19.08.2025 à 15:47
Hassen Raïs, Professeur de Finance, EDC Paris Business School
Du 13 au 24 juin 2025, un conflit militaire direct a opposé Israël à l’Iran. Comment les marchés boursiers ont-ils réagi ? Les traders ont-ils spéculé sur cette tendance ? Pour répondre à ces questions, nous avons étudié la volatilité (c’est-à-dire, l’amplitude des hausses et des baisses) des cours du pétrole et de l’or.
Le conflit militaire direct entre Israël et l’Iran déclenché le 13 juin 2025, appelé la « guerre de 12 jours », a opposé deux puissances régionales au cœur d’un espace stratégique déterminant pour les flux mondiaux d’énergie. Il concerne, en particulier, le détroit d’Ormuz, artère vitale pour les exportations de pétrole, avec une crainte du bouleversement des dynamiques économiques globales, notamment à travers la flambée et la volatilité des prix des matières premières.
Cet article se propose d’analyser l’impact de la volatilité (l’amplitude des hausses et des baisses) des marchés boursiers sur les matières premières durant cette période.
Les mouvements des prix des indicateurs de volatilités (VIX) suggèrent, dans les premiers jours de la « guerre de 12 jours », une situation de backwardation. Comme le marché de l’or et du pétrole présente une offre inférieure à la demande, leur cours s’avère inférieur à celui de l’instant présent. Concrètement, ce différentiel de prix sur les échéances des contrats, entre court et long terme, a encouragé une plus grande spéculation par les traders.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) a recensé en France 5,2 millions de transactions sur des fonds cotés sur indices en 2024 (Exchange Traded Funds ou ETF), après 2,8 millions en 2023. Les matières premières et, en particulier, les contrats à (long) terme sur les matières premières, servent désormais : de couvertures potentielles contre les pressions inflationnistes, de composantes de portefeuille pour des opportunités de diversification et, potentiellement, de substituts monétaires en cas de turbulences économiques.
Dès les premières frappes échangées, les marchés pétroliers ont réagi avec une nervosité extrême. Le 13 juin 2025, le pétrole brut Brent a enregistré une hausse de 8,28 %, atteignant 75,10 dollars le baril et le cours du pétrole brut West Texas Intermediate (WTI) a grimpé de 8,8 %, atteignant presque 74 dollars.
Ces hausses s’expliquent par la crainte d’un blocage du détroit d’Ormuz par lequel transite environ 20 % du pétrole mondial. La structure oligopolistique du marché pétrolier, dominée par quelques grands exportateurs, le rend particulièrement sensible aux perturbations géopolitiques.
Ces inquiétudes ont incité les opérateurs financiers à spéculer massivement à la hausse sur les contrats à terme (les futures), accentuant la volatilité des cours.
On distingue deux volatilités sur les marchés financiers : la volatilité historique indique la volatilité d’un titre pour une période passée, et la volatilité implicite, ou perception du risque, correspond à la volatilité anticipée par le marché. On mesure la volatilité implicite par l’indice VIX, qui correspond à la valeur d’un panier d’options à court terme sur le S&P500. Cet indice boursier est basé sur 500 grandes sociétés cotées aux États-Unis.
À lire aussi : En 2025, l’or est-il encore l’ultime placement refuge ?
La recherche académique nous fournit beaucoup d’articles sur la relation entre la volatilité des marchés et les prix des matières premières. L’une souligne la distinction entre l’or comme valeur refuge. Par exemple, l’or est une valeur refuge pendant les trois crises financières de 1987, de 1997 et de 2008. Le précieux minerai est utilisé comme une couverture, car ses rendements sont positifs (en moyenne) lorsque les rendements des actifs financiers (actions ou obligations) sont négatifs.
D’autres chercheurs identifient l’or comme une valeur refuge pendant les périodes de détresse du marché, avec une faible corrélation avec le dollar et les actions. L’or a une relation négative et significative avec les actions dans les marchés baissiers, mais pas dans les marchés haussiers, parce que l’or est toujours considéré comme une valeur refuge. Autrement dit, on achète moins d’or quand les marchés sont florissants, beaucoup quand ils sont en berne. C’est pourquoi certains chercheurs utilisent le VIX comme indicateur des perceptions mondiales du risque.
Le VIX et le pétrole étant négativement corrélés, une augmentation de la crainte sur les marchés financiers induit une réduction de la demande sur les marchés de l’énergie. L’indicateur de volatilité du marché financier états-unien VIX, appelé indice de la peur, exprime et mesure la volatilité implicite ou la volatilité anticipée des marchés financiers. Il a, empiriquement, un effet économiquement significatif à long terme sur plusieurs matières premières comme le pétrole et l’or.
Dans le cadre de cet article, nous analysons les relations entre la perception du risque globale et les matières premières. Nous utilisons pour cela les données de la veille, ou intra-journalières, durant la période de la « guerre de 12 jours ».
La perception du risque ou la volatilité implicite est mesurée par l’indice boursier états-unien VIX. Concernant les matières premières, nous nous concentrons sur les prix du pétrole et de l’or.
Le prix du pétrole est mesuré sur deux indices : le Brent – référence de prix pour le pétrole d’Europe, d’Afrique et du Moyen-Orient – et le WTI – référence de prix pour le pétrole auprès du New York Mercantile Exchange.
Notre modèle économétrique sur les données de cette période montre que l’amplitude des hausses et des baisses du cours boursier VIX est de 60 % plus élevée que celle des matières premières.
Les études empiriques montrent que les rendements des contrats à (long) terme sur les matières premières sont influencés par la perception du risque (volatilité implicite). Concrètement, le cours de l’or augmente lorsqu’il y a cette perception. Cette tendance confirme l’idée que les investisseurs perçoivent toujours l’or comme une valeur refuge, à acheter en prévision d’un accroissement de la volatilité accrue des marchés.
Le pétrole, quant à lui, présente une corrélation négative avec la perception du risque. Le cours du pétrole baisse lorsqu’il y a cette volatilité implicite. Ces résultats sont conformes aux analyses des études précédentes. Le Brent, qui est le standard du pétrole du Moyen-Orient, présente une plus grande corrélation (négative) durant cette période que le WTI. La crainte de la fermeture du détroit d’Ormuz est davantage ressentie.
