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25.06.2025 à 17:09

Réarmement européen : informations sensibles, fuites… comment gérer le secret dans l’innovation militaire

Sihem BenMahmoud-Jouini, Associate Professor, HEC Paris Business School

Romaric Servajean-Hilst, Professeur de stratégie et management des achats et de l'innovation collaborative Kedge Business School, Chercheur-associé au Centre de Recherche en Gestion i3 de l'Ecole polytechnique, Kedge Business School

Comment les entreprises européennes de défense peuvent-elles concilier innovation ouverte, secret et sécurité de l’information ? Réponse avec le « secret flexible ».
Texte intégral (1792 mots)

L’innovation militaire nécessite un équilibre entre secret et collaboration. Une recherche analyse les stratégies mises en œuvre par un grand groupe de défense, renommé « Globaldef » pour des raisons de confidentialité – afin de concilier innovation ouverte et sécurité de l’information.


Face aux engagements incertains du président américain Donald Trump et aux ambitions du président russe Vladimir Poutine, les capitales européennes ne parlent plus que de réarmement.

Dans cette perspective, la Commission européenne a proposé un plan d’investissement de 800 milliards d’euros visant à « accroître rapidement et de manière significative les dépenses en capacité de défense », selon les mots de sa présidente Ursula von der Leyen.

Le financement n’est que le premier d’une série d’obstacles à surmonter pour innover dans le domaine militaire. Renforcer les capacités « rapidement et de manière significative » s’annonce complexe pour un secteur contraint de suivre le rythme soutenu des évolutions technologiques.

Bien sûr, les industriels de la défense ne sont pas seuls : ils peuvent s’appuyer sur un large éventail de partenaires potentiels, des PME aux start-ups. Mais ces collaborations pour innover supposent de la confiance et une disposition à partager des informations sensibles – des exigences qui semblent difficilement conciliables avec les impératifs de la confidentialité militaire.

C’est pourquoi le réarmement de l’Europe exige une nouvelle approche de la confidentialité.

Un article que j’ai coécrit avec Jonathan Langlois (HEC), sur la base de ses travaux de doctorat, et Romaric Servajean-Hilst (KEDGE Business School) analyse les stratégies mises en œuvre par un grand groupe de défense – que nous avons renommé « Globaldef » pour des raisons de confidentialité –, afin de concilier innovation ouverte et sécurité de l’information. Les 43 professionnels interrogés – responsables recherche et développement (R&D), dirigeants de start-up, responsables de l’innovation – ne suivent pas consciemment une méthode commune. Pourtant, leurs approches fines et évolutives peuvent servir de référence cohérente pour l’ensemble du secteur européen de la défense, confronté à l’urgence de s’adapter à un environnement en mutation.

Paradoxe de l’ouverture

Notre recherche, menée entre 2018 et 2020, s’inscrit dans un contexte où les industriels de la défense se tournent vers l’innovation ouverte pour compenser le désengagement de certains soutiens clés. S’observe alors une baisse marquée des dépenses publiques en R&D militaire dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Aujourd’hui, même si les financements repartent à la hausse, le recours à l’innovation externe reste essentiel pour accélérer l’accès aux connaissances.

Lorsqu’elles collaborent pour innover, les entreprises se heurtent à ce que les spécialistes de l’innovation ouverte appellent « le paradoxe de l’ouverture ». Il s’agit de trouver un équilibre entre les bénéfices attendus de la collaboration et les risques liés au partage d’informations. Dans le secteur de la défense – à la différence, par exemple, à celui des biens de consommation –, une trop grande ouverture ne menace pas seulement la compétitivité économique. Elle peut entraîner des risques majeurs pour la sécurité nationale… voire des poursuites pénales pour les dirigeants concernés.

Bien que la confidentialité soit une préoccupation constante, les responsables de Globaldef se retrouvent souvent dans ce que l’un de nos interlocuteurs a qualifié de « zone floue », où certaines informations peuvent être interprétées comme sensibles, sans pour autant être formellement classées secrètes. Dans ce type de situation, adopter la posture classique du secteur – privilégier la prudence et garder le silence – rend toute démarche d’innovation ouverte irréalisable.


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Pratiques cognitives et relationnelles

L’analyse de plus de 40 entretiens, complétée par un corpus riche de données complémentaires (e-mails, présentations PowerPoint, activités de crowdsourcing, etc.), nous a permis de constater que les équipes de Globaldef mettent en place des pratiques très précises pour gérer et ajuster le niveau de confidentialité dans leur gestion des collaborations avec des entreprises civiles.

Notre étude distingue deux types de pratiques : cognitives et relationnelles. Les pratiques cognitives jouent le rôle de filtres stratégiques, dissimulant les éléments les plus sensibles des connaissances de Globaldef, sans pour autant freiner les échanges au point de compromettre la collaboration.

Selon la nature du projet, les pratiques cognitives pouvaient inclure une ou plusieurs des approches suivantes :

  • cryptage : renommer certains éléments de connaissance afin d’en dissimuler la nature et la finalité ;

  • obfuscation : brouiller volontairement certains détails du projet afin de préserver la confidentialité tout en facilitant le recrutement de partenaires ;

  • simplification : présenter les paramètres du projet de manière volontairement floue pour évaluer la pertinence d’un partenaire, sans divulguer les contraintes réelles ;

  • transposition : reformuler un problème militaire en le replaçant dans un contexte civil.

Les pratiques relationnelles consistent, quant à elles, à redéfinir le cadre même du partenariat, en contrôlant de manière sélective le degré d’accès des parties externes aux objectifs et aux caractéristiques des projets de Globaldef. Cela peut passer, par exemple, par un centrage de la collaboration sur des aspects périphériques plutôt que sur les technologies cœur avec un périmètre large de partenaires, ou par la mise en place d’accords de confidentialité avec un nombre étroit de partenaires, permettant un partage de connaissances plus important.

Bon tempo

En combinant pratiques cognitives et relationnelles, Globaldef parvient à contourner les écueils du paradoxe de l’ouverture. Lors des premières phases d’innovation ouverte – exploration et sélection de partenaires potentiels –, les responsables peuvent élargir le périmètre de collaboration (pratique relationnelle), tout en limitant rigoureusement la diffusion d’informations sensibles (pratique cognitive).


À lire aussi : Réarmement : l’indispensable coopétition entre petites, moyennes et grandes entreprises de la défense


Cela leur permet d’interagir librement avec des acteurs externes sans enfreindre les règles internes de confidentialité. À mesure que les partenariats mûrissent et que la confiance s’installe, Globaldef lève progressivement certaines protections cognitives, en ouvrant l’accès à des données plus précises et détaillées. Ce relâchement est généralement compensé par un renforcement des garde-fous relationnels, par exemple au moyen de procédures administratives et de protocoles destinés à prévenir tout risque de fuite.

En analysant en détail six partenariats d’innovation ouverte menés par l’entreprise, nous avons constaté que la clé de cette approche réside dans la capacité à savoir quand basculer d’un mode à l’autre. Chaque projet suivait son propre tempo.

Dans le cas d’un projet de crowdsourcing, la transition d’une faible à une forte profondeur cognitive et d’une large à une étroite ouverture relationnelle s’est opérée de façon brutale, dès la formalisation du partenariat. En effet, le partenaire de Globaldef a besoin d’informations précises et de paramètres techniques clairs pour résoudre le problème posé. Une transparence quasi totale, encadrée par une stricte confidentialité, doit donc être instaurée dès le départ.

Dans un autre cas, Globaldef maintient les filtres cognitifs pendant toute la phase initiale d’un partenariat avec une start-up. Pour évaluer les capacités technologiques de cette dernière, l’entreprise lui soumet un problème reformulé de manière à en masquer les enjeux réels. Ce n’est qu’après cette première épreuve réussie que la collaboration peut s’engager sur une base pleinement transparente, conditionnée par l’obtention, par la start-up, d’une autorisation d’accès à des informations de défense en vue d’un développement technologique conjoint.

