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29.06.2025 à 09:54
La coopération scientifique, amorce d’une relation renforcée entre la France et le Groenland
Texte intégral (2502 mots)
« Rien sur nous sans nous », tel est l’adage du Groenland, reprenant ainsi le slogan historique des groupes sociaux et nationaux marginalisés. À l’heure des velléités états-uniennes, de nouvelles coopérations avec la France émergent, notamment scientifiques.
La visite très médiatisée d’Emmanuel Macron au Groenland, une première pour un président français, marque une nouvelle dynamique de la politique étrangère dans l’Arctique. Elle met en lumière la solidarité transpartisane des acteurs politiques en France à l’égard du Danemark et du Groenland. Le pays signifie Terre des Kalaallit – en groenlandais Kalaallit Nunaat – du nom des Inuit, le plus grand groupe ethnique de l’île. La « terre verte » a gagné en visibilité stratégique et écologique en affrontant de nouveau les aspirations impériales de Donald Trump.
Organisée à l’invitation du premier ministre du Groenland, Jens-Frederik Nielsen, et de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, cette visite dépasse largement le simple statut d’escale protocolaire avant le Sommet du G7 au Canada. Elle s’inscrit dans une séquence entamée en mai 2025 avec le passage à Paris de la ministre groenlandaise des affaires étrangères et de la recherche. Quelques semaines plus tard, en marge de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan, le président français s’entretient à Monaco avec le premier ministre du Groenland.
Cette multiplication de rencontres signale un tournant : le Groenland n’est plus perçu comme une simple périphérie du royaume du Danemark, mais comme un partenaire politique, économique et scientifique en devenir. Avec quelles formes de coopération ?
Développement d’un axe arctique
En octobre 2015, François Hollande se rend au pied du glacier islandais Solheimajökull. Ce déplacement, survenu peu avant la COP21 à Paris, vise à alerter sur les effets des changements climatiques et à souligner l’intérêt d’un traité international sur la question – ce qui sera consacré avec l’adoption de l’accord de Paris. Dix ans plus tard, l’Arctique reste un espace d’alerte écologique mondial. Sa calotte glaciaire a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau depuis 2002.
Lors de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice (Unoc), le 9 juin dernier, le président Macron affirme son soutien au Groenland : « Les abysses ne sont pas à vendre, pas plus que le Groenland n’est à prendre ».
Dans le contexte des tensions géopolitiques arctiques, le rapprochement franco-groenlandais brise l’imaginaire d’une France exclusivement tournée vers le Sud, l’Atlantique ou les espaces indopacifiques. On peut y voir l’émergence d’un axe arctique, certes encore peu exploré malgré quelques prémices sur le plan militaire, notamment avec des exercices réguliers de l’Otan. Quelques jours avant la visite présidentielle, deux bâtiments de la Marine nationale naviguent le long des côtes groenlandaises, en route vers le Grand Nord, afin de se familiariser avec les opérations dans la région. Plus largement, la France détient le statut d’État observateur au sein du Conseil de l’Arctique depuis 2000. Elle formalise son intérêt stratégique pour cette zone en 2016, avec la publication d’une première feuille de route pour l’Arctique.
Présence face aux puissances traditionnelles
Cette approche s’inscrit dans le cadre plus large d’une volonté européenne de renforcer sa présence dans une région longtemps dominée par les puissances traditionnelles locales :
les États côtiers de l’Arctique (A5) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie et Norvège ;
les huit États membres du Conseil de l’Arctique (A8) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie, Norvège, Finlande, Islande et Suède.
Fin 2021, l’Union européenne lance le programme Global Gateway, pour mobiliser des investissements et financer des infrastructures. Conforme à cette initiative, l’Union européenne et le Groenland, territoire d’outre-mer non lié par l’acquis communautaire signent en 2023 un partenariat stratégique relatif aux chaînes de valeur durables des matières premières.
La montée en exergue de la « Terre verte » sur la scène internationale se traduit par le déploiement progressif de sa diplomatie extérieure, malgré son statut d’entité territoriale non souveraine. Le territoire dispose de représentations officielles à Bruxelles (la première à l’étranger, ouverte en 1992), à Washington D.C. (ouverte en 2014), à Reykjavik (ouverte en 2017) et à Pékin (ouverte en 2021). De leur côté, les États-Unis ouvrent un consulat à Nuuk en 2020, sous la première présidence Trump. L’Union européenne y inaugure un bureau en mars 2024, rattaché à la Commission européenne, dans le cadre de sa stratégie arctique.
À lire aussi : Quel serait le prix du Groenland s’il était à vendre ?
L’annonce faite par le président Macron lors de sa visite à Nuuk de l’ouverture prochaine d’un consulat général français au Groenland confirme cette tendance.
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Ressources convoitées
Le Groenland est un territoire autonome du Royaume du Danemark. Depuis la loi sur l’autonomie élargie du Groenland entrée en vigueur le 21 juin 2009, il dispose de compétences accrues, notamment dans la gestion de ses ressources naturelles.
Sa position géostratégique au cœur de l’Arctique et ses richesses en minerais en font un territoire d’intérêt croissant pour plusieurs puissances extérieures comme les États-Unis, la Chine et l’Union européenne.

Parmi les ressources d’intérêts, « on y trouverait un nombre considérable de minéraux (rares). Certains sont considérés comme stratégiques, dont le lithium, le zirconium, le tungstène, l’étain, l’antimoine, le cuivre sédimentaire, le zinc, le plomb (à partir duquel on produit du germanium et du gallium), le titane et le graphite, entre autres ». Le Groenland bénéficie notamment de contextes géologiques variés favorables à la présence de gisements de [terres rares] attractifs pour les compagnies d’exploration.