Pour compléter notre analyse, notre modèle intègre, dans un deuxième temps, l’indicateur de volatilité du marché financier états-unien établi quotidiennement par le Chicago Board Options Exchange, le VXX. Si le VIX est un indice mesurant la volatilité attendue du marché, le VXX est un titre négocié en bourse qui suit les contrats à (long) terme sur le VIX. Le VXX est un fonds négocié en bourse, qui utilise un portefeuille de contrats à court terme sur l’indice S&P500-VIX.
Les titres VXX peuvent être achetés ou vendus, comme des actions. Le VXX est couramment utilisé comme couverture contre la volatilité du marché. En détenant des positions longues ou acheteuses sur le marché, on peut acheter des options ou des contrats à terme pour se protéger contre une baisse soudaine du marché, durant la période d’étude.
Pendant les périodes de forte volatilité, elles peuvent atteindre un pic, offrant aux traders la possibilité de profiter des mouvements de prix à court terme et des opportunités de trading spéculatif. On observe une augmentation du VXX du 12 au 13 juin 2024, qui passe de 51 à 55. Ce mouvement indique une potentielle spéculation sur la peur.
Nous confirmons que le conflit militaire exacerbe la volatilité et un comportement spéculatif accru de la part des intervenants sur les marchés. Ce comportement en période de conflit mérite davantage d’attention de la part de la recherche académique.
Heureusement pour tous, la guerre a pris fin le 24 juin.
Hassen Raïs ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.08.2025 à 17:15
Matthew Sussex, Associate Professor (Adj), Griffith Asia Institute; and Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University
La rencontre tenue en Alaska entre le président des États-Unis et celui de la Russie s’est soldée par un triomphe symbolique et diplomatique pour Vladimir Poutine. Les propositions de paix pour l’Ukraine qui semblent devoir en ressortir vont entièrement dans le sens des volontés du maître du Kremlin, et ne pourront sans doute pas être acceptées par Kiev et ses alliés européens. Trump, pour sa part, estime de toute évidence que toute paix, même injuste, temporaire et susceptible de déboucher sur une nouvelle attaque d’envergure menée par la Russie, serait souhaitable, car cela lui permettrait de se présenter comme l’artisan d’une solution.
L’étrange sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine qui vient de se tenir en Alaska devrait finir de convaincre ceux qui en doutaient encore que, aux yeux de la Maison Blanche, il importe plus d’entretenir des relations amicales avec le dictateur russe que d’instaurer une paix durable en Ukraine.
Le programme initial ayant été raccourci, les deux dirigeants ont pu conclure la réunion plus tôt que prévu. Ils se sont ensuite mutuellement félicités lors d’une conférence de presse à l’issue de laquelle ils n’ont pas répondu aux questions des journalistes présents.
Il ressort de cette séquence que Trump ne voit aucun inconvénient à offrir des victoires symboliques à Poutine et qu’il refuse d’exercer à son encontre la moindre pression réelle.
Le choix du lieu où s’est déroulée la rencontre n’avait rien d’anodin. En effet, la Russie affirme régulièrement que l’Alaska, qu’elle a vendu aux États-Unis dans les années 1860, lui appartient toujours de droit. Avant la réunion, les porte-parole du Kremlin ont pris plaisir à affirmer que Poutine et son équipe avaient emprunté un « vol intérieur » pour se rendre à Anchorage – des propos rappelant des panneaux d’affichage installés en Russie en 2022 et proclamant « L’Alaska est à nous ! ». Des prétentions russes sur l’Alaska que Trump a alimentées par une nouvelle gaffe avant la réunion lorsqu’il a déclaré que si les discussions ne prenaient pas le tour qu’il souhaitait… il « repartirait aux États-Unis ».
Lorsque l’avion de Poutine a atterri, des militaires américains se sont mis à genoux pour dérouler un tapis rouge sur lequel le président russe allait faire ses premiers pas sur le sol des États-Unis, comme un leader respecté plutôt que comme un criminel de guerre inculpé par la Cour pénale internationale. Poutine a ensuite été invité à rejoindre le bâtiment de la réunion non pas dans son propre véhicule, mais dans la limousine de Trump, en compagnie de celui-ci.
Au-delà de ces images marquantes, Trump a offert à Poutine plusieurs autres victoires qui ne peuvent que renforcer l’image du président russe dans son pays et confirmer au monde entier que les relations entre les États-Unis et la Russie se sont normalisées.
L’organisation d’un sommet est généralement perçue comme une faveur de la part du pays qui l’accueille, comme le signe d’une volonté sincère d’améliorer les relations bilatérales. En l’invitant en Alaska, Trump a traité Poutine sur un pied d’égalité. Il n’a exprimé aucune critique à propos des violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Russie, de ses tentatives de plus en plus violentes visant à fragmenter l’alliance transatlantique ou de sa volonté de multiplier les conquêtes territoriales.
Au lieu de cela, Trump a, une fois de plus, cherché à présenter Poutine et lui-même comme des victimes. Il a notamment déploré que l’un comme l’autre aient été contraints, depuis des années, de supporter « le mensonge “Russie, Russie, Russie” » selon lequel Moscou aurait interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016.
Il a ensuite offert à Poutine une victoire supplémentaire, en rejetant la responsabilité d’accepter les conditions russes pour mettre fin à la guerre en Ukraine sur le gouvernement ukrainien et sur l’Europe, affirmant que « au bout du compte, c’est à eux de décider ».
Poutine a obtenu tout ce qu’il pouvait espérer. Outre le gain symbolique qu’ont constitué ses séances photo avec le président américain, il a pu, sans être contredit, déclarer que la guerre en Ukraine ne pourrait se terminer qu’à la condition que soient réglées ses « causes profondes » – ce qui, dans sa bouche, signifie que c’est l’OTAN qui est responsable du conflit, et non pas l’agression impérialiste non provoquée qu’il mène depuis des années à l’encontre du pays voisin.
Il a également évité d’aborder le sujet d’éventuelles sanctions américaines supplémentaires, menace que Trump avait vaguement brandie dans les semaines précédentes avant de déclarer, comme il l’a si souvent fait par le passé qu’il avait besoin de « deux semaines » pour y réfléchir davantage.
Puis, ayant empoché ces victoires symboliques et diplomatiques, Poutine a rapidement repris son avion pour rentrer chez lui, emportant probablement la statue de bureau de l’aigle à tête blanche, emblème des États-Unis, que Trump lui avait offerte.