Confidentialité adaptative

Même si le contexte géopolitique a profondément évolué depuis notre étude, le paradoxe de l’ouverture reste un défi majeur pour les industriels européens de la défense. Les dirigeants doivent composer avec une tension persistante : d’un côté, la nécessité évidente de recourir à l’innovation ouverte, de l’autre, les impératifs de confidentialité propres à leur secteur.

Notre recherche montre que, à l’image de Globaldef, d’autres acteurs européens de la défense peuvent apprendre à gérer habilement ce paradoxe. Mais cela suppose d’adopter une définition plus fine, plus souple et plus évolutive de la confidentialité – à rebours de la vision rigide et absolue qui domine encore largement le secteur. Il est nécessaire de faire évoluer la conception de la confidentialité, en passant d’un cadre essentiellement juridique à une approche résolument stratégique.

Et cela s'applique plus largement à toute entreprise et institution soucieuse d'innover tout en conservant sa souveraineté.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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25.06.2025 à 17:07

La Russie sort-elle renforcée de la guerre israélo-iranienne ?

Clément Therme, Chargé de cours, Sciences Po

D’une part, l’Iran se retrouve plus dépendant de Moscou que jamais ; d’autre part, l’attaque illégale commise par Israël et les États-Unis sert le discours de politique étrangère du Kremlin.
Texte intégral (2965 mots)

Alors que Téhéran vient d’annoncer la fin de la « guerre des douze jours » qui l’a opposé à Israël et aux États-Unis, nous vous proposons un entretien avec le politologue Clément Therme, spécialiste de l’Iran et, notamment, de ses relations avec la Russie, afin de comprendre l’impact que la déflagration que vient de subir le Moyen-Orient a eu sur Moscou, allié « stratégique » de la République islamique.


Les attaques israéliennes puis états-uniennes contre l’Iran effectuées à partir du 13 juin dernier ont-elles suscité l’inquiétude à Moscou ?

Bien sûr, ne serait-ce que parce que tout cela se déroule à proximité de la Russie. Il y a 2000 kilomètres de frontières entre le territoire iranien et l’ancien espace soviétique. En outre, les deux pays partagent des frontières maritimes communes. À ce titre, la Russie est l’un des quinze voisins de l’Iran. La perspective d’une déstabilisation de l’Iran, avec lequel elle entretient des relations de bon voisinage et a même signé il y a quelques mois un partenariat stratégique, est effectivement perçue avec inquiétude au Kremlin.

Pour autant, on a conscience à Moscou que s’il y a un changement de régime à Téhéran dans les prochains mois ou les prochaines années, l’émergence d’un régime pro-américain ne signifirait pas automatiquement qu’il soit, en même temps, anti-russe. On se souvient que, en 1979, l’avènement de la République islamique, violemment hostile à Washington, ne s’est nullement accompagné d’une alliance entre Téhéran et l’URSS. Ce n’est pas parce qu’il y aurait un changement dans l’orientation globale de la politique étrangère du pouvoir iranien que la relation avec la Russie changerait automatiquement. Il n’empêche que Moscou a intérêt à ce qu’il n’y ait pas de déstabilisation majeure sur son flanc sud.

Quels sont les principaux aspects de la relation russo-iranienne ?

Elle se déploie dans de nombreux secteurs. Tout d’abord, n’oublions pas que ce sont deux grands producteurs d’hydrocarbures. Les premières réserves mondiales de gaz se trouvent en Russie, les deuxièmes en Iran. Ce sont aussi deux pays visés par les sanctions occidentales, ce qui complique leurs exportations de gaz et de pétrole. La Russie peut vendre un peu de gaz à l’Iran, car les gisements gaziers iraniens sont dans le sud du pays, et il est plus pertinent d’acheminer du gaz depuis la Russie jusqu’au nord de l’Iran que depuis le sud de l’Iran.

Par ailleurs, le territoire iranien est pour Moscou une importante zone de transit pour y construire les oléoducs qui lui permettront de vendre davantage de pétrole à l’Inde, dont la demande ne cesse de croître. La Russie n’ayant plus accès au marché gazier européen par gazoducs, elle se tourne résolument vers d’autres débouchés, à commencer par l’Inde, donc, mais aussi, entre autres, le Pakistan.

De plus, et même si la République islamique ne l’a jamais reconnu publiquement, l’Iran est un des seuls pays au monde à apporter un soutien militaire à la Russie dans son effort de guerre en Ukraine – et cela, alors que le partenariat de 20 ans signé en janvier dernier ne comportait pas de clause d’automaticité d’un soutien mutuel entre les deux pays en cas de guerre. Il n’y a pas de pacte de défense entre la Russie et l’Iran ; leur partenariat est qualifié de stratégique, mais ce n’est pas une alliance militaire.

En outre, n’oublions pas que cette relation est déséquilibrée. La Russie est une grande puissance internationale, un membre permanent du Conseil de sécurité. L’Iran, lui, est une puissance régionale. La Russie a, au Moyen-Orient comme ailleurs, une politique multidimensionnelle et, aujourd’hui, elle commerce plus avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar qu’avec l’Iran, même si les échanges bilatéraux sont en augmentation du fait de l’intensification constante des sanctions occidentales contre les deux pays, qui suscite chez eux une sorte de solidarité entre sanctionnés. Mais il existe aussi des limites au potentiel économique des coopérations entre deux pays producteurs d’énergie, et donc potentiellement concurrents.

Sur quoi le traité de partenariat stratégique porte-t-il précisément ?

En réalité, ce partenariat établit avant tout un état des lieux des coopérations existantes. Il ne traduit pas forcément une avancée vers la construction d’une alliance.

La question sécuritaire est très importante. Il y a des coopérations entre les polices russe et iranienne. La Russie peut notamment livrer du matériel anti-émeute à la police iranienne. La coopération s’exprime également dans le domaine spatial et, très important, dans celui du cyberespace.

L’Iran dispose dans ce domaine de capacités défensives déficientes, on l’a vu dernièrement lors de la confrontation avec Israël, quand Tel Aviv a notamment réussi à perturber le fonctionnement des réseaux bancaires iraniens, mais aussi des pompes à essence et même de la télévision.

La Russie est très forte dans les deux capacités cyber, offensives et défensives, et elle peut aussi aider l’Iran à améliorer ses défenses contre les cyberattaques dont il fait l’objet.

Les événements survenus depuis le 13 juin ont-ils encore renforcé la proximité Moscou-Téhéran ?

La Russie a évidemment apporté un soutien politique à l’Iran, parce que la situation alimente son récit anti-américain. Le fait qu’il y ait des opérations militaires illégales conduites par les États-Unis et Israël, sans que la communauté internationale ne condamne ces deux pays, permet à la Russie de souligner les doubles standards dont elle estime être la victime, puisqu’elle est, elle, durement sanctionnée pour sa guerre en Ukraine.

De plus, Kiev a apporté son soutien aux frappes menées par les États-Unis. Quand la Russie s’adresse aujourd’hui aux pays dits du Sud, elle a beau jeu de se positionner comme leur alliée face à des Occidentaux qui, dans l’affaire iranienne, font peu de cas de ce droit international qu’ils invoquent volontiers dans l’affaire ukrainienne.

Trump semble invoquer la loi du plus fort plus que le droit international…

Effectivement. Il a dit à un moment donné, à propos des attaques israéliennes contre l’Iran, qu’il est très difficile d’arrêter une opération militaire quand une puissance est en train de gagner. Dans son esprit, cela vaut pour Israël en Iran, mais aussi pour la Russie en Ukraine. Trump est un pragmatique, pas un dirigeant qui s’inspire du courant néo-conservateur comme George W. Bush en son temps.

Y a-t-il eu des discussions entre, d’un côté, les Russes et, de l’autre, les Américains et les Israéliens, sur l’ampleur des frappes israéliennes et américaines en Iran ?