Coopération scientifique
La France cherche à tisser des liens économiques durables avec le Groenland. En 2022, la stratégie polaire française à l’horizon 2030 mentionne le Groenland. Elle invite à un réengagement de la science française au Groenland, ce qui signe une évolution importante de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. En 2016, dans la « Feuille de route nationale sur l’Arctique », le Groenland apparaît au travers de ses ressources potentielles, et non au niveau de la dimension bilatérale scientifique.
La stratégie polaire de la France à horizon 2030 propose plusieurs pistes « comme l’installation d’un bureau logistique, l’implantation dans une station déjà opérée par des universités, la création d’une infrastructure en lien avec les autorités et municipalités groenlandaises ». La recherche française s’y est affirmée, notamment grâce au soutien déterminant de l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev).
L’Université Ilisimatusarfik, la seule université groenlandaise, située à Nuuk, a déjà des partenariats avec des universités et grandes écoles françaises, notamment grâce au réseau européen Erasmus + auquel est éligible le Groenland. Elle entretient des relations privilégiées avec des universités françaises par le biais du réseau d’universités, d’instituts de recherche et d’autres organisations que constitue l’Université de l’Arctique (Uarctic). Sont membres uniquement trois universités françaises : Aix Marseille Université, Université de Bretagne Occidentale et Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
« Rien sur nous sans nous »
Du côté groenlandais, une invitation à un renforcement de la coopération bilatérale avec la France s’observe dans la stratégie pour l’Arctique. La France est expressément citée à côté de l’Allemagne, de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de l’Espagne, de l’Italie, de la Pologne et de la République tchèque.
Ce croisement stratégique invite au développement de partenariats bilatéraux nouveaux et structurants.
Si le Groenland accepte une coopération internationale, ce n’est pas à n’importe quel prix. Le Kalaallit Nunaat cherche à être plus qu’une plateforme extractiviste, et à ne pas être vu uniquement comme un réservoir de ressources à exploiter. La vision stratégique nationale actuellement promue invite à une approche plus diversifiée qui mêlerait les différentes industries au sein desquelles le Groenland souhaite investir. Toute évolution devra nécessairement compter sur la volonté de la population groenlandaise, composée en très grande majorité d’Inuits. Comme l’affiche avec force le territoire notamment dans sa stratégie pour l’Arctique » : « Rien sur nous sans nous ».
Cet article a été co-rédigé avec Arthur Amelot, consultant expert auprès de la Commission européenne.

Anne Choquet est membre du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA).
Florian Aumond est membre du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques.
26.06.2025 à 17:09
Près de 90 % des déchets textiles finissent brûlés. Comment changer cela ?
Texte intégral (1988 mots)

Alors que les soldes d’été, qui se déroulent du 25 juin au 22 juillet, viennent de débuter, la question du recyclage des déchets textiles reste lancinante. Ces derniers finissent le plus souvent incinérés, alors qu’ils pourraient être revalorisés de diverses façons : isolants thermiques et acoustiques, mousse pour l’automobile, rembourrage de matelas, pour faire de nouveaux vêtements…
Saviez-vous qu’aujourd’hui seuls 12 % des déchets textiles étaient recyclés et réutilisés dans l’Union européenne ? Un chiffre extrêmement bas si on le compare par exemple au 75 % de cartons recyclés et au 80 % de verre en France. L’immense partie des déchets textiles, produits par l’industrie, est donc envoyée directement à la déchetterie et sera in fine incinérée.
Mais alors, pourquoi si peu de recyclage ? Cet état de fait est-il voué à rester inchangé ? Pas forcément.
D’où viennent les déchets textiles ?
Mais, avant de voir comment les choses pourraient évoluer, commençons d’abord par voir ce que sont les déchets textiles et pourquoi ils sont si peu recyclés.
Les déchets textiles sont issus des vêtements fabriqués. Ce sont des chutes de tissu, des fibres et autres matériaux textiles en fin de vie, après usage ou production. Le prêt-à-porter ou la fast fashion, avec le renouvellement rapide des collections, aggrave le problème de gestion et de traitement avec des quantités croissantes de déchets textiles issues de la surproduction et de la surconsommation.
Les défis du recyclage
Mais si une grande partie de ces textiles finit ainsi en déchetterie, contribuant alors à la pollution et au gaspillage des ressources, c’est également faute de solutions de recyclage adaptées ou économiquement viable.
On trouve deux raisons principales à cela : la première est d’ordre technique et la deuxième découle de la pauvreté des normes existantes et des régulations institutionnelles.
De fait, le recyclage des déchets textiles est au cœur de nombreux défis techniques dus à la nature complexe et hétérogène des fibres textiles et matériaux de fabrication, au manque d’infrastructure et de moyen de collecte, aux coûts élevés pour le tri, à une absence de support technique et de conseil de la part des experts du recyclage…
Concernant les normes en vigueur, on peut noter qu’avant 2022, il n’y avait pas de régulations interdisant aux acteurs de la fast fashion (marques, magasins de détail, et fabricants) de détruire les invendus et les produits renvoyés par les clients.
Transformer les déchets textiles en opportunité d’affaires ?
Mais, en 2022, donc, la loi européenne anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) change la donne puisqu’elle impose désormais aux acteurs du prêt-à-porter (les marques, les magasins de détail et les fabricants) de trouver des utilisations alternatives à leurs produits textiles et vestimentaires retournés et invendus, évitant ainsi la mise en décharge ou l’incinération.
Pour permettre à ces textiles d’avoir une nouvelle vie, une opportunité reste sous-estimée : celle de la collaboration entre les secteurs de l’industrie textile et d’autres industries qui pourraient utiliser les résidus textiles qui étaient auparavant brûlés.
Les textiles invendus, retournés ou les déchets textiles post-industriels pourraient par exemple être transformés en matières premières capables d’être réintégrées pour devenir des isolants thermiques et acoustiques dans des bâtiments, des torchons industriels, des mousses pour l’automobile ou encore du rembourrage de matelas. Cette synergie entre industries offre plusieurs avantages : elle réduit les déchets, limite l’extraction de ressources vierges et favorise une économie circulaire plus durable. En mutualisant les savoir-faire et les besoins, les acteurs de différents secteurs optimisent également les chaînes de production tout en contribuant à une gestion plus responsable des matériaux textiles en fin de vie.
