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07.08.2025 à 16:03
Sous pression, l’Ukraine rétablit l’indépendance de ses agences anticorruption
Texte intégral (1573 mots)
Moins de deux semaines après avoir restreint l’autonomie des agences anticorruption, le Parlement ukrainien a fait volte-face. Sous la pression de la rue et de Bruxelles, le parquet spécialisé anticorruption et le bureau national anticorruption, deux piliers institutionnels, retrouvent leur indépendance – un signal fort en écho aux aspirations de la révolution de Maïdan en 2014.
Les députés de la Rada urkainienne ont redonné ce 31 juillet leur autonomie au Bureau national anticorruption (NABU) et au parquet spécialisé anticorruption (SAP), deux institutions clés en Ukraine, issues de la révolution de Maïdan en 2014. Ce vote est un revirement : il intervient 8 jours après que ces mêmes députés ont voté une loi allant dans l’exact sens contraire, et dont la controverse avait provoqué les premières manifestations publiques antigouvernementales en Ukraine depuis 2022.
De fait, la première version de la loi diminuait drastiquement l’indépendance politique du NABU et du SAP. Avec l’acte législatif initial, lancer des enquêtes sur des membres de l’équipe gouvernementale et de la présidence ne pouvait se faire sans l’accord du procureur général, traditionnellement allié politique du président. Nommé en juin 2025, à seulement 35 ans, Ruslan Kravchenko ne fait pas exception à cette règle.
Une nouvelle loi pour répondre aux inquiétudes de la société civile sur la lutte anticorruption
L’Ukraine est coutumière de ce type de crise politique. Le point de tension est avant tout un nouvel épisode d’une guerre entre services, qui empoisonne régulièrement la vie politico-judiciaire ukrainienne. Cela fait des années que la question de la compétence sur le traitement des affaires de corruption fait l’objet de discordes entre les services de sécurité (SBU) et le NABU. La diminution d’influence avortée du NABU est donc aussi à comprendre comme une victoire manquée du SBU, qui venait de lancer une série de perquisitions dans les locaux du NABU.
Les protestataires suspectaient aussi les députés et d’autres acteurs politiques de trouver un avantage tout à fait personnel en calmant les ardeurs de ces institutions. Depuis sa création, le NABU n’a en effet jamais craint de viser des personnages haut placés, et les dernières semaines ont même vu se multiplier des enquêtes sur des membres du gouvernement ou des proches de Volodymyr Zelensky. Il y a fort à parier qu’avec la première réforme, celui-ci cherchait à s’acheter une tranquillité politique afin de concentrer l’action de ses équipes sur l’action contre le Kremlin.
Le président a paru surpris par l’ampleur des protestations, mais a mis quelques heures à prendre celles-ci au sérieux. Avant de proposer de revenir sur la réforme, sa première réaction avait été de la défendre, en la présentant comme une garantie contre les manœuvres de pénétration de la Russie au sein de l’administration ukrainienne.
Non, mauvais calcul, lui ont répondu les protestataires. C’est justement en diminuant l’indépendance de ces institutions que le risque de perméabilité à l’influence russe augmente : en revenant sur les acquis de Maïdan, l’Ukraine courrait le risque de voir progresser les mécaniques corruptives du Kremlin en son sein.
Une mobilisation qui réaffirme l’attachement des Ukrainiens à l’État de droit, même en temps de guerre
En exprimant vigoureusement ces contestations en dépit de la guerre, les protestataires ont aussi exprimé ce qui fait aujourd’hui l’identité du pays. Les Ukrainiens n’ont pas oublié que l’invasion qu’ils combattent est avant tout une guerre de modèle politique : celle d’une dictature autoritaire où l’État de droit est une chimère, contre une démocratie pluraliste, avide de voir consolidées la transparence de sa justice et de sa politique.
C’est cette conscience aiguë du modèle de société en jeu qui explique le choc qu’a provoqué la réforme dans la société ukrainienne, créant des remous jusque dans le rang des militaires mobilisés.
Tout dans cette crise a rappelé ce qui fait la profondeur de la liberté en Ukraine : une presse libre qui a joué un rôle crucial en alertant la population de ce qui se jouait au Parlement, une société civile sans la moindre crainte de déclencher une crise au nom de l’État de droit, et la transmission entre générations des valeurs démocratiques acquises à Maïdan. Nombreux parmi ceux qu’on a vu dresser des pancartes dans les manifestations étaient en effet trop jeunes pour avoir marché lors de la « Révolution de la dignité » en 2014. En revenant sur la loi, l’Ukraine montre également sa capacité à se remettre en question, et à maintenir un cap démocrate.
