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03.12.2025 à 16:53

Combiner préservation de la biodiversité et développement économique : leçons indonésiennes

Emmanuel Fourmann, Chargé de recherche, Agence Française de Développement (AFD)
Muhammad Syukri Fadil, Senior Researcher, SMERU Research Institute; Universitas Andalas
Oskar Lecuyer, chargé de recherche climat-énergie, Agence Française de Développement (AFD)
Des travaux menés en Indonésie montrent les atouts – et certaines limites – des aires protégées, ces espaces où la biodiversité est préservée et qui peuvent, aussi, avoir un effet économique bénéfique.
Texte intégral (2224 mots)

Surexploitation des ressources marines et halieutiques, déchets abandonnés dans la nature, tourisme de masse… comment préserver les écosystèmes côtiers locaux des conséquences néfastes du tourisme et des activités humaines intensives ? Des recherches menées en Indonésie démontrent que les « aires protégées » et, dans le cas de l’Indonésie, les « aires marines protégées » (AMP) en particulier offrent des pistes prometteuses afin d’allier préservation de la biodiversité et développement économique – à condition d’y associer les populations locales. Cet article fait le point sur les dispositifs « d’aires » existants et offre un retour d’expérience sur leur efficacité en Indonésie.


La mise en place d’une aire protégée demeure l’un des principaux outils pour conserver la biodiversité. Mais les restrictions d’usage associées (selon les zones concernées : interdiction de prélèvement ou de circulation, itinéraires ou calendriers imposés, défense de faire un feu ou de bivouaquer) sont généralement contraignantes pour les riverains ou les touristes, et souvent mal acceptées.

Des travaux de recherche menés en Indonésie montrent qu’associer les communautés voisines à la conservation est généralement un gage d’efficacité écologique : les règles établies sont alors mieux comprises, voire co-construites, et, dès lors, mieux admises et respectées.

Ainsi, les bénéfices attendus de la mise en protection se concrétisent du point de vue écologique et il est possible d’y adjoindre des co-bénéfices pour les populations riveraines.

Périmètres et restrictions d’usage

La stratégie nationale des aires protégées (SNAP) donne la définition suivante de la notion d’« aire protégée » : « Un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés. »

C’est donc une zone géographique définie par la loi, dont l’usage est restreint par rapport au droit commun.

Plusieurs catégories de protection ont été définies par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), un lien étant clairement établi entre, d’une part, le degré de rareté et de menace pesant sur les écosystèmes, les animaux et les plantes et, d’autre part, le niveau des restrictions d’usage.

L’arsenal habituel est un périmétrage de la zone et la sécurisation légale du foncier ; la détermination d’une « zone cœur » et de zones tampons ; une régulation des accès et des pratiques ; l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de gestion écologique ; des activités de police de l’environnement et de valorisation des connaissances.

Pour ce qui est des espaces côtiers et maritimes, une aire marine protégée correspond à un « volume délimité en mer, sur lequel les instances gouvernantes attribuent un objectif de protection de la nature à long terme. Cet objectif est rarement exclusif et soit souvent associé à un objectif local de développement socio-économique, soit encore avec une gestion durable des ressources ».

Compte tenu des interactions entre faunes marine et terrestre (ponte des tortues, habitat des crabes et oiseaux de mer), de nombreuses aires protégées côtières sont mixtes, incluant une zone en mer et une partie terrestre pour garantir une continuité écologique entre les deux milieux.

Une tension entre biodiversité et développement économique

Aujourd’hui, la biodiversité est la plus riche dans les zones faiblement peuplées et faiblement développées (moindre pression anthropique, moindre pollution) et c’est naturellement dans ces zones que l’on est le plus susceptible de créer des aires protégées pour sécuriser les écosystèmes.

Dès lors, l’objectif de conservation peut entrer en tension avec celui du développement économique local.

Si les personnes les plus pauvres et les plus éloignées de l’économie mondiale sont les plus dépendantes de la nature pour leur subsistance, il faut aussi noter que la création d’une aire protégée se traduit pour les populations riveraines par de nouvelles contraintes pesant sur leurs pratiques productives (agriculture, cueillette, élevage, châsse, pêche), leurs itinéraires (zones interdites de manière temporaire ou permanente, nomadisme), leurs comportements (gestion des déchets). Il existe une tension traditionnelle entre droits des riverains et droits de la nature.