Cependant, pour l’instant, la complexité de la coopération intersectorielle rend la valorisation des coproduits et déchets textiles faible.
Mais ces actions mises en place entre industries, qu’on appelle symbioses industrielles, existent depuis longtemps dans d’autres domaines et laissent donc penser qu’il pourrait en être autrement.
La réutilisation des déchets d’un processus de production a ainsi été documentée dans la production de savon issue de graisse animale, la production d’engrais issus des résidus agricoles et animaux, ainsi que la peau et les os des animaux pour matière première pour le cuire et les armes.
Cette pratique de réutilisation des résidus est même devenue très commune de nos jours dans d’autres secteurs industriels comme la pétrochimie, la chimie organique, l’énergie, l’agro-industrie depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le premier cas de symbiose industrielle identifié dans la littérature scientifique remonte à 1972 quand un groupe d’entreprises privées appartenant à différents secteurs industriels ont dû faire face à la pénurie d’eau dans la ville de Kalundborg au Danemark. En dialoguant toutes ensemble, elles ont pu optimiser l’utilisation globale de l’eau grâce à sa réutilisation.
Collaboration intersectorielle : une stratégie clé pour la circularité
Cependant, si l’on regarde les quantités de déchets textiles, cette possibilité de recycler les déchets textiles en développant les interactions entre industrie ne suffira pas. L’autre grand enjeu demeure la production initiale. Derrière la croissance démesurée des déchets textiles partout dans le monde ces dernières années, on trouve de fait la surproduction et la surconsommation des textiles, qui a été multiplié par quatre dans les cinq dernières années avec la prolifération des plates-formes de fast-fashion comme Shein et Temu.
L’objectif est donc de réduire le volume de matière première vierge nécessaire pour la fabrication d’un nombre croissante des vêtements. Cela pourrait se faire par une réduction de la consommation ou bien en réduisant nos besoins en matière première vierge. Ici, l’utilisation de déchets textiles reconditionnés peut également s’avérer judicieuse. Elle offre l’avantage de réaliser simultanément deux actions vertueuses : réduire nos déchets et limiter nos besoins en matières premières textiles.
En Europe, cependant, moins de 2 % du total des déchets textiles est aujourd’hui reconditionné pour fabriquer de nouveaux vêtements. Ce pourcentage est tellement faible, qu’il est difficile à croire, mais il s’explique par une déconnexion entre les acteurs de la fin de vie des vêtements, l’hétérogénéité des matériaux qui rend complexe la tâche du recyclage pour produire des vêtements d’une qualité égale ; et aussi une réglementation et régulation peu contraignante.
Les acteurs du recyclage et les déchetteries communiquent peu avec les associations qui gèrent les points de collecte textile, le tri et la vente des vêtements d’occasion (Mains ouverts, Emaus, Secours populaire, entre autres).
Les plates-formes digitales comme Vinted ne sont pas au courant des volumes gérés par les acteurs de l’écosystème physique. De plus, les initiatives de récupération et réutilisation des vêtements usagés appliqués par les grandes marques comme Zara et H&M ne représentent qu’une fraction de leurs ventes totales, et ne sont donc pas capables de changer la tendance envers une économie textile de boucle fermée.
Prêt-à-porter : en quête des solutions durables
C’est pourquoi il devient crucial d’activer l’ensemble de ces leviers au regard de l’impact environnemental de l’industrie textile, qui émet 3 ,3 milliards de tonnes de CO₂ par an, soit autant que les vols internationaux et que le transport maritime des marchandises réunis.
L’industrie textile est également à l’origine de 9 % des microplastiques qu’on retrouve dans les océans et consomme environ 215 trillions de litres d’eau par an si l’on considère toute la chaîne de valeur. Le textile et l’habillement sont à ce titre les industries qui consomment le plus d’eau au monde, juste après l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. Le secteur textile est également associé à la pollution issue des produits chimiques et détergents utilisés dans les processus de fabrication et dans le lavage des vêtements.
À l’échelle mondiale, les perspectives liées à la surproduction et à la surconsommation sont préoccupantes puisque l’on estime que d’ici à 2050 le volume total de prêt-à-porter pourrait tripler.
Pour éviter que nos vêtements aient un coût environnemental aussi néfaste, une piste évidente serait de permettre une production plus locale.
Aujourd’hui, la chaîne de valeur textile reste de fait très mondialisée et les vêtements qui en sortent sont de moins en moins solides et durables. La production des matières premières est fortement concentrée en Asie, notamment dans des pays comme la Chine, l’Inde et le Bangladesh, qui représentent plus de 70 % du marché total de la production de fibres, de la préparation des tissus et des fils (filature), du tissage, du tricotage, du collage et blanchiment/teinture.
Face à cette réalité, la mise en place d’une stratégie territoriale de symbiose pourrait également réduire la dépendance excessive à des systèmes de production non durables, en relocalisant les capacités de production pour renforcer des circuits courts et plus territoriaux en Europe.

Manuel Morales Rubio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.06.2025 à 12:25
Empreinte carbone : tous les barils de pétrole ne se valent pas et cela a son importance pour la transition énergétique
Texte intégral (2361 mots)
L’empreinte carbone de l’extraction pétrolière peut varier considérablement d’un gisement à un autre. Une stratégie fondée sur la décarbonation de l’offre pétrolière pourrait donc compléter avantageusement les mesures traditionnelles basées sur la réduction de la demande… à condition que l’on dispose de données fiables et transparentes sur les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au pétrole ne se résume pas à réduire seulement la consommation de produits pétroliers. En effet, l’empreinte carbone liée à leur production varie considérablement d’un gisement à un autre. Dans ces conditions, pour limiter leur impact environnemental, il est crucial de privilégier des gisements dont l’empreinte carbone et les coûts d’extraction sont les plus faibles.
