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17.08.2025 à 11:58

Conflit Cambodge-Thaïlande : cinq jours de combats, des siècles de tensions

David Camroux, Senior Research Associate (CERI) Sciences Po; Professorial Fellow, (USSH) Vietnam National University, Sciences Po

Les cinq jours de combats entre la Thaïlande et le Cambodge ravivent des questions intérieures et extérieures restées en suspens dans les deux pays.
Texte intégral (2286 mots)

Cinq jours d’escarmouches entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet 2025 ont fait près de 40 morts et déplacé environ 300 000 personnes, révélant l’ampleur des tensions frontalières et nationalistes entre les deux pays. Derrière ce conflit, vieux de plusieurs siècles, se mêlent calculs politiques internes, rivalités irrédentistes et enjeux économiques cruciaux, tandis que l’Asean tente de contenir la crise et d’éviter un nouveau bras de fer régional.


Le 7 août 2025, le Cambodge et la Thaïlande se sont mis d’accord pour renforcer le cessez-le-feu conclu le 28 juillet à Kuala Lumpur entre le premier ministre cambodgien Hun Manet et le premier ministre thaïlandais par intérim Phumtham Wechayachai. Dans l’attente du déploiement officiel de la mission d’observation de l’Asean, des attachés de défense d’autres États membres seront envoyés le long de la frontière disputée.

Malgré des incidents impliquant des mines antipersonnels, qui a blessé quatre soldats thaïlandais, la trêve a mis fin à cinq jours d’escarmouches ayant fait environ 35 morts et déplacé près de 300 000 personnes. L’implication de l’Asean rappelle son rôle dans la résolution d’affrontements similaires en 2011.

Le 22 août, Thaksin Shinawatra, de retour après quinze ans d’exil, connaîtra le verdict d’une affaire de lèse-majesté, suivi le 9 septembre par la décision de la Cour suprême sur sa détention en hôpital. Ces affaires judiciaires, liées à Hun Sen et aux anciennes alliances, se mêlent aux tensions frontalières, reflétant d’anciennes rivalités nationalistes et irrédentistes.

Dynamiques irrédentistes croisées

Le drapeau cambodgien, représentant Angkor Wat, évoque un âge d’or impérial. Adopté lors du retour de la monarchie en 1993, il reprend presque à l’identique celui de 1863, lorsque le roi Norodom demanda la protection française pour se prémunir des ambitions siamoises. Unique au monde, il arbore un monument existant comme élément central, symbole des gloires de l’Empire khmer (IXe–XIIIe siècles).

Le Trairong thaïlandais, quant à lui, date de 1917, adopté par décret royal et porté fièrement par le corps expéditionnaire siamois lors du défilé de la victoire à Paris en 1919, puis à Genève lorsque le Siam rejoignit la Société des Nations. Il célèbre la modernité et le statut unique de la Thaïlande, seul État d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé.

Au fil de mes voyages et de mes échanges dans ces deux pays, j’ai eu l’impression, de manière anecdotique, que ces symboles reflètent des visions du monde opposées : les Cambodgiens, attachés à leur grandeur passée, considèrent les Thaïlandais comme des parvenus, tandis que ces derniers perçoivent leurs voisins comme soumis à l’influence étrangère et en retard sur le plan de la modernité.

Les différends frontaliers remontent aux traités franco-siamois de 1904 et 1907. Sur les 817 km de frontière terrestre, 195 km restent non délimités. Des désaccords sur les échelles cartographiques – projection Mercator pour le Cambodge, sinusoïdale pour la Thaïlande – bloquent toute avancée.

Les tensions de 2025 trouvent leur origine dans divers incidents, comme celui de février, lorsque des soldats cambodgiens ont entonné leur hymne national au temple Ta Muen Thom (situé à la frontière entre les deux pays), provoquant des protestations thaïlandaises.

Les différends maritimes jouent aussi un rôle, notamment autour de l’île de Koh Kood, cédée au Siam en 1907 mais toujours revendiquée par des nationalistes cambodgiens, y compris dans la diaspora. Les négociations sur la zone de revendications superposées dans le golfe de Thaïlande (27 000 km2 riches en gaz) ont par le passé déclenché une réaction hostile des conservateurs thaïlandais, contribuant à la chute de Thaksin en 2006. Début 2025, sa fille, la Première ministre Paetongtarn, a tenté de relancer les discussions avec Hun Manet, ravivant des tensions similaires.

Cinq jours de démonstrations de force

Les combats de juillet ont impliqué l’artillerie cambodgienne et des frappes aériennes et de drones thaïlandaises, avec peu d’engagements au sol. Les forces cambodgiennes, moins précises, semblaient chercher à forcer des négociations, tandis que les Thaïlandais visaient à « les remettre à leur place ». Des images satellites montrent que le Cambodge se préparait depuis février. L’étincelle du conflit a été l’explosion d’une mine à la mi-juillet, qui a blessé huit soldats thaïlandais. Les affrontements ont duré cinq jours, entraînant moins de 40 morts et le déplacement temporaire d’environ 300 000 personnes le long de la frontière.

Sur le plan diplomatique, Hun Manet a sollicité l’arbitrage de la CIJ sur les sites disputés, bien que la Thaïlande refuse sa compétence obligatoire. Plus provocateur encore, Hun Sen a divulgué un appel téléphonique de Paetongtarn au ton jugé déférent, entraînant sa suspension politique. La police thaïlandaise a ensuite ciblé des réseaux d’arnaques liés au Cambodge, menaçant des flux financiers illicites cruciaux pour l’élite au pouvoir à Phnom Penh. Ces opérations ont cessé après le cessez-le-feu, le Cambodge se contentant de quelques actions internes limitées.


À lire aussi : La Thaïlande en crise politique et diplomatique


Manœuvres politiques convergentes

Le régime autoritaire cambodgien, dépendant des revenus issus de la cybercriminalité, a utilisé le conflit pour détourner l’attention de ses activités illicites, réprimer l’opposition de la diaspora via des modifications de la loi sur la nationalité, et renforcer ses références nationalistes.

Selon certaines estimations, la cybercriminalité représenterait entre 12,5 et 19 milliards de dollars par an, soit jusqu’à 60 % du PIB, surpassant largement le secteur formel le plus important du pays, celui du textile. Jacob Sims décrit le parti au pouvoir comme une « entreprise criminelle sophistiquée drapée dans un drapeau », où « la gouvernance passe par la criminalité »**

En Thaïlande, l’establishment conservateur-militaire, jamais vraiment réconcilié avec l’accession de Paetongtarn au pouvoir, a exploité la crise pour l’affaiblir. La configuration politique thaïlandaise combine un Parlement partiel élu, un Sénat puissant non élu en partie désigné par l’armée, une monarchie influente, un pouvoir judiciaire complaisant et un establishment politico-économique conservateur. L’armée thaïlandaise, qui a réalisé douze coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, conserve des instruments historiques de pouvoir, notamment les régiments de la Garde royale récemment réorganisés sous le contrôle personnel du roi. Cette structure a limité les risques de coups, mais permet à l’armée et aux élites conservatrices de peser fortement sur la scène politique. L’exploitation de la crise frontalière par ces acteurs pourrait conduire à l’éviction du clan Shinawatra, même si les revendications pour une réforme démocratique restent importantes.

