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28.04.2025 à 16:58

États-Unis/Chine : désescalade ou déflagration ?

Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)
La rivalité entre les deux grandes puissances mondiales débouchera-t-elle sur une confrontation à grande échelle ou sur un « super deal » ?
Texte intégral (3715 mots)

La guerre économique est en cours. Mais Donald Trump pourra-t-il persévérer dans la voie de la confrontation avec Pékin, étant donné les risques de déstabilisation économique et financière, une dépendance mutuelle a priori plus difficilement substituable pour les États-Unis et la détermination sans faille affichée par les autorités chinoises ?


Alors que le capitalisme mondialisé du gagnant-gagnant a laissé place à l’idée d’un « capitalisme de la finitude », du fait de la prise de conscience générale du caractère limité des ressources planétaires, la guerre commerciale, technologique et monétaire s’intensifie entre les États-Unis et la Chine. Et à ce stade, les dirigeants chinois apparaissent plus résolus à réagir que lors du premier mandat de Donald Trump.

Objectivement, les États-Unis ne sont pas en position de force sur tous les plans, ce qui pourrait les conduire à privilégier un « super deal » avec Pékin (cf. tableau infra). Néanmoins, dans un scénario d’escalade extrême des tensions sino-américaines, le risque est celui d’une déstabilisation majeure de l’ordre économique mondial, voire d’un basculement sur le terrain géopolitique et militaire.

Économies miroirs et miroir aux alouettes

La relation économique sino-états-unienne résume les grands déséquilibres macroéconomiques mondiaux, dans un jeu comptable à somme nulle, illustré par les positions extérieures nettes des deux pays. Ces déséquilibres peuvent perdurer ou se réguler graduellement par des ajustements coopératifs ou des évolutions non concertées mais convergentes des modèles économiques et de société. Aucune de ces options n’apparaît envisageable, à très court terme, compte tenu de l’escalade dans le rapport de force entre les États-Unis et la Chine.

Position extérieure nette (milliards de dollars, 2023)
Position extérieure nette (en milliards de dollars, 2023) FMI (DOTS), Fourni par l'auteur

Le projet de l’administration Trump est un miroir aux alouettes. D’une part, il prône une relocalisation des investissements et une réindustrialisation (qui prendraient au mieux des années) pour soutenir l’emploi et l’autonomie stratégique du pays, à travers une dépréciation du dollar « concertée avec les partenaires ». D’autre part, il cherche à maintenir l’hégémonie du dollar comme devise de réserve internationale, tout en préservant le modèle consumériste.


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Ce double objectif antinomique sur le dollar remet au goût du jour le dilemme de Triffin, matérialisé lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971, en vertu duquel le dollar devait satisfaire deux objectifs inconciliables : la stabilité en tant qu’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises, et l’abondance en tant que moyen de règlement international et instrument de réserve.

Avec la menace de retrait des garanties de sécurité états-uniennes, les tarifs douaniers sont brandis comme une arme coercitive et de négociation envers le reste du monde vassalisé. À double emploi, ils sont aussi envisagés comme un moyen, au mieux très partiel, de substituer les taxes à l’importation aux impôts domestiques, rappelant les États-Unis du tournant du XXe siècle.


À lire aussi : Recréer un second « Gilded Age » (Âge doré) : les illusions de Trump


Quant à la Chine, elle se présente avec ses certitudes sur sa puissance industrielle et exportatrice, déployant une stratégie fondée sur le triptyque représailles-adaptation-diversification. Mais des doutes existent quant à sa capacité à rééquilibrer son modèle de croissance vers la consommation, dans un contexte de sur-épargne accentuée par la morosité ambiante post-pandémie.

La crise immobilière, la déflation, l’endettement élevé (entreprises et collectivités locales), le ralentissement structurel de la croissance économique et le déclin démographique font poindre le spectre d’une « japonisation précoce ». Les similitudes avec la trajectoire du Japon pourraient même être renforcées par un éventuel nouvel accord sur les parités des devises comme celui du Plaza en 1985.

Commerce mondial : crises et fragmentations | Le dessous des cartes, ARTE (2023)

Les deux puissances systémiques mondiales s’affranchissent, chacune à sa manière, des justes règles de la concurrence et du commerce international. Les États-Unis jouissent (encore) du privilège exorbitant du dollar et de son pendant, à savoir l’extraterritorialité du droit américain. La Chine assure ses parts de marché mondiales (14 % au global et 22 % sur les biens manufacturés) en subventionnant ses secteurs stratégiques et en pratiquant une forme de dumping qui lui permet d’exporter ses surcapacités, aidée par le Renminbi, une devise chinoise jugée sous-évaluée par les autorités américaines, contrairement aux analyses du FMI.

La Chine, de fournisseur des États-Unis à concurrent direct

Depuis quatre décennies, la relation sino-américaine est passée de la coopération à la « coopétition », pour glisser à partir de 2018 et dangereusement en 2025 vers la confrontation, à mesure que la Chine basculait du statut d’atelier manufacturier de biens à faible valeur ajoutée à concurrent direct sur les biens et services innovants, technologiques, verts et à haute valeur ajoutée.

Au cœur de la « première révolution industrielle » chinoise des années 1980-2000, l’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment à travers le déploiement de zones économiques spéciales (zones franches) et les transferts de technologies, a laissé place à une économie quasi schumpetérienne de l’innovation. Cette « seconde révolution industrielle » a été renforcée par des objectifs de « sinisation » des chaînes de valeur, d’indépendance technologique ainsi que d’autosuffisance et de sécurisation énergétique et alimentaire.