La mobilisation de la société civile a été cruciale, mais toute aussi déterminante a été la désapprobation de l’Union européenne dans le dénouement de la crise. Dès le 22 juillet, la commissaire européenne à l’élargissement Marta Kos s’était déclarée « profondément préoccupée » par la première mouture de la loi, qu’elle qualifiait de « sérieux recul ». Outre les prises de parole diplomatiques, l’UE a aussi montré son agacement en annonçant, le 25 juillet, retenir le versement de 1,7 milliard d’euros de financement à l’Ukraine, conditionnant le transfert de la somme à des progrès en termes de gouvernance politique.
Un recul maîtrisé par Zelensky, mais qui pourrait fragiliser sa majorité dans le futur
Avec cet épisode, la crédibilité politique de Volodymyr Zelensky vient de recevoir son plus important coup depuis 2022. D’abord, parce que le monde a redécouvert combien les Ukrainiens étaient capables de critiquer leurs dirigeants, même en temps de guerre, et que l’effet drapeau avait ses limites. Ensuite, parce que même les troupes du parti présidentiel au Parlement ont montré certains signes d’agacement à être utilisées pour soutenir une position puis son inverse, dans une précipitation peu glorieuse. En période de guerre, il est parfois difficile de réunir suffisamment de députés pour faire passer les lois de la majorité, et Volodymyr Zelensky a besoin de pouvoir compter sur la loyauté des parlementaires pour soutenir ses projets législatifs.
Autre source potentielle de fragilité future : le directeur de cabinet du président Andriy Yermak, un proche historique de Volodymyr Zelensky en poste depuis 2020, a cristallisé nombre de critiques dans la séquence. Sa volonté supposée de resserrer le cercle du pouvoir sur l’entourage présidentiel de même que son implication présumée dans les manœuvres visant à mettre sous tutelle les organes anticorruption ont fait l’objet d’interrogations dans la presse.
La nouvelle loi redonnant leur autonomie au SAP et au NABU ayant été votée à l’unanimité par tous les députés présents, quel que soit leur parti, il reste à espérer que la classe politique du pays aura compris que la lutte contre la corruption demeure un totem pour la population ukrainienne. Car ce qui est en jeu n’est pas uniquement une question de justice. C’est aussi la voie vers un modèle de société opposé à celui du Kremlin, et vers une intégration européenne plus poussée.

Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.08.2025 à 15:57
Rosa Luxemburg, une critique marxiste de la course à l’armement
Texte intégral (3297 mots)

En 1915, alors qu’elle est en prison pour s’être opposée à la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg formule une analyse critique des dépenses militaires, qui résonne avec la situation actuelle en Europe. Selon la militante révolutionnaire et théoricienne marxiste, le réarmement sert de débouché à la surproduction et permet au capital de se maintenir face à la stagnation économique.
Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871, à Zamość en Pologne ; elle est morte assassinée, le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne, par des membres d’un groupe paramilitaire nationaliste d’extrême droite. Cofondatrice en 1893, à 22 ans, du Parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPIL), qui jouera un rôle important dans les grèves et la révolution russe de 1905, Rosa Luxemburg adhère six ans plus tard au Parti social-démocrate allemand (SPD).
Après avoir soutenu à Zurich (Suisse) une thèse de doctorat portant sur le développement industriel de la Pologne, elle enseigne l’économie politique à l’école du SPD. Située à l’aile gauche du parti, elle se montre rapidement critique de la bureaucratie qui s’y constitue, ainsi que de ses tendances réformistes.
Selon elle, le capitalisme ne peut être réformé de l’intérieur. Seule une révolution, s’appuyant sur la spontanéité des masses, est susceptible de mener à un réel dépassement de ce mode de production. Dans Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme :
« Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est “inéduqué”, mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école. »
Opposition au militarisme

Autre point de divergence avec la majorité des membres du SPD, le parti social-démocrate d’Allemagne, elle affiche une opposition marquée aux tendances militaristes de son époque. Cela lui vaut d’être emprisonnée dès 1915, quelques mois après les débuts de la Première Guerre mondiale. Elle n’est libérée que trois ans et demi plus tard. C’est d’ailleurs en prison qu’elle rédige, en 1915, la Brochure de Junius, dans laquelle elle adresse de vives critiques à son parti et à la presse sociale-démocrate.