Et maintenant ?

Il existe des raisons objectives pour que les deux pays cherchent une solution durable. Selon Nikkei Asia (6 août 2025), le conflit a provoqué en Thaïlande des dommages directs d’au moins 10 milliards de baht, soit environ 300 millions de dollars. Si les points de passage frontaliers restent fermés, le commerce annuel pourrait chuter de 1,85 milliard de dollars. Entre 1 et 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvent en Thaïlande, dont 400 000 sont déjà rentrés au Cambodge, ce qui risque de provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans des secteurs exigeants tels que la construction et l’agriculture. Du côté cambodgien, les transferts d’argent en provenance de Thaïlande, estimés entre 1,4 et 1,9 milliard de dollars, constituent une ressource essentielle pour l’économie formelle. Moins médiatisée, l’intervention discrète du gouvernement japonais visait à mettre fin au conflit : pour Tokyo, comme pour Pékin, sa poursuite aurait représenté une menace pour les chaînes de production régionales fortement intégrées.

Les récentes taxes américaines de 19 % risquent de fragiliser encore davantage ce secteur, poussant au chômage et au retour à l’économie informelle et illicite. Les touristes thaïlandais, qui représentent environ un tiers des visiteurs étrangers au Cambodge, ne devraient pas revenir de sitôt.

Politiquement, chaque camp a atteint certains de ses objectifs : l’armée thaïlandaise a renforcé son rôle incontournable, tandis que le leadership cambodgien a mobilisé le soutien nationaliste. Cependant, les dynamiques sous-jacentes, notamment en Thaïlande, restent intactes : le mouvement générationnel incarné par le parti Move Forward (rebaptisé People’s Party) pourrait raviver les demandes pour une monarchie constitutionnelle plus classique, un pouvoir judiciaire indépendant et un parlement représentatif. Au Cambodge, l’avenir après Hun Sen demeure incertain : Hun Manet pourrait se heurter à des rivalités au sein de son propre appareil, et toute pression internationale, y compris chinoise, pour fermer les centres de cybercriminalité risquerait d’affaiblir l’élite dirigeante, offrant à l’opposition en exil une opportunité de mobiliser le nationalisme.


À lire aussi : Au Cambodge, une base militaire comme outil d’influence pour Pékin


Et la communauté internationale ?

La Commission mixte de délimitation des frontières, créée en 1997, a peu progressé. Après sa cinquième réunion en 2012, il a fallu treize ans pour convoquer une sixième réunion en 2024, au cours de laquelle les responsables ont indiqué que la démarcation n’était achevée que dans 13 zones et que 11 autres faisaient encore l’objet de désaccords.

En théorie, les différends frontaliers relèvent d’une arbitrage international neutre. La partie la plus faible, le Cambodge, a déjà sollicité par le passé l’arbitrage de la Cour internationale de justice, qui a statué en 1962 et 2013 que le temple de Preah Vihear appartenait au Cambodge. L’appel de Hun Manet à un nouvel arbitrage de la CIJ avait peu de chances de succès, mais il a attiré l’attention des États-Unis. Quelques jours avant une hausse tarifaire annoncée de 36 %, Donald Trump a appelé les deux dirigeants, s’attribuant le mérite du cessez-le-feu et réduisant la hausse à 19 %.

La médiation de l’Asean offre une lueur d’espoir. Les deux parties sont sous pression pour montrer qu’elles sont des membres responsables de la « famille Asean » et respectent la « voie Asean » fondée sur la souveraineté et le consensus. L’Asean, éventuellement avec l’appui technique d’autres partenaires régionaux, pourrait jouer le rôle d’arbitre indépendant, jusque-là absent. Toutefois, sans engagement durable, les différends irrédentistes resteront une menace récurrente pour la stabilité régionale, et leur résolution dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants à dépasser les enjeux politiques immédiats et les rivalités historiques.

The Conversation

David Camroux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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14.08.2025 à 15:16

Soudan : deux ans de guerre et un pays dans l’abîme

Marie Bassi, Enseignante-chercheure. Maîtresse de conférences en science politique, Université Côte d’Azur

La guerre au Soudan, opposant l’armée régulière aux FSR paramilitaires, dure depuis plus de deux ans. Elle a plongé le pays dans une crise humanitaire sans précédent. Entretien.
Texte intégral (3164 mots)

Depuis plus de deux ans, le Soudan est en proie à une guerre opposant l’armée régulière à un groupe paramilitaire. Ce conflit a plongé le pays dans la plus grave crise humanitaire au monde et provoqué le déplacement de près de 13 millions de personnes depuis avril 2023, selon les Nations unies.

Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de ces deux années de guerre ? Éléments de réponse avec Marie Bassi, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur et coordinatrice du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales au Soudan, basé à Khartoum mais actuellement délocalisé au Caire.


The Conversation : Pourriez-vous revenir brièvement sur les origines du conflit actuel au Soudan ?

Marie Bassi : La guerre a éclaté le 15 avril 2023 en plein cœur de Khartoum, la capitale soudanaise. Elle oppose deux acteurs ; les forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et un puissant groupe paramilitaire appelé les Forces de soutien rapide (FSR), représenté par Mohamed Hamdan Daglo (alias « Hemetti »). Les premiers, l’armée régulière, gouvernent le Soudan de manière presque ininterrompue depuis l’indépendance du pays, en 1956. Les deuxièmes, les FSR, sont dirigées par des chefs issus de tribus arabes de l’ouest du Soudan, au Darfour.

Ce conflit a la particularité d’avoir débuté dans la capitale, une première pour le pays. Bien que l’histoire du Soudan ait été marquée par des décennies de tensions entre le Nord et le Sud et par des conflits entre le centre et les périphéries, ceux-ci ne s’étaient jamais exportés dans la capitale. Cette fois-ci, Khartoum a été directement affectée, avec des pillages, la destruction des infrastructures (centrales électriques, conduites d’eau, hôpitaux, écoles, patrimoine culturel, archives nationales…), et des attaques de zones administratives et militaires, mais aussi de très nombreuses habitations.