OCDE/TIVA (calculs de l’auteur). Cliquer pour zoomer., Fourni par l'auteur

Traditionnel market maker sur le marché mondial des matières premières, des hydrocarbures aux produits agricoles, la Chine a très tôt pris conscience de l’importance des métaux critiques et stratégiques (dès les années 1980 pour les terres rares), domaine dans lequel elle dispose d’une position dominante, surtout en tant que transformateur avec une maîtrise complète de la chaîne de valeur.

En 2020, les produits manufacturés chinois généraient plus d’un tiers de la valeur ajoutée dans le commerce mondial de biens manufacturés. En 2022, 56 % des robots industriels installés dans le monde l’ont été en Chine et 45 % des brevets mondiaux ont été déposés par la Chine entre 2019 et 2023. Même si les États-Unis maintiennent leur leadership dans le domaine des start-ups, la Chine recense 340 licornes (start-ups privées valorisées à plus d’un milliard de dollars US), dont plus d’un quart sont impliquées dans le secteur de l’intelligence artificielle (dont DeepSeek) et des semi-conducteurs.

Part des brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ( % du nombre total annuel) WIPO, calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

Une dépendance des États-Unis envers la Chine difficile à sevrer

En avril 2025, le niveau prohibitif atteint par les droits de douane bilatéraux et les autres mesures non tarifaires annihile les échanges commerciaux sino-américains. Toutefois, les exemptions accordées par l’administration Trump sur certains produits, dont les ordinateurs et smartphones, illustrent la dépendance des États-Unis envers la Chine.

En 2024, malgré la perte de parts de marché aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump (14 % vs. 22 % en 2018), le marché états-unien absorbait (encore) 14,6 % des exportations chinoises, hors exportations « indirectes » transitant désormais par des pays tiers tels que le Vietnam. L’excédent commercial de la Chine envers les États-Unis ressortait à 279 milliards de dollars US en 2023, soit 26 % de son excédent global, alors que le déficit bilatéral des États-Unis était de 340 milliards de dollars US, soit 30 % de leur déficit global.

Loin d’être anecdotique, les terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine et les IDE américains sur le sol chinois représentent des capacités de production installées importantes dans la filière des véhicules et batteries électriques.

États-Unis - Chine : le choc des titans, France 24 (avril 2025)

Depuis la crise financière de 2008, consciente de son exposition excessive aux bons du Trésor américain, la Chine en a réduit sa détention de 1 300 milliards de dollars US en 2011 à 761 milliards de dollars US en janvier 2025. Ce montant encore significatif en termes absolus ne représente que 2 % de la dette publique des États-Unis, détenue à 22 % seulement par des non-résidents.

Si la stabilité du marché obligataire américain dépend plus largement des investisseurs résidents, le projet évoqué de contraindre le reste du monde à continuer de financer les déficits publics du pays à des conditions favorables (échange de dette contre des obligations à très long terme) ou d’imposer une taxe sur les détenteurs étrangers de bons du Trésor pourrait générer un risque majeur de déstabilisation financière mondiale en démonétisant l’actif sans risque de référence.

Super deal ou escalade létale pour l’économie mondiale ?

L’opinion publique américaine, les lobbies économiques, les marchés financiers, les GAFAM, les dissensions au sein de l’administration, ou encore les élus républicains en quête de réélection sont des forces de rappel qui pourraient imposer à Donald Trump une désescalade voire un « super deal » avec Xi Jinping. A contrario, l’entêtement dans des droits de douane punitifs pourrait générer une crise économique et financière mondiale profonde et une dislocation de l’ordre international.

Dans ce bras de fer entre Washington et Pékin, le temps joue donc pour le second. Le régime chinois est déterminé à faire de la Chine la première puissance économique mondiale d’ici à 2049, pour le centenaire de la République populaire. Il a montré sa capacité à se projeter sur le temps long et à instiller une dose d’adaptabilité du modèle d’« économie sociale de marché » suffisante à sa perpétuation, et il ne doit pas rendre compte de son action dans les urnes.

Dans sa relation au monde, la Chine poursuit sa stratégie séculaire de réserve de façade et propose le récit d’un pays ouvert, libre-échangiste, à la recherche de la concorde mondiale, se positionnant pour un ordre multipolaire et en contre-puissance des États-Unis. Dans le cadre de sa stratégie de soft power incarnée par le club des BRICS+ et la Belt & Road Initiative, la Chine a diversifié ses actifs financiers internationaux et investi tous azimuts en Asie, en Amérique latine et en Afrique.

Parallèlement à l’aversion croissante des investisseurs internationaux vis-à-vis du marché chinois dans une stratégie de derisking-decoupling, les firmes chinoises pourraient continuer de s’extravertir en investissant à l’étranger dans une stratégie de nearshoring et de contournement des barrières protectionnistes, notamment dans l’accès au marché européen.

Le désengagement des États-Unis du cadre multilatéral pourrait être une opportunité pour la Chine de renforcer son influence dans les instances internationales, en se présentant comme le principal défenseur des pays en développement, du libre-échange et de l’aide internationale, dans une forme d’inversion des valeurs.

Malgré tout, la position ambiguë de la Chine sur la guerre en Ukraine, ses accointances avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, ses visées ostensibles sur Taïwan et son expansionnisme territorial en mer de Chine demeurent des sources d’inquiétude. La Chine, qui n’a plus été impliquée dans un conflit armé depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979, a augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, pour les porter à 245 milliards de dollars US officiellement en 2024 – mais peut-être de l’ordre de 450 milliards de dollars US en réalité, soit encore moitié moins, exprimé en dollars, que le budget de la défense des États-Unis.