Il semble que oui, car les Russes ont obtenu que la centrale de Bouchehr, qu’ils ont aidé les Iraniens à construire et qui est la seule centrale nucléaire d’Iran en activité soit épargnée par les frappes et que les centaines de travailleurs russes qui sont présents sur les réacteurs deux et trois, en construction, de cette centrale ne soient pas pris pour cible.

Justement, quelle est l’implication de la Russie dans le programme nucléaire civil de l’Iran ?

Elle a remplacé les Européens qui ont contribué au programme nucléaire civil iranien dans les années 1970. À partir des années 1990, elle a remplacé la France et l’Allemagne, qui étaient vraiment les fers de lance du programme nucléaire civil iranien des années 1970. La rupture révolutionnaire s’est traduite pour Paris et Berlin, par la perte du marché du nucléaire civil iranien, qui était notamment important pour Framatome à l’époque. Quand la France et l’Allemagne critiquent le programme nucléaire iranien depuis les années 2000, c’est donc plus pour des raisons géopolitiques que des considérations techniques. Le programme nucléaire civil aujourd’hui progresse avec l’aide de la Russie.

Et pour ce qui est du nucléaire militaire iranien ?

Aujourd’hui, il n’y a pas de preuve de l’acquisition par l’Iran de systèmes d’armes nucléaires. Et les Russes ont toujours été assez constructifs sur cette question. En 2005, ils avaient proposé de prendre l’uranium enrichi iranien et de l’amener sur le territoire russe, tout en aidant l’Iran à développer son programme nucléaire civil. Téhéran avait refusé cette solution en insistant sur la nécessité d’enrichir l’uranium sur le territoire iranien. Aujourd’hui encore, ils ont proposé de récupérer chez eux les 400 kilos d’uranium iranien enrichi à 60 %…

Du point de vue de l’Iran, pourquoi enrichir l’uranium à 60 %, au lieu de se contenter de l’enrichir à peine quelques pourcents, ce qui est suffisant pour fabriquer de l’électricité ? En l’enrichissant à un niveau si élevé, proche du seuil nécessaire pour le militariser, ne donne-t-on pas un argument massue à Israël et aux États-Unis pour intervenir ?

Il s’agit d’une stratégie réfléchie. En 2018, Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord de Vienne et a rétabli les sanctions économiques contre l’Iran. Dans ces conditions, les Iraniens ont opté pour ce qu’on appelle la stratégie du bord du gouffre, autrement dit la stratégie du chantage nucléaire. L’Iran a donc progressivement augmenté son taux d’enrichissement d’uranium. Parce que pour l’Occident, le programme nucléaire iranien, c’est un peu comme le drapeau rouge du toréador. Quand la République islamique exhibe le chiffon rouge du 60 %, les Occidentaux se focalisent sur la question nucléaire et non sur la politique régionale ou la question des droits humains. Cette obsession occidentale de la possible militarisation du nucléaire iranien permettait dans la stratégie de négociation iranienne d’augmenter sa marge de manœuvre tout en évitant de parler des autres dossiers. L’objectif était alors de négocier en position de force pour obtenir la levée ou la suspension des sanctions en contrepartie d’un abandon de cet enrichissement élevé.


À lire aussi : Qu’est-ce que l’enrichissement de l’uranium et comment sert-il à fabriquer des bombes nucléaires ?


Mais cette stratégie du bord du gouffre nucléaire s’est retournée contre ses instigateurs…

Oui. Les Iraniens ne s’attendaient pas à ce qu’Israël se mette à bombarder leurs installations nucléaires. Ils pensaient que Trump s’opposerait à cette perspective, comme George W. Bush l’avait fait en 2008, quand Israël avait déjà sérieusement envisagé cette option. Force est de constater que leurs calculs se sont révélés erronés.

Pour autant, leur capacité à se doter de l’arme nucléaire n’a pas été annihilée, et à l’avenir, si la République islamique le souhaite, elle pourra, sur le plan technique, fabriquer des systèmes d’armes nucléaires. Mais vu le niveau d’infiltration de son appareil de sécurité et de sa structure de pouvoir, il n’est pas sûr que cette décision politique puisse être prise sans qu’Israël en ait connaissance.

En ce cas, que pourrait faire Israël de plus ? Il n’a ni les moyens, ni sans doute l’envie d’envahir l’Iran en envoyant des centaines de milliers d’hommes au sol…

C’est vrai, il n’y a pas de solution militaire. Les frappes, en détériorant des infrastructures nucléaires et en tuant des scientifiques, peuvent retarder la possibilité de voir la fabrication de systèmes d’armes nucléaires en Iran si une telle décision était prise à Téhéran. Cependant, elles ne peuvent pas détruire tous les équipements de l’Iran ni toutes les connaissances que les Iraniens ont accumulées pendant des décennies.

Ce fameux chiffon rouge qui fait bondir le torero occidental semble ne pas beaucoup faire réagir les Russes… On imagine pourtant qu’eux non plus ne souhaitent pas voir l’Iran se doter de l’arme nucléaire. Ils sont notamment opposés à ce que l’Iran sorte du Traité de non-prolifération (TNP)…

Certes, mais il faut rappeler ce que dit le TNP, c’est-à-dire le droit international. Il y a trois parties dans le TNP : droit au nucléaire civil ; non-prolifération ; et l’objectif du désarmement des puissances dotées.

Cela étant posé, oui, la Russie ne souhaite pas que l’Iran sorte du TNP, elle ne veut pas d’une prolifération nucléaire sur son flanc sud. La Russie partage l’objectif américain en ce qui concerne la possible militarisation du nucléaire iranien, mais elle ne partage pas la méthode américaine.

Comment qualifieriez-vous la relation entre la Russie et Israël ? Est-ce qu’Israël considère la Russie comme un ennemi, du fait de son partenariat stratégique avec l’Iran, selon le principe qui veut que l’ami de mon ennemi soit mon ennemi ?

Non. La Russie a une relation fonctionnelle avec Israël – et d’ailleurs, c’est pour ça que la Russie a pu négocier avec Israël et faire en sorte que celui-ci ne cible pas la centrale de Bouchehr. Et la Russie n’a pas apporté de soutien militaire à l’Iran. Le vrai problème, pour Israël, c’est que la Russie utilise pleinement la question palestinienne dans sa guerre informationnelle : de même qu’elle va dénoncer l’opération militaire illégale américaine contre l’Iran, elle dénonce depuis plus d’un an et demi la guerre que mène Israël à Gaza. Les Russes jouent ces cartes, je l’ai dit, pour développer leur relation avec les Suds ; en revanche, Israël va, en réponse, développer ses relations avec l’Ukraine.

Traditionnellement, dans l’affaire russo-ukrainienne, la majorité de l’opinion publique iranienne soutient l’Ukraine. La proximité avec Moscou, c’est vraiment un projet des élites de la République islamique et du Guide suprême en particulier. L’absence de soutien militaire russe lors de la « guerre de douze jours » ne changera pas ce calcul, faute d’option alternative. Quand vous avez une idéologie anti-américaine aussi forte que celle de la République islamique, votre flexibilité en termes de politique étrangère est faible. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles la Russie occupe une position dominante dans le partenariat russo-iranien : elle dispose d’une plus grande marge de manœuvre dans ses relations avec les États-Unis. L’Iran, lui, est bien plus dépendant de la Russie que l’inverse…


Propos recueillis par Grégory Rayko

The Conversation

Clément Therme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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25.06.2025 à 17:06

En Arctique, la coopération scientifique en danger

Florian Vidal, Associate Fellow, Université Paris Cité

La coopération scientifique en Arctique est une victime collatérale des sanctions adoptées à l’encontre de la Russie après l’invasion de l’Ukraine.
Texte intégral (2029 mots)
La recherche scientifique est indispensable en Arctique, notamment pour évaluer la rapidité du dégel du permafrost. Esther Horvath/Wikimedia Commons, CC BY-NC-SA

Les sanctions promulguées à l’égard de la Russie du fait de la guerre en Ukraine ont des conséquences significatives en ce qui concerne la recherche en Arctique, où jusqu’en 2022 scientifiques occidentaux et russes parvenaient à collaborer en bonne intelligence. La nouvelle donne géopolitique nuit à la collecte de données indispensables pour comprendre l’ampleur du changement climatique.