C’est aussi probablement la première fois qu’autant de puissances étrangères sont directement impliquées dans le conflit. L’économie de guerre est alimentée par un réseau complexe d’alliances internationales. Les Émirats arabes unis apportent leur soutien aux FSR, ce qu’ils démentent en dépit de plusieurs enquêtes qui le prouvent. D’un autre côté, l’Égypte est un allié majeur de l’armée. La Libye, l’Ouganda, le Tchad, le Soudan du Sud, la Russie, l’Iran et bien d’autres sont également impliqués, plus ou moins directement.

Ce conflit se caractérise aussi par son extrême violence. On compte plus de 150 000 morts, des viols, des tortures, des exécutons sommaires. Les viols de masse font partie du recours généralisé aux violences sexuelles comme arme de guerre.

Ce sont 25 millions de Soudanais qui souffrent de faim aiguë avec l’augmentation drastique des prix des denrées alimentaires. La famine a été confirmée par l’ONU dans dix régions du pays. À cette crise alimentaire s’ajoute une crise sanitaire : de nombreux hôpitaux ne sont plus opérationnels et près de la moitié de la population n’a pas accès à des soins médicaux. On observe le développement d’épidémies, comme la rougeole, la dengue, le paludisme ou le choléra.

On assiste à une prolifération des armes et à une multiplication des groupes armés qui éloignent l’espoir d’une paix proche. La guerre se poursuit et les deux camps continuent de commettre des exécutions sommaires visant des civils, accusés de soutenir le camp adverse ou appartenant à des groupes ethniques perçus comme proches soit des FSR, soit de l’armée. On a également pu observer des campagnes de nettoyage ethnique menées par les FSR ou par l’armée, notamment au Darfour et dans la région de la Gezira.

Arte, 14 octobre 2024.

Quelle est actuellement la situation au Darfour ?

M. B. : Le Darfour est une région de l’ouest du Soudan, presque aussi grande que la France. Depuis 2003, le Darfour est le théâtre d’un conflit armé ayant pour origine un accès inégal aux ressources, des années de marginalisation politique, des conditions économiques difficiles et l’implication de grandes puissances qui en convoitent les richesses.

Aujourd’hui, les FSR en contrôlent la quasi-totalité. Seule la ville d’Al Fasher, capitale du Darfour du Nord, leur échappe, mais elle est actuellement en état de siège. Une famine dramatique touche la ville. Le Darfour était déjà très pauvre en infrastructures de base avant la guerre ; maintenant, l’ensemble de la région est dans une situation humanitaire catastrophique.

Il y a quelques mois, les FSR avaient annoncé leur intention de former un gouvernement parallèle à celui établi à Port-Soudan sous le contrôle de l’armée. Ce 26 juillet, les FSR ont nommé un premier ministre. Elles vont peut-être réussir à contrôler l’entièreté du Darfour et une partie du Kordofan du Sud, et on évoque un risque de partition du pays.

On dit souvent que la guerre au Soudan souffre d’une sous-médiatisation. Cela engendre-t-il une mauvaise compréhension du conflit et de ses conséquences ?

M. B. : Il est vrai que cette réalité dramatique contraste avec un silence politique et médiatique assourdissant. Les rares moments où les médias européens parlent du Soudan se comptent sur les doigts de la main. D’autre part, je pense que la mise en récit de la guerre par les belligérants, par la plupart des médias et par certains acteurs politiques repose sur des interprétations assez simplificatrices et essentialistes.

On parle souvent d’une « guerre entre généraux », d’une « guerre ethnique », d’une « guerre entre les périphéries et Khartoum » ou uniquement d’une « guerre par procuration ».

C’est un peu tout ça, mais en réalité les racines de la guerre sont bien plus complexes et celle-ci doit être étudiée sous un prisme historique.

Le conflit est lié à une longue histoire d’exploitation des ressources des périphéries du Soudan par le pouvoir central, avec une gestion militarisée et brutale de ces périphéries. La violence qui secoue le pays, depuis 2023, va bien au-delà d’une simple compétition entre généraux rivaux. Il convient de rappeler deux éléments essentiels.

Il y a effectivement une guerre de pouvoir entre les deux groupes pour s’emparer du contrôle d’un pays très riche, en or, en uranium, en terres arables, en bétail, en gaz naturel et en pétrole, et d’un territoire 800 km qui donne également accès à la mer Rouge. Cependant, il faut mentionner que cette guerre oppose des personnes issues du régime précédent et alliées de longue date.

En effet, depuis l’indépendance, le gouvernement soudanais a suivi une stratégie d’externalisation de la violence en faisant systématiquement appel à différentes milices pour se prémunir des coups d’État et pour vaincre les mouvements armés dans certaines régions, notamment au Darfour ou dans les monts Nuba (dans l’État du Kordofan, Soudan du Sud) qui luttaient pour le partage équitable des ressources du pays.

Les FSR ne portaient pas le même nom il y a quelques années. Ils sont en partie des héritiers des janjawids, des milices issues des tribus arabes du Darfour, qui étaient impliquées dans les massacres, du début des années 2000 au Darfour, qualifiés de génocide par la Cour pénale internationale.

Elles ont pris du poids au fil des années et, en 2013, l’ancien dictateur Omar al-Bachir les convertit en FSR avant de les institutionnaliser en 2017. Avec leur participation comme supplétifs dans le conflit au Yémen, leur rôle pour renforcer le contrôle aux frontières à la demande de l’Union européenne, leur implantation dans les secteurs très rentables de l’or et de l’immobilier, les FSR se sont considérablement enrichies et ont été en position de rivaliser avec l’armée. Les milices qui sévissent aujourd’hui ont donc en réalité été construites par l’armée.

Ensuite, pour comprendre cette guerre, il faut revenir au soulèvement révolutionnaire soudanais de 2019. En avril, le dictateur Omar al-Bachir est destitué du pouvoir après trente ans de règne. Débutait alors une période de transition démocratique qui devait déboucher sur un gouvernement civil.

L’ancien inspecteur de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, qui avait succédé à Bachir, s’allie avec Mohamed Hamdan Daglo qui est à la tête des FSR. Ils orchestrent un coup d’État en octobre 2021 qui renverse le gouvernement de transition, évince les forces civiles et marque la reprise du pouvoir par l’armée et leurs alliés, les FSR.

Abdel Fattah al-Burhan dirige le nouveau gouvernement de transition militaire. Cependant, l’alliance entre l’armée et les FSR est fragile et leurs rivalités pour le partage du pouvoir s’exacerbent jusqu’à donner lieu au conflit d’avril 2023.

Fin mai, l’armée soudanaise a annoncé avoir libéré l’État de Khartoum des forces paramilitaires. Quel impact cette annonce a-t-elle eu auprès des diasporas soudanaises ? A-t-on pu observer des retours massifs vers la capitale ?