Cette presse justifie le vote des dépenses militaires en agitant le chiffon rouge d’une Russie tsariste assoiffée de sang et prête à envahir l’Allemagne. En 1914, Karl Liebknecht, avec qui elle cofonde Parti communiste d’Allemagne, est le seul membre du Reichstag à refuser de voter les crédits de guerre.
Cette décision l’amène à créer, avec Rosa Luxemburg, la Ligue spartakiste, groupe politique révolutionnaire qui appelle à la solidarité entre les travailleurs européens. Grande figure de l’insurrection berlinoise de janvier 1919, il est assassiné, aux côtés de sa camarade polonaise, par un groupe paramilitaire, les Freikorps, à l’instigation du gouvernement social-démocrate.
Spirale militariste
Le réarmement européen a un air de déjà-vu. Les propos militaristes fleurissent comme à l’époque. Pour Nicolas Lerner, le directeur de la DGSE, la Russie est une « menace existentielle ». Les menaces d’invasion conduisent l’Allemagne à renforcer son équipement en bunkers.
Car la Russie de son côté, est passée de 16,97 milliards de dollars états-uniens de dépenses militaires en 2003 à 109,45 milliards en 2023. L’« Opération militaire spéciale » russe en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022, marque le retour de la guerre de haute intensité.
Dans un tout autre contexte international, en pleine Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg souligne les conséquences de l’impérialisme allemand sur ses relations avec le tsarisme russe, faisant de ces anciens alliés des ennemis sur le front. « Ce n’est pas dans le domaine de la politique intérieure qu’ils s’affrontèrent […] où, au contraire […] une amitié ancienne et traditionnelle s’était établie depuis un siècle […], mais dans le domaine de la politique extérieure, sur les terrains de chasse de la politique mondiale. »
La militante internationaliste ironise sur ceux qui, dans la presse social-démocrate allemande, trompent la population sur les buts de guerre de la Russie :
« Le tsarisme […] peut se fixer comme but aussi bien l’annexion de la Lune que celle de l’Allemagne. »
Et de souligner : « Ce sont de franches crapules qui dirigent la politique russe, mais pas des fous, et la politique de l’absolutisme a de toute façon ceci en commun avec toute autre politique qu’elle se meut non dans les nuages, mais dans le monde des possibilités réelles, dans un espace où les choses entrent rudement en contact. »
Selon elle, les peurs entretenues par le pouvoir n’ont qu’une fonction : justifier la spirale militariste. Ce mécanisme de psychose collective sert de levier à l’expansion des budgets militaires, véritable bouée de sauvetage pour un capitalisme en crise. Dès 1913, dans l’Accumulation du capital, elle y démontre l’inévitabilité des crises de surproduction. Présentée comme un débouché extérieur indispensable pour la poursuite du processus d’accumulation, la périphérie du mode de production capitaliste – Asie, Afrique, Amérique latine – joue un rôle majeur tout au long du XIXe siècle.
Surproduction mondiale

Cette stratégie de report sur les marchés périphériques, et les politiques impérialistes qui l’accompagnent, ne constitue qu’une solution temporaire. Rosa Luxemburg en est consciente. L’intégration progressive de nouvelles régions à la sphère de production capitaliste renforce naturellement la surproduction et la suraccumulation. En un siècle, l’Asie passe de la périphérie au centre de l’industrie mondiale. Sa part dans la production manufacturière bondissant de 5 % à 50 % entre 1900 et aujourd’hui – 30 % uniquement pour la Chine.
Quelques chiffres révèlent l’ampleur des phénomènes de surproduction actuels. En 2024, pour le seul secteur sidérurgique, 602 millions de tonnes d’acier excédentaire, soit cinq fois la production de l’Union européenne, pèsent sur la rentabilité du secteur. On estime que la surproduction mondiale d’automobiles correspond à 6 % du volume produit, avec près de 5 millions de véhicules excédentaires, l’équivalent de la production allemande.
Production/destruction
Consciente de l’incapacité de la périphérie à absorber durablement les excédents de production, Rosa Luxemburg se penche dans le dernier chapitre de l’Accumulation du capital sur les dépenses militaires, solution qu’elle remettra en question sur le plan économique.