Combinée aux mesures traditionnelles pour réduire la demande de pétrole (sobriété énergétique, développement des transports électriques…), une stratégie centrée sur la décarbonation de l’offre pétrolière peut donc accélérer les baisses d’émissions, tout en réduisant leur coût économique. C’est ce que nous montrons dans une recherche récemment publiée.
Mais pour que cela fonctionne, il est essentiel de disposer de données précises et transparentes quant aux émissions de cette industrie. Sans quoi, toute régulation basée sur l’intensité carbone de l’exploitation des gisements de pétrole risque d’être inefficace.
Les barils de pétrole n’ont pas tous la même intensité carbone
Les barils de pétrole diffèrent non seulement par leur coût d’extraction, mais aussi par leur empreinte carbone.
L’exploitation des sources de pétrole les plus polluantes, comme les sables bitumineux du Canada, génère en moyenne plus de deux fois plus d’émissions de GES par baril que l’exploitation de pétroles plus légers provenant de pays comme l’Arabie saoudite ou la Norvège.
Ces différences s’expliquent par les propriétés physiques du pétrole (densité et viscosité, par exemple), les contraintes géologiques liées aux gisements et les méthodes d’extraction utilisées (notamment la combustion sur site – dite torchage – c’est-à-dire rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, qui accompagne souvent l’extraction de pétrole).
Cette hétérogénéité des gisements, combinée à l’abondance du pétrole au regard des objectifs climatiques discutés lors des COP, fait de la sélection des gisements à exploiter un levier important de réduction des émissions.
L’offre pétrolière, un levier d’atténuation sous-estimé
Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, date historique dans la reconnaissance du problème climatique et de son origine humaine, les producteurs de pétrole n’ont pas tenu compte des différences d’intensité carbone de leurs produits, liées à l’extraction et au raffinage.
Ce n’est guère surprenant : aucune réglementation ou régulation notable ne les a incités à le faire. De manière générale, les émissions de GES dues à la production et au raffinage du pétrole n’ont pas été tarifées par les grands pays producteurs de manière à refléter les dommages causés à l’environnement.
Nos recherches montrent que cette omission a eu d’importantes conséquences climatiques.
Nous avons calculé les émissions qui auraient pu être évitées de 1992 à 2018, si l’on avait modifié l’allocation de la production entre les différents gisements en activité – sans modifier les niveaux globaux de production et en prenant en compte les contraintes de production de chaque gisement – de sorte à en minimiser le coût social total – c’est-à-dire, en prenant en compte à la fois les coûts d’extraction et les émissions de GES. Près de 10 milliards de tonnes équivalent CO2 (CO2e) auraient ainsi pu être évitées, ce qui équivaut à deux années d’émissions du secteur du transport mondial.
Au coût actuel du dommage environnemental, estimé à environ 200 dollars par tonne de CO₂, cela représente 2 000 milliards de dollars de dommages climatiques évités (en dollars constants de 2018).
Les efforts actuels visent surtout à réduire la consommation globale de pétrole, ce qui est nécessaire. Mais nos résultats montrent qu’il est également important de prioriser l’exploitation des gisements moins polluants.
Pour réduire le coût social de l’extraction à production totale constante, il aurait mieux valu que des pays aux gisements très carbonés, comme le Venezuela ou le Canada, réduisent leur production, remplacée par une hausse dans des pays aux gisements moins polluants, comme la Norvège ou l’Arabie saoudite.
Même au sein des pays, les différences d’intensité carbone entre gisements sont souvent importantes. Des réallocations internes aux pays permettraient d’obtenir des réductions d’émissions du même ordre de grandeur que celles obtenues en autorisant les productions agrégées de chaque pays à changer.
Intégrer ce levier aux politiques publiques
Même si ces opportunités de baisse d’émissions ont été manquées dans le passé, nous avons encore la possibilité de façonner l’avenir de l’approvisionnement en pétrole.
Si l’on reprend les hypothèses de calcul qui précèdent, et en supposant que le monde s’engage sur une trajectoire zéro émissions nettes (Net Zero Emissions, NZE) en 2050, prendre en compte l’hétérogénéité de l’intensité carbone entre les gisements dans les décisions d’approvisionnement en pétrole permettrait :
de réduire nos émissions de 9 milliards de tonnes (gigatonnes) CO2e d’ici à 2060,
d’éviter environ 1 800 milliards de dollars en dommages, et cela sans réduire davantage la consommation par rapport au scénario NZE.

Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».
Or, le débat politique se concentre souvent sur la réduction de la demande de pétrole, avec la mise en place d’outils tels que les incitations à l’adoption des véhicules électriques ou les taxes sur les produits pétroliers. Une baisse de la demande de pétrole est évidemment indispensable pour maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5 °C ou même 2 °C.
Mais tant que l’on continue d’en consommer, prioriser les gisements à moindre intensité carbone offre une opportunité complémentaire pour réduire les émissions.
Pour gagner en efficacité, les politiques publiques pourraient intégrer une tarification carbone plus exhaustive, qui tiendrait compte des émissions sur tout le cycle de vie des produits pétroliers, de l’exploration pétrolière jusqu’à la combustion des énergies fossiles.
Celles-ci pourraient être complétées par des ajustements aux frontières, sur le modèle de ce que l’Union européenne s’apprête à faire pour l’empreinte carbone des produits importés, si cette tarification n’est pas adoptée à l’échelle mondiale. Ou encore, cela pourrait passer par l’interdiction directe de l’extraction des types de pétrole dont l’exploitation de gisement émet le plus d’émissions de GES (par exemple, le pétrole extra-lourd ou les gisements présentant des niveaux très élevés de torchage), dans un soucis de simplification administrative.