Élément consensuel de la gouvernance régionale de l’après-guerre froide, la recherche scientifique en Arctique a longtemps constitué un modèle de coopération et dans cet espace particulièrement exposé aux effets rapides du changement climatique. Mais depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les sciences polaires dans la région arctique voient leur fonctionnement perturbé par la rupture des coopérations avec les chercheurs russes.

Vulnérable aux tensions diplomatiques et géopolitiques, la communauté scientifique a mis en garde contre les risques d’une paralysie prolongée des coopérations. Durablement fragilisés, les mécanismes institutionnels dans la région polaire peinent à rétablir un dialogue solide alors que l’architecture de gouvernance qui encadre les activités scientifiques sombre progressivement dans une forme de zombification.

Crise existentielle pour le Conseil de l’Arctique

Le Conseil de l’Arctique, qui joue un rôle prépondérant dans la coordination de la recherche scientifique, notamment dans les sciences du climat, a suspendu ses activités en mars 2022 avant de les reprendre prudemment, sans la Russie.

En février 2024, l’organisation régionale annonce sa volonté de relancer progressivement les groupes de travail avec la Russie via des formats virtuels. Toutefois, les divergences désormais structurelles dans les domaines politique, économique et militaire rendent un retour à la situation d’avant-guerre peu probable. Le récent retrait de la Russie du programme multilatéral sur la sécurité nucléaire, notamment en Arctique, illustre son désengagement croissant vis-à-vis de ses partenaires occidentaux.

Alors que la Norvège vient de transmettre la présidence du Conseil au Danemark, l’avenir de l’institution est obscurci. Pour tenter de relancer cette plate-forme intergouvernementale, la présidence danoise (2025-2027) fait des enjeux environnementaux une priorité afin de préserver une instance régionale essentielle. Mais les défis liés à l’organisation interne du royaume – composé de trois entités distinctes (Danemark, îles Féroé et Groenland) –, ainsi que les tensions entre Washington et Copenhague concernant l’avenir du Groenland, n’inspirent guère d’optimisme.

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, marqué par un durcissement diplomatique, ajoute à l’incertitude. Outre les coupes budgétaires dans les programmes de recherche scientifiques, qui affectent la surveillance climatique en Arctique, son aversion pour les structures multilatérales pourrait fragiliser davantage l’organisation.

Au-delà du Conseil de l’Arctique, c’est l’ensemble des réseaux et structures de coopération scientifique qui pâtissent de la configuration géopolitique de ces trois dernières années. Les sanctions occidentales ont en effet profondément perturbé le financement, les échanges académiques, les déplacements et même les publications des chercheurs russes.

Face à cet isolement, la Russie s’est tournée vers les pays des BRICS pour développer de nouvelles collaborations dans les sciences polaires. Cette fragmentation des relations diplomatiques met dangereusement en péril la recherche en Arctique. Depuis, des voix se sont élevées pour réintégrer les chercheurs russes, soulignant l’impérieuse nécessité de maintenir les échanges scientifiques dans un contexte d’urgence climatique.

Un grand risque pour la science du pergélisol

La fragmentation de l’espace polaire fait peser de graves menaces sur la recherche sur le pergélisol, ce sol perpétuellement gelé, parfois depuis des millions d’années, qui recouvre environ 15 % des terres émergées de l’hémisphère nord. Dans le contexte des changements climatiques globaux, l’étude de ces sols est fondamentale pour anticiper leur dégradation.

En effet, ils contiennent d’importantes quantités de matière organique et de méthane – un puissant gaz à effet de serre – qui pourraient significativement contribuer à l’augmentation de la concentration de carbone dans l’atmosphère, amplifiant ainsi le réchauffement actuel. À l’origine, la coopération scientifique internationale autour du pergélisol terrestre s’est structurée en pleine guerre froide. À l’instar de l’astrophysique ou la médecine, les sciences polaires y ont acquis une dimension géopolitique, servant d’interface entre les États-Unis et l’Union soviétique malgré leurs rivalités.

Avant le conflit ukrainien, la communauté alertait déjà sur les lacunes des systèmes de surveillance et de gestion des infrastructures arctiques, tout en pointant l’absence d’harmonisation des données. Le dégel du pergélisol, amplificateur critique du réchauffement climatique, représente pourtant une menace à long terme pour la sécurité internationale. Or, sans standards communs, l’évaluation globale de ses effets reste partielle.

La guerre a brutalement révélé ces fragilités. Cette rupture reconfigure la circulation des données sur le pergélisol autour de trois dynamiques : 1) la création d’un angle mort occidental ; 2) l’isolement structurel russe ; et 3) l’émergence des puissances asiatiques dans ce champ de recherche.

1) La fin des missions scientifiques occidentales en Russie prive les chercheurs de données cruciales pour modéliser l’évolution du pergélisol. Les alternatives comme la télédétection ou l’IA ne compensent pas totalement cette perte, créant un biais dans la fiabilité des études.

2) Malgré la rupture avec l’Occident, la Russie renforce ses capacités de surveillance via des projets nationaux, comme ses 140 stations de mesure des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, ces données, difficilement accessibles pour les Occidentaux désormais, peinent à influencer les politiques publiques russes, ce qui complique la coordination internationale.

3) La Chine et l’Inde, motivées par leurs propres zones de pergélisol (comme le plateau tibétain), investissent massivement dans la recherche polaire et collaborent avec la Russie. La Chine, notamment, étudie les liens entre les virus arctiques et tibétains, ce qui justifie son engagement accru en Arctique.

Ce bouleversement géopolitique a non seulement suspendu des projets de recherche, mais aussi rendu obsolète le modèle de coopération post-guerre froide. Désormais, la circulation des connaissances épouse les fractures géopolitiques, compromettant une réponse collective internationale à la crise planétaire.

La Chine et l’Inde en embuscade ?

Ces dynamiques esquissent une reconfiguration majeure de la recherche en Arctique : là où l’Occident et la Russie se distancient, les coopérations sino-russe et indo-russe se consolident, intégrant désormais des enjeux économiques stratégiques – notamment le déploiement d’infrastructures énergétiques (gazoducs et oléoducs) traversant des zones de pergélisol. Cette fragmentation des données, aggravée par l’absence de standardisation, accélère le découplage scientifique.

Cette évolution est susceptible de redéfinir fondamentalement les priorités de recherche sur le pergélisol. Les pays asiatiques, en particulier la Chine et l’Inde, dotées de politiques intégrées sur la cryosphère, pourraient tirer parti de leur accès privilégié aux données russo-occidentales en maintenant des collaborations étroites avec l’ensemble des pays arctiques pour établir leur prééminence scientifique, transformant ainsi les dynamiques de la diplomatie arctique. À plus grande échelle, ces acteurs pourraient restructurer le paysage de la recherche polaire en créant des synergies entre les différentes zones cryosphériques, comprenant les régions polaires et les glaciers, et en intégrant les impératifs climatiques à leurs calculs géostratégiques.

Le changement climatique étant désormais reconnu comme un enjeu de sécurité internationale, la surveillance du pergélisol se situe à l’intersection des sciences du climat et des considérations stratégiques. Cette convergence pourrait, à long terme, conférer à la Chine et à l’Inde une légitimité accrue pour repenser les cadres de la sécurité globale dans un contexte de transformations planétaires.