Après l’appel téléphonique passé par Trump aux dirigeants européens à l’issue du sommet pour les informer de la teneur de ses échanges avec Poutine, des détails concernant le plan de paix abordé par les deux hommes ont commencé à fuiter.
Poutine serait prêt à fixer les lignes de front actuelles dans les régions de Kherson et de Zaporijia en Ukraine, à condition que Kiev accepte de céder l’ensemble des régions de Lougansk et de Donetsk, y compris les territoires que la Russie ne contrôle pas actuellement. Il n’y aurait pas de cessez-le-feu immédiat (ce que souhaitent l’Europe et l’Ukraine), mais une évolution vers une paix permanente, ce qui correspond aux intérêts du Kremlin.
Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un piège à peine déguisé. Poutine et Trump soumettent à l’Ukraine et à l’Europe une proposition inacceptable, et une fois que celles-ci s’y seront opposées, ils les accuseront de refus d’aller de l’avant et de bellicisme.
D’une part, l’Ukraine contrôle toujours une partie importante de la région de Donetsk. Abandonner les régions de Donetsk et de Lougansk reviendrait non seulement à céder à Moscou les réserves de charbon et de minerais qu’elles recèlent, mais aussi à renoncer à des positions défensives vitales que les forces russes n’ont pas réussi à prendre depuis des années.
Cela permettrait également à la Russie de lancer plus aisément d’éventuelles incursions futures, ouvrant la voie vers Dnipro à l’ouest et vers Kharkiv au nord.
L’apparent soutien de Trump aux exigences de la Russie qui demande à l’Ukraine de céder des territoires en échange de la paix – ce que les membres européens de l’OTAN rejettent – signifie que Poutine a réussi à affaiblir encore davantage le partenariat transatlantique.
De plus, rien ou presque n’a été dit sur qui garantirait la paix, ni sur la façon dont l’Ukraine pourrait être assurée que Poutine ne profiterait pas de ce répit pour se réarmer et tenter à nouveau d’envahir la totalité du pays.
Étant donné que le Kremlin s’oppose systématiquement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, accepterait-il vraiment que des forces européennes ou américaines assurent la sécurité de la nouvelle ligne de contrôle ? Quant à l’Ukraine, serait-elle autorisée à se réarmer, et dans quelle mesure ?
Et même si dans une future ère post-Trump les États-Unis adoptaient une ligne plus ferme, Poutine aura tout de même réussi à s’emparer de territoires qu’il sera impossible de lui reprendre. Voilà qui renforce l’idée selon laquelle conquérir des parties d’un pays voisin est une stratégie payante.
Il existe toutefois un élément à première vue plus encourageant pour l’Ukraine : les États-Unis seraient prêts à lui offrir des garanties de sécurité « hors OTAN ».
Mais là aussi, la plus grande prudence est de mise. L’administration Trump a déjà exprimé publiquement son rapport pour le moins ambigu quant aux engagements des États-Unis à défendre l’Europe en vertu de l’article 5 de l’OTAN, ce qui a remis en question la crédibilité de Washington en tant qu’allié. Les États-Unis se battraient-ils vraiment pour l’Ukraine en cas de future invasion russe ?
Il faut reconnaître que les dirigeants européens ont réagi avec fermeté aux transactions de Trump avec Poutine.
Tout en saluant la tentative de résolution du conflit, ils ont déclaré au président ukrainien Volodymyr Zelensky qu’ils continueraient à le soutenir si l’accord était inacceptable. Zelensky, qui doit rencontrer Trump à Washington lundi, a déjà rejeté l’idée de céder la région du Donbass (Donetsk et Lougansk) à la Russie.
Mais l’Europe se retrouve désormais face à une réalité qu’elle ne peut nier : non seulement elle doit faire plus, mais elle doit également assurer un leadership durable sur les questions sécuritaires, plutôt que se contenter de réagir à des crises qui ne cessent de se répéter.
En fin de compte, le sommet de l’Alaska montre que la paix en Ukraine n’est qu’une partie du tableau d’ensemble aux yeux de l’administration Trump, qui s’efforce d’établir des relations plus cordiales avec Moscou, si ce n’est de s’aligner complètement sur le Kremlin.
Trump se soucie peu de la manière dont la paix sera obtenue en Ukraine, ou du temps que cette paix durera. Ce qui lui importe, c’est qu’il en retire le mérite, voire obtienne grâce à cette paix précaire le prix Nobel de la paix auquel il aspire ouvertement.
Et bien que la vision de Trump consistant à éloigner la Russie de la Chine relève de la fantaisie, il a néanmoins décidé de s’y accrocher. Cela oblige les partenaires européens des États-Unis à réagir en conséquence.
Il existe déjà de nombreux signes indiquant que, ayant échoué à gagner la guerre commerciale avec la Chine, l’administration Trump choisit désormais de s’en prendre aux alliés des États-Unis. On le constate à travers son obsession pour les droits de douane ; son désir étrange de punir l’Inde et le Japon ; et, plus globalement, la destruction du soft power américain.
Plus inquiétant encore : les initiatives diplomatiques de Trump continuent de le faire passer pour un jouet entre les mains des dirigeants autoritaires.
Cela enseigne une leçon plus large aux amis et partenaires des États-Unis : leur sécurité future dépend peut-être des bons offices américains, mais il serait naïf de croire que cela garantit automatiquement que Washington leur donnera la priorité s’ils se trouvent menacés par des puissances ennemies…
Matthew Sussex a reçu des financements de l'Australian Research Council, de l'Atlantic Council, de la Fulbright Foundation, de la Carnegie Foundation, du Lowy Institute et de divers ministères et agences gouvernementaux australiens.
17.08.2025 à 11:58
David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po
Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.
Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.
Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.
Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.
Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).
Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.
Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.
Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.
Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.
Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.
Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.
Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.
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Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.
Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**
En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.
Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.
Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.
Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.
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La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.
En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.
La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.
David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.08.2025 à 15:16
Marie Bassi, Enseignante-chercheure. Maîtresse de conférences en science politique, Université Côte d’Azur
Depuis plus de deux ans, le Soudan est en proie à une guerre opposant l’armée régulière à un groupe paramilitaire. Ce conflit a plongé le pays dans la plus grave crise humanitaire au monde et provoqué le déplacement de près de 13 millions de personnes depuis avril 2023, selon les Nations unies.
Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de ces deux années de guerre ? Éléments de réponse avec Marie Bassi, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur et coordinatrice du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Soudan, basé à Khartoum mais actuellement délocalisé au Caire.