Scénarios géoéconomiques

Voici un tableau volontairement binaire des scénarios géoéconomiques possibles, qui n’exclut pas d’autres hypothèses comme un scénario intermédiaire de « guerre commerciale universelle larvée » impliquant l’UE, voire d’autres puissances régionales.

Scénarii géoéconomiques. Fourni par l'auteur

The Conversation

Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.04.2025 à 10:42

Sanctions : un contournement coûteux pour la Russie

Charlotte Emlinger, Économiste, CEPII
Kevin Lefebvre, Économiste, CEPII
La Russie parvient toujours à se procurer les biens sur lesquels des sanctions ont été promulguées, mais ces biens sont plus chers et, souvent, de moindre qualité.
Texte intégral (2494 mots)

Les sanctions promulguées à l’encontre de la Russie depuis février 2022 sont souvent contournées. Pour autant, elles n’ont pas été inefficaces car la Russie est contrainte de payer bien plus cher pour ses importations, notamment celles de biens utilisés sur le champ de bataille.


L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a conduit les pays occidentaux à imposer à Moscou un ensemble de sanctions. L’Union européenne (UE) a ainsi restreint ses exportations vers la Russie pour plus de 2 000 produits sur les 4 646 exportés avant la guerre. Ces sanctions touchent des biens de consommation finale, des produits intermédiaires et des équipements avancés. Parmi ces derniers, 20 % sont des biens à double usage, ayant des applications à la fois civiles et militaires, comme les hélicoptères ou les équipements de communication radio.

Graphique 1 : Évolution des importations en Russie entre janvier 2020 et novembre 2023, par type de produits. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker et du Journal officiel de l’UE, Fourni par l'auteur

Après le début de la guerre et l’imposition des sanctions, les importations russes ont connu une baisse de 16 %. Cette réduction masque une chute de 64 % des importations en provenance de pays imposant des sanctions et, dans le même temps, une augmentation de 58 % des importations en provenance des autres pays.


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Dans ce contexte, la présence sur le champ de bataille de drones et de missiles russes contenant des composants occidentaux, tels que des processeurs, des cartes mémoires ou des amplificateurs, pose la question de l’efficacité des sanctions. Malgré les restrictions, la Russie a en effet continué à s’approvisionner en produits sanctionnés, et leurs importations ont même augmenté de 34 % grâce à une diversion du commerce (Graphique 1), la Chine remplaçant largement l’UE comme principal fournisseur de ces produits (Graphique 2).

Ainsi, un tiers des produits sanctionnés par l’UE ont été entièrement compensés par d’autres fournisseurs, cette proportion atteignant même deux tiers pour la liste restreinte des produits à double usage et des technologies avancées exploitées par l’armée russe sur le champ de bataille en Ukraine.

Graphique 2 : Évolution des importations en Russie de produits sanctionnés, par origine. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker et du Journal officiel de l’UE, Fourni par l'auteur

À titre d’exemple, alors que l’UE était le principal fournisseur de radios de communication importées par la Russie en janvier 2021, pour un montant de 3,4 millions de dollars, contre 0,66 million de dollars pour les importations en provenance de Chine, la chute des exportations de l’UE à partir de 2022 a largement été compensée par l’explosion des exportations chinoises sur cette période (Graphique 3).

Graphique 3 : Évolution des importations russes de radios de communication. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

Si le contournement des sanctions a permis à la Russie de continuer à se procurer des biens critiques, cela ne signifie pas pour autant que les sanctions ont été inefficaces. Car ce contournement des sanctions occidentales a un coût : depuis la guerre (février 2022), le prix des importations russes (toutes origines confondues) a augmenté de 13 % de plus en moyenne que celui des importations du reste du monde (à produits et origines identiques), mais de 22 % en provenance des pays qui n’ont pas imposé de sanctions et de 122 % pour les produits stratégiques.

Ce renchérissement des importations russes provient en partie de la hausse des coûts de transport et d’assurance vers la Russie - de 3 % de plus qu’ailleurs depuis la guerre - du fait des sanctions commerciales et financières. Elle est néanmoins loin d’être le seul facteur explicatif de l’inflation à l’entrée du marché russe.

Graphique 4 : Indice de prix des importations russes et coût de transport et d’assurance. Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

À la suite des restrictions commerciales, certains pays comme la Turquie ou l’Arménie ont servi d’intermédiaires pour acheminer des biens sanctionnés vers la Russie. Ces réexportations, loin d’être négligeables pour certains produits stratégiques comme les radios de communication (Graphique 5), ne constituent pourtant pas, d’après notre récente étude, un facteur majeur de la hausse des prix observée à l’entrée du marché russe.

Graphique 5 : Réexportations arméniennes de radios de communication. Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

Reste l’augmentation des marges des exportateurs : les prix des importations russes, nets des coûts de fret, ont en effet crû de 9 % de plus qu’ailleurs en moyenne depuis la guerre, avec une augmentation particulièrement marquée - de 45 % - pour les produits stratégiques. Les fournisseurs de la Russie ont ainsi pu profiter de la réduction de la concurrence sur le marché russe et exploiter sa dépendance pour augmenter leurs marges.

Par ailleurs, il y a toutes les raisons de penser que les nouveaux fournisseurs exportent des produits de moindre qualité, puisque ces origines étaient, avant la guerre, en moyenne moins chères que celles des pays qui ont imposé des sanctions. La Russie importait peu depuis ces pays avant 2022, ce qui suggère que le changement de fournisseur est une option de second choix.

Les restrictions occidentales à l’exportation ont donc atteint un de leurs objectifs en rendant l’approvisionnement de la Russie en biens stratégiques non seulement plus difficile et plus coûteux, mais aussi de moindre qualité.