L’impérieuse nécessité de repenser la gouvernance des sciences polaires

L’exemple du pergélisol montre la façon dont les tensions géopolitiques consécutives à l’invasion russe de l’Ukraine compromettent la coopération scientifique internationale. La surveillance et la collecte de données sur la progression du dégel du pergélisol sont centrales pour anticiper l’évolution climatique mondiale. Loin des considérations court-termistes fondées sur les rivalités politiques et stratégiques, le travail des acteurs scientifiques privilégie le temps long du climat. Cette réalité impose aujourd’hui un changement de paradigme politique et institutionnel – ce que le géographe Klaus Dodds conceptualise comme l’avènement d’un monde « solide-liquide », dont le dégel accéléré du pergélisol constitue l’expression la plus tangible. Face au danger d’une opacité croissante entourant les projections climatiques, il est urgent de mettre en œuvre de nouveaux mécanismes de coopération, en repensant un cadre institutionnel à présent inadapté.

Cette réforme, qui s’impose, doit s’appuyer sur la création de nouvelles plates-formes collaboratives visant à restaurer la confiance et à adopter une approche intégrée de la cryosphère. Une coopération climatique entre les grandes puissances pourrait ainsi servir de pierre angulaire à un cadre institutionnel durable, essentiel pour concilier sécurité internationale et stabilité climatique tout au long du XXIe siècle. Dans un contexte marqué par la fragmentation structurelle du système international, la coopération scientifique dans le domaine environnemental devrait, in fine, permettre de dépasser les rivalités géostratégiques en Arctique.

The Conversation

Florian Vidal est chercheur à l'UiT The Arctic University of Norway.

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24.06.2025 à 17:16

Iran/Israël : de l’alliance secrète à la guerre ouverte

Firouzeh Nahavandi, Professeure émérite, Université Libre de Bruxelles (ULB)

S’ils se livrent aujourd’hui une guerre ouverte, Israël et l’Iran n’ont pas toujours été ennemis, au contraire…
Texte intégral (2906 mots)

Retour sur plus de 2000 ans de relations, de l’Antiquité à nos jours. On l’oublie souvent mais, il n’y a pas si longtemps, Israël et l’Iran ont – discrètement – entretenu d’excellents rapports, et Tel-Aviv a même soutenu Téhéran pendant la guerre contre l’Irak (1980-1988)…


Le 13 juin 2025, Israël lance une attaque contre la République islamique d’Iran, qui réagit rapidement. Depuis, les interrogations se multiplient : légalité des actions israéliennes, avenir du programme nucléaire iranien, ampleur de l’implication des États-Unis après leurs frappes du 21 juin, effets du cessez-le-feu annoncé par Donald Trump le surlendemain, conséquences à court et à moyens terme sur le devenir du régime islamique lui-même…


À lire aussi : Démanteler le nucléaire iranien et renverser le régime : un double objectif que Nétanyahou aura du mal à atteindre


Ce nouvel épisode guerrier rappelle, une fois de plus, que les logiques géopolitiques peuvent se renverser en fonction des régimes, des idéologies et des perceptions de la menace. L’histoire des relations entre l’Iran et Israël, marquée par une alternance de périodes de proximité et d’hostilité, en témoigne tout particulièrement.

Une mémoire commune : références historiques et symboliques

« Cyrus rendant les vases du temple de Jérusalem », gravure de Gustave Doré, 1866. The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs : Picture Collection, The New York Public Library

Les relations entre Iraniens et Juifs remontent à l’Antiquité. L’un des épisodes les plus glorifiés par l’identité iranienne est la libération des Juifs de Babylone en 538 av. J.-C. par Cyrus II le Grand. Ce geste, consigné dans la Bible et gravé sur le célèbre « Cylindre de Cyrus », est aujourd’hui encore cité comme une preuve d’ouverture et de tolérance.

Cette mémoire est mobilisée par Benyamin Nétanyahou lui-même : dans une interview le 17 juin 2025, il déclare que « Cyrus a libéré les Juifs, et aujourd’hui l’État juif pourrait libérer les Perses », avant de réaffirmer cette idée symbolique deux jours plus tard à l’hôpital Soroka de Beersheba, qui venait d’être frappé par un missile iranien.

Au fil de l’histoire, d’autres épisodes renforcent ce lien, comme l’alliance ponctuelle entre Juifs et Sassanides lors de la conquête perse de la Palestine en 614.

La conquête arabo-musulmane (VIIe siècle) modifie la situation des Juifs vivant en Iran, puisqu’ils vont être soumis au statut de dhimmi et feront l’objet, à des degrés divers, de multiples restrictions et discriminations jusqu’à la révolution constitutionnelle (1906) qui reconnaît enfin leur égalité devant la loi.

Avant 1979 : convergences stratégiques

C’est surtout sous la dynastie Pahlavi, avec Mohammad Reza Shah, à la tête de l’Iran de 1941 à 1979, que les relations entre l’Iran et Israël prennent une tournure stratégique.

Si l’Iran ne reconnaît pas officiellement Israël, probablement pour ne pas heurter le clergé chiite, des liens diplomatiques et militaires se nouent discrètement. L’État hébreu est autorisé à ouvrir une représentation à Téhéran, les échanges économiques se multiplient et la coopération militaire se développe.

Le diplomate iranien Reza Saffinia arrive à la maison du président d’Israël Chaim Weizmann à Rehovot le jour de Yom Ha’atzmaut (jour de la déclaration d’indépendance d’Israël), 1950. National Photo Collection of Israel

La convergence repose sur une communauté d’intérêts. Tous deux alliés des États-Unis, les deux pays redoutent la montée du panarabisme. Côté israélien, David Ben Gourion, premier ministre de 1948 à 1954, puis de 1955 à 1963, défend la doctrine de « l’alliance des périphéries » : il s’agit de renforcer les relations avec des puissances musulmanes non arabes comme l’Iran ou la Turquie. Côté iranien, l’objectif est de prendre à revers les voisins arabes hostiles.

Après la crise de Suez de 1956 et dans un contexte marqué par la montée du nationalisme arabe, les régimes pro-occidentaux non arabes de la région – Israël, l’Iran monarchique et la Turquie – se sentent isolés dans un monde arabe de plus en plus hostile. Ces trois États mettent alors en place un partenariat stratégique discret nommé Trident, qui instaure notamment une coopération dans le domaine du renseignement. Tous trois sont soutenus par les États-Unis et hostiles à l’URSS, ce qui facilite leur rapprochement. Cette alliance montre que les rivalités régionales sont profondément liées aux régimes en place, et non aux identités religieuses ou culturelles en soi.

L’Iran devient dès 1958 le principal fournisseur de pétrole d’Israël, notamment via le projet « Fleur » (pétrole contre armement), qui inclut des transferts technologiques dans le domaine balistique. Un projet de vente à l’Iran de missiles sol-sol israéliens Jéricho est même envisagé… avant d’être stoppé net par la révolution iranienne.

Un paradoxe subsiste toutefois : en 1975, l’Iran vote en faveur de la résolution 3379 de l’ONU qui assimile le sionisme à une forme de racisme. Ce vote résulte probablement d’un calcul géopolitique visant à ménager les pays arabes et à renforcer la position de l’Iran au sein du Mouvement des non-alignés.

1979 : rupture idéologique et continuités clandestines

Avec l’instauration de la République islamique, la posture iranienne bascule. L’ayatollah Khomeyni voit en Israël « le petit Satan », allié du « grand Satan » américain. Il érige la libération de Jérusalem en objectif stratégique et instrumentalise la cause palestinienne afin d’asseoir son leadership dans le monde musulman.

Ce changement n’est pas qu’un virage rhétorique : il inscrit l’hostilité envers Israël dans une vision du monde clivée entre « opprimés et oppresseurs », où les Palestiniens deviennent les symboles d’une résistance islamique. Israël incarne désormais l’Occident colonial et dominateur, que l’Iran postrévolutionnaire entend combattre. Cette rhétorique s’accompagne d’une politique concrète : Yasser Arafat est reçu à Téhéran peu après la révolution, et l’hostilité envers Israël devient un pilier de la légitimité du régime.