« Si ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée […], on peut redouter qu’à un certain degré de développement, les conditions de l’accumulation se transforment en conditions de l’effondrement du capital. »
Il est pourtant fréquent pour une branche de la pensée marxiste de considérer que ces dépenses participent à lutter contre la surproduction, en entrant simplement dans un cycle rapide de production/destruction. Opposé à l’analyse de Luxemburg, cela rejoindrait en fait la thèse du « keynésianisme militaire ». Keynes déclarait, en 1940, qu’une politique de relance réellement efficace ne pouvait être observée que dans le cadre d’un conflit armé.
« Il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d’organiser des dépenses à l’échelle nécessaire pour réaliser les grandes expériences qui prouveraient ma thèse, sauf en temps de guerre. »
Deux mille sept cent vingt milliards de dollars
Face à un ralentissement économique se renforçant depuis cinquante ans, les dépenses militaires mondiales ont pour cette raison plus que doublé entre 2000 et 2021. Elles passent de 1 000 milliards à 2 100 milliards de dollars, avant de croître encore de 28 % ces trois dernières années, pour atteindre 2 720 milliards en 2024 (presque l’équivalent du PIB de la France)… Avec une domination écrasante des États-Unis – 40 % du total, contre 11 % pour la Chine et 5,5 % pour la Russie.
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Le programme ReArm Europe, lancé en mars 2025 par l’Union européenne, marque un tournant décisif. Il permet aux États membres d’acquérir des équipements militaires à des conditions privilégiées. Grâce à la possibilité de dépasser le plafond de déficit public fixé jusque-là à 3 % du PIB, les pays membres de l’UE devraient augmenter de 650 milliards d’euros d’ici 2029 leurs dépenses militaires, complétant ainsi l’emprunt européen de 150 milliards effectué dans ce sens.
Dividendes de la guerre
Si le retrait progressif des États-Unis du conflit ukrainien pourrait sous-tendre la montée en puissance militaire actuelle, ce sont pourtant bien les motivations et objectifs économiques qui priment.
ReArm Europe impose aux États membres de s’approvisionner auprès d’industriels européens, un impératif stratégique encore loin d’être atteint. Entre 2022 et 2023, 78 % des dépenses militaires européennes se sont orientées vers des fournisseurs extérieurs, 63 % vers des firmes états-uniennes. Mais aujourd’hui, ce sont finalement les géants historiques de l’armement allemand, comme Rheinmetall, Thyssenkrupp, Hensoldt et Diehl, qui tirent leur épingle du jeu, au point d’offrir à l’Allemagne une bouffée d’oxygène face à la récession. Rosa Luxemburg estimait d’ailleurs :
« Le militarisme assure, d’une part, l’entretien des organes de la domination capitaliste, l’armée permanente, et, d’autre part, il fournit au capital un champ d’accumulation privilégié. »
Les carnets de commandes de firmes françaises comme Dassault ou Thales se remplissent aussi ces derniers mois. Grâce aux dernières commandes de l’État, Renault s’apprête à produire des drones de combat à quelques kilomètres seulement du front ukrainien. Volkswagen, qui envisageait pourtant 30 000 licenciements d’ici 2030, amorce sa mue vers le secteur militaire.
Une reconversion qui dope l’emploi industriel et enchante les marchés : l’indice STOXX Aerospace and Defense a bondi de 175 % depuis 2022.
Remise en cause de l’État-providence
Rosa Luxemburg met pourtant en garde contre cette fausse solution des dépenses militaires qui ne permettent que temporairement d’éviter les « oscillations subjectives de la consommation individuelle ». Elle rappelle :
« Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du militarisme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie […]. Le transfert d’une partie du pouvoir d’achat de la classe ouvrière à l’État signifie une réduction correspondante de la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens de subsistance. »
Au-delà d’une hausse d’impôts, il est actuellement admis par la plupart des dirigeants politiques européens qu’une réduction des dépenses non militaires, notamment sociales, deviendra aussi rapidement nécessaire.
Alors que 17 milliards d’euros de dépenses militaires supplémentaires sont prévus en France d’ici 2030, 40 milliards d’économies sont réclamées dans les autres secteurs. La dette publique atteignant 113 % du PIB en 2024, proche de son niveau record de 1945.