Alors que les performances de l’économie russe (faible déficit public, faible dette publique, excédent commercial…) défient les prédictions, l’inflation se stabilise à un haut niveau, dépassant 10 % début 2025. Si la hausse des dépenses militaires et la pénurie de main-d’œuvre expliquent une partie de cette augmentation, les sanctions commerciales, à travers leur effet sur le prix des importations, contribuent également à nourrir cette hausse du niveau général des prix.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

27.04.2025 à 10:41

Le $TRUMP, une cryptomonnaie comme une autre ?

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux
Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?
Texte intégral (2697 mots)
Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Hadrian/Shutterstock

Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?


Et si la notoriété politique devenait une monnaie sonnante et trébuchante ? C’est le pari, provocateur et potentiellement lucratif, qu’a fait Donald Trump en lançant sa cryptomonnaie, sobrement baptisée $TRUMP, le 17 janvier 2025, soit trois jours avant son retour officiel à la Maison Blanche.

Commercialisé sur la blockchain Solana, ce memecoin a connu une envolée fulgurante. Introduit à environ 8 dollars, il a atteint un sommet à 77,24 $, le 19 janvier 2025, portant brièvement sa capitalisation à plus de 27 milliards de dollars. Mais cette dynamique s’est rapidement essoufflée. Après s’être stabilisé autour de 8,46 $, début avril, le cours du jeton est retombé à environ 7,50 $, le 17 avril.

Derrière ce jeton numérique, sans utilité réelle, se cache un phénomène bien connu des économistes : celui de la spéculation, nourrie par la croyance collective, les effets de réseau et le charisme d’un homme politique. Une bulle peut émerger même dans un marché parfaitement rationnel), dès lors que les investisseurs anticipent une hausse continue du prix. Abreu et Brunnermeier prolongent cette analyse en montrant comment les comportements stratégiques – chacun espérant sortir avant les autres – peuvent entretenir artificiellement une valorisation déconnectée des fondamentaux.

Dans une perspective historique, toutes les bulles, des tulipes hollandaises au bitcoin, partagent un même noyau. Celui d’un récit séduisant, puis d’une rupture brutale.

Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Dès lors, peut-on encore parler de simple mode cryptomonnaie ? ou s’agit-il du symptôme d’une économie au sein de laquelle l’influence personnelle devient un levier monétaire ?

En tant qu’économiste, je propose ici une lecture critique de ce phénomène inédit à la croisée des marchés, des symboles et du pouvoir.

Valeur d’usage et valeur de marché

Dans l’univers des cryptomonnaies, on distingue habituellement deux grandes familles. D’un côté, les projets fondés sur une innovation technologique ou financière, tels qu’Ethereum, les stablecoins ou les protocoles DeFI. De l’autre, les memecoins, ces jetons sans utilité pratique. Dotés d’un potentiel spéculatif fort, ils sont souvent alimentés par une communauté active ou une figure emblématique. $TRUMP s’inscrit pleinement dans cette seconde catégorie. Une distinction qui oppose les crypto-actifs à visée fonctionnelle (utility tokens) à ceux sans valeur d’usage et à finalité purement spéculative, comme les memecoins.

Fourni par l'auteur

Cette dissociation entre valeur d’usage et valorisation de marché n’est pas propre au $TRUMP. Elle a été observée dès les premiers travaux académiques sur le bitcoin, qui montrent qu’il peine à remplir les fonctions économiques classiques de la monnaie. Comme le rappelle l’économiste Figuet :

« Le bitcoin ne peut pas être considéré comme une monnaie : l’absence de valeur intrinsèque et de cours légal se traduit par une forte volatilité qui ne lui permet pas de remplir les fonctions monétaires traditionnelles. »

Le $TRUMP pousse cette logique encore plus loin, en supprimant toute dimension technique ou transactionnelle au profit d’un pur récit spéculatif.


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Récits économiques

À l’instar de Dogecoin ou Shiba Inu, le $TRUMP n’offre aucun service concret, ne repose sur aucun protocole technique particulier, et ne donne pas accès à des produits ou droits. Sa seule valeur repose sur son image : celle d’un président controversé, au fort pouvoir de mobilisation, qui transforme sa popularité en actif financier. Cette absence de « fondamentaux » ne l’a pas empêché de connaître une valorisation (brièvement) fulgurante. Dans un marché où les attentes sont autoréalisatrices, la valeur d’un actif peut alors naître de la seule croyance qu’il prendra de la valeur. Si suffisamment de personnes pensent que le $TRUMP montera, elles achètent, faisant ainsi monter le prix et confortant cette croyance.

Ce phénomène n’est pas nouveau. L’économiste Shiller a montré que les bulles spéculatives ne reposent pas uniquement sur des données économiques, mais aussi sur des croyances partagées, amplifiées par les médias et par les récits collectifs. Il approfondit cette idée en introduisant le concept d’economic narratives, ces histoires simples, virales et émotionnelles qui façonnent nos décisions économiques. Le récit du $TRUMP en est un exemple presque caricatural : un président devenu monnaie, un jeton comme déclaration politique, un actif numérique soutenu par une promesse implicite de pouvoir.

Le $TRUMP n’est pas un simple produit crypto. C’est un objet politique symbolique, investi d’un récit puissant et d’une forte charge émotionnelle. Et sur les marchés, parfois, cela suffit.

Valeur de la marque Trump

À la différence d’autres memecoins, le $TRUMP n’est pas né d’un simple mème internet ou d’un engouement collectif anonyme. Il est adossé à une figure politique bien réelle. Il incarne ainsi un tournant : la monétisation directe du capital politique.