Mais la rupture n’est réelle qu’en partie. Entre autres, durant la guerre Iran-Irak (1980–1988), Israël soutient discrètement l’Iran contre Saddam Hussein, avec l’envoi d’armes dès 1980 (opération « Coquillage »), en continuité de la doctrine de la périphérie, parce que l’Irak est un ennemi commun, parce qu’il faut contrer l’axe soviético-arabe, et aussi pour les profits tirés de la vente de ces armes.


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Le scandale Iran-Contra, révélé en 1987, met en lumière des ventes d’armes américaines (missiles notamment) à Téhéran, avec la médiation d’Israël, en échange de la libération d’otages occidentaux détenus au Liban par le Hezbollah (organisation que l’Iran parraine, finance et contrôle). Le Hezbollah est le principal auteur de ces enlèvements, avec d’autres groupes chiites proches ou affiliés au Hezbollah, dont le Djihad islamique libanais.

Des tensions croissantes : de la guerre de l’ombre à la guerre ouverte

Dans les années 1990-2000, les tensions s’intensifient du fait de l’important soutien que la République islamique accorde au Hezbollah, au Hamas et au Djihad islamique palestinien, et des attentats comme, entre autres, celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël à Buenos Aires (29 morts), attribué au Hezbollah avec le soutien présumé de l’Iran.

L’hostilité monte encore d’un cran en 2005 avec l’élection à la présidence de l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad. Ce dernier multiplie les déclarations virulentes à l’encontre d’Israël. Dès lors, l’animosité cesse d’être rhétorique : les relations commerciales et militaires, qui subsistaient via des pays tiers et des sociétés-écrans, sont rompues et les confrontations indirectes se multiplient.

Pour Israël, l’Iran n’est plus ni un acteur périphérique ni un allié potentiel. Tel-Aviv durcit sa stratégie à mesure que le régime islamique étend son influence via des groupes alliés au Liban, en Syrie, en Irak, à Gaza ou au Yémen, se présente comme la figure de proue de « l’axe de la résistance » et, avec son programme nucléaire, est perçu comme « une menace existentielle » pour Israël.

L’État hébreu renforce son alliance avec Washington et lance une guerre clandestine contre le programme nucléaire iranien : cyberattaques (Stuxnet en 2010), assassinats ciblés de scientifiques (comme Mohsen Fakhrizadeh en 2020), opérations de sabotage (Stuxnet, mais aussi Duqu, Flame et Gauss), infiltrations et soupçons de soutien à des groupes d’opposition armés (Moudhahidines du Peuple ou le Jondollah baloutche).

Depuis le déclenchement de la guerre de Gaza à la suite du massacre commis le 7 octobre 2023 par le Hamas, Israël adopte une « stratégie de la pieuvre » : frapper les tentacules (Hezbollah, Hamas, milices chiites) mais aussi la tête, en visant directement de hauts dirigeants comme Ismaïl Haniyeh (chef du Hamas, assassiné le 31 juillet 2024 à Téhéran) ou Hassan Nasrallah (chef du Hezbollah, tué le 28 septembre 2024 à Beyrouth).

En réalité, Israël et la République islamique sont devenus des « ennemis nécessaires » l’un pour l’autre. L’Iran instrumentalise la cause palestinienne pour étendre son influence régionale. Israël agite la menace iranienne pour renforcer le soutien militaire et diplomatique américain. Cette confrontation, longtemps qualifiée de « guerre de l’ombre », a désormais franchi un seuil inédit avec les attaques directes de juin 2025 sur fond de tensions exacerbées depuis le 7 octobre 2023.

Une guerre qui dépasse les deux États

L’affrontement entre l’Iran et Israël ne se résume plus à une hostilité bilatérale : il cristallise des tensions régionales et mondiales, entre puissances en quête d’influence, blocs idéologiques opposés et équilibres nucléaires précaires. L’ancienne alliance stratégique a laissé place à une polarisation radicale, où chaque camp instrumentalise l’autre pour justifier sa politique intérieure comme ses ambitions extérieures.

L’opération Rising Lion marque peut-être plus qu’un tournant militaire : elle révèle un point de bascule historique où les anciennes logiques d’endiguement, de dissuasion ou de guerre secrète semblent désormais insuffisantes. La guerre ouverte, en Iran comme ailleurs, n’est jamais un simple épisode ; elle est souvent le révélateur brutal d’un ordre en train de s’effondrer – ou d’un nouveau qui cherche à s’imposer, dans la douleur.

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Firouzeh Nahavandi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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24.06.2025 à 17:15

Reconstruire l’État post-conflit : pourquoi la paix passe par une gouvernance sur mesure

Mohamad Fadl Harake, Docteur en Sciences de Gestion, Chercheur en Management Public Post-conflit, Université de Poitiers

Après la fin d’une guerre, la reconstruction de l’État doit passer à la fois par une aide extérieure et par l’implication des différences forces locales. Ce qui est parfois une gageure.
Texte intégral (1661 mots)

La reconstruction d’un État après un conflit armé est un sujet central des recherches en relations internationales. L’équilibre entre justice, stabilité et développement est difficile à atteindre, surtout lorsque les divisions communautaires sont profondes : derrière les institutions, c’est la légitimité de l’État et la prévention du retour à la violence qui sont en jeu.


Reconstruire un pays après une guerre, ce n’est pas seulement rebâtir des routes ou des écoles. C’est aussi, et surtout, reconstruire l’État lui-même. Car sans institutions perçues comme légitimes et sans services publics accessibles, la paix peut demeurer fragile.

Comment redonner confiance aux citoyens dans un État souvent perçu comme corrompu ou inefficace ? Faut-il tout reconstruire d’en haut, ou partir des réalités locales ? Derrière ces questions se cache un enjeu fondamental : éviter que, faute de gouvernance adaptée, la violence revienne.

Rétablir la légitimité : un enjeu politique central

Dans les pays sortant d’un conflit, les institutions publiques souffrent d’un déficit de légitimité : elles sont perçues comme corrompues ou inefficaces. Restaurer cette confiance est essentiel.

Au Liban, l’accord de Taëf (1989) a instauré un partage confessionnel du pouvoir, stabilisant le pays mais enracinant un clientélisme communautaire. En Bosnie, l’accord de Dayton (1995) a figé la division ethnique, freinant l’unité nationale.

Dans ces contextes, les citoyens restent attachés à leur groupe plutôt qu’à l’État. Certaines approches hybrides, comme au Rwanda, qui combinent institutions traditionnelles et normes internationales, ont été perçues comme plus efficaces pour renforcer la légitimité dans certaines circonstances. L’enjeu est d’équilibrer inclusion politique et renouveau des élites pour crédibiliser les institutions.

Des fonctionnaires pour la paix

Dans les situations post-conflit, la fonction publique est souvent affaiblie : archives perdues, agents démotivés ou disparus. Reconstituer une administration compétente est essentiel mais politiquement sensible. Pour garantir la paix, les dirigeants tendent à distribuer des postes aux anciens adversaires – comme au Liberia ou en Afghanistan, où des chefs de guerre ont été intégrés à l’État. Cela peut stabiliser à court terme, mais risque de générer une inflation des effectifs et du clientélisme, et de freiner la professionnalisation.

Des décisions politiques, comme la « débaasification » mise en œuvre en Irak après 2003, ont exclu des milliers de fonctionnaires, affaiblissant l’appareil d’État. À l’inverse, certains pays comme le Rwanda ont réintroduit la méritocratie à travers des programmes de formation.

La Banque mondiale insiste sur l’importance d’un équilibre : accepter des compromis initiaux, mais aussi poser les bases d’un service public fondé sur la compétence. Une stratégie trop rigide s’avère souvent inefficace ; en revanche, un pragmatisme adapté au contexte peut favoriser une amélioration progressive.