M. B. : Tout d’abord, il faut rappeler le nombre colossal de Soudanais contraints au déplacement forcé : on estime qu’au moins 13 millions de personnes ont quitté leur foyer, dont 4 millions dans les pays voisins. Les principaux pays d’accueil sont l’Égypte, avec plus d’un million et demi de Soudanais, le Soudan du Sud où ils sont plus d’un million, puis le Tchad (1,2 million), la Libye (plus de 210 000) et enfin l’Ouganda (plus de 70 000). Ce sont des chiffres colossaux et ils expliquent en partie pourquoi cette guerre est considérée comme la plus importante crise humanitaire au monde.

Ensuite, on observe en effet beaucoup de retours au Soudan, ces dernières semaines, bien que les chiffres annoncés restent approximatifs et soient à prendre avec précaution. La reprise de la capitale a marqué un tournant, c’était une victoire à la fois symbolique et tactique.

À l’intérieur du Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime que près d’un million de personnes sont revenues dans leurs foyers d’origine, principalement à Khartoum et dans la région de la Gezira dont l’armée a également repris le contrôle début 2025. Près de 320 000 Soudanais seraient aussi revenus d’Égypte et du Soudan du Sud.

En Égypte, le gouvernement a mis en place une ligne de train pour faciliter le retour, et des bus entiers partent quotidiennement du Caire vers la frontière. Les gens ont envie de revenir dans leur maison, de voir s’il en reste quelque chose. Les personnes âgées ne veulent pas mourir en dehors de leur pays.

Les personnes les plus précaires, celles qui ne sont pas parvenues à scolariser leurs enfants ou à trouver des moyens de subsistance, reviennent. Par ailleurs, les autorités militaires cherchent à encourager le retour des Soudanais, en multipliant les annonces officielles. Celles-ci, toutefois, apparaissent souvent déconnectées de la situation réelle, comme lorsqu’elles affirment pouvoir reconstruire Khartoum en six mois pour retrouver son état d’avant-guerre.

Tout ceci a néanmoins un goût amer, puisque certains Soudanais se retrouvent contraints de célébrer leurs anciens ennemis, le camp de l’armée, celle-là même contre laquelle ils s’étaient mobilisés lors de la révolution de 2019, une révolution portée par l’espoir d’un gouvernement civil.

Et il faut aussi garder en tête que la guerre et les horreurs continuent dans plusieurs régions, notamment au Darfour et au Kordofan.

France 24, 4 avril 2025.

Dans vos travaux, vous abordez les formes d’engagement des diasporas soudanaises, notamment en Égypte. Quels sont les réseaux de solidarité qui existent aujourd’hui et quels sont les liens que les diasporas entretiennent avec leurs proches restés au Soudan ?

M. B. : Les transferts de fonds des membres de la diaspora vers le Soudan sont essentiels pour assurer la survie des Soudanais. C’est le cas pour les membres de la diaspora qui vivent et travaillent en Europe, au Canada, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe.

En Égypte, pays sur lequel je travaille plus particulièrement, les familles sont en contact permanent avec leurs proches restés au Soudan. Malheureusement, les opportunités professionnelles sont réduites et les Soudanais n’ont que très peu de moyens de subsistance, ce qui réduit les possibilités d’aider leurs proches. Ceux qui possédaient des ressources financières importantes avant la guerre ou dont des membres de la famille travaillent à l’étranger réussissent généralement à mieux s’en sortir.

Par ailleurs, il faut savoir trois choses. La première, c’est que toutes les initiatives d’aide et de solidarité diasporiques sont totalement invisibilisées. Pourtant, c’est ce qui permet la survie des Soudanais au Soudan. On parle de l’aide humanitaire internationale mais, en réalité, sans les centaines de milliers de Soudanais qui envoient de l’argent à leur famille restée au pays, la situation du Soudan serait bien plus catastrophique. Ceux qui retournent au pays aujourd’hui y amènent ce qu’ils peuvent – de la nourriture, des médicaments et parfois même des panneaux solaires.

La deuxième, c'est que le système bancaire soudanais est quasiment à l’arrêt et que peu de cash circule dans le pays. Les soutiens financiers fonctionnent donc essentiellement par une digitalisation de l’aide. Les Soudanais n’ont pas accès aux liquidités bancaires ; toutes les transactions passent par des applications bancaires. Grâce à celles-ci, il est possible d’acheter un peu de nourriture et des biens de première nécessité.

La troisième, c’est qu’il existe des modalités de solidarité locale très puissantes au Soudan, en particulier les salles d’intervention d’urgence, les Emergency Rooms ou les cantines solidaires, que les réfugiés soudanais soutiennent à distance. En dépit de la répression que ces groupes subissent, ils ont continué à œuvrer tout au long de la guerre et ont été, et sont toujours, des soutiens essentiels à la survie de milliers de Soudanais.


Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.

The Conversation

Marie Bassi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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13.08.2025 à 16:03

Sommet Trump-Poutine en Alaska : « Ce n’est pas ainsi que l’on met fin à une guerre »

Donald Heflin, Executive Director of the Edward R. Murrow Center and Senior Fellow of Diplomatic Practice, The Fletcher School, Tufts University

Un diplomate américain chevronné explique, exemples historiques à l’appui pourquoi, selon lui, ce sommet Trump-Poutine pour la paix en Ukraine, mal préparé, a peu de chances d’aboutir. Les faits lui ont donné raison.
Texte intégral (2708 mots)
Le président états-unien Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine se rencontreront en Alaska, le 15 août 2025. Ici, ils arrivent ensemble pour la photo de groupe lors du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. Brendan Smialowski/AFP/Getty Images

Avant sommet organisé à la hâte entre les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine le 15 août 2025 en Alaska, qui n'a abouti à aucun accord de paix pour l'Ukraine, « The Conversation » s’est entretenu avec le diplomate chevronné Donald Heflin, qui enseigne aujourd’hui à la Fletcher School de l’Université Tufts, près de Boston, afin de connaître son point de vue sur cette rencontre inhabituelle. L'analyse du diplomate a été confirmée par les faits.

The Conversation : Comment les guerres prennent-elles fin ?

Donald Heflin : Les guerres prennent fin pour trois raisons. La première est que les deux camps s’épuisent et décident de faire la paix. La deuxième, plus courante, est qu’un camp s’épuise, lève la main et dit : « Oui, nous sommes prêts à nous asseoir à la table des négociations. »

Et puis la troisième raison, que nous avons vue au Moyen-Orient, c’est que des forces extérieures, comme les États-Unis ou l’Europe, interviennent et disent : « Ça suffit. Nous imposons notre volonté de l’extérieur. Arrêtez ça. »

Ce que nous voyons dans la situation entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’aucune des deux parties ne montre une réelle volonté de s’asseoir à la table des négociations et de céder du territoire.

Les combats se poursuivent donc. Et le rôle que jouent actuellement Trump et son administration correspond à la troisième possibilité, celle d’une puissance extérieure qui intervient et dit « Ça suffit ».