En économie, on parle depuis longtemps de capital immatériel pour désigner les ressources non tangibles telles que la réputation, la visibilité ou l’image de marque. Les économistes Akerlof et Kranton ont montré que l’identité peut influencer profondément les comportements économiques, notamment lorsque des actifs sont associés à des appartenances symboliques. Dans le cas du $TRUMP, le jeton agit autant comme un instrument spéculatif que comme un marqueur d’engagement politique.

Golf de Donald Trump
Le nom Trump est déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires, médiatiques. John Penney/Shutterstock

On peut également rapprocher cette logique de la brand equity. La valeur d’une marque ne tient pas uniquement à ses produits, mais aussi à l’ensemble des associations mentales qu’elle évoque. Le nom Trump, déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires ou médiatiques, s’étend désormais au domaine des cryptomonnaies, avec pour seule promesse la persistance de l’aura présidentielle. Ce projet s’inscrit dans un écosystème plus large : NFTs à l’effigie de Trump, plateforme Truth Social, promesse d’un stablecoin patriotique ou d’un crypto Monopoly…

Cette stratégie de tokenisation de l’image politique pose une question nouvelle pour les économistes : à partir de quand la notoriété devient-elle une matière monétaire ?

Trump, pump and dump

Le cas du $TRUMP illustre parfaitement le fonctionnement d’un actif purement spéculatif : sans valeur d’usage, sans rendement attendu, mais dont le prix monte parce que d’autres y croient ou espèrent que d’autres y croiront. Ce phénomène repose sur un mécanisme bien connu : l’anticipation autoréalisatrice. Dans le cas du $TRUMP, ce type de comportement a été amplifié par un phénomène typique des marchés crypto : le FOMO (Fear Of Missing Out), c’est-à-dire la peur de manquer une opportunité.


À lire aussi : Le Fomo : Syndrome psychologique et outil marketing ?


Plus le prix monte, plus les acheteurs se ruent sur le jeton, de peur d’arriver trop tard. L’ascension fulgurante du prix en deux jours s’explique en grande partie par cette dynamique collective. Mais cette excitation est d’autant plus fragile que la structure du marché est déséquilibrée.

Seuls 20 % des jetons ont été initialement vendus au public, les 80 restants étant détenus par deux entités affiliées à Trump, libérés progressivement. Cette concentration crée un risque bien connu dans les marchés peu régulés : celui du pump and dump. Il s’agit d’une stratégie consistant à faire artificiellement monter un actif par effets d’annonce ou d’influence, puis à vendre massivement une fois le prix élevé, laissant les derniers entrants subir la chute.

Dans le cas du $TRUMP, aucun élément ne permet de dire qu’un tel schéma a été volontairement orchestré. Mais les conditions sont réunies : un récit viral, une offre concentrée, une bulle rapide suivie d’une chute brutale. On retrouve ici tous les ingrédients d’un actif hautement spéculatif, porté par une logique narrative et mimétique plus que par une analyse fondamentale.

Conflit d’intérêts

Ce qui rend le $TRUMP particulièrement sensible n’est pas seulement sa dynamique spéculative. C’est aussi le fait qu’il soit directement lié à un chef d’État en exercice, à la fois émetteur indirect du jeton (via un trust familial) et acteur central du pouvoir réglementaire. Le président des États-Unis, dont les décisions influencent les orientations fiscales et financières du pays, est en position de tirer profit (même indirectement) d’un actif volatil qu’il a contribué à lancer.

Dans un système démocratique, cette situation soulève une problématique classique de conflit d’intérêts, analysée notamment par l’OCDE. Lorsqu’un détenteur d’une fonction publique peut bénéficier d’un avantage économique privé à travers ses décisions, l’intégrité de la fonction est en jeu. Dans le cas du $TRUMP, l’imbrication entre intérêts politiques et marchés financiers n’est ni théorique ni symbolique. Elle est concrète, visible, et potentiellement influente.

Ce cas invite à poser une question plus large : jusqu’où peut-on privatiser le capital symbolique du pouvoir ? Dans un monde où les frontières entre sphère publique et marchés sont de plus en plus floues, le risque est celui d’une monétisation du charisme, où la notoriété devient un actif négociable, une valeur refuge ou spéculative, selon le cycle politique.

Cette expérience inédite soulève des questions éthiques et économiques majeures, qu’aucune régulation n’encadre encore clairement. Espérons que le $TRUMP ne soit qu’un mirage, et non le prélude à une ère où l’influence politique se négocie sur les marchés financiers.

The Conversation

Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.

26.04.2025 à 15:41

L’US Army selon Trump : purge idéologique, désengagement stratégique

Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours
L’armée des États-Unis, aussi bien dans sa dimension organisationnelle qu’en sa qualité d’outil de politique étrangère, connaît des changements rapides et profonds dont les conséquences seront majeures.
Texte intégral (2239 mots)
Le 15 avril 2025, à la Maison Blanche, Donald Trump participe à la remise d’un trophée sportif aux aspirants de marine de l’Académie navale des États-Unis. Site de la Maison Blanche

Coupes budgétaires, scandales, limogeages, licenciements à l’intérieur ; désengagement progressif de théâtres majeurs à l’extérieur, accompagné de menaces de déploiement massif face à des alliés, comme au Groenland ou à la frontière du Mexique : avec Donald Trump, la politique militaire des États-Unis connaît une transformation fulgurante qui suscite moult interrogations et inquiétudes, au pays comme ailleurs dans le monde.


Cent jours après son retour au pouvoir, Donald Trump a entamé une reconfiguration brutale et idéologique de l’appareil militaire des États-Unis. Loin d’un simple ajustement stratégique, c’est une transformation profonde de la défense nationale qui est à l’œuvre : coupes budgétaires massives, marginalisation de figures clés du Pentagone, recentrage des priorités sur des zones jugées politiquement rentables et retour assumé à une armée plus « loyale » que compétente.