Reprendre les services publics essentiels

L’accès à des services essentiels – santé, éducation, justice – est l’un des marqueurs les plus visibles d’un retour à la paix. Dans l’urgence post-conflit, ces fonctions sont souvent assurées par des ONG. Mais si cette substitution dure trop longtemps, elle peut affaiblir le rôle de l’État, comme cela a été observé au Liberia, où 77 % des soins étaient encore assurés par des ONG plusieurs années après la guerre.

Le défi consiste à articuler aide humanitaire immédiate et renforcement des capacités publiques. La justice joue ici un rôle clé : un système judiciaire perçu comme crédible, comme au Rwanda, peut favoriser la paix.

À l’inverse, les blocages judiciaires, comme en Irak, minent l’autorité publique. La reconstruction de l’État passe donc par la reprise en main progressive de ces services par des institutions locales légitimes et capables, condition indispensable à la confiance citoyenne.

Pouvoir local : une paix de proximité ?

La décentralisation vise à rapprocher l’administration des citoyens et à apaiser les tensions héritées de la guerre. Elle peut favoriser le dialogue, comme au Rwanda, où participation locale et inclusion des femmes sont encouragées malgré un pouvoir central fort. En Somalie, le fédéralisme cherche à contenir les rivalités claniques. Mais, mal conçue, la décentralisation peut fragiliser l’État, comme en Bosnie (blocages institutionnels) ou en Irak (tensions entre Bagdad et Erbil, capitale du Kurdistan irakien).

À Chypre, l’absence de compromis durable illustre les limites possibles de certains arrangements territoriaux, qui risquent de figer les divisions. L’enjeu est donc d’adapter le degré d’autonomie au contexte, pour éviter de reproduire localement les abus du pouvoir central.

Efficacité technocratique vs réconciliation sociale : un dilemme permanent

Dans les contextes post-conflit, la consolidation de l’État repose souvent sur une paix négociée, où les anciens adversaires se partagent le pouvoir pour éviter un retour à la violence. Ce type de paix stabilise à court terme, mais peut figer des compromis inefficaces à long terme. Faut-il d’abord rétablir une administration performante, quitte à exclure certains groupes ? Ou privilégier la réconciliation politique, au risque d’une gouvernance faible ?

Ce dilemme est présent dans de nombreuses politiques publiques post-conflit. La Bosnie et le Liban ont choisi l’inclusion, mais restent bloqués par des équilibres figés.

Le Rwanda a misé sur la performance administrative, bien que cette stratégie ait été critiquée pour son caractère autoritaire. Une transition réussie commence souvent par des compromis politiques, tout en posant les bases d’une professionnalisation progressive. Le management public post-conflit doit être pragmatique, évolutif et contextuel pour transformer une paix négociée en paix durable.

Des bailleurs internationaux à la paix libérale : vers des institutions hybrides et une gouvernance adaptée

Après un conflit, la reconstruction de l’État dépend fortement des bailleurs internationaux, qui financent infrastructures, réformes et gouvernance. Depuis les années 1990, ils promeuvent une « paix libérale », fondée sur la démocratie électorale, l’économie de marché et l’État de droit, conformément au Consensus de Washington.

Appliqué au Kosovo, en Irak ou en Bosnie, ce modèle n’a pas toujours permis une stabilisation durable et a été critiqué, dans certains cas, pour avoir accentué les divisions existantes. Face à ces limites, une approche plus contextuelle émerge.

Des exemples comme ceux du Somaliland ou le Rwanda montrent l’efficacité de solutions hybrides, mêlant institutions locales et normes internationales.


À lire aussi : Le Somaliland, la démocratie africaine aux 30 ans d’isolement


Les bailleurs reconnaissent aujourd’hui l’importance de l’appropriation du processus de paix par les acteurs locaux. Le soutien des partenaires extérieurs reste essentiel, mais la paix ne peut être imposée : elle doit se construire de l’intérieur, avec humilité, en s’ancrant dans les réalités sociales, politiques et culturelles du pays concerné.

La reconstruction invisible : un État légitime au service d’une paix durable

Reconstruire un État après un conflit, ce n’est pas cocher des cases ni suivre un modèle prêt-à-emploi. C’est réparer un lien fragile entre l’État et ses citoyens, et cela passe par des gestes concrets : une école qui ouvre, un hôpital qui soigne, une mairie qui écoute.

La paix ne se signe pas seulement sur un papier ; elle se construit, jour après jour, dans la manière dont un État répond (ou non) aux besoins de sa population. Pour qu’une paix soit durable, elle doit être ressentie au quotidien par la population, au-delà des seules déclarations politiques.

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Mohamad Fadl Harake ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.06.2025 à 17:36

Le Liban face au conflit israélo-iranien

Lina Kennouche, Chercheuse associée au CREAT, Université de Lorraine

L’Iran, parrain du Hezbollah libanais, est actuellement dans la tourmente, et Israël paraît plus que jamais en position de force. Quel impact sur le Liban ?
Texte intégral (2438 mots)

Parallèlement aux opérations en Iran et à Gaza, Israël poursuit une guerre de basse intensité au Liban, dans l’objectif d’obtenir un désarmement complet du Hezbollah. Mais l’attaque sur l’Iran, surtout maintenant que Washington s’y est ouvertement associé, pourrait avoir des effets majeurs sur toute la région, où des alignements anciens pourraient rapidement évoluer…


Depuis plusieurs mois, parallèlement à la poursuite à Gaza d’une guerre sans limite qui transgresse toutes les normes juridiques et morales, Israël intensifie sa projection de puissance sur plusieurs théâtres.

Justifiant son expansionnisme territorial par l’argument sécuritaire, Israël a étendu dès décembre 2024 son occupation du plateau du Golan, renforcé son emprise sur cinq sites stratégiques au Sud-Liban en menant des frappes de drones et d’artillerie, et conduit depuis le 13 juin une attaque préventive contre l’Iran qui a entraîné un conflit ouvert dans lequel les États-Unis viennent de s’impliquer militairement.

Ce contexte chaotique a un impact majeur sur tous les pays de la région, à commencer par le Liban, dont la stabilisation est désormais directement tributaire de l’issue de la confrontation Israël-Iran.

Le désarmement du Hezbollah au cœur des débats

En dépit de la signature d’un cessez-le feu avec le Hezbollah le 27 novembre 2024, Israël a continué, dans les mois suivants, à recourir à la force contre les positions – supposées – du mouvement chiite libanais soutenu par l’Iran, dans une stratégie déclarée de destruction de son potentiel militaire qui a causé la mort de 160 civils libanais.

Bien que sa guerre contre le Hezbollah de 2024 ait permis à Tel-Aviv de modifier l’équilibre militaire en sa faveur, il n’est pas parvenu à détruire totalement les capacités de ce groupe armé – qui sont très difficiles à évaluer –, ni même à le paralyser de façon durable. Le Hezbollah demeure un acteur politique important avec lequel les plus hautes autorités de l’État libanais cherchent à négocier.

La guerre de basse intensité conduite par Israël au Liban tout au long de 2025 s’est accompagnée d’une stratégie de pression émanant de l’administration Trump afin d’enjoindre au gouvernement libanais de démanteler rapidement les infrastructures du Hezbollah.

L’ex-envoyée spéciale adjointe des États-Unis pour le Moyen-Orient, Morgan Ortagus, a demandé à plusieurs reprises aux responsables politiques libanais d’accélérer le désarmement du Hezbollah, et cela non seulement au sud du fleuve Litani, mais partout au Liban – demande réitérée le 20 mai 2025 lors du Forum économique de Doha : >

« Les États-Unis appellent au désarmement complet du Hezbollah. Pas seulement au sud du Litani, mais dans l’ensemble du pays. »

Les termes du cessez-le feu du 27 novembre dernier ne comprennent aucune clause explicite de désarmement, mais exigent un retrait des armes lourdes du Hezbollah à environ 25 km au nord de la frontière, donc au-delà du Litani, et le déploiement des « forces militaires et de sécurité officielles » du Liban, seules autorisées à porter des armes. Mais la question du désarmement prévue par la résolution 1559 de l’ONU adoptée en 2004 a repris de la vigueur vingt ans plus tard dans le contexte de l’après-guerre.