Regardons la Russie. Elle n’est peut-être plus la superpuissance qu’elle a été, mais c’est une puissance qui dispose d’armes nucléaires et d’une armée importante. Ce n’est pas un petit pays du Moyen-Orient que les États-Unis peuvent dominer complètement. C’est presque un égal. Alors, peut-on vraiment lui imposer sa volonté et le faire venir sérieusement à la table des négociations s’il ne le veut pas ? J’en doute fort.

Deux personnes debout sur des décombres à côté d’immeubles de plusieurs étages bombardés
Des habitants de Kramatorsk (Ukraine) au milieu d’immeubles résidentiels bombardés par les forces russes, le 10 août 2025. Pierre Crom/Getty Images

De quelle manière cette rencontre entre Trump et Poutine en Alaska s’inscrit-elle dans l’histoire des négociations de paix ?

D. H. : Beaucoup de gens font l’analogie avec la conférence de Munich de 1938, où le Royaume-Uni et la France ont rencontré l’Allemagne hitlérienne. Je n’aime pas faire de comparaison avec le nazisme ou avec l’Allemagne hitlérienne. Ces gens ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, perpétré l’Holocauste et tué de 30 millions à 40 millions de personnes. Il est difficile de comparer quoi que ce soit à cela.

Mais sur le plan diplomatique, ce qui s’est passé en 1938 peut éclairer la situation actuelle. L’Allemagne a dit : « Écoutez, nous avons tous ces citoyens allemands qui vivent dans ce nouveau pays qu’est la Tchécoslovaquie. Ils ne sont pas traités correctement. Nous voulons qu’ils fassent partie de l’Allemagne. » Et les dirigeants nazis étaient prêts à envahir le pays.

L’Europe est alors en pleine crise des Sudètes : la situation est explosive. Pour éviter la guerre, le premier ministre britannique Neville Chamberlain décide de mener seul des négociations avec le chancelier Hitler. Il fait trois fois le voyage en Allemagne en quinze jours et ces rencontres mèneront aux accords de Munich, qui actent la cession par la Tchécoslovaquie des Sudètes au profit du IIIe Reich, avec des garanties françaises et britanniques sur l’intégrité du reste du pays. Et cela devait s’arrêter là. L’Allemagne ne devait avoir aucune autre exigence.

La Tchécoslovaquie n’était pas présente en 1938. C’est une paix qui lui a été imposée.

Et, bien sûr, il n’a pas fallu attendre plus d’un an ou deux ans avant que l’Allemagne déclare : « Non, nous voulons toute la Tchécoslovaquie. Et, d’ailleurs, nous voulons aussi la Pologne. » C’est ainsi que la Seconde Guerre mondiale a commencé.

Deux hommes se serrant la main ; l’un porte un uniforme militaire avec une croix gammée sur un brassard
Adolf Hitler serre la main du premier ministre britannique Neville Chamberlain lors de leur rencontre à Godesberg, en Allemagne, le 23 septembre 1938. New York Times Co./Getty Images

Pourriez-vous préciser davantage ces comparaisons ?

D. H. : La Tchécoslovaquie n’était pas à la table des négociations. L’Ukraine n’est pas à la table des négociations.


À lire aussi : L’Ukraine pas conviée aux négociations sur son avenir : des précédents existent, et ils ne sont pas encourageants


Encore une fois, je ne suis pas sûr de vouloir comparer Poutine à Hitler, mais c’est un chef autoritaire à la tête d’une armée importante.

Des garanties de sécurité avaient été données à la Tchécoslovaquie ; elles n’ont pas été respectées. L’Occident a donné des garanties de sécurité à l’Ukraine lorsque ce pays a renoncé à ses armes nucléaires en 1994. Nous avons dit aux Ukrainiens : « Si vous faites preuve de courage et renoncez à vos armes nucléaires, nous veillerons à ce que vous ne soyez jamais envahis. » Et ils ont été envahis deux fois depuis, en 2014 et en 2022. L’Occident n’a pas réagi.

L’histoire nous enseigne donc que les chances que ce sommet débouche sur une paix durable sont assez faibles.

Quel type d’expertise est nécessaire pour négocier un accord de paix ?

D. H. : Voici comment cela se passe généralement dans la plupart des pays qui ont une politique étrangère d’envergure ou un appareil de sécurité nationale important, et même dans certains petits pays.

D’abord, les dirigeants politiques définissent leur objectif politique, ce qu’ils veulent atteindre.

Ils communiquent ensuite leurs objectifs aux agents de l’État, des services diplomatiques et aux militaires en leur disant : « Voici ce que nous voulons obtenir à la table des négociations. Comment y parvenir ? »

Alors ces experts leur font des propositions : « Nous allons faire ceci et cela, et nous affecterons du personnel à cette tâche. Nous travaillerons avec nos homologues russes pour tenter de réduire le nombre de points litigieux, puis nous proposerons des chiffres et des cartes. »

Or, il y a eu beaucoup de turnover au département d’État depuis l’investiture en janvier. L’équipe est nouvelle, et si certains, comme Marco Rubio, savent généralement ce qu’ils font en matière de sécurité nationale, d’autres moins. De nombreux hauts fonctionnaires et personnels du département d’État ont été licenciés, et beaucoup de cadres intermédiaires partent, et avec eux, c’est l’expertise qui s’en va.

C’est un vrai problème. L’appareil de sécurité nationale américain est de plus en plus dirigé par une équipe B, dans le meilleur des cas.

Pourquoi cela posera-t-il un problème quand Trump rencontrera Poutine ?

D. H. : Une rencontre entre deux dirigeants de deux grands pays comme ceux-ci ne s’organise pas à la hâte, à moins qu’il s’agisse d’une situation de crise.

C’est-à-dire que cette rencontre pourrait avoir lieu dans deux ou trois semaines, aussi bien que cette semaine.

En disposant de plus de temps, on peut mieux se préparer. On peut transmettre toutes sortes de documents et d’informations aux agents diplomatiques américains qui vont participer au sommet. Ceux-ci auraient le temps de rencontrer leurs homologues russes, ainsi que leurs homologues ukrainiens, voire des agents d’autres pays d’Europe occidentale. Et lorsque les deux parties finiraient par s’asseoir à la table des négociations, cela se passerait de manière très professionnelle.

Les négociateurs auraient des documents de travail similaires. Chacun aurait à peu près le même niveau d’information. Les questions seraient ciblées.

Ce n’est pas du tout le cas avec ce sommet en Alaska. Ici, il s’agit de deux dirigeants politiques qui vont se rencontrer et prendre des décisions – souvent motivées par des considérations purement politiques –, mais sans aucune idée réelle de leur faisabilité ou de la manière dont elles vont pouvoir être mises en œuvre.

Un accord de paix pourrait-il être appliqué ?