Certaines politiques vont déjà dans ce sens. La Californie, avec son Low Carbon Fuel Standard, a été pionnière en différenciant les carburants selon leurs émissions sur l’ensemble du cycle de vie, afin de réduire l’intensité carbone moyenne du carburant utilisé sur le territoire.
En Europe, la directive sur la qualité des carburants (modifiée par la nouvelle directive sur les énergies renouvelables) promeut les biocarburants, mais ne distingue pas finement les produits pétroliers selon leur intensité carbone.
L’enjeu crucial de l’accès aux données
La mise en œuvre de ces politiques repose toutefois sur un pilier crucial : l’accès à des données publiques fiables sur l’intensité carbone des gisements de pétrole.
Et c’est là le nœud du problème : ces estimations varient fortement selon les sources. Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IOGP) publie des chiffres presque trois fois inférieurs à ceux issus d’outils plus robustes, comme celui développé par l’Université de Stanford et l’Oil-Climate Index.
Cet écart s’explique en partie par des différences dans le périmètre des émissions prises en compte (exploration, construction des puits, déboisement, etc.), mais aussi par des écarts dans les données utilisées. En ce qui concerne le torchage et le rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, l’IOGP s’appuie sur des chiffres déclarés volontairement par les entreprises. Or, ceux-là sont notoirement sous-estimés, d’après des observations provenant de l’imagerie satellitaire.
Il est ainsi impossible d’appliquer de façon efficace des régulations visant à discriminer les barils de pétrole selon leur intensité carbone si on ne dispose pas de données fiables et surtout vérifiables. La transparence est donc essentielle pour vérifier les déclarations des entreprises.
Cela passe par des mécanismes de surveillance rigoureux pour alimenter des bases de données publiques, que ce soit par satellite ou par des mesures indépendantes au sol. Le recul récent aux États-Unis quant à la publication de données climatiques fiables par les agences gouvernementales accentue encore ces défis. En effet, les estimations des émissions liées au torchage de méthane utilisées dans notre étude reposent sur l’imagerie satellite de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de la Nasa.

Renaud Coulomb a reçu des financements de Mines Paris-Université PSL, Université de Melbourne, Fondation Mines Paris, La Chaire de Mécénat ENG (Mines Paris - Université Dauphine - Toulouse School of Economics - DIW, parrainée par EDF, GRTGaz, TotalEnergies). Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Fanny Henriet a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de la Banque de France. Elle est membre du Conseil d'Analyse Economique. Elle ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Léo Reitzmann a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche via le programme Investissements d’Avenir ANR-17-EURE-0001. Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
25.06.2025 à 17:13
À La Grave dans les Alpes, une fleur face aux pelleteuses : la science entre neutralité et engagement
Texte intégral (3698 mots)

Comment la recherche et les scientifiques peuvent-ils intervenir dans le débat public, surtout lorsqu’il s’agit de questionner des choix de société ? Dans les mouvements écologistes, cet engagement peut prendre plusieurs formes, entre expert en retrait et militant engagé. L’exemple du projet d’extension du téléphérique de La Grave (Hautes-Alpes), au pied du massif de la Meije, illustre bien cette difficulté. Ce chantier menace notamment une plante protégée, ce qui a contribué à l’installation de la plus haute ZAD d’Europe.
Construit en 1976 et 1977, le téléphérique relie le village de La Grave (Hautes-Alpes) à 1 400 mètres et le glacier de la Girose à 3 200 mètres. Lors de la reprise de la gestion du téléphérique par la Société d’aménagement touristique de l’Alpe d’Huez (Sata) en 2017, il est prévu d’étendre le téléphérique par un troisième tronçon atteignant le Dôme de la Lauze à plus de 3 500 mètres, pour remplacer l’usage d’un téléski désormais obsolète. Cela déclenche une controverse à différentes échelles, locale et nationale, portant sur la pertinence économique, sociale et environnementale du projet.

Étant écologue, je vais concentrer l’analyse sur les manières dont ma discipline peut participer à la controverse.
La haute montagne est pleine de vie : la neige recouvrant les glaciers et les plantes poussant dans les fissures hébergent des écosystèmes riches en espèces souvent méconnues. Par exemple, trois nouvelles espèces d’androsaces, de petites fleurs de haute montagne, ont été découvertes en 2021 grâce à l’analyse de leur ADN.
Une espèce de fleur endémique du massif découverte en 2021
On sait depuis Horace Bénédict de Saussure, naturaliste du XVIIIe siècle, que ces plantes existent, mais elles étaient alors confondues avec d’autres auxquelles elles ressemblent. L’une d’elles, l’androsace du Dauphiné, est endémique du massif des Écrins et d’autres massifs avoisinants. On la prenait auparavant pour l’une de ses cousines, l’androsace pubescente, qui bénéficie d’une protection nationale depuis 1982.
Il est encore trop tôt pour que le statut de protection de l’androsace du Dauphiné soit défini par la loi. En toute logique, elle devrait hériter de la protection nationale dont bénéficie l’androsace pubescente, puisque son aire de répartition est encore plus réduite. Elle occupe notamment un petit rognon rocheux émergeant du glacier de la Girose, sur lequel l’un des piliers du téléphérique doit être implanté.
À cet endroit, l’androsace du Dauphiné n’a pas été détectée par le bureau chargé de l’étude d’impact, mais elle a été repérée, en 2022, par un guide de haute montagne local. Comme cela n’a pas convaincu le commissaire chargé de l’enquête publique, une équipe de chercheurs accompagnée par une agente assermentée de l’Office français de la biodiversité (OFB) a confirmé les premières observations, en 2023.

De nombreuses autres espèces d’androsaces poussent à plus faible altitude et possèdent une rosette de feuilles surmontée d’une tige dressée portant des fleurs. Celles de haute montagne, comme l’androsace du Dauphiné, ont un port compact rappelant un coussin. Les petites fleurs blanches à gorge jaune dépassent à peine des feuilles duveteuses. Dans cet environnement très difficile, leur croissance est très lente. Les plantes formant des coussins peuvent avoir plusieurs dizaines d’années, voire bien plus. Bien que très discrètes, elles forment les forêts des glaciers.