The Conversation : Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines du conflit actuel au Soudan ?
Marie Bassi : La guerre a éclaté le 15 avril 2023 en plein cœur de Khartoum, la capitale soudanaise. Elle oppose deux acteurs ; les forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et un puissant groupe paramilitaire appelé les Forces de soutien rapide (FSR), représenté par Mohamed Hamdan Daglo (alias « Hemetti »). Les premiers, l’armée régulière, gouvernent le Soudan de manière presque ininterrompue depuis l’indépendance du pays, en 1956. Les deuxièmes, les FSR, sont dirigées par des chefs issus de tribus arabes de l’ouest du Soudan, au Darfour.
Ce conflit a la particularité d’avoir débuté dans la capitale, une première pour le pays. Bien que l’histoire du Soudan ait été marquée par des décennies de tensions entre le Nord et le Sud et par des conflits entre le centre et les périphéries, ceux-ci ne s’étaient jamais exportés dans la capitale. Cette fois-ci, Khartoum a été directement affectée, avec des pillages, la destruction des infrastructures (centrales électriques, conduites d’eau, hôpitaux, écoles, patrimoine culturel, archives nationales…), et des attaques de zones administratives et militaires, mais aussi de très nombreuses habitations.
C’est aussi probablement la première fois qu’autant de puissances étrangères sont directement impliquées dans le conflit. L’économie de guerre est alimentée par un réseau complexe d’alliances internationales. Les Émirats arabes unis apportent leur soutien aux FSR, ce qu’ils démentent en dépit de plusieurs enquêtes qui le prouvent. D’un autre côté, l’Égypte est un allié majeur de l’armée. La Libye, l’Ouganda, le Tchad, le Soudan du Sud, la Russie, l’Iran et bien d’autres sont également impliqués, plus ou moins directement.
Ce conflit se caractérise aussi par son extrême violence. On compte plus de 150 000 morts, des viols, des tortures, des exécutons sommaires. Les viols de masse font partie du recours généralisé aux violences sexuelles comme arme de guerre.
Ce sont 25 millions de Soudanais qui souffrent de faim aiguë avec l’augmentation drastique des prix des denrées alimentaires. La famine a été confirmée par l’ONU dans dix régions du pays. À cette crise alimentaire s’ajoute une crise sanitaire : de nombreux hôpitaux ne sont plus opérationnels et près de la moitié de la population n’a pas accès à des soins médicaux. On observe le développement d’épidémies, comme la rougeole, la dengue, le paludisme ou le choléra.
On assiste à une prolifération des armes et à une multiplication des groupes armés qui éloignent l’espoir d’une paix proche. La guerre se poursuit et les deux camps continuent de commettre des exécutions sommaires visant des civils, accusés de soutenir le camp adverse ou appartenant à des groupes ethniques perçus comme proches soit des FSR, soit de l’armée. On a également pu observer des campagnes de nettoyage ethnique menées par les FSR ou par l’armée, notamment au Darfour et dans la région de la Gezira.
Quelle est actuellement la situation au Darfour ?
M. B. : Le Darfour est une région de l’ouest du Soudan, presque aussi grande que la France. Depuis 2003, le Darfour est le théâtre d’un conflit armé ayant pour origine un accès inégal aux ressources, des années de marginalisation politique, des conditions économiques difficiles et l’implication de grandes puissances qui en convoitent les richesses.
Aujourd’hui, les FSR en contrôlent la quasi-totalité. Seule la ville d’Al Fasher, capitale du Darfour du Nord, leur échappe, mais elle est actuellement en état de siège. Une famine dramatique touche la ville. Le Darfour était déjà très pauvre en infrastructures de base avant la guerre ; maintenant, l’ensemble de la région est dans une situation humanitaire catastrophique.
Il y a quelques mois, les FSR avaient annoncé leur intention de former un gouvernement parallèle à celui établi à Port-Soudan sous le contrôle de l’armée. Ce 26 juillet, les FSR ont nommé un premier ministre. Elles vont peut-être réussir à contrôler l’entièreté du Darfour et une partie du Kordofan du Sud, et on évoque un risque de partition du pays.
On dit souvent que la guerre au Soudan souffre d’une sous-médiatisation. Cela engendre-t-il une mauvaise compréhension du conflit et de ses conséquences ?
M. B. : Il est vrai que cette réalité dramatique contraste avec un silence politique et médiatique assourdissant. Les rares moments où les médias européens parlent du Soudan se comptent sur les doigts de la main. D’autre part, je pense que la mise en récit de la guerre par les belligérants, par la plupart des médias et par certains acteurs politiques repose sur des interprétations assez simplificatrices et essentialistes.
On parle souvent d’une « guerre entre généraux », d’une « guerre ethnique », d’une « guerre entre les périphéries et Khartoum » ou uniquement d’une « guerre par procuration ».
C’est un peu tout ça, mais en réalité les racines de la guerre sont bien plus complexes et celle-ci doit être étudiée sous un prisme historique.
Le conflit est lié à une longue histoire d’exploitation des ressources des périphéries du Soudan par le pouvoir central, avec une gestion militarisée et brutale de ces périphéries. La violence qui secoue le pays, depuis 2023, va bien au-delà d’une simple compétition entre généraux rivaux. Il convient de rappeler deux éléments essentiels.
Il y a effectivement une guerre de pouvoir entre les deux groupes pour s’emparer du contrôle d’un pays très riche, en or, en uranium, en terres arables, en bétail, en gaz naturel et en pétrole, et d’un territoire 800 km qui donne également accès à la mer Rouge. Cependant, il faut mentionner que cette guerre oppose des personnes issues du régime précédent et alliées de longue date.
En effet, depuis l’indépendance, le gouvernement soudanais a suivi une stratégie d’externalisation de la violence en faisant systématiquement appel à différentes milices pour se prémunir des coups d’État et pour vaincre les mouvements armés dans certaines régions, notamment au Darfour ou dans les monts Nuba (dans l’État du Kordofan, Soudan du Sud) qui luttaient pour le partage équitable des ressources du pays.
Les FSR ne portaient pas le même nom il y a quelques années. Ils sont en partie des héritiers des janjawids, des milices issues des tribus arabes du Darfour, qui étaient impliquées dans les massacres, du début des années 2000 au Darfour, qualifiés de génocide par la Cour pénale internationale.