Les logiques de conservation sont parfois déployées dans des contextes d’inégalités importantes, car faisant se côtoyer des populations très pauvres et isolées, avec des opérateurs économiques plus riches alignés sur d’autres standards (tourisme, pêcheries industrielles, mines). En Indonésie, certains villages côtiers, situés dans des zones très touristiques, figurent parmi les plus riches du pays, mais aussi parmi les plus inégaux : les modes de vie traditionnels (pauvres) coexistent avec ceux, davantage empreints de consommation, d’un petit groupe de personnes qui profitent plus directement des revenus issus du tourisme.

Par ailleurs, les villages proches d’aires protégées ont souvent un accès plus limité aux équipements, infrastructures (près de la moitié des populations proches des aires protégées n’a pas accès au réseau téléphonique) et soutiens financiers (la moitié des ménages n’a pas accès au crédit).

De manière générale, ces villages proches d’aires protégées affichent en moyenne de plus hauts niveaux de pauvreté et d’inégalité qu’ailleurs dans le pays, et si l’on y observe une lente augmentation des revenus des plus pauvres, le niveau des inégalités, lui, a plutôt tendance à augmenter.

Dès lors, est-il possible de concilier conservation et développement juste des populations locales ?

Associer les populations locales

Des travaux menés sur une série d’aires marines protégées en Indonésie montrent que l’association directe des populations à la création puis à la gestion des aires protégées (information des populations sur les enjeux, création de groupe de parole, représentation des populations voisines dans les instances de décision, intégration des riverains dans la surveillance ou le guidage, etc.) est un garant de l’efficacité écologique et de l’acceptation sociale. Chaque restriction d’usage, si elle est comprise, nourrie de la connaissance des populations locales et confrontée à leurs contraintes existantes, sera mieux respectée et les coûts de coercition réduits. De même, si l’exercice de la surveillance écologique est exercée par un ou une voisine, elle n’est pas vécue comme exogène.

Les travaux soulignent notamment :

  • L’importance du volet social de la conservation écologique : il est nécessaire d’associer au maximum les populations riveraines au processus de création puis de gestion des aires marines, notamment lors de l’élaboration des règles. Celles-ci doivent être construites en tenant compte des besoins locaux et des connaissances des habitants. Il est par exemple très important que des enquêtes préalables soient effectuées avant la création de nouvelles aires protégées, pour en limiter l’impact et s’assurer de l’existence de solutions alternatives ou de compensations adaptées. Cette économie non monétaire, fondée sur la nature, n’est toutefois pas bien connue ni appréhendée par les décideurs.

  • La nécessité d’une diversification des profils de recrutement des gestionnaires et écogardes (ne pas se limiter aux formations purement biologiques et écologiques). Il convient de former les gestionnaires en place aux approches économiques et sociales et de les doter d’outils pratiques pour les aider à mieux intégrer les populations et mieux prendre en compte leurs points de vue.

La biodiversité, garantie de subsistance et atout de développement

Concilier objectifs socio-économiques et environnementaux n’est donc pas impossible, même si l’objectif principal d’une aire protégée est généralement prioritairement biologique, visant à maintenir durablement des écosystèmes.

La biodiversité protégée peut être un facteur particulièrement attractif pour le tourisme (plongée, randonnée, pêche sportive, grande chasse) et devenir un atout économique pour un pays, le tourisme étant dans la comptabilité nationale une exportation de services, pourvoyeuse de devises, d’emplois et d’activité économique. Tout en rappelant aussi qu’un tourisme intense, mal contrôlé et mal canalisé, peut évidemment devenir une menace additionnelle pour la biodiversité des milieux fragiles.