En réalité, non seulement les dépenses militaires ne représentent pas une réponse pérenne sur le plan économique aux difficultés évoquées plus haut, mais elles risquent même d’avoir l’effet inverse. Sur le plan humain, le désastre ukrainien qu’elles contribuent à alimenter, par l’envoi massif d’armes et une production d’armes accélérée, n’est aussi que le prélude des catastrophes qui nous attendent. La logique même de ces dépenses exigeant l’écoulement d’une production toujours plus importante sur le terrain.
Il est donc à craindre que l’absence d’un véritable débat politique sur la pertinence de ces dépenses ne précipite l’avènement de cette barbarie évoquée par Rosa Luxemburg en 1915.
« Un anéantissement de la civilisation, sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. »

Mylène Gaulard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.08.2025 à 17:06
Universités américaines : l’internationalisation devient-elle une ligne de défense ?
Texte intégral (2107 mots)
Ouvrir des campus à l’étranger peut-il devenir une stratégie pour les universités américaines désireuses d’échapper aux pressions politiques du locataire de la Maison Blanche ? Pas si sûr… Coûts cachés, standards académiques difficiles à maintenir, instabilité des pays hôtes : ces implantations sont bien plus fragiles qu’elles n’en ont l’air – et parfois tout simplement intenables.
Sous la pression croissante de l’administration Trump, certaines grandes universités américaines repensent leur stratégie internationale. Quand Columbia University (New York) accepte en juillet 2025 de modifier sa gouvernance interne, son code disciplinaire et sa définition de l’antisémitisme dans le cadre d’un accord extrajudiciaire, sans décision de justice ni loi votée, c’est bien plus qu’un règlement de litige. C’est un précédent politique. L’université new-yorkaise entérine ainsi un mode d’intervention directe de l’exécutif fédéral, hors du cadre parlementaire, qui entame l’autonomie universitaire sous couvert de rétablir l’ordre public sur le campus, en acceptant par exemple l’ingérence des forces de l’ordre fédérales pour le contrôle des étudiants internationaux.
Le même type de menace vise Harvard depuis quelque temps : restriction des visas étudiants internationaux, blocage potentiel de financements fédéraux, suspicion d’inaction face aux mobilisations étudiantes. Dans les deux cas, les plus éclatants et les plus médiatisés, l’administration fédérale a agi sans légiférer. Cette méthode « ouvre la voie à une pression accrue du gouvernement fédéral sur les universités », créant un précédent que d’autres établissements pourraient se sentir obligés de suivre.
Un redéploiement partiel à l’étranger
Un tel brouillage des repères juridiques transforme en profondeur un système universitaire que l’on croyait solide et protégé : celui des grandes institutions de recherche américaines. Désormais confrontées à une instabilité structurelle, ces universités envisagent une option qui aurait semblé incongrue il y a encore peu : se redéployer partiellement hors des États-Unis, moins par ambition conquérante que par volonté de sauvegarde.
Dans cette perspective, le transfert partiel à l’étranger, tactique pour certains, prémices d’une nouvelle stratégie pour d’autres, tranche par rapport aux dynamiques d’internationalisation des décennies passées. Georgetown vient de prolonger pour dix ans supplémentaires son implantation à Doha ; l’Illinois Institute of Technology prépare l’ouverture d’une antenne à Mumbai. Jadis portés par une ambition d’expansion, ces projets prennent aujourd’hui une tournure plus défensive. Il ne s’agit plus de croître, mais d’assurer la continuité d’un espace académique et scientifique stable, affranchi de l’arbitraire politique intérieur.
Pour autant, l’histoire récente invite à relativiser cette stratégie. Le Royaume-Uni post-Brexit n’a pas vu ses universités créer massivement des campus continentaux. Dans un contexte certes différent, la London School of Economics, pourtant pionnière en matière d’internationalisation, a renforcé ses partenariats institutionnels et doubles diplômes en France, mais a écarté le projet d’une implantation offshore. Les universités britanniques ont préféré affermir des réseaux existants plutôt que de déployer des structures entières à l’étranger, sans doute conscientes que l’université ne se déplace pas comme une entreprise.