D. H. : Une fois encore, la situation est, en quelque sorte, hantée par le fait que l’Occident n’a jamais appliqué les garanties de sécurité promises en 1994.

Historiquement, la Russie et l’Ukraine ont toujours été liées, et c’est là le problème. Quelle est la ligne rouge de Poutine ? Renoncerait-il à la Crimée ? Non. Renoncerait-il à la partie de l’est de l’Ukraine qui a été prise de facto par la Russie avant même le début de la guerre ? Probablement pas. Renoncerait-il à ce qu’ils ont gagné depuis lors ? Peut-être.

Mettons-nous ensuite à la place de l’Ukraine. Veut-elle renoncer à la Crimée ? Elle répond « Non ». Veut-elle renoncer à une partie de l’est du pays ? Encore « Non ».

Je suis curieux de savoir ce que vos collègues du monde diplomatique pensent de cette réunion à venir.

D. H. : Les personnes qui comprennent le processus diplomatique pensent que cette initiative est de l’amateurisme et qu’elle a peu de chances d’aboutir à des résultats concrets et applicables. Elle donnera lieu à une déclaration et à une photo de Trump et de Poutine se serrant la main. Certains croiront que cela résoudra le problème. Ce ne sera pas le cas.

The Conversation

Donald Heflin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:12

Israël, Yémen, Guatemala, Timor oriental… Six stratégies utilisées par les États-Unis pour se distancier des atrocités commises par ceux qu’ils soutiennent

Jeff Bachman, Associate Professor, Department of Peace, Human Rights & Cultural Relations, American University School of International Service

Esther Brito Ruiz, Adjunct Instructor, American University School of International Service

Avant Israël à Gaza, les responsables américains ont, au fil de l’histoire, eu recours à diverses stratégies rhétoriques pour se dédouaner des atrocités commises par les dirigeants et pays qu’ils ont soutenus.
Texte intégral (2589 mots)

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont régulièrement soutenu des dirigeants et des pays qui ont commis des atrocités. Washington déploie six stratégies rhétoriques pour se distancier de ces actes. Illustrations historiques avec les cas du Guatemala, de l’Indonésie au Timor oriental et de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen.


Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont à plusieurs reprises soutenu des gouvernements qui ont commis des atrocités de masse, définies par le spécialiste du génocide Scott Straus comme étant une « violence à grande échelle et systématique contre des populations civiles ».

Cela inclut le soutien à Israël, qui est resté constant malgré le désaccord récent entre le président Donald Trump et le premier ministre Benyamin Nétanyahou sur la question de savoir si les Palestiniens sont victimes de famine à Gaza.

Nous sommes spécialistes des questions liées aux génocides et autres atrocités de masse, ainsi que des enjeux de sécurité internationale. Dans le cadre de nos recherches pour un prochain article à paraître dans le Journal of Genocide Research, nous avons étudié des déclarations officielles, des documents déclassifiés et des articles de presse portant sur quatre cas où les États-Unis ont soutenu des gouvernements alors qu’ils commettaient des atrocités : l’Indonésie au Timor oriental (1975-1999), le Guatemala (1981-1983), la coalition dirigée par l’Arabie saoudite – dite « Coalition » – au Yémen depuis 2015 et Israël à Gaza depuis octobre 2023.

Nous avons identifié six stratégies rhétoriques, autrement dit six façons de formuler un discours, utilisées par des responsables américains pour distancier publiquement les États-Unis des atrocités commises par ceux qui bénéficient de leur soutien.

Cette analyse est essentielle : lorsque les Américains, et plus largement l’opinion internationale, prennent ces discours pour argent comptant, les États-Unis peuvent continuer à agir en toute impunité, malgré leur rôle dans la violence mondiale.

Feindre l’ignorance face aux crimes

Lorsque des responsables américains nient toute connaissance des atrocités perpétrées par des parties bénéficiant du soutien des États-Unis, nous appelons cela une ignorance feinte (premier stratagème).

Par exemple, après que la Coalition a bombardé un bus scolaire au Yémen, tuant des dizaines d’enfants, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a demandé au général Joseph Votel si le Commandement central des États-Unis suivait l’objectif des missions qu’il ravitaillait en carburant.

Sa réponse : « Sénatrice, nous ne le faisons pas. »

Cette ignorance proclamée contraste fortement avec les crimes de guerre de la Coalition, bien documentés depuis 2015. Comme l’a exprimé Scott Paul, expert du Yémen, dans ces termes : « Plus personne ne peut feindre la surprise lorsque de nombreux civils sont tués. »

Brouiller les faits pour masquer la vérité

Lorsque les preuves d’atrocités ne peuvent plus être ignorées, les responsables américains ont recours à la confusion pour brouiller les faits (deuxième stratagème).

Lorsque les forces indonésiennes ont perpétré des massacres en 1983, tuant des centaines de civils, l’ambassade des États-Unis à Jakarta a envoyé un télégramme au secrétaire d’État ainsi qu’à plusieurs ambassades, consulats et missions américaines remettant en question les rapports, car ils « n’avaient pas été confirmés par d’autres sources ».

De même, lors du génocide maya au Guatemala, à la suite du coup d’État réussi d’Efraín Ríos Montt, des responsables américains ont déformé les informations faisant état des violences perpétrées par le gouvernement, en rejetant la responsabilité sur les guérilleros.

« Je sais que le président Ríos Montt est un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un engagement profond », a déclaré le président Ronald Reagan après sa rencontre avec le président guatémaltèque en 1982.

Dans son rapport de 1982 sur les droits humains au Guatemala, par exemple, le département d’État affirmait :

« Lorsqu’il a été possible d’attribuer la responsabilité des [meurtres au Guatemala], il semble plus probable que, dans la majorité des cas, ce sont les insurgés […] qui sont coupables. »

Pourtant, les services de renseignement américains affirmaient le contraire.

Des rapports sur les atrocités et abus commis par l’État au Guatemala figurent dans des documents de renseignement américains datant des années 1960. Un câble de la CIA de 1992 mentionnait explicitement que « plusieurs villages ont été rasés » et que « l’armée ne devait pas faire de quartier, aux combattants comme aux non-combattants ».

Nier l’implication directe malgré les preuves

Alors que continuent de s’accumuler les preuves des atrocités, ainsi que celles permettant d’identifier les responsables, les responsables américains ont souvent recours à la négation (troisième stratagème).

Ils ne nient pas que l’aide américaine est fournie, mais soutiennent qu’elle n’a pas été directement utilisée pour commettre des atrocités.

Par exemple, lors des atrocités commises par l’Indonésie au Timor oriental, les États-Unis ont activement formé des membres du corps des officiers indonésiens. Lorsque les forces de sécurité indonésiennes ont massacré jusqu’à 100 personnes dans un cimetière de Dili en 1991, la réaction de l’administration Bush s’est limitée à déclarer qu’« aucun des officiers militaires indonésiens présents à Santa Cruz n’avait reçu de formation américaine ».