Cette stratégie s’accompagne de scandales internes, de dérives autoritaires et d’un affaiblissement du moral des troupes. Le bilan des cent premiers jours touche bien au-delà de la sphère militaire : il pose une question centrale sur l’avenir de l’armée dans un État de droit fragilisé. L’opinion publique reste divisée entre ceux qui voient dans ces mesures un assainissement nécessaire et ceux qui dénoncent la dénaturation d’une institution républicaine.

Une réduction budgétaire sans précédent

Malgré l’annonce d’un budget record de 1 000 milliards de dollars pour Le Pentagone, les premières mesures de l’administration Trump 2 sont marquées par des coupes ciblées : les dépenses baisseront de 8 % par an pendant cinq ans sur les lignes jugées secondaires. Sont épargnées la modernisation de l’arsenal nucléaire, les technologies de surveillance et les opérations frontalières.

En revanche, des contrats majeurs avec Accenture ou [Deloitte](https://fr.wikipedia.org/wiki/Big_Four_(audit_et_conseil) ont été révoqués, et près de 61 000 postes civils sont appelés à disparaître. Le message est clair : il s’agit à la fois de réduire les coûts et de restaurer l’efficacité, même au prix de la stabilité interne.


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Cette logique touche durement la logistique et l’entretien, ralentit la modernisation des systèmes et affecte directement l’entraînement des troupes. Pete Hegseth, le nouveau secrétaire à la défense, a ordonné la révision des standards physiques pour toutes les unités de combat, au nom d’une « culture du guerrier ». Priorité affichée : létalité et discipline. Réalité : une armée qui perd en cohésion et en compétences, déstabilisée par des choix idéologiques plus que fonctionnels.

La menace du gel des programmes de formation conjointe avec les alliés, divulguée par les médias suédois, a été démentie, mais reste une possibilité.

Les coupes budgétaires affectent aussi la recherche et le développement dans les domaines cyber, spatial et de l’intelligence artificielle, mettant en péril la compétitivité technologique des États-Unis dans des secteurs clés de la guerre du futur. Plusieurs experts militaires craignent un effet retardé, où les gains à court terme en efficacité budgétaire se paieront d’une perte de supériorité décisive dans une dizaine d’années. Ce pari sur le temps long, fondé sur une confiance idéologique dans la résilience de l’appareil militaire, pourrait s’avérer risqué dans un environnement stratégique aussi instable.

Une purge silencieuse mais réelle

En parallèle de cette rationalisation budgétaire, la structure hiérarchique de l’armée est bouleversée par une série de renvois spectaculaires de hauts gradés : Timothy Haugh (directeur de l'agence américaine de renseignement, la NSA), Shoshana Chatfield (représentante à l’Otan), Charles Q. Brown Jr (chef d’état-major interarmées), Susannah Meyers (responsable de l’unique base américaine au Groenland)… Tous perçus comme critiques, non alignés, ou coupables d’avoir manifesté des doutes sur la ligne imposée depuis la Maison Blanche. Le Pentagone assume : il s’agit de restaurer la loyauté.

Mais les profils ciblés ne trompent pas : femmes, officiers issus de minorités, responsables attachés aux alliances multilatérales. L’offensive contre les politiques DEI (diversité, équité, inclusion) a d’ailleurs pris un tour systématique. Clubs dissous à West Point, livres retirés des bibliothèques militaires, suppression puis restauration de références historiques aux Tuskegee Airmen (les premiers aviateurs militaires afro-américains des États-Unis) ou aux Navajo Code Talkers (soldats issus du peuple navajo ayant mis au point un code indéchiffrable durant la Seconde Guerre mondiale) : c’est une mémoire militaire alternative que l’administration tente de configurer.

Les militaires eux-mêmes expriment de plus en plus leur malaise face à ce qui est perçu comme une croisade idéologique.

Les initiatives autour du mentorat, du soutien psychologique ou de la médiation ont été supprimées, car jugées « non prioritaires ». Le climat se durcit, et les départs anticipés sont à craindre, ce qui pourrait avoir des effets de longue durée. Ce phénomène pourrait durablement affaiblir la capacité de commandement intermédiaire, déjà sous pression.

Retrait partiel, recentrage idéologique

Sur la scène internationale, l’administration Trump adopte une logique de repli sélectif. L’aide à l’Ukraine est brièvement suspendue en mars 2025. En avril, quand les villes ukrainiennes de Soumy et de Kryvyï Rih sont frappées par des missiles russes, la réaction des États-Unis est pour le moins évasive. Le 4 avril, après la frappe sur Kryvyï Rih, qui tue 11 adultes et 9 enfants, l’ambassadrice à Kiev Bridget Brink déplore les vies perdues sans citer la Russie, suscitant de vives critiques de Volodymyr Zelensky (elle pointera d’ailleurs la Russie du doigt après la frappe sur Soumy, le 13 avril, qui a fait plus de 30 victimes). Keith Kellogg, conseiller spécial de Trump pour la Russie et l’Ukraine, parle à propos de Soumy d’une « attaque au-delà de toute décence », sans plus de conséquences concrètes. Trump, pour sa part, se contente d’accuser… Volodymyr Zelensky et Joe Biden d’être à l’origine de la guerre. La volte-face des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine se ressent de plus en plus clairement.

Mais le désengagement ne s’arrête pas là. La promesse d’intégration de l’Ukraine à l’Otan est abandonnée. Les relations avec les alliés européens sont tendues. Contre l’avis du général Cavoli, commandant des forces des États-Unis en Europe (Eucom), Washington menace de retirer 10 000 soldats d’Europe.