Peu de protections accordées pendant le chantier
Les travaux prévus présentent-ils un risque pour l’androsace ?
Le préfet des Hautes-Alpes a jugé que ce n’était pas le cas, en refusant d’enjoindre à la Sata de déposer une demande de dérogation en vue de la destruction d’une espèce protégée, comme cela est prévu par l’article L411-2 du Code de l’environnement. Il considère donc qu’installer quelques dispositifs de protection autour des individus existants serait assez. En réalité, rien ne garantit que cela suffise, car plusieurs de ces plantes poussent à moins de 15 mètres en contrebas de l’emplacement du pylône, comme l’indique le rapport d’expertise, dans des fissures rocheuses dont l’alimentation en eau risque d’être irrémédiablement perturbée.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Surtout, les travaux de terrassement peuvent anéantir des graines prêtes à germer ou de minuscules jeunes pousses très difficiles à détecter au milieu des rochers. La viabilité écologique d’une population ne dépend pas que de la survie des individus les plus âgés, mais aussi du taux de survie des plus jeunes. Cependant, il n’existe à l’échelle mondiale que très peu de connaissances sur la dynamique des populations et la reproduction des plantes formant des coussins.
On peut donc difficilement quantifier la probabilité que la population d’androsaces présente sur le rognon de la Girose s’éteigne à cause des travaux. On peut malgré tout affirmer que la survie de la population sera très probablement menacée par les travaux, même si cette conclusion n’a pas le même degré de certitude que l’observation de la présence de l’espèce.
Quelle posture pour le scientifique ?
Comment se positionner sur cette question en tant que scientifique ?
Une première solution serait de céder à la double injonction de neutralité (ne pas exprimer ses opinions) et d’objectivité (se baser uniquement sur des faits), pour se limiter au signalement de la présence de l’espèce. Mais cette négation aveugle de l’engagement laisse aux autorités, qui ne sont bien sûr ni neutres ni objectives, le soin de décider comment protéger l’androsace. La neutralité devient ainsi une illusion qui favorise l’action des forces dominantes.
Une deuxième option diamétralement opposée serait d’utiliser la qualité de scientifique pour asseoir son autorité : l’androsace étant protégée et menacée par les travaux, il faut abandonner le projet, point. Cet argument technocratique paraît surprenant dans ce contexte, mais c’est une pratique courante dans la sphère économique lorsque des experts présentent des choix de société comme inévitables, avec pour grave conséquence d’évacuer le débat politique. Dans le cas de la Girose, les enjeux environnementaux s’entremêlent avec les choix portant sur le modèle de développement touristique. La controverse ne peut être résolue qu’au moyen d’une réflexion associant tous les acteurs.
Une troisième voie consisterait à distinguer deux modes d’intervention, l’un en tant que scientifique et l’autre en tant que militant, de manière à « maximiser l’objectivité et minimiser la neutralité ». Dix-huit scientifiques formant le collectif Rimaye, dont je fais partie, ont publié en 2024 un ouvrage intitulé Glacier de la Girose, versant sensible, qui mêle les savoirs et les émotions liées à ce territoire de montagne. Les contributions de sciences humaines interrogent les trajectoires passées et à venir pour le territoire, tandis que les sciences de la Terre et de la vie invitent le lecteur autant à découvrir qu’à aimer les roches, les glaces et les êtres qui peuplent la haute montagne.
Une science amorale et apolitique ?
Partant du constat que la seule description scientifique ne suffit pas, plusieurs contributions revendiquent une approche sensible. La recherche permet aussi d’aimer les plantes en coussins et les minuscules écosystèmes qu’elles hébergent. Les sciences de la nature n’ont pas nécessairement une application technique immédiate au service d’un projet de domination. Elles peuvent encourager la protection de l’environnement par le biais de l’attachement aux objets de connaissance et se révéler porteuses, comme les sciences humaines, d’un projet émancipateur où tous les êtres vivants, et même les êtres non vivants comme les glaciers, seraient libres de toute destruction et d’exploitation.
Cependant, cette troisième voie suppose qu’il est possible d’isoler la démarche scientifique de valeurs morales ou politiques. Certes, les valeurs peuvent influencer les scientifiques avant le processus de recherche (lors du choix de l’androsace comme objet d’étude), pendant (en évitant d’abîmer les plantes étudiées) et après (en déterminant le message accompagnant la diffusion des résultats). Malgré tout, selon cette approche, le processus de la recherche reste généralement imperméable aux valeurs.
Cet idéal est aujourd’hui largement contesté en philosophie des sciences, ce qui ouvre le champ à une quatrième voie venant compléter la précédente. Concentrons-nous ici sur un seul argument : tirer une conclusion scientifique nécessite de faire un choix qui, en l’absence de certitude absolue, devient sensible aux valeurs.
Choisir à quelle erreur s’exposer
Dans le cas de l’androsace, il faut décider si l’implantation du pylône met ou pas la population en danger.
On peut distinguer deux manières de se tromper : soit on détecte un danger inexistant, soit on ne parvient pas à discerner un véritable danger. La porte d’entrée des valeurs devient apparente. Du point de vue de la Sata, il faudrait éviter la première erreur, tandis que pour les amoureux de l’androsace, c’est la seconde qui pose problème. Idéalement, on aimerait minimiser les taux de ces deux erreurs, mais un résultat bientôt centenaire en statistiques nous apprend que l’un augmente lorsque l’autre diminue. Un certain risque d’erreur peut ainsi paraître plus ou moins acceptable en fonction de nos valeurs.
Si objectivité et neutralité sont illusoires, il serait préférable de rendre apparente l’intrication entre valeurs et recherche scientifique afin de distinguer les influences illégitimes, comme la promotion d’intérêts personnels ou marchands, de celles orientées vers la protection de biens communs. D’autant plus que les enjeux autour du téléphérique dépassent largement le sort de l’androsace, mais concernent aussi la vie économique de la vallée.