Détourner l’attention, faire diversion

Lorsque l’attention publique sur le soutien américain atteint un niveau qui ne peut plus être facilement ignoré, les responsables américains peuvent recourir à la diversion (quatrième stratagème).

Il s’agit d’ajustements politiques très médiatisés, qui impliquent rarement des changements significatifs. Ils incluent souvent une forme de leurre. En effet, l’objectif de la diversion n’est pas de changer le comportement du bénéficiaire de l’aide américaine, mais simplement une tactique politique utilisée pour apaiser les critiques.

En 1996, lorsque l’administration Clinton a cédé à la pression des militants en suspendant les ventes d’armes légères à l’Indonésie, elle a tout de même vendu à l’Indonésie pour 470 millions de dollars d’armements sophistiqués, dont neuf avions de combat F-16.

Plus récemment, en réponse aux critiques du Congrès et de l’opinion publique, l’administration Biden a suspendu la livraison de bombes de 2 000 et 500 livres à Israël en mai 2024 – mais seulement pour une courte période. Toutes ses autres importantes livraisons d’armes sont restées inchangées.

Comme l’illustre le soutien des États-Unis à Israël, le détournement inclut également des enquêtes américaines superficielles qui signalent une certaine préoccupation face aux abus, sans aucune conséquence, ainsi que le soutien à des auto-enquêtes, dont les résultats disculpatoires sont prévisibles.

Faire l’éloge des dirigeants pour justifier la violence

Lorsque les atrocités commises par les bénéficiaires de l’aide américaine sont très visibles, les responsables américains utilisent également la glorification (cinquième stratagème) pour faire l’éloge des premiers et pour les présenter comme dignes d’être aidés.

En 1982, le président Ronald Reagan a fait l’éloge du président Suharto, le dictateur responsable de la mort de plus de 700 000 personnes en Indonésie et au Timor oriental entre 1965 et 1999, pour son leadership « responsable ». Par ailleurs, des responsables de l’administration Clinton le qualifiaient de « notre genre de gars ».

De même, le dirigeant guatémaltèque Ríos Montt a été présenté par Reagan au début des années 1980 comme

« un homme d’une grande intégrité personnelle et d’un grand engagement », contraint de faire face à « un défi brutal lancé par des guérilleros armés et soutenus par des forces extérieures au Guatemala ».

Ces dirigeants sont ainsi dépeints comme exerçant la force soit pour une cause juste, soit uniquement parce qu’ils font face à une menace existentielle. Ce fut le cas pour Israël, l’administration Biden déclarant qu’Israël était

« en proie à une bataille existentielle ».

Cette glorification élève non seulement les dirigeants sur un piédestal moral, mais justifie également la violence qu’ils commettent.

Parler de diplomatie discrète

Enfin, les responsables américains affirment souvent mener une forme de diplomatie discrète (sixième stratagème), agissant en coulisses pour contrôler les bénéficiaires de l’aide des États-Unis.

Il est important de noter que, selon ces responsables, pour que cette diplomatie discrète soit efficace, le soutien américain reste nécessaire. Ainsi, le maintien de l’aide à ceux qui commettent des atrocités se trouve légitimé précisément parce que c’est cette relation qui permet aux États-Unis d’influencer leur comportement.

Au Timor oriental, le Pentagone a fait valoir que la formation renforçait le « respect des droits humains par les troupes indonésiennes ». Lorsqu’une unité militaire indonésienne formée par les États-Unis a massacré environ 1 200 personnes en 1998, le département de la Défense a déclaré que « même si des soldats formés par les Américains avaient commis certains des meurtres », les États-Unis devaient continuer la formation afin de « maintenir leur influence sur la suite des événements ».

Les responsables américains ont également laissé entendre en 2020 que les Yéménites attaqués par la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite bénéficiaient du soutien militaire américain à cette Coalition, car ce soutien conférait aux États-Unis une influence sur l’utilisation de ces armes.

Dans le cas de Gaza, les responsables américains ont, à plusieurs reprises, invoqué la diplomatie discrète pour promouvoir la retenue, tout en cherchant à bloquer d’autres systèmes de responsabilisation.

Par exemple, les États-Unis ont utilisé leur veto à six résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sur Gaza depuis octobre 2023 et ont imposé des sanctions à cinq juges et procureurs de la Cour pénale internationale en raison de mandats d’arrêt émis contre Nétanyahou et l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant.

Minimiser la responsabilité

Les responsables américains utilisent depuis longtemps diverses stratégies rhétoriques pour prendre leurs distances par rapport aux atrocités commises par d’autres avec le soutien des États-Unis et pour minimiser leur contribution à ces actes.

Dans ce contexte, la reconnaissance par Trump d’une « vraie famine » à Gaza peut être considérée comme une diversion visant à détourner l’attention du soutien inchangé des États-Unis à Israël, alors que les conditions de famine à Gaza s’aggravent et que des Palestiniens sont tués en attendant de recevoir de la nourriture.

De l’ignorance feinte à la minimisation de la violence en passant par la louange de ses auteurs, les gouvernements et présidents américains ont, depuis longtemps, recours à une rhétorique trompeuse pour légitimer la violence des dirigeants et des pays qu’ils soutiennent.

Mais deux éléments sont nécessaires pour que ce discours continue de fonctionner : l’un est le langage employé par le gouvernement américain, l’autre est la crédulité et l’apathie du public.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:09

Vers la fin des puissances hégémoniques ? Comprendre les théories de la domination globale

Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Depuis Trump, beaucoup annoncent la fin de l’hégémonie des États-Unis. Mais qui pourrait la remplacer ? Et que signifie vraiment ce terme en relations internationales ?
Texte intégral (1729 mots)
L’hégémonie désigne la capacité d’un État à structurer l’ordre international en imposant ses règles et en obtenant le consentement des autres. Un rôle aujourd’hui remis en question dans un monde multipolaire. Alexander W. Helin/Getty Images

Aujourd’hui, dans le monde, aucune puissance ne semble en position hégémonique. Mais que signifie exactement ce concept d’hégémonie, au fondement des théories des relations internationales ? Est-il toujours valide ? Peut-on se passer d’une puissance dominante pour structurer les relations internationales ?


L’ère de l’hégémonie américaine est terminée – du moins si l’on en croit les titres de presse partout dans le monde, de Téhéran à Washington. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Le concept d’hégémonie est un fondement théorique des relations internationales depuis les débuts de la discipline. Au-delà d’une simple mesure de la puissance d’un État donné, il désigne sa capacité non seulement à imposer ses décisions à d’autres, mais aussi à façonner les règles, les normes et les institutions qui régissent l’ordre international.