Elles ont pris du poids au fil des années et, en 2013, l’ancien dictateur Omar al-Bachir les convertit en FSR avant de les institutionnaliser en 2017. Avec leur participation comme supplétifs dans le conflit au Yémen, leur rôle pour renforcer le contrôle aux frontières à la demande de l’Union européenne, leur implantation dans les secteurs très rentables de l’or et de l’immobilier, les FSR se sont considérablement enrichies et ont été en position de rivaliser avec l’armée. Les milices qui sévissent aujourd’hui ont donc en réalité été construites par l’armée.
Ensuite, pour comprendre cette guerre, il faut revenir au soulèvement révolutionnaire soudanais de 2019. En avril, le dictateur Omar al-Bachir est destitué du pouvoir après trente ans de règne. Débutait alors une période de transition démocratique qui devait déboucher sur un gouvernement civil.
L’ancien inspecteur de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, qui avait succédé à Bachir, s’allie avec Mohamed Hamdan Daglo qui est à la tête des FSR. Ils orchestrent un coup d’État en octobre 2021 qui renverse le gouvernement de transition, évince les forces civiles et marque la reprise du pouvoir par l’armée et leurs alliés, les FSR.
Abdel Fattah al-Burhan dirige le nouveau gouvernement de transition militaire. Cependant, l’alliance entre l’armée et les FSR est fragile et leurs rivalités pour le partage du pouvoir s’exacerbent jusqu’à donner lieu au conflit d’avril 2023.
Fin mai, l’armée soudanaise a annoncé avoir libéré l’État de Khartoum des forces paramilitaires. Quel impact cette annonce a-t-elle eu auprès des diasporas soudanaises ? A-t-on pu observer des retours massifs vers la capitale ?
M. B. : Tout d’abord, il faut rappeler le nombre colossal de Soudanais contraints au déplacement forcé : on estime qu’au moins 13 millions de personnes ont quitté leur foyer, dont 4 millions dans les pays voisins. Les principaux pays d’accueil sont l’Égypte, avec plus d’un million et demi de Soudanais, le Soudan du Sud où ils sont plus d’un million, puis le Tchad (1,2 million), la Libye (plus de 210 000) et enfin l’Ouganda (plus de 70 000). Ce sont des chiffres colossaux et ils expliquent en partie pourquoi cette guerre est considérée comme la plus importante crise humanitaire au monde.
Ensuite, on observe en effet beaucoup de retours au Soudan, ces dernières semaines, bien que les chiffres annoncés restent approximatifs et soient à prendre avec précaution. La reprise de la capitale a marqué un tournant, c’était une victoire à la fois symbolique et tactique.
À l’intérieur du Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que près d’un million de personnes sont revenues dans leurs foyers d’origine, principalement à Khartoum et dans la région de la Gezira dont l’armée a également repris le contrôle début 2025. Près de 320 000 Soudanais seraient aussi revenus d’Égypte et du Soudan du Sud.
En Égypte, le gouvernement a mis en place une ligne de train pour faciliter le retour, et des bus entiers partent quotidiennement du Caire vers la frontière. Les gens ont envie de revenir dans leur maison, de voir s’il en reste quelque chose. Les personnes âgées ne veulent pas mourir en dehors de leur pays.
Les personnes les plus précaires, celles qui ne sont pas parvenues à scolariser leurs enfants ou à trouver des moyens de subsistance, reviennent. Par ailleurs, les autorités militaires cherchent à encourager le retour des Soudanais, en multipliant les annonces officielles. Celles-ci, toutefois, apparaissent souvent déconnectées de la situation réelle, comme lorsqu’elles affirment pouvoir reconstruire Khartoum en six mois pour retrouver son état d’avant-guerre.
Tout ceci a néanmoins un goût amer, puisque certains Soudanais se retrouvent contraints de célébrer leurs anciens ennemis, le camp de l’armée, celle-là même contre laquelle ils s’étaient mobilisés lors de la révolution de 2019, une révolution portée par l’espoir d’un gouvernement civil.
Et il faut aussi garder en tête que la guerre et les horreurs continuent dans plusieurs régions, notamment au Darfour et au Kordofan.
Dans vos travaux, vous abordez les formes d’engagement des diasporas soudanaises, notamment en Égypte. Quels sont les réseaux de solidarité qui existent aujourd’hui et quels sont les liens que les diasporas entretiennent avec leurs proches restés au Soudan ?
M. B. : Les transferts de fonds des membres de la diaspora vers le Soudan sont essentiels pour assurer la survie des Soudanais. C’est le cas pour les membres de la diaspora qui vivent et travaillent en Europe, au Canada, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe.
En Égypte, pays sur lequel je travaille plus particulièrement, les familles sont en contact permanent avec leurs proches restés au Soudan. Malheureusement, les opportunités professionnelles sont réduites et les Soudanais n’ont que très peu de moyens de subsistance, ce qui réduit les possibilités d’aider leurs proches. Ceux qui possédaient des ressources financières importantes avant la guerre ou dont des membres de la famille travaillent à l’étranger réussissent généralement à mieux s’en sortir.
Par ailleurs, il faut savoir trois choses. La première, c’est que toutes les initiatives d’aide et de solidarité diasporiques sont totalement invisibilisées. Pourtant, c’est ce qui permet la survie des Soudanais au Soudan. On parle de l’aide humanitaire internationale mais, en réalité, sans les centaines de milliers de Soudanais qui envoient de l’argent à leur famille restée au pays, la situation du Soudan serait bien plus catastrophique. Ceux qui retournent au pays aujourd’hui y amènent ce qu’ils peuvent – de la nourriture, des médicaments et parfois même des panneaux solaires.
La deuxième, c'est que le système bancaire soudanais est quasiment à l’arrêt et que peu de cash circule dans le pays. Les soutiens financiers fonctionnent donc essentiellement par une digitalisation de l’aide. Les Soudanais n’ont pas accès aux liquidités bancaires ; toutes les transactions passent par des applications bancaires. Grâce à celles-ci, il est possible d’acheter un peu de nourriture et des biens de première nécessité.
La troisième, c’est qu’il existe des modalités de solidarité locale très puissantes au Soudan, en particulier les salles d’intervention d’urgence, les Emergency Rooms ou les cantines solidaires, que les réfugiés soudanais soutiennent à distance. En dépit de la répression que ces groupes subissent, ils ont continué à œuvrer tout au long de la guerre et ont été, et sont toujours, des soutiens essentiels à la survie de milliers de Soudanais.
Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.
Marie Bassi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.08.2025 à 16:03
Donald Heflin, Executive Director of the Edward R. Murrow Center and Senior Fellow of Diplomatic Practice, The Fletcher School, Tufts University
Avant sommet organisé à la hâte entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine le 15 août 2025 en Alaska, qui n'a abouti à aucun accord de paix pour l'Ukraine, « The Conversation » s’est entretenu avec le diplomate chevronné Donald Heflin, qui enseigne aujourd’hui à la Fletcher School de l’Université Tufts, près de Boston, afin de connaître son point de vue sur cette rencontre inhabituelle. L'analyse du diplomate a été confirmée par les faits.
The Conversation : Comment les guerres prennent-elles fin ?
Donald Heflin : Les guerres prennent fin pour trois raisons. La première est que les deux camps s’épuisent et décident de faire la paix. La deuxième, plus courante, est qu’un camp s’épuise, lève la main et dit : « Oui, nous sommes prêts à nous asseoir à la table des négociations. »
Et puis la troisième raison, que nous avons vue au Moyen-Orient, c’est que des forces extérieures, comme les États-Unis ou l’Europe, interviennent et disent : « Ça suffit. Nous imposons notre volonté de l’extérieur. Arrêtez ça. »
Ce que nous voyons dans la situation entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’aucune des deux parties ne montre une réelle volonté de s’asseoir à la table des négociations et de céder du territoire.
Les combats se poursuivent donc. Et le rôle que jouent actuellement Trump et son administration correspond à la troisième possibilité, celle d’une puissance extérieure qui intervient et dit « Ça suffit ».
Regardons la Russie. Elle n’est peut-être plus la superpuissance qu’elle a été, mais c’est une puissance qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée importante. Ce n’est pas un petit pays du Moyen-Orient que les États-Unis peuvent dominer complètement. C’est presque un égal. Alors, peut-on vraiment lui imposer sa volonté et le faire venir sérieusement à la table des négociations s’il ne le veut pas ? J’en doute fort.
De quelle manière cette rencontre entre Trump et Poutine en Alaska s’inscrit-elle dans l’histoire des négociations de paix ?
D. H. : Beaucoup de gens font l’analogie avec la conférence de Munich de 1938, où le Royaume-Uni et la France ont rencontré l’Allemagne hitlérienne. Je n’aime pas faire de comparaison avec le nazisme ou avec l’Allemagne hitlérienne. Ces gens ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, perpétré l’Holocauste et tué de 30 millions à 40 millions de personnes. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à cela.
Mais sur le plan diplomatique, ce qui s’est passé en 1938 peut éclairer la situation actuelle. L’Allemagne a dit : « Écoutez, nous avons tous ces citoyens allemands qui vivent dans ce nouveau pays qu’est la Tchécoslovaquie. Ils ne sont pas traités correctement. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Allemagne. » Et les dirigeants nazis étaient prêts à envahir le pays.
L’Europe est alors en pleine crise des Sudètes : la situation est explosive. Pour éviter la guerre, le premier ministre britannique Neville Chamberlain décide de mener seul des négociations avec le chancelier Hitler. Il fait trois fois le voyage en Allemagne en quinze jours et ces rencontres mèneront aux accords de Munich, qui actent la cession par la Tchécoslovaquie des Sudètes au profit du IIIe Reich, avec des garanties françaises et britanniques sur l’intégrité du reste du pays. Et cela devait s’arrêter là. L’Allemagne ne devait avoir aucune autre exigence.
La Tchécoslovaquie n’était pas présente en 1938. C’est une paix qui lui a été imposée.
Et, bien sûr, il n’a pas fallu attendre plus d’un an ou deux ans avant que l’Allemagne déclare : « Non, nous voulons toute la Tchécoslovaquie. Et, d’ailleurs, nous voulons aussi la Pologne. » C’est ainsi que la Seconde Guerre mondiale a commencé.
Pourriez-vous préciser davantage ces comparaisons ?
D. H. : La Tchécoslovaquie n’était pas à la table des négociations. L’Ukraine n’est pas à la table des négociations.
À lire aussi : L’Ukraine pas conviée aux négociations sur son avenir : des précédents existent, et ils ne sont pas encourageants
Encore une fois, je ne suis pas sûr de vouloir comparer Poutine à Hitler, mais c’est un chef autoritaire à la tête d’une armée importante.
Des garanties de sécurité avaient été données à la Tchécoslovaquie ; elles n’ont pas été respectées. L’Occident a donné des garanties de sécurité à l’Ukraine lorsque ce pays a renoncé à ses armes nucléaires en 1994. Nous avons dit aux Ukrainiens : « Si vous faites preuve de courage et renoncez à vos armes nucléaires, nous veillerons à ce que vous ne soyez jamais envahis. » Et ils ont été envahis deux fois depuis, en 2014 et en 2022. L’Occident n’a pas réagi.
L’histoire nous enseigne donc que les chances que ce sommet débouche sur une paix durable sont assez faibles.
Quel type d’expertise est nécessaire pour négocier un accord de paix ?
D. H. : Voici comment cela se passe généralement dans la plupart des pays qui ont une politique étrangère d’envergure ou un appareil de sécurité nationale important, et même dans certains petits pays.
D’abord, les dirigeants politiques définissent leur objectif politique, ce qu’ils veulent atteindre.
Ils communiquent ensuite leurs objectifs aux agents de l’État, des services diplomatiques et aux militaires en leur disant : « Voici ce que nous voulons obtenir à la table des négociations. Comment y parvenir ? »
Alors ces experts leur font des propositions : « Nous allons faire ceci et cela, et nous affecterons du personnel à cette tâche. Nous travaillerons avec nos homologues russes pour tenter de réduire le nombre de points litigieux, puis nous proposerons des chiffres et des cartes. »
Or, il y a eu beaucoup de turnover au département d’État depuis l’investiture en janvier. L’équipe est nouvelle, et si certains, comme Marco Rubio, savent généralement ce qu’ils font en matière de sécurité nationale, d’autres moins. De nombreux hauts fonctionnaires et personnels du département d’État ont été licenciés, et beaucoup de cadres intermédiaires partent, et avec eux, c’est l’expertise qui s’en va.
C’est un vrai problème. L’appareil de sécurité nationale américain est de plus en plus dirigé par une équipe B, dans le meilleur des cas.
