblés, des tirs de missiles longue portée et des cyberattaques. Les frappes israéliennes ont prioritairement visé des infrastructures militaires et logistiques.

Les dépenses engagées sont considérables : munitions guidées, missiles, drones, avions de chasse, radars, systèmes antiaériens, dispositifs de guerre électronique, salaires et primes militaires, ainsi que toute la logistique liée au front. Selon le Middle East Monitor, s’appuyant sur des données relayées par le Wall Street Journal, le coût quotidien du conflit s’élèverait à environ 200 millions de dollars pour Israël.

Pour la RII, aucune estimation indépendante n’est disponible à ce jour dans des sources reconnues. Toutefois, certains observateurs avancent, sans vérification rigoureuse, une fourchette allant de 150 à 200 millions de dollars par jour. Cette hypothèse doit être prise avec prudence, en l’absence de sources publiques confirmées.

Mais ces montants, similaires en valeur absolue, n’ont pas du tout le même poids économique selon les pays. Leurs effets, leur soutenabilité et leur impact sur la durée dépendent directement de la structure et de la santé économique de chaque État. Là où Israël peut absorber le choc, l’Iran semble déjà en tension.

Financer la guerre : entre ressources disponibles et épuisement des leviers

Israël soutient son effort de guerre grâce à un environnement financier solide, un accès complet aux marchés internationaux et un tissu productif performant. Il bénéficie aussi d’un appui logistique et stratégique direct des États-Unis (ravitaillements, batteries THAAD, intercepteurs, présence navale) et de renforts britanniques. L’OECD Economic Survey : Israel 2025 conclut qu’Israël conserve une stabilité macroéconomique robuste malgré les tensions géopolitiques.

La RII, en revanche, reste privée d’aide bilatérale et exclue des marchés de capitaux. Son financement de guerre repose sur :

1) Des exportations pétrolières résiduelles ;

2) Un endettement intérieur via des bons du trésor ;

3) Des collectes informelles religieuses (ṣadaqa maḏhabī, naḏr o niyāz) depuis l’été 2025.

Dans le budget 2025, l’augmentation des crédits alloués aux Gardiens de la Révolution et aux entités religieuses dépasse 35 %, tandis que les salaires publics grimpent de 18 à 20 %, dans un contexte d’inflation estimée à plus de 40 %. Ainsi, l’Iran oriente ses ressources vers la survie idéologique plutôt que la soutenabilité économique à long terme.

Conclusion : l’Iran mène la guerre dans une fragilité croissante – sans marges fiscales, sans soutien extérieur et dans un climat de défiance généralisée – tandis qu’Israël conserve pour l’heure une capacité d’action durable.

Une asymétrie stratégique à portée systémique

À l’issue de cette analyse, un constat s’impose : Israël est en train de remporter la guerre économique, indépendamment de l’évolution militaire immédiate.

Le pays s’appuie sur des alliances solides, des marges budgétaires substantielles et un environnement financier stable qui lui permettent de soutenir son effort de guerre dans la durée. Ce socle est consolidé par un soutien logistique et diplomatique direct des États-Unis – et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni – qui étend sa profondeur stratégique bien au-delà de ses frontières.

La République islamique d’Iran, en revanche, mène ce conflit dans un isolement quasi total, sans appui extérieur et avec des ressources internes de plus en plus fragiles : exportations pétrolières limitées, endettement intérieur peu soutenable, captation de fonds religieux. Cette situation ne reflète pas seulement deux modèles économiques distincts, mais deux trajectoires institutionnelles divergentes, désormais soumises à l’épreuve d’une guerre prolongée.

L’histoire récente – de la Yougoslavie des années 1990 à la Russie de 1917, en passant par l’Allemagne impériale en 1918 ou la Syrie après 2012 – montre que l’effondrement économique peut précipiter la défaite, même sans effondrement militaire immédiat.

Dès lors, la question centrale devient celle de la soutenabilité. La République islamique d’Iran peut-elle poursuivre son engagement militaire sans déclencher de ruptures budgétaires, monétaires ou sociales ? Israël, malgré sa solidité, pourra-t-il maintenir le soutien de sa population dans le cas d’un enlisement ou d’un choc stratégique externe ?

Dans ce face-à-face, l’économie ne joue pas un rôle secondaire. Elle est le révélateur du déséquilibre stratégique – et peut-être, à terme, le facteur décisif du basculement. Une stratégie comparable à la « guerre des étoiles » de Reagan, qui avait épuisé l’URSS en l’entraînant dans une course aux dépenses militaires insoutenables, semble aujourd’hui appliquée à la République islamique d’Iran.

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