Ce mélange subtil entre coercition et consentement des autres acteurs internationaux distingue l’hégémonie de la domination pure : il rend également le maintien de ce type de position particulièrement complexe dans un monde où les rapports entre puissances sont de plus en plus contestés.

Une brève histoire de l’hégémonie

Le terme « hégémonie » vient du grec hegemon, qui signifie guide ou chef. Il désignait à l’origine la prédominance d’une cité-État sur les autres.

Dans la Grèce antique, Athènes illustre bien cette notion, notamment à travers son rôle de leader dans la Ligue de Délos, une alliance de cités-États. Sa puissance militaire, notamment sa suprématie sur les mers, s’y mêlait à une influence politique affirmée, permettant à Athènes d’orienter les décisions de ses alliés.

Cette domination reposait certes sur la force, mais aussi sur le consentement : les membres de la Ligue tiraient en effet parti de la sécurité collective et des liens économiques renforcés sous l’égide d’Athènes.

La définition moderne du concept d’hégémonie émerge au XIXe siècle pour décrire le rôle de la Grande-Bretagne dans l’ordre mondial.

Cette hégémonie reposait sur une puissance navale inégalée et la domination économique acquise lors de la révolution industrielle.

Ce n’était cependant pas uniquement sa force matérielle qui faisait de la Grande-Bretagne une puissance hégémonique. Les réseaux commerciaux bâtis et les normes de libre-échange dont elle faisait la promotion ont structuré un système largement accepté par les autres États européens – souvent parce qu’eux aussi en retiraient stabilité et prospérité.

Cette période démontre que l’hégémonie va bien au-delà de la contrainte : elle suppose la capacité d’un État dominant à façonner un ordre international aligné sur ses propres intérêts, tout en rendant ces intérêts acceptables pour les autres.

Des théories marxistes à l’ordre international

Au début du XXe siècle, le penseur marxiste italien Antonio Gramsci a étendu le concept d’hégémonie au-delà des relations internationales, en l’appliquant à la lutte des classes. Sa thèse était que l’hégémonie dans l’espace social repose non seulement sur le pouvoir coercitif de la classe dominante, mais aussi sur sa capacité à obtenir le consentement des autres classes en façonnant les normes culturelles, idéologiques et institutionnelles.

Transposée à l’échelle internationale, cette théorie postulerait qu’un État hégémonique maintient sa suprématie en créant un système perçu comme légitime et bénéfique, et non seulement par la force économique ou militaire.

Au XXe siècle, les États-Unis s’imposent comme l’incarnation de l’hégémon moderne, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Leur hégémonie se caractérise par une puissance matérielle – force militaire sans égal, suprématie économique et avance technologique – mais aussi par leur capacité à bâtir un ordre international libéral conforme à leurs intérêts.

Le plan Marshall, qui a permis la reconstruction économique de l’Europe, illustre ce double levier de coercition et de consentement : les États-Unis fournissaient aux pays d’Europe de l’Ouest ressources et garanties de sécurité, mais imposaient leurs conditions, consolidant ainsi leur puissance dans le système qu’ils contribuaient à structurer.

À la même période, l’Union soviétique s’est posée en puissance hégémonique alternative, proposant des équivalents au plan Marshall aux pays d’Europe de l’Est à travers le plan Molotov, ainsi qu’un ordre international concurrent au sein du monde socialiste.

L’hégémonie appartient-elle au passé ?

Les défenseurs du concept d’hégémonie en relations internationales estiment qu’une puissance dominante est nécessaire pour fournir des biens publics globaux, bénéficiant à tous : sécurité, stabilité économique, application des règles. Dès lors, le déclin d’un hégémon serait synonyme d’instabilité.

Les critiques, quant à eux, soulignent que les systèmes hégémoniques sont au service des intérêts propres de la puissance dominante, et masquent la coercition sous un vernis de consentement. L’exemple de l’ordre international dominé par les États-Unis est souvent donné : celui-ci a certes promu le libre-échange économique et la démocratie, mais aussi les priorités stratégiques américaines – parfois au détriment des pays les plus faibles.

Quoi qu’il en soit, maintenir une hégémonie à long terme est une gageure. Trop de coercition érode la légitimité de l’hégémon ; trop d’appels au consentement sans pouvoir réel empêchent de faire respecter les règles de l’ordre international et de protéger les intérêts fondamentaux du pays dominant.

Dans un monde désormais multipolaire, le concept d’hégémonie se heurte ainsi à de nouveaux défis. L’ascension de la Chine, mais aussi de puissances régionales comme la Turquie, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite, vient perturber la domination unipolaire des États-Unis.

Ces candidats à l’hégémonie régionale disposent de leurs propres leviers d’influence, mêlant incitations économiques et pressions stratégiques. Dans le cas de la Chine, les investissements dans les infrastructures et le commerce mondial à travers l’initiative des Nouvelles routes de la soie s’accompagnent de démonstrations de force militaire en mer de Chine méridionale, destinées à impressionner ses rivaux régionaux.

Alors que l’ordre mondial se fragmente progressivement, l’avenir de la position d’hégémon reste incertain. Aucune puissance ne semble aujourd’hui en mesure de dominer l’ensemble du système international. Pourtant, la nécessité d’un leadership dans ce domaine demeure cruciale : nombre d’observateurs estiment que des enjeux, comme le changement climatique, la régulation technologique ou les pandémies exigent une coordination que seule une hégémonie mondiale – ou bien une gouvernance collective – pourrait garantir.

La question reste ouverte : l’hégémonie va-t-elle évoluer vers un modèle de leadership partagé, ou céder la place à un système mondial plus anarchique ? La réponse pourrait bien déterminer l’avenir des relations internationales au XXIe siècle.

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Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:08

La série « Rome » : vraisemblance ou vérité historique ?

Anne-Lise Pestel, Docteure en histoire romaine et professeure agrégée en histoire, Université de Rouen Normandie

Diffusée entre 2005 et 2007, la série « Rome » avait connu un franc succès public et, malgré quelques imprécisions, suscité un véritable enthousiasme parmi les spécialistes.
Texte intégral (2919 mots)
Saison 1 de la série _Rome_, diffusée en 2005 aux États-Unis par HBO. Allociné/HBO

Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.


Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.

Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).

Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.

Bande-annonce de la saison 1.

Dépeindre Rome pendant les guerres civiles

La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.

Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.

C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.

Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.

Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.

Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.

Saison 1 – Légion romaine républicaine (Marche cérémonielle). Allociné/HBO

L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.

Les statuts juridiques et les rapports sociaux dans la Rome républicaine

La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.

Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.

La place des femmes dans la société et la vie politique romaines

Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.

On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.

Saison 1 – Polly Walker dans le rôle d’Atia. Allociné, HBO

En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.

Exprimer l’altérité de la religion romaine : un pari réussi ?

La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.

Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.

La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).

Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.

Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.

The Conversation

Anne-Lise Pestel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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