Pour trancher la question de l’aménagement de la haute montagne, il devrait exister un espace de discussion regroupant habitantes et habitants des vallées, pratiquants de la montagne et scientifiques. Des initiatives ont été prises dans ce sens, que ce soit à Bourg-Saint-Maurice (Savoie), à Grenoble (Isère), au jardin alpin du Lautaret (Hautes-Alpes) ou à La Grave.
Pour que ces rencontres soient suivies d’effet, il faut qu’elles puissent nourrir les mobilisations, comme tente de le faire le collectif Les Naturalistes des terres, ou qu’elles se traduisent dans les politiques publiques. Cependant, la récente proposition de loi Duplomb sur l’agriculture illustre que les alertes des scientifiques sont souvent ignorées.
En attendant, les travaux du téléphérique pourraient reprendre cette année à la Girose, sans que la question de la protection des glaciers et des écosystèmes qui les entourent ait trouvé de réponse.

Sébastien Ibanez a reçu des financements de l'Observatoire des Sciences de l'Univers de Grenoble (OSUG).
24.06.2025 à 17:18
Comment le changement climatique perturbe la recharge des eaux souterraines
Texte intégral (2800 mots)
Alors qu’une large part de la France est placée en vigilance canicule ce mercredi 25 juin, se pose la question de l’influence du changement climatique sur le cycle de l’eau, entre modification du régime des pluies et augmentation de la fréquence des événements extrêmes (sécheresses et inondations). Qu’en est-il des eaux souterraines ? Ces dernières, logées dans les profondeurs du sous-sol, ne sont pas à l’abri de ces changements qui touchent en premier lieu l’atmosphère et la surface de la Terre.
Les eaux superficielles et eaux souterraines sont en lien étroit. Ces dernières interagissent avec la surface, dont elles dépendent largement. Ainsi, les nappes d’eau souterraine sont renouvelées d’une part par la recharge naturelle diffuse apportée par la pluie et la fonte de la neige sur les sols, d’autre part par la recharge naturelle indirecte qu’apportent les infiltrations localisées à partir de rivières ou de lacs.
Quel que soit le processus de recharge naturelle concerné, les eaux souterraines sont donc fortement dépendantes du climat.
D’abord de façon directe, à travers les modifications de ce dernier, en fonction du bilan hydrique à la surface de la Terre.
Mais également de façon indirecte, via les changements dans les prélèvements d’eau souterraine nécessaires pour répondre aux différents usages de l’eau impactés par un climat plus chaud (irrigation notamment).
On distingue ainsi des effets directs qui s’imposent à nous, et des effets indirects qui résultent de notre réaction à cette nouvelle situation climatique. Le projet de recherche Explore2 a récemment analysé les conséquences du changement climatique sur la recharge des aquifères en France métropolitaine et a permis un certain nombre de constats.
Évapotranspiration accrue et précipitations plus intenses
Le climat et la couverture végétale contrôlent en grande partie les précipitations et l’évapotranspiration, tandis que le sol et la géologie sous-jacente déterminent si le surplus d’eau peut s’infiltrer vers un aquifère sous-jacent ou s’il va plutôt ruisseler vers une rivière.

Dans le détail, l’évolution future de la recharge dépend au premier chef de la modification de la quantité et du régime des pluies.
Or dans le climat futur, on s’attend à une modification de la répartition des précipitations dans le monde, avec une diminution des précipitations de faible intensité et une augmentation de la fréquence des fortes précipitations, en particulier dans les régions tropicales, où plus de la moitié de la population mondiale devrait vivre d’ici à 2050. Phénomène qui s’accompagnera de sécheresses plus longues et plus fréquentes.
Dans un monde qui se réchauffe, l’évapotranspiration a globalement tendance à augmenter, ce qui réduit la quantité d’eau du sol disponible pour l’infiltration et le ruissellement.
Une recharge des aquifères de plus en plus incertaine
Des précipitations moins fréquentes mais plus abondantes pourraient améliorer la part de la recharge des eaux souterraines dans de nombreux environnements semi-arides à arides. Mais lorsque l’intensité des pluies dépasse la capacité des sols à l’infiltration, on observe une augmentation du ruissellement et des débits des rivières. Ces modifications contrastées des taux de recharge provoquent des changements plus ou moins rapides des niveaux d’eau au sein des nappes phréatiques, selon la vitesse de circulation des eaux souterraines.
Des risques d’inondations par remontée de nappe sont associés aux zones où la recharge augmente tandis que des risques de sécheresse menacent les secteurs où la recharge diminue, avec pour conséquence des modifications importantes des régimes hydrologiques des eaux de surface (rivières, lacs zones humides…). Par exemple, les débits d’étiage des rivières décroissent dans les bassins hydrographiques où le niveau des nappes baisse en réponse à une diminution de la recharge.
Outre les précipitations, la fonte des glaciers et de la neige en montagne contribue souvent aussi de manière importante à la recharge des aquifères montagneux. Son augmentation future sous l’effet du réchauffement est susceptible d’impacter le régime de cette recharge d’une façon qu’il est encore difficile d’analyser.
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Le recul des glaciers augmente dans un premier temps la production d’eau de fonte, jusqu’à atteindre un maximum, connu sous le nom de « pic d’eau », avant de diminuer au fur et à mesure que les glaciers continuent à reculer. Aujourd’hui, environ la moitié des bassins hydrographiques glaciaires du monde auraient dépassé le pic d’eau. Dès lors, une diminution de la recharge des aquifères de montagne est maintenant attendue dans un nombre croissant de bassins glaciaires.
Des impacts sur la qualité des eaux souterraines
On parle beaucoup de volumes d’eau et de taux de recharge, mais le changement climatique altère également la qualité de l’eau souterraine. Les épisodes de pluie plus intenses et la recharge qui en découle sont susceptibles de mobiliser par lessivage des contaminants qui étaient précédemment stockés dans les sols.