Les aires marines protégées offrent par ailleurs de nombreux bénéfices environnementaux. En conservant la biodiversité et le paysage, elles favorisent la pêche durable et le tourisme côtier. En protégeant les zones d’habitat de la faune sauvage, elles facilitent la reproduction des poissons. En zone intertropicale, elles augmentent également la résilience des communautés humaines face au changement climatique, car les mangroves et les barrières de corail atténuent les effets du changement climatique comme la montée du niveau des mers et l’érosion côtière, et l’impact des phénomènes extrêmes, notamment les tsunamis dans les pays à forte activité sismique comme l’Indonésie (entre 5 000 et 10 000 séismes enregistrés chaque année).

Les conditions de l’efficacité des aires marines protégées

Les études menées sur l’Indonésie montrent que la plupart des aires marines protégées souffrent d’une gouvernance médiocre, mais que des améliorations sont possibles et déjà à l’œuvre.

Prévue par le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal, l’extension ou la création d’aires protégées, si elle est conduite en lien avec les populations, peut se traduire par une amélioration des conditions de vie des riverains, avec notamment une amélioration des captures de pêche, un meilleur accès des communautés à l’information, un accès à des emplois dans le tourisme, notamment pour les femmes. Une extension des aires marines protégées, si elle s’accompagne d’une démarche consultative et inclusive, peut donc conjuguer intérêt écologique et économique.

Dans cette perspective, les travaux de recherche en matière de mesure de la biodiversité (comptabilité écologique et océanique, Blue ESGAP, comptabilité des écosystèmes côtiers) sont très attendus, car ils devraient permettre à moyen terme un meilleur suivi des effets écologiques et sociaux des aires marines protégées et de documenter ainsi la contribution au développement durable des politiques de conservation de la nature.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

03.12.2025 à 16:53

Le retour de la puissance en géopolitique : le cas de l’Ukraine

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
Damien Afonso, Enseignant en géopolitique à l'ESDES, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine lancée par la Russie en 2022 a mis en évidence des constantes géopolitiques qu’on avait parfois eu tendance à croire caduques.
Texte intégral (1418 mots)

Et si, au-delà des horreurs, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, intensifiée en 2022, n’était pas l’événement « nouveau » que l’on dépeint, mais le révélateur brutal de lois géopolitiques fondamentales que l’Occident avait choisi d’oublier ?


La guerre qui ravage actuellement l’Ukraine est un concentré de géopolitique, qui mobilise toutes les grilles d’analyse élaborées depuis plus d’un siècle, rappelant que les grands drames du monde contemporain (Bosnie, Tchétchénie, Géorgie, pour ne s’en tenir qu’au continent européen) ne sont que les itérations d’un jeu de puissance aux règles immuables.

Au-delà de l’anxiété du court terme, c’est cette approche qu’il convient d’avoir à l’esprit pour décrypter les constantes militaires, économiques, numériques et narratives qui commandent la géopolitique moderne.

L’empreinte indélébile de la géographie et de l’histoire

La guerre en Ukraine est, avant tout, une affaire de temps long. Elle réactive deux forces primaires que la modernité avait cru dissoudre : la géographie et l’histoire.

Ce conflit nous rappelle brutalement ce qu’est la guerre de haute intensité, un concept que l’on pensait relégué aux archives de la guerre froide (Corée, Vietnam, Iran-Irak…).

Le fleuve Dniepr redevient un obstacle stratégique ; le relief naturel dicte les fonctions défensives ; la mer Noire, une artère vitale pour l’évacuation du blé, est une zone de friction économique et militaire.

Les villes ne sont pas de simples coordonnées numériques, mais des bastions à conquérir, des symboles dont la perte ou la conquête influe directement sur le moral des belligérants. La technologie a beau innover (l’usage massif des drones), elle ne fait que s’adapter à la réalité implacable du sol. Cette réalité réaffirme une constante que les débats sur la guerre cyber et hybride tendaient à occulter : le terrain façonne les opérations.

Si les drones terrestres sont de plus en plus utilisés pour évacuer les soldats blessés de la ligne de front, leurs pilotes doivent prendre en compte les paramètres topographiques et météorologiques lors de ces opérations.

Le poids des récits

Le rapport de force, lui, est indissociable des récits. L’Ukraine se définit par sa souveraineté, tandis que la Russie se considère toujours comme l’héritière légitime d’un espace impérial qu’elle n’accepte pas de perdre. Ce choc de représentations historiques, où l’un refuse de perdre et l’autre d’être absorbé, est une constante tragique de la géopolitique.