Pourquoi cela posera-t-il un problème quand Trump rencontrera Poutine ?
D. H. : Une rencontre entre deux dirigeants de deux grands pays comme ceux-ci ne s’organise pas à la hâte, à moins qu’il s’agisse d’une situation de crise.
C’est-à-dire que cette rencontre pourrait avoir lieu dans deux ou trois semaines, aussi bien que cette semaine.
En disposant de plus de temps, on peut mieux se préparer. On peut transmettre toutes sortes de documents et d’informations aux agents diplomatiques américains qui vont participer au sommet. Ceux-ci auraient le temps de rencontrer leurs homologues russes, ainsi que leurs homologues ukrainiens, voire des agents d’autres pays d’Europe occidentale. Et lorsque les deux parties finiraient par s’asseoir à la table des négociations, cela se passerait de manière très professionnelle.
Les négociateurs auraient des documents de travail similaires. Chacun aurait à peu près le même niveau d’information. Les questions seraient ciblées.
Ce n’est pas du tout le cas avec ce sommet en Alaska. Ici, il s’agit de deux dirigeants politiques qui vont se rencontrer et prendre des décisions – souvent motivées par des considérations purement politiques –, mais sans aucune idée réelle de leur faisabilité ou de la manière dont elles vont pouvoir être mises en œuvre.
Un accord de paix pourrait-il être appliqué ?
D. H. : Une fois encore, la situation est, en quelque sorte, hantée par le fait que l’Occident n’a jamais appliqué les garanties de sécurité promises en 1994.
Historiquement, la Russie et l’Ukraine ont toujours été liées, et c’est là le problème. Quelle est la ligne rouge de Poutine ? Renoncerait-il à la Crimée ? Non. Renoncerait-il à la partie de l’est de l’Ukraine qui a été prise de facto par la Russie avant même le début de la guerre ? Probablement pas. Renoncerait-il à ce qu’ils ont gagné depuis lors ? Peut-être.
Mettons-nous ensuite à la place de l’Ukraine. Veut-elle renoncer à la Crimée ? Elle répond « Non ». Veut-elle renoncer à une partie de l’est du pays ? Encore « Non ».
Je suis curieux de savoir ce que vos collègues du monde diplomatique pensent de cette réunion à venir.
D. H. : Les personnes qui comprennent le processus diplomatique pensent que cette initiative est de l’amateurisme et qu’elle a peu de chances d’aboutir à des résultats concrets et applicables. Elle donnera lieu à une déclaration et à une photo de Trump et de Poutine se serrant la main. Certains croiront que cela résoudra le problème. Ce ne sera pas le cas.
Donald Heflin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.08.2025 à 17:12
Jeff Bachman, Associate Professor, Department of Peace, Human Rights & Cultural Relations, American University School of International Service
Esther Brito Ruiz, Adjunct Instructor, American University School of International Service
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont régulièrement soutenu des dirigeants et des pays qui ont commis des atrocités. Washington déploie six stratégies rhétoriques pour se distancier de ces actes. Illustrations historiques avec les cas du Guatemala, de l’Indonésie au Timor oriental et de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont à plusieurs reprises soutenu des gouvernements qui ont commis des atrocités de masse, définies par le spécialiste du génocide Scott Straus comme étant une « violence à grande échelle et systématique contre des populations civiles ».
Cela inclut le soutien à Israël, qui est resté constant malgré le désaccord récent entre le président Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur la question de savoir si les Palestiniens sont victimes de famine à Gaza.
Nous sommes spécialistes des questions liées aux génocides et autres atrocités de masse, ainsi que des enjeux de sécurité internationale. Dans le cadre de nos recherches pour un prochain article à paraître dans le Journal of Genocide Research, nous avons étudié des déclarations officielles, des documents déclassifiés et des articles de presse portant sur quatre cas où les États-Unis ont soutenu des gouvernements alors qu’ils commettaient des atrocités : l’Indonésie au Timor oriental (1975-1999), le Guatemala (1981-1983), la coalition dirigée par l’Arabie saoudite – dite « Coalition » – au Yémen depuis 2015 et Israël à Gaza depuis octobre 2023.
Nous avons identifié six stratégies rhétoriques, autrement dit six façons de formuler un discours, utilisées par des responsables américains pour distancier publiquement les États-Unis des atrocités commises par ceux qui bénéficient de leur soutien.
Cette analyse est essentielle : lorsque les Américains, et plus largement l’opinion internationale, prennent ces discours pour argent comptant, les États-Unis peuvent continuer à agir en toute impunité, malgré leur rôle dans la violence mondiale.
Lorsque des responsables américains nient toute connaissance des atrocités perpétrées par des parties bénéficiant du soutien des États-Unis, nous appelons cela une ignorance feinte (premier stratagème).
Par exemple, après que la Coalition a bombardé un bus scolaire au Yémen, tuant des dizaines d’enfants, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a demandé au général Joseph Votel si le Commandement central des États-Unis suivait l’objectif des missions qu’il ravitaillait en carburant.
Sa réponse : « Sénatrice, nous ne le faisons pas. »
Cette ignorance proclamée contraste fortement avec les crimes de guerre de la Coalition, bien documentés depuis 2015. Comme l’a exprimé Scott Paul, expert du Yémen, dans ces termes : « Plus personne ne peut feindre la surprise lorsque de nombreux civils sont tués. »
Lorsque les preuves d’atrocités ne peuvent plus être ignorées, les responsables américains ont recours à la confusion pour brouiller les faits (deuxième stratagème).
Lorsque les forces indonésiennes ont perpétré des massacres en 1983, tuant des centaines de civils, l’ambassade des États-Unis à Jakarta a envoyé un télégramme au secrétaire d’État ainsi qu’à plusieurs ambassades, consulats et missions américaines remettant en question les rapports, car ils « n’avaient pas été confirmés par d’autres sources ».
De même, lors du génocide maya au Guatemala, à la suite du coup d’État réussi d’Efraín Ríos Montt, des responsables américains ont déformé les informations faisant état des violences perpétrées par le gouvernement, en rejetant la responsabilité sur les guérilleros.
Dans son rapport de 1982 sur les droits humains au Guatemala, par exemple, le département d’État affirmait :
« Lorsqu’il a été possible d’attribuer la responsabilité des [meurtres au Guatemala], il semble plus probable que, dans la majorité des cas, ce sont les insurgés […] qui sont coupables. »
Pourtant, les services de renseignement américains affirmaient le contraire.