D’un autre côté, le réchauffement peut conduire à l’augmentation des concentrations en solutés comme les chlorures, nitrates ou l’arsenic dans les sols et les eaux souterraines superficielles, en lien avec une augmentation de l’évapotranspiration, et une diminution de l’infiltration et donc une dilution moindre.
Enfin, l’augmentation de la température de l’eau souterraine, induite par le réchauffement global et localement par les îlots de chaleur urbains, modifie quant à elle la solubilité et la concentration dans l’eau de certains contaminants. Ces impacts sont moins souvent observés, mais bien réels, notamment dans le pourtour méditerranéen.
En outre, l’augmentation du niveau de la mer induit un risque de salinisation des sols et des aquifères côtiers dans le monde. Cette intrusion saline dépend de nombreux facteurs tels que la géologie côtière, la topographie et surtout les niveaux d’eau dans les nappes. Elle peut être particulièrement sévère dans les zones basses telles que les deltas, les îles ou encore les atolls où il existe des lentilles d’eau douce particulièrement sensibles au changement climatique.
Voilà pour les impacts directs. Mais les scientifiques estiment que l’impact du changement climatique sur les eaux souterraines peut être localement plus important au travers d’effets indirects, liés aux effets du changement climatique.
La hausse des prélèvements, un effet indirect
Le changement climatique risque en effet de provoquer une augmentation des prélèvements dans les aquifères par les agriculteurs pour faire face à l’augmentation de l’évapotranspiration liée au réchauffement et à la variabilité et diminution de l’humidité dans les sols ou de l’eau disponible en surface.
L’augmentation des pompages, pour l’irrigation notamment, induit une baisse chronique des niveaux d’eau qui menace la gestion durable des nappes, les écoulements d’eau vers les hydrosystèmes voisins ou les écosystèmes de surface dépendant des eaux souterraines (zones humides).
Cette pression accrue est susceptible de modifier considérablement le cycle de l’eau, avec de forts contrastes entre :
l’épuisement des eaux souterraines dans les régions où l’irrigation est principalement alimentée par des eaux souterraines ;
la montée du niveau des nappes résultant de la recharge par les flux d’excédent d’irrigation alimentée par les eaux de surface et pouvant conduire à un engorgement et à une salinisation des sols ;
et les modifications des climats locaux résultant de l’évapotranspiration accrue des terres irriguées.
Conséquences sur la « recharge potentielle » en France
L’incidence du changement climatique sur le taux de recharge des nappes aquifères en France métropolitaine a été récemment analysé par la communauté scientifique dans le cadre du projet Explore2.
Grâce à la mise en cascade de modèles climatiques avec des modèles hydrologiques, les chercheurs ont simulé les modifications du taux de recharge potentielle des nappes, selon deux scénarios d’évolution des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère (émissions moyennes ou fortes).
La recharge potentielle est définie comme la part des précipitations efficaces susceptible de s’infiltrer depuis la surface et de recharger les aquifères sous-jacents, dans la mesure où ils possèdent les caractéristiques hydrodynamiques favorables. Elle est qualifiée de potentielle car son arrivée dans les aquifères ne peut être connue a priori et une partie de ce flux peut revenir vers les cours d’eau, en aval de sa zone d’infiltration.
Des régions affectées différemment
D’après ces travaux, la recharge potentielle annuelle pourrait augmenter dès le milieu du siècle entre + 10 % et + 30 % dans le nord et le nord-est de la France. Il resterait globalement stable sur le reste du pays – et ce pour les deux scénarios étudiés.
De plus, le cumul de recharge pendant l’hiver augmenterait pour presque toute la France, hormis une bande sud et une partie de la Bretagne. Dans un scénario de fortes émissions, la recharge potentielle annuelle baisserait sur le sud-ouest, le sud-est et la Corse en fin de siècle, de -10 à -30 %.
La période à laquelle la recharge potentielle est à son maximum serait par ailleurs avancée d’un mois du printemps vers l’hiver sur les chaînes alpines et pyrénéennes. En raison de la hausse des températures, les précipitations tomberaient en effet davantage sous forme de pluie, qui s’infiltre rapidement, et moins sous forme de neige, qui stocke l’eau jusqu’à la période de fonte.
Dans le cas du scénario de fortes émissions, le maximum de recharge de l’automne serait décalé d’un mois vers l’hiver sur le pourtour méditerranéen. Pour le reste du pays, aucune modification notable n’a été observée dans les projections étudiées.

Des résultats rassurants mais incomplets
Ces résultats semblent à première vue rassurants, du moins dans le nord du pays. Ils ne prennent toutefois en compte que les impacts directs du changement climatique sur la recharge, liés à l’infiltration potentielle des précipitations.
Or, pour un grand nombre d’aquifères, l’infiltration de l’eau des cours d’eau constitue une part importante de la recharge. L’évolution future des débits des cours d’eau, qui à l’échelle annuelle, devraient diminuer dans la moitié sud du territoire hexagonal français, doit donc également être prise en compte.
De plus, les impacts indirects doivent également être intégrés à l’analyse pour élaborer les politiques publiques futures visant à assurer une gestion durable des nappes aquifères à l’échelle de notre pays : comme une éventuelle hausse de prélèvements pour faire face à l’augmentation de l’évapotranspiration et les modifications dans l’occupation des sols pour s’adapter au climat changeant.
Cet article s’inspire largement du rapport des Nations unies « Eaux souterraines : rendre l’invisible visible » et du rapport du projet Explore2 « Projections hydrologiques : recharge potentielle des aquifères ».

Jean-Christophe Maréchal a reçu des financements de ANR et AERMC
Jean-Pierre Vergnes a reçu des financements de l'ANR et du ministère de la transition écologique.
Sandra Lanini et Yvan Caballero ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.