Vladimir Poutine, comme tant d’autres avant lui, a commis l’erreur classique d’ignorer qu’un rapport de force ne s’évalue pas à l’aune du mépris que l’on a pour son adversaire, mais se mesure au regard des forces et faiblesses réelles. La résistance ukrainienne, soutenue mais non dirigée par ses alliés, est la preuve amère que les Russes ont sous-estimé leur adversaire de manière caricaturale.

L’incapacité d’anticiper

L’un des enseignements les plus cinglants de ce conflit tient à l’incapacité d’anticiper dont ont fait preuve les acteurs occidentaux. Malgré les signaux constants de la géopolitique, il a fallu l’événement, le choc de 2022, pour forcer un réarmement accéléré de l’Europe et une révision de ses dépendances.

En Ukraine, la guerre est un laboratoire d’innovations (drones, adaptation tactique en temps réel), mais cette innovation ne saurait cacher le retour d’une autre constante : la masse.

Malgré le numérique et la guerre électronique, le qualitatif ne remplace pas le quantitatif. Le nombre de chars, de pièces d’artillerie, et de soldats compte plus que jamais. Les modes d’action russes le confirment tragiquement : une approche où la préservation du capital humain est subordonnée à l’idée d’un capital jugé quantitativement inépuisable.

L’Occident découvre, sidéré, la primauté du stock sur la sophistication, alors que cette logique est un pilier de la stratégie militaire depuis l’aube des guerres.

La gesticulation nucléaire

L’escalade doit être évitée à tout prix, et cette retenue est dictée par la constante la plus terrifiante de la modernité : la dissuasion nucléaire.

La logique de la « destruction mutuelle assurée » est plus vivante que jamais, expliquant la frilosité relative des Américains et des Européens. La Russie use et abuse de la gesticulation nucléaire – déclarations ambiguës, annonces de nouveaux matériels – pour dissuader tout engagement occidental trop important. Cette démonstration est à la fois une force et une faiblesse, mais elle réaffirme le rôle central de l’atome comme arbitre suprême des conflits de haute intensité.

Intérêts permanents, nouvelles alliances

Si le conflit semble géographiquement circonscrit, ses effets sont mondiaux, mais surtout, ils révèlent la nature profonde et intéressée des alliances globales.

Pour Vladimir Poutine, la guerre a engendré des échecs stratégiques aux conséquences durables :

L’échec le plus cruel est de constater que le soi-disant « Sud Global » ne soutient la Russie qu’à l’aune de ses propres intérêts. Ces pays profitent des sanctions occidentales pour acheter du pétrole russe à bas coût, démontrant une forme de non-alignement formel et l’une des plus grandes constantes de la géopolitique : l’intérêt prime toujours l’idéologie.

Le temps long contre la peur

En Ukraine, la guerre mobilise à elle seule de nombreuses constantes de la géopolitique contemporaine.

C’est ce que cherche à restituer le Retour de la puissance en géopolitique. Bienvenue dans le vrai monde (L’Harmattan, 2025) au travers de ses 20 thématiques indépendantes, visant à couvrir une grande partie du spectre de la géopolitique dont les maîtres mots sont la puissance, le rapport de force et l’intérêt. Comprendre cette guerre, c’est accepter que le monde obéît à des règles anciennes et que la seule véritable surprise réside dans notre incapacité chronique à les anticiper.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

03.12.2025 à 12:19

La longue histoire du despotisme impérial de la Russie

Sabine Dullin, Professeur en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, Sciences Po
Le concept de despotisme impérial offre une clé de compréhension de certaines dynamiques à l’œuvre dans la politique à la fois extérieure et intérieure de la Russie depuis plusieurs siècles.
Texte intégral (2131 mots)
Allégorie de la victoire de Catherine la Grande sur les Turcs et les Tatars par le peintre italien Stefano Torelli, 1772. Ce tableau est exposé à la Galerie Tretiakov à Moscou. Wikimédia Commons

Dans son nouvel essai Réflexions sur le despotisme impérial de la Russie qui vient de paraître aux éditions Payot, Sabine Dullin, professeure en histoire contemporaine de la Russie et de l’Union soviétique à Sciences Po, examine la formation et la persistance à travers le temps de l’identité impériale russe. Avec la précision de l’historienne, elle montre comment ce modèle s’est établi puis s’est construit dans la longue durée, a évolué selon les périodes et les natures des régimes, et continue à ce jour de peser lourdement sur la politique de la Russie contemporaine. Nous publions ici des extraits de l’introduction, où apparaît cette notion de « despotisme impérial » qui donne son titre à l’ouvrage et qui offre un angle d’analyse inédit des cinq derniers siècles de l’histoire du pays.