Des rapports sur les atrocités et abus commis par l’État au Guatemala figurent dans des documents de renseignement américains datant des années 1960. Un câble de la CIA de 1992 mentionnait explicitement que « plusieurs villages ont été rasés » et que « l’armée ne devait pas faire de quartier, aux combattants comme aux non-combattants ».
Alors que continuent de s’accumuler les preuves des atrocités, ainsi que celles permettant d’identifier les responsables, les responsables américains ont souvent recours à la négation (troisième stratagème).
Ils ne nient pas que l’aide américaine est fournie, mais soutiennent qu’elle n’a pas été directement utilisée pour commettre des atrocités.
Par exemple, lors des atrocités commises par l’Indonésie au Timor oriental, les États-Unis ont activement formé des membres du corps des officiers indonésiens. Lorsque les forces de sécurité indonésiennes ont massacré jusqu’à 100 personnes dans un cimetière de Dili en 1991, la réaction de l’administration Bush s’est limitée à déclarer qu’« aucun des officiers militaires indonésiens présents à Santa Cruz n’avait reçu de formation américaine ».
Lorsque l’attention publique sur le soutien américain atteint un niveau qui ne peut plus être facilement ignoré, les responsables américains peuvent recourir à la diversion (quatrième stratagème).
Il s’agit d’ajustements politiques très médiatisés, qui impliquent rarement des changements significatifs. Ils incluent souvent une forme de leurre. En effet, l’objectif de la diversion n’est pas de changer le comportement du bénéficiaire de l’aide américaine, mais simplement une tactique politique utilisée pour apaiser les critiques.
En 1996, lorsque l’administration Clinton a cédé à la pression des militants en suspendant les ventes d’armes légères à l’Indonésie, elle a tout de même vendu à l’Indonésie pour 470 millions de dollars d’armements sophistiqués, dont neuf avions de combat F-16.
Plus récemment, en réponse aux critiques du Congrès et de l’opinion publique, l’administration Biden a suspendu la livraison de bombes de 2 000 et 500 livres à Israël en mai 2024 – mais seulement pour une courte période. Toutes ses autres importantes livraisons d’armes sont restées inchangées.
Comme l’illustre le soutien des États-Unis à Israël, le détournement inclut également des enquêtes américaines superficielles qui signalent une certaine préoccupation face aux abus, sans aucune conséquence, ainsi que le soutien à des auto-enquêtes, dont les résultats disculpatoires sont prévisibles.
Lorsque les atrocités commises par les bénéficiaires de l’aide américaine sont très visibles, les responsables américains utilisent également la glorification (cinquième stratagème) pour faire l’éloge des premiers et pour les présenter comme dignes d’être aidés.
En 1982, le président Ronald Reagan a fait l’éloge du président Suharto, le dictateur responsable de la mort de plus de 700 000 personnes en Indonésie et au Timor oriental entre 1965 et 1999, pour son leadership « responsable ». Par ailleurs, des responsables de l’administration Clinton le qualifiaient de « notre genre de gars ».
De même, le dirigeant guatémaltèque Ríos Montt a été présenté par Reagan au début des années 1980 comme
« un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un grand engagement », contraint de faire face à « un défi brutal lancé par des guérilleros armés et soutenus par des forces extérieures au Guatemala ».
Ces dirigeants sont ainsi dépeints comme exerçant la force soit pour une cause juste, soit uniquement parce qu’ils font face à une menace existentielle. Ce fut le cas pour Israël, l’administration Biden déclarant qu’Israël était
« en proie à une bataille existentielle ».
Cette glorification élève non seulement les dirigeants sur un piédestal moral, mais justifie également la violence qu’ils commettent.
Enfin, les responsables américains affirment souvent mener une forme de diplomatie discrète (sixième stratagème), agissant en coulisses pour contrôler les bénéficiaires de l’aide des États-Unis.
Il est important de noter que, selon ces responsables, pour que cette diplomatie discrète soit efficace, le soutien américain reste nécessaire. Ainsi, le maintien de l’aide à ceux qui commettent des atrocités se trouve légitimé précisément parce que c’est cette relation qui permet aux États-Unis d’influencer leur comportement.
Au Timor oriental, le Pentagone a fait valoir que la formation renforçait le « respect des droits humains par les troupes indonésiennes ». Lorsqu’une unité militaire indonésienne formée par les États-Unis a massacré environ 1 200 personnes en 1998, le département de la Défense a déclaré que « même si des soldats formés par les Américains avaient commis certains des meurtres », les États-Unis devaient continuer la formation afin de « maintenir leur influence sur la suite des événements ».
Les responsables américains ont également laissé entendre en 2020 que les Yéménites attaqués par la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite bénéficiaient du soutien militaire américain à cette Coalition, car ce soutien conférait aux États-Unis une influence sur l’utilisation de ces armes.
Dans le cas de Gaza, les responsables américains ont, à plusieurs reprises, invoqué la diplomatie discrète pour promouvoir la retenue, tout en cherchant à bloquer d’autres systèmes de responsabilisation.
Par exemple, les États-Unis ont utilisé leur veto à six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur Gaza depuis octobre 2023 et ont imposé des sanctions à cinq juges et procureurs de la Cour pénale internationale en raison de mandats d’arrêt émis contre Nétanyahou et l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant.
Les responsables américains utilisent depuis longtemps diverses stratégies rhétoriques pour prendre leurs distances par rapport aux atrocités commises par d’autres avec le soutien des États-Unis et pour minimiser leur contribution à ces actes.
Dans ce contexte, la reconnaissance par Trump d’une « vraie famine » à Gaza peut être considérée comme une diversion visant à détourner l’attention du soutien inchangé des États-Unis à Israël, alors que les conditions de famine à Gaza s’aggravent et que des Palestiniens sont tués en attendant de recevoir de la nourriture.
De l’ignorance feinte à la minimisation de la violence en passant par la louange de ses auteurs, les gouvernements et présidents américains ont, depuis longtemps, recours à une rhétorique trompeuse pour légitimer la violence des dirigeants et des pays qu’ils soutiennent.
Mais deux éléments sont nécessaires pour que ce discours continue de fonctionner : l’un est le langage employé par le gouvernement américain, l’autre est la crédulité et l’apathie du public.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.