La France en tête avec 122 campus à l’étranger
Les campus internationaux sont souvent coûteux, dépendants, fragiles. Le rapport Global Geographies of Offshore Campuses recense en 2020 bien 487 implantations d’établissements d’enseignement supérieur hors de leur pays d’origine. La France est en tête avec 122 campus à l’étranger, suivie par les États-Unis (105) et le Royaume-Uni (73).
Les principales zones d’accueil sont concentrées au Moyen-Orient et en Asie : les Émirats arabes unis (33 campus dont 29 à Dubaï), Singapour (19), la Malaisie (17), Doha (12) et surtout la Chine (67) figurent parmi les hubs les plus actifs. Pour le pays hôte, ces implantations s’inscrivent dans des stratégies nationales d’attractivité académique et de montée en gamme dans l’enseignement supérieur. Leur succès s’explique moins par des garanties de liberté académique que par des incitations économiques, fiscales et logistiques ciblées, ainsi que par la volonté des gouvernements locaux de positionner leur territoire comme pôle éducatif régional.
Le Golfe offre un contraste saisissant. Depuis plus de vingt ans, les Émirats arabes unis et le Qatar attirent des institutions prestigieuses : New York University (NYU), HEC, Cornell, Georgetown. Ces campus sont les produits d’une politique d’attractivité académique volontariste, soutenue par des États riches cherchant à importer du capital scientifique et symbolique. L’Arabie saoudite emboîte désormais le pas, avec l’annonce de l’ouverture du premier campus étranger d’une université américaine (University of New Haven) à Riyad d’ici 2026, visant 13 000 étudiants à l’horizon 2033.
En Asie du Nord-Est, aucun pays – Chine, Hongkong, Japon, Corée du Sud, Singapour – n’a envisagé d’accueillir un campus américain en réponse aux tensions récentes. En revanche, plusieurs cherchent à attirer les étudiants et doctorants affectés, notamment ceux de Harvard.
À Hongkong, des universités comme HKUST ou City University ont mis en place des procédures d’admission accélérées et assouplies. Tokyo, Kyoto ou Osaka proposent des bourses et exonérations de frais. Ces initiatives, qui relèvent d’une stratégie de substitution, s’appuient sur deux facteurs structurels : un investissement public soutenu dans l’enseignement supérieur et la présence d’un vivier scientifique asiatique considérable dans les universités américaines, facilitant les transferts. À ce titre, l’Asie-Pacifique apparaît aujourd’hui comme l’un des principaux bénéficiaires potentiels du climat d’incertitude politique aux États-Unis.
Aux États-Unis, le signe d’un basculement discret
La carte des campus offshore révèle un paradoxe historique. Jusqu’à récemment, les universités du Nord global ouvraient des campus dans des pays où la liberté académique n’était pas nécessairement mieux garantie (Singapour, Émirats arabes unis, Malaisie, Chine, Qatar…), mais où elles trouvaient stabilité administrative, incitations financières et accès à des étudiants de la région. Il s’agissait d’une stratégie d’expansion, pas d’un repli, comme aujourd’hui, face à une incertitude politique croissante.
L’idée reste encore marginale, émise à voix basse dans quelques cercles dirigeants. Mais elle suffit à signaler un basculement discret : celui d’une institution qui commence à regarder au-delà de ses murs, moins par ambition que par inquiétude. Or, l’international n’est ni un sanctuaire ni un espace neutre : traversé par des souverainetés, des règles et des normes, il peut exposer à d’autres contraintes.
La Sorbonne Abu Dhabi, inaugurée en 2006, relève d’une logique inverse : une université française établie dans l’espace du Golfe, à l’invitation du gouvernement d’Abu Dhabi, dans un cadre contractuel et de coopération bilatéral qui réaffirme, dans la durée, la capacité de projection mondiale d’un modèle académique national. Cette initiative ne visait pas la protection d’un espace académique menacé : elle cristallisait au contraire une stratégie d’influence assumée, dans un environnement institutionnel contrôlé.
Rien de tel dans les réflexions américaines actuelles où la logique d’évitement domine. Pourtant, les impasses du redéploiement sont déjà bien connues.
Des implantations fragiles
Les campus délocalisés à l’étranger souffrent d’une faible productivité scientifique, d’une intégration académique partielle et de formes de désaffiliation identitaire chez les enseignants expatriés.