L’intensification des pressions sur cette question du désarmement n’a toutefois pas d’incidence sur la détermination du Hezbollah. Celui-ci, tout en ayant accepté le démantèlement de la majorité de ses infrastructures dans le sud du Liban (une partie des armes a été retirée par le Hezbollah au moment du cessez-le-feu et d’autres caches d’armes ont été remises à l’armée libanaise, qui a également découvert quelques tunnels), reste intransigeant sur la question d’un désarmement complet en l’absence d’un retrait israélien total et de garanties face aux violations répétées de la souveraineté du Liban qui, actuellement, ne dispose d’aucun outil de dissuasion conventionnelle crédible à même de répondre à la menace.

Or force est de constater qu’il n’existe pas de consensus solide au sein de l’élite politique libanaise sur la question du désarmement du Hezbollah et les tensions qu’elle suscite sont loin d’être résorbées.

Les principaux partis opposés au Hezbollah, à l’exemple des Forces libanaises de Samir Geagea, lequel défend une politique de sécurité résolument pro-américaine, ont appelé au désarmement total du groupe et exhorté le gouvernement de Nawaf Salam formé en février 2025 à adopter une position « claire et franche » sur cette question ; ce discours contraste avec celui d’autres personnalités telles que le ministre de la culture, Ghassan Salamé ou le président libanais Joseph Aoun.

Salamé a publiquement dénoncé les pressions extérieures sur ce dossier, rappelant au passage qu’« aucun pays ne peut imposer un choix au Liban ». De son côté, Aoun, tout en se disant déterminé à garantir le monopole de l’État sur les armes, a cependant clairement exprimé son attachement à un « dialogue non conflictuel », indiquant qu’il ne se précipiterait pas « pour désarmer le Hezbollah dans des circonstances défavorables, alors que l’armée israélienne continue de lancer des frappes aériennes meurtrières sur le pays, en violation du cessez-le-feu conclu en novembre ».

Si le désarmement du Hezbollah est présenté par les États-Unis et les acteurs politiques libanais les plus fermement pro-américains comme la condition sine qua non d’un retour à la stabilité et d’un soutien économique des puissances occidentales, la poursuite des frappes au Liban et le déclenchement des attaques israéliennes puis états-uniennes contre l’Iran affaiblissent aujourd’hui les positions de ceux, au Liban, qui militent pour le retrait de toutes les armes du groupe.

L’impact des velléités de « regime change » d’Israël

Bien que les États-Unis et Israël présentent la finalité de leur action militaire en Iran comme la destruction de tous les sites nucléaires de la République islamique – tout en sachant qu’ils ne seront pas en mesure de détruire le savoir-faire et l’expertise de l’Iran en la matière – en réalité, l’objectif est plus large : il s’agit de mettre en place des conditions favorables à un renversement du régime en place à Téhéran.

Les succès tactiques ont accru les ambitions d’Israël qui poursuit désormais des objectifs démesurés : un regime change qui serait le prélude au renversement de l’équilibre des forces régional et à la consolidation de l’hégémonie israélienne au Moyen-Orient. Ces objectifs sont activement soutenus par les États-Unis, pour lesquels le qualitative military edge – la « supériorité militaire qualitative » – d’Israël constitue la clé de voûte de toute leur stratégie au Moyen-Orient et qui s’impliquent désormais directement dans les actions contre l’Iran.

Benyamin Nétanyahou et plusieurs anciens et actuels responsables israéliens de la sécurité n’ont cessé d’affirmer qu’après la guerre du Liban de l’automne dernier et l’effondrement du régime Assad en Syrie, Israël était en mesure de remodeler la région conformément à ses intérêts. Dans son dernier article, « Why Israel Had to Act », paru le 21 juin dans le New York Times, le général à la retraite Amos Yadlin, qui a dirigé le renseignement israélien de 2006 à 2010, se montre optimiste :

« Israël et les États-Unis ont la perspective d’une rare ouverture stratégique. Ce qui a été pendant des années une approche réactive au Moyen-Orient peut maintenant se transformer en une vision proactive : une vision qui freine les ambitions et les efforts malveillants de l’Iran, stabilise Gaza et jette les bases d’un nouvel ordre au Moyen-Orient fondé sur la sécurité, l’intégration et les relations pacifiques. »

La sécurité serait assurée par la concrétisation du projet hégémonique poursuivi depuis la guerre à Gaza : destruction de la bande et expulsion de la population, renforcement de l’emprise sur la Syrie par le recours à la force, frappes contre l’Iran et intensification des pressions sur le Liban afin d’obtenir un désarmement total du Hezbollah

Les tenants du projet de remodelage du Moyen-Orient pour garantir l’hégémonie régionale d’Israël comme Amos Yadlin estiment, de manière générale, qu’il faut maintenir une pression militaire sur le Liban pour en finir définitivement avec le Hezbollah, qui restera perçu comme une menace tant qu’il ne sera pas totalement désarmé et neutralisé.

Un réalignement des puissances régionales ?

Mais cette analyse néglige un point fondamental : l’évolution de la posture des alliés régionaux des États-Unis, y compris des rivaux de longue date de l’Iran, qui refusent de souscrire à la vision de Washington, lequel soutient le projet de remodelage du Moyen-Orient et voient d’un mauvais œil les velléités hégémoniques israéliennes. Les positions officielles de pays comme le Pakistan, la Turquie, les États du Golfe et l’Égypte, qui ont clairement condamné l’agression israélienne et états-unienne contre l’Iran, ne sont pas anecdotiques.

Ainsi, en 2019, l’Arabie saoudite réclamait que la communauté internationale prenne des « mesures de dissuasion » à l’encontre de l’Iran afin de punir ce dernier pour ses infractions à l’Accord de Vienne sur son programme nucléaire ; ces derniers jours, elle a dénoncé l’attaque israélienne puis les frappes de Washington, et a déclaré qu’elle apporterait aux pèlerins iraniens bloqués sur son sol le soutien nécessaire jusqu’à ce qu’ils puissent regagner leur pays en toute sécurité. Si l’Iran est vaincu, Israël pourrait chercher à asseoir encore davantage son hégémonie régionale en exigeant de la part de Riyad toujours plus d’avantages économiques substantiels et de concessions politiques.

Vali Nasr, professeur d’affaires internationales à l’université Johns Hopkins, a souligné dans un article paru le 10 juin dernier dans Foreign Affairs intitulé « The New Balance of Power in the Middle East », l’importance des implications du changement d’attitude des pays pivots de la région au regard des velléités hégémoniques israéliennes qui esquisse donc une nouvelle cartographie politique régionale.

La nouvelle posture des alliés régionaux de Washington peut annoncer d’autres évolutions, comme le rejet de l’intensification des pressions de l’administration Trump sur le Liban afin qu’il procède au plus vite au désarmement du Hezbollah. Plus la confrontation avec Israël se durcit, plus ces pays sont exaspérés par l’attitude belliqueuse de Tel-Aviv, et plus ils pourraient évoluer vers une position moins hostile à l’encontre du Hezbollah.

Toutefois un tel scénario reste dépendant du dénouement du conflit entre Israël et l’Iran. Si l’Iran tient bon, cela va renforcer sa positon et celle de son allié libanais, et potentiellement, inciter les États de la région à converger ponctuellement avec Téhéran pour contenir des ambitions hégémoniques israéliennes.

L’Iran a averti que les frappes américaines sur trois sites nucléaires iraniens le 21 juin entraîneront « des conséquences durables » et rappelé qu’il « se réserve toutes les options » pour y répondre. La posture maximaliste de Washington et l’augmentation des coûts qu’impliquerait la soumission de l’Iran aux exigences de Donald Trump semblent pour l’instant renforcer la détermination de Téhéran à ne pas céder…

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