Un despote et une vision impériale : telle est la prison dans laquelle l’identité russe est enfermée depuis des siècles. Au pouvoir depuis vingt-cinq ans et artisan de la guerre en Ukraine, Poutine en donne hélas une confirmation éclatante.[…]

Les représentations extérieures de la Russie comme despotique et impériale ont repris de l’importance dans le débat public à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Elles relient despotisme interne et guerre extérieure en redessinant la frontière orientale de l’Europe comme nouvelle barrière de civilisation.

L’acronyme « Rashistes », de la contraction entre « Russia » et « fascistes », né sous la plume d’un journaliste ukrainien au moment de la guerre en Géorgie en 2008, a été repris à partir de 2014 quand Poutine lança, à la suite de l’annexion de la Crimée, sa guerre non déclarée au Donbass. Son usage devint viral après l’invasion de l’Ukraine fin février 2022 et quand le président Volodymyr Zelensky l’utilisa en avril pour exprimer le retour de la barbarie fasciste en Europe, près de quatre-vingts ans plus tard.

Mais au moment des massacres de civils à Boutcha, en Ukraine, la présence dans l’armée russe d’unités non russes de Sibérie, d’ethnicité turcique ou mongole (Bouriates, Touva, Sakha), provoqua aussi dans les médias européens la réapparition d’une autre image de la Russie, plus asiatique qu’européenne.

Si l’envoi prioritaire au front des non-Russes pauvres de Sibérie ressemblait fort à de la discrimination raciste en Fédération de Russie, le descriptif d’une civilisation européenne blanche attaquée en Ukraine par les hordes barbares en provenance de Russie relevait quant à lui d’une longue histoire des stéréotypes occidentaux du despotisme oriental. Le despotisme avait notamment servi à décrire la Russie du tsar Nicolas Ier au milieu du XIXe siècle.

Dans sa comparaison entre les États-Unis et la Russie, Alexis de Tocqueville faisait alors de la servitude et de la conquête militaire les clés du gouvernement et du dynamisme des Russes. Pour lui, le peuple russe concentrait dans un seul homme toute la puissance de la société. Karl Marx, qui prit fait et cause pour les insurgés polonais en 1830 comme en 1863, dénonçait le danger que faisait peser la « sombre puissance asiatique sur l’Europe », dont l’art de la servitude, qu’il jugeait hérité des Mongols, servait une conquête sans fin.

Ainsi, soit le despotisme russe entrait dans une typologie des régimes politiques allant de la liberté et de la démocratie jusqu’à la tyrannie et l’absolutisme, soit il était essentialisé sous les traits d’un régime oriental et non européen. La grille de lecture orientaliste d’une Russie irréductiblement différente de l’Europe servit à nouveau, dans le contexte de la guerre froide, pour combattre l’adversaire communiste, son tout-État sans propriété privée et son expansionnisme rouge.

Le despotisme est une notion négative que les dirigeants russes eux-mêmes n’assumeraient pas. Elle est le plus souvent utilisée par les détracteurs du pouvoir russe. Pour vanter les mérites de leur système en regard de la démocratie occidentale, les gouvernants de la Russie ont préféré et préfèrent d’autres termes, comme absolutisme et autocratie à l’époque des tsars, dictature du prolétariat et démocratie populaire après la révolution russe, dictature de la loi ou verticale du pouvoir dans la Russie de Poutine.