En Asie-Pacifique, la doctrine est floue : alors que la Chine intensifie ses pressions sur Taïwan, les États-Unis gardent le silence, mais des rumeurs persistent notamment sur une réduction des effectifs stationnés en Corée du Sud.

En revanche, le pouvoir se redéploie ailleurs : Panama, la frontière du Mexique, le Groenland.

Moins d’alliés, plus de contrôle politique : c’est une géopolitique de l’entre-soi qui se dessine, déconnectée des alliances traditionnelles et source d’incertitude.

Une armée fragilisée, une société fracturée

Les effets de cette stratégie se font sentir à tous les niveaux. Le retrait logistique de Pologne et les retards de maintenance affaiblissent l’aptitude à réagir rapidement en cas de besoin (« readiness »). Le moral des troupes décline. L’incertitude sur les déploiements, les coupes dans les effectifs civils et les révisions de standards alimentent une forme de désillusion.

Les écoles des bases militaires voient apparaître des mobilisations d’élèves contre la suppression de clubs ou de manuels. À Stuttgart, une cinquantaine d’élèves ont quitté leurs cours en signe de protestation, lors d’une visite de Pete Hegseth. Chez les anciens combattants, la colère monte : les associations comme VoteVets dénoncent la trahison des promesses faites aux militaires.

Parallèlement, des fuites sur les méthodes de communication non sécurisées exposent l’improvisation de l’équipe dirigeante. Un journaliste aurait été ajouté par erreur à un groupe discutant d’opérations classifiées au Yémen (Signalgate).

Un climat de peur paralyse toute contestation au sein du commandement. La loyauté prime sur la compétence, au détriment du professionnalisme. Des officiers anonymes évoquent une purge politique permanente. Cette culture du silence, accentuée par l’absence de stratégie claire, aggrave le malaise et affaiblit l’efficacité opérationnelle.

Le décrochage américain

Le refus de Trump de se rendre à Dover (Delaware) pour accueillir les corps de soldats morts lors d’un accident en Lituanie est plus qu’un symbole : il incarne un abandon du pacte moral entre la nation et son armée. La fracture civilo-militaire se creuse, tout comme la méfiance entre institutions. Des généraux en retraite, des diplomates, et même certains élus républicains comme le président de la commission des forces armées du Sénat, le sénateur républicain Roger Wicker, du Mississippi, commencent à exprimer publiquement leurs inquiétudes.

Au niveau mondial, la stratégie trumpienne crée un vide. L’imprévisibilité de Washington affaiblit les alliances, brouille les doctrines et laisse le champ libre aux puissances révisionnistes. Le leadership des États-Unis, déjà contesté, sort durablement amoindri de ce tournant idéologique et partisan.

L’armée américaine, longtemps pilier du système international, se retrouve instrumentalisée et isolée, au moment où le monde aurait besoin de clarté, de cohérence et de stabilité. Dans les capitales alliées, le doute s’installe : les États-Unis sont-ils encore un partenaire fiable ?

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.04.2025 à 17:45

Les guerres d’Israël et la question de la morale

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po
Extraits choisis du récent ouvrage de Samy Cohen, « Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre », qui vient de paraître aux éditions Flammarion.
Texte intégral (2994 mots)

Entouré dès sa naissance en 1948 de nombreux ennemis déterminés à le faire disparaître, frappé par de multiples actes terroristes, Israël a rapidement mis sur pied un système militaire d’une redoutable efficacité… tout en affirmant son attachement à une forme d’éthique dans la conduite de la guerre et allant jusqu’à présenter son armée, Tsahal, comme étant « l’armée la plus morale du monde ». Alors que sa réaction au massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 lui vaut l’opprobre d’une large partie de la communauté internationale et des accusations de génocide, il est particulièrement éclairant de se plonger dans l’ouvrage que le politologue Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po, auteur de plusieurs livres consacrés à l’État hébreu, vient de publier chez Flammarion, Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, qui revient avec finesse et érudition sur l’évolution de la société et de l’armée d’Israël, de la formation de l’État à nos jours, et dont nous présentons ici des extraits tirés de la conclusion.


Quelles leçons tirer sur la place qu’occupe la question éthique dans la société et l’armée israéliennes ? Certains auteurs pensent que la haine et la violence sont intrinsèques à toute guerre et qu’il est vain de se poser la question de la « morale de la guerre », « la guerre pulvérise les valeurs et les lois ». Cette affirmation est discutable. Des soldats, en Israël comme ailleurs, sont en mesure de réfléchir à leurs actes, de distinguer le licite de l’illicite et de faire preuve d’humanité. C’est se dispenser de toute réflexion, surtout en cette période où le droit international humanitaire est « de moins en moins respecté ». C’est justement parce que la guerre engendre les pires sentiments, qu’il faut s’interroger sur les conditions rendant le comportement des armées moins inhumain.

Mais qu’est-ce qui est « moral » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un « comportement moral » n’implique pas de s’abstenir de faire la guerre dans un milieu peuplé de civils. Il y a des moments où des opérations militaires, mettant la population ennemie en danger, doivent quand même être menées, pour protéger les siens. Une armée en guerre contre le terrorisme peut être confrontée à des choix difficiles.