Philip G. Altbach, figure incontournable parmi les experts de l’enseignement supérieur transnational, pointe depuis longtemps la fragilité des modèles délocalisés ; l’expert britannique Nigel Healey a identifié des problèmes de gouvernance, d’adaptation institutionnelle et d’intégration des enseignants. L’exemple plus récent de l’Inde montre que nombre de campus étrangers peinent à dépasser le statut de vitrines, sans réelle contribution durable à la vie académique locale ni stratégie pédagogique solide.
À ces limites structurelles s’ajoute une question peu abordée ouvertement, mais décisive : qui paierait pour ces nouveaux campus délocalisés hors des États-Unis ? Un nouveau campus international représente un investissement considérable, qu’il s’agisse de bâtiments, de systèmes d’information, de ressources humaines ou d’accréditations. L’installation d’un site pérenne exige plusieurs centaines de millions de dollars, sans compter les coûts d’exploitation. Or, dans un contexte de tension budgétaire croissante, de baisse des investissements publics dans l’enseignement supérieur et de reterritorialisation des financements, il n’est pas aisé d’identifier les acteurs – qu’ils soient publics, philanthropiques ou privés – qui seraient prêts à soutenir des universités américaines hors de leur écosystème.
Lorsque NYU s’installe à Abu Dhabi ou Cornell à Doha, c’est avec le soutien massif d’un État hôte. Cette dépendance financière n’est pas sans conséquence. Elle expose à de nouvelles contraintes, souvent plus implicites, mais tout aussi efficaces : contrôle des contenus enseignés, orientation scientifique, sélection conjointe des enseignants, autocensure sur certains sujets sensibles. En d’autres termes, vouloir échapper à une pression politique par l’exil peut parfois exposer à une autre. La liberté académique déplacée n’est qu’un mirage, si elle repose sur un modèle de financement aussi précaire que politiquement conditionné.
Mobilité académique et liberté de recherche
Dans un rapport récent du Centre for Global Higher Education, le sociologue Simon Marginson met en garde contre une lecture trop instrumentale de la mobilité académique. Ce ne sont pas les emplacements, mais les contextes politiques, sociaux et culturels qui garantissent ou fragilisent la liberté universitaire. Le risque majeur est la dissolution du cadre démocratique qui permet encore à l’université de penser, de chercher et d’enseigner librement.
Face à ce déplacement des lignes, l’ouverture d’un campus à l’étranger ne peut être qu’un geste provisoire, une tentative incertaine dans un monde déjà traversé par d’autres formes d’instabilité.
Ce que l’enseignement supérieur affronte aujourd’hui, ce n’est pas seulement la menace d’un pouvoir politique national, mais la fragilisation de l’espace où peut encore s’exercer une pensée critique et partagée. Certains observateurs, comme l’historien Rashid Khalidi, y voient le signe d’un basculement plus profond : celui d’universités qui, cédant à la pression politique, deviennent des « lieux de peur », où la parole est désormais conditionnée par le pouvoir disciplinaire.
Le défi n’est pas seulement de préserver une liberté. C’est de maintenir une capacité d’agir intellectuellement, collectivement, au sein d’un monde qui en restreint les conditions.

L’auteure a travaillé entre 2011 et 2017 à Columbia University.
05.08.2025 à 16:54
Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide
Texte intégral (1663 mots)

Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?
Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.
Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »
À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.
Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.
Un auteur imprégné de l’imaginaire de la tragédie grecque
Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.
Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.
Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.
Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.
Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.
Les utilisations fautives de l’« Histoire de la guerre du Péloponnèse »
Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.
Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.
Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.
Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »
Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.
Ou encore cette formule glaçante :
« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »
Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.
Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.
Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.
Les vraies leçons de Thucydide
Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.
S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.
Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.08.2025 à 16:15
Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante
Texte intégral (2496 mots)

La Kabylie, principale région berbérophone d’Algérie, est depuis des décennies le théâtre d’une contestation politique et idéologique visant le pouvoir central. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la Kabylie.
À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.
En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni, du groupe Imaziɣen Imula, composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :
« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »
Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.
À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :
« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »
Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière. On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui. Kabyles et Berbères : luttes incertaines (L’Harmattan, 2022).
Continuité d’une répression multiforme
Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :
L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella-Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.
La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.
La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.
L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale, notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).
Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).
Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).
Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».
Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.
Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.
Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle), le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.
Continuité d’une politique de neutralisation
Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.
Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, spécialement son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.
Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.
À partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.
Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.
Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes.
Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi, à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3 bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.
On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.
Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.
Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».
Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.