Chaque terme peut se comprendre en miroir du système politique européen de l’époque. Ainsi, l’autocratie répond à la monarchie constitutionnelle, la dictature du prolétariat s’oppose à la démocratie formelle bourgeoise, la dictature de la loi remplace l’État de droit. Ce livre voudrait tester la notion de despotisme impérial, montrer à quel point les représentations du despotisme et de l’Empire se nourrirent l’une l’autre dans l’histoire russe.

Le concept est évidemment contestable et sera contesté. Mais dans son flou sémantique, il a la vertu heuristique d’étudier des usages et des récurrences. Depuis la Moscovie du XVIe siècle, il s’agira donc de comprendre comment despotisme et Empire ont pu former dans leur association un nœud coulant enserrant l’identité russe et bloquant son épanouissement, aussi bien comme nation que comme démocratie.

Dans les scénarios du pouvoir en Russie, on constate la personnalisation du pouvoir, sa dimension religieuse ou sacrée, la faiblesse des contre-pouvoirs, le service du souverain comme source principale de richesse. L’Empire, comme idée et comme pratique, relève pour l’État russe de l’ordre naturel des choses. En son sein s’est forgée une identité russe impériale englobante (rossiïski), différente de l’ethnicité russe (russki). L’Empire fut cependant l’objet de la critique acerbe des marxistes qui prirent le pouvoir en 1917. Mais l’immensité et la multinationalité, qui en étaient les traits positifs, et la Puissance qui en découlait furent – y compris en Union soviétique – valorisées, au contraire de l’impérialisme dont il fallait se dissocier.

Ni le despotisme ni l’Empire ne disparurent, malgré des idéologies contraires et les récits radicalement nouveaux d’après 1917. La figure du despote a pu prendre les traits d’un tyran sanguinaire ou d’un despote éclairé, il a pu se présenter comme le garant de l’ordre établi ou, au contraire, comme un modernisateur. Le régime despotique a été le pouvoir sans limites du tsar ou de Staline, mais aussi celui d’une bureaucratie civile et militaire pesant de tout son poids sur les multiples communautés et peuples composant l’Empire. Le despotisme impérial a provoqué violence, asservissement, mais aussi consensus et collaboration.

Ce passage est issu de Réflexions sur le despotisme impérial de la Russie, de Sabine Dullin, qui vient de paraître aux éditions Payot.

La notion de despotisme impérial offre également la possibilité de penser le pouvoir absolu et impérial en Russie en comparaison avec d’autres : l’Empire ottoman, la Chine, mais aussi les monarchies absolues, les Empires et les impérialismes occidentaux. Dans l’histoire russe, beaucoup de notions utilisées ne sont pas transposables ailleurs. Le dilemme du pouvoir russe est ainsi très souvent posé en termes d’occidentalisme (imitation de l’Occident) ou de slavophilie (recherche d’une voie spécifique). L’autocratie, lorsqu’elle conquiert des territoires, serait moins impérialiste que panslave (quand il s’agit de conquérir à l’ouest) ou eurasiste (quand il s’agit de coloniser vers l’est et le sud).

La notion de totalitarisme entendait insister sur la nouveauté des régimes communiste et fasciste issus de la Première Guerre mondiale et des révolutions qui ont suivi. « Despotisme impérial » évite de brouiller les systèmes de reconnaissance du régime politique par des caractérisations trop spécifiques dans le temps et l’espace. Utiliser la notion de despotisme impérial pour comprendre la Russie d’aujourd’hui a une valeur d’analyse critique, mais aussi de prospective. En soulignant les récurrences autocratiques de l’État russe et les ressorts d’une identité russe adossée à l’Empire, on est amené à se demander comment sortir de cette apparente fatalité du despotisme impérial en Russie.

Il ne faudrait pas se leurrer. Le jeu de miroirs est multidirectionnel. Pour critiquer la monarchie absolue française, Montesquieu analysait les régimes lointains de despotisme oriental. L’analyse du despotisme impérial de la Russie peut relever d’un exercice similaire de fausse altérité et de vigilance, comme un miroir tendu à l’Europe, lui renvoyant ce qu’elle fut : coloniale, impérialiste et fasciste, et ce qu’elle pourrait bien redevenir : antidémocratique.


Copyright : éditions Payot & Rivages, Paris, 2025.

The Conversation

Sabine Dullin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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