Un « comportement moral », surtout dans les conditions de la guerre asymétrique, s’évalue avant tout par la volonté de témoigner un minimum d’humanité aux populations civiles, par le refus d’obéir à des ordres manifestement illégaux, par la réflexion, le doute : tuer ou laisser vivre ? Des précautions sont-elles prises au moment de planifier les opérations, pour minimiser les pertes civiles ? Le système judiciaire sanctionne-t‑il les combattants qui violent la loi ? La formation donnée aux combattants en matière d’éthique est-elle suffisante ? La société civile s’érige-t‑elle en rempart contre les atrocités commises par son armée, ou au contraire laisse-t‑elle faire ? Le leadership politique, les partis, condamnent-ils les violations flagrantes des codes moraux par leurs soldats ? Au regard de ces critères, comment la société israélienne et son armée se sont-elles comportées ?

La réponse n’est pas univoque. Dans son histoire, Israël a oscillé entre brutalité et retenue. Sa trajectoire éthique comporte quatre grandes périodes, quatre grands âges : la première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps, et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Les codes moraux étaient pratiquement inexistants. Les combattants ignoraient volontiers le droit international. Il n’existait aucun mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Dans de nombreux cas, ils se livraient à des exactions sans en avoir reçu l’ordre. Par moments, rien ne distingue le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». Le commandement israélien n’osait guère sévir. La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement a laissé faire.

[…]

La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales vont favoriser l’éclosion d’une nouvelle culture, d’une véritable conscience morale. Depuis la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. Les combattants qui expriment leurs « dilemmes moraux » lors d’une guerre sont perçus comme des héros. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans impacter l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie se consolide, la société s’autonomise par rapport au politique, les associations se multiplient, la population acquiert une capacité de jugement critique, ne faisant plus confiance aveuglément au gouvernement.

La guerre du Kippour en 1973 voit éclore un mouvement de protestation chez des soldats qui osent réclamer des comptes aux dirigeants, et vont obtenir leur démission. La question éthique surgit de manière éclatante avec une manifestation gigantesque contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Gueva et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres imposant à la population ennemie des souffrances inutiles. Les familles de soldats n’acceptent plus le sacrifice aveugle de leurs enfants. Elles veulent savoir pourquoi leur pays part en guerre. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public toute violation de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux qui se sont manifestés pendant la première Intifada, ne sont plus acceptés de la même manière. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux refusant les appels de la droite à la répression violente. Les journalistes se sont faits, eux aussi, plus critiques.

Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la seconde Intifada. Il devient difficile de ne pas répliquer à des actes barbares par des actions similaires. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Les délais de réaction se réduisent. On tire volontiers pour éviter tout risque. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme. […]

La régression par rapport aux décennies précédentes est palpable, sans renouer pour autant avec les années 1940-1950. Les massacres ne sont plus de mise. Tsahal n’a jamais adopté les méthodes des groupes terroristes. Elle ne veut pas se trouver au banc des accusés pour crimes de guerre. Elle n’entend toutefois pas se laisser totalement brider par le droit international. Elle fait le nécessaire pour montrer autant que possible qu’elle est une armée « morale », mais ses efforts s’arrêtent là où commencent les risques pour ses soldats. Elle module sa riposte en essayant de tenir compte de ces deux contraintes.

Le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, créant un climat psychologique nouveau dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite. Un processus qui va s’accentuer avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas entre 2005 et 2010. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont effritées.

Dans la société, les questions éthiques ne font plus débat. Ceux qui osent les aborder sont très minoritaires et vite accusés de trahison. Achever un terroriste blessé – rendu inoffensif – devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». C’est l’ère des soldats qui « tirent et qui ne pleurent pas ». Quant à leurs familles, elles se mobilisent afin que l’armée ne fasse prendre aucun risque à leurs enfants. Tout comportement « moral » est perçu comme inadéquat. L’objection de conscience se fait rarissime.

[…]

Ces extraits sont issus de Tuer ou laisser vivre : Israël et la morale de la guerre, de Samy Cohen, qui vient de paraître aux éditions Flammarion. Flammarion

La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza due à l’agression du Hamas, le 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique, comme celles que les Israéliens connaissent bien, mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Des dizaines de milliers d’habitants ont dû être évacués, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre d’Indépendance en 1948. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée, réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette particulière envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger.

Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide ». Mais la rage emporte tout – les dilemmes, les hésitations, les précautions – et brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance à ses destinataires.

La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes, qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et fait oublier la cause qu’elle défend.

[…]

L’« armée la plus morale au monde » ?

L’expression « Tsahal, l’armée la plus morale au monde » est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans, et compte tenu des nombreuses violations du droit. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique et française.

Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.

Dans les « jeux olympiques de la morale », la société israélienne s’est attribuée d’office la « médaille d’or », sans préciser à qui reviendraient l’argent et le bronze. Le célèbre militant de la paix, Uri Avnery, écrivit ironiquement que s’il devait classer les armées, il dirait que « Tsahal est plus morale que l’armée russe et moins que l’armée suisse. La seule armée morale est celle qui ne combat pas. »

Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des « good guys », les parachutistes, le Nahal, composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées ou de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation.

Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. C’est un mythe qui sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique. Il ne faut pas toucher à l’armée, vache sacrée de la société. Ce cri émerge d’ailleurs chaque fois que Tsahal se retrouve sur la sellette. Un véritable bouclier se lève alors pour défendre sa réputation.

Ce mythe ne s’éteindra pas à la publication de ce livre. Il résistera d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée Daniel Bar-Tal, mais aussi à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est une glace dans laquelle la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste », visant à délégitimer l’existence d’Israël.

La force de ce mythe, son aptitude à surmonter l’épreuve du temps, tient à sa capacité à forger une conscience collective, et au rôle qu’il joue dans la construction identitaire du pays.

The Conversation

Samy Cohen a reçu un financement de son laboratoire de recherche, le CERI/Sciences Po, pour sa mission de terrain en Israël, en novembre 2022.

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