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10.10.2025 à 23:42

Pourquoi la « business pride » du Medef n’aura pas lieu

Michel Offerlé, Sociologie du politique, École normale supérieure (ENS) – PSL
Un meeting « énorme », censé défendre les patrons devait se tenir ce lundi 13 octobre : il a été reporté. Le patronat, sous pression et divisé, apparaît fébrile.
Texte intégral (2520 mots)

Les patrons sont sous pression alors que les appels à taxer les hauts patrimoines se multiplient, notamment avec une taxe Zucman sur les plus riches d’entre eux. Un meeting « énorme », censé défendre les intérêts patronaux, devait se tenir ce lundi 13 octobre : il a finalement été reporté par le Medef. Alors que la crise politique perdure, les patrons, généralement adeptes du lobbying discret, semblent remontés, mais divisés et hésitants sur la marche à suivre.


En 2009, Charlie Hebdo faisait sa une avec une caricature de Cabu montrant Laurence Parisot tenant une pancarte proclamant « Nos stock-options », devant un fond : « Sarkozy, t’es foutu le Medef est dans la rue ! » Le Figaro du 5 octobre 1999 éditait une photographie en première page représentant une foule assemblée, avec au premier rang un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’un haut chapeau vert sur le lequel était inscrit, « Respect ».

Ces images de patrons dans la rue sont rares. Ce 13 octobre 2025, les patrons, ou plutôt certains patrons, devaient se réunir au Palais omnisport de Paris-Bercy (Accor Arena) pour une initiative peu banale, annonçant un « meeting énorme ». Patrick Martin, président du Medef, a finalement décidé de reporter ce rendez-vous en raison, selon lui, de la démission du premier ministre Sébastien Lecornu. Pourquoi cette mobilisation et pourquoi cette reculade ?

Lobbying et discrétion patronale

Les patrons ne sont pas professionnellement la catégorie sociale qui se mobilise le plus fréquemment dans la rue ou dans des meetings. Ils utilisent peu l’action collective visible, dans ce que les sociologues appellent « les répertoires de l’action collective ». Ils ont accès (pour les plus grands d’entre eux surtout) à des moyens d’action plus feutrés et plus furtifs (ce qu’on appelle la « quiet politics ») dans toutes ses variétés et dimensions, qui leur permettent d’interpeller les décideurs de manière discrète, voire très privée. C’est ce que l’on désigne habituellement par lobbying.

L’Association française des entreprises privées (Afep) est le parangon de ces tentatives d’influence, mais ses démarches publiques vont pourtant rarement au-delà des communiqués ou des conférences de presse.

Les patrons sont (rarement) dans la rue

Des chefs d’entreprise ont pu participer individuellement à des manifestations de rue (pour l’école privée en 1984 ou contre le mariage pour tous en 2013, mais pas en tant que patrons. On pourra aussi en avoir vu parmi les Bonnets rouges ou les gilets jaunes.

Le 5 octobre 1999, le Figaro place à la une les patrons qui manifestent contre les 35 heures. Le Figaro, Fourni par l'auteur

L’appel à la rue est l’apanage des seuls petits patrons qui l’ont utilisé pour des raisons dissemblables, dans les années 1950 lors des mobilisations poujadistes, autour de Gérard Nicoud à la fin des années 1960 ou dans les années 1990 avec la figure controversée de Christian Poucet. La mobilisation par réseaux sociaux des « pigeons » en 2012, suivie, de celles moins relayées de divers volatiles la même année, a fait exception aussi en utilisant des moyens innovants. Il y aura encore des manifestations patronales depuis 2000, celles des buralistes ou localement celles du bâtiment, ou autour du collectif Sauvons nos entreprises en 2014.

Malgré son opposition à la politique du début du quinquennat Hollande, le Medef n’ira pas au-delà de réunions publiques à Lyon, dans le Rhône, (avec cartons jaunes et sifflets) et à Paris (avec des petits drapeaux « Libérez l’entreprise »), et la CGPME d’une opération organisée devant Bercy avec une agence d’événementiel sur le thème du cadenas (« PME cadenASSEZ »).

La lente sortie des restrictions liées au Covid a vu fleurir les actions de rue à Lyon ou encore à Paris en 2020 ou le très original die in de Toulouse, en Haute-Garonne (France Bleu titrait « À Toulouse, place du Capitole, un millier de petits commerçants crient leur peur de mourir », en novembre 2020) initiative prise avec les métiers du spectacle, sur la thématique de la mort des entreprises (les manifestants transportant des cercueils et s’habillant en noir).

Mobilisations exceptionnelles contre la gauche en 1982 et en 1999

Les deux grands meetings de 1982 et de 1999 sont donc exceptionnels. Le 14 décembre 1982, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef) et les autres organisations patronales organisent, contre la politique économique et sociale de la gauche, les « États généraux des entreprises au service de la nation ». Ainsi, 25 000 patrons viennent à Villepinte et « adoptent » la Charte de Villepinte, cahiers de revendications et de propositions. L’opération est aussi interne, le président du CNPF, Yvon Gattaz, est alors contesté par certaines fédérations, et renforce alors sa légitimité :

« Tout le monde est venu, comme le grand Condé est venu auprès de Louis XIV après sa dissidence sous la Fronde », déclarait-t-il avec emphase, en 2007 (entretien avec l’auteur).

Le 4 octobre 1999, c’est contre les 35 heures (« Tout le monde ne chausse pas du 35 ») qu’Ernest-Antoine Seillière, président du tout nouveau Mouvement des entreprises de France (Medef, créé de manière militante l’année précédente à Strasbourg), contribue à rassembler quelque 30 000 personnes selon les organisateurs :

« J’ai monté en province des réunions, des congrès, des shows, des rassemblements absolument sans cesse », affirmait le patron des patrons, tout en soulignant le plaisir qu’il prenait à la tribune (entretien avec l’auteur, 2009).

Dans les deux cas, ce sont une succession de discours militants plus ou moins décapants et de témoignages « d’entrepreneurs de terrain » qui constituent la réussite de ces événements classiques, avec écrans géants et quelques pancartes plus ou moins contrôlées.

Le meeting « énorme » 13 octobre 2025

Le meeting du 13 octobre 2025, annoncé comme « énorme », aurait pu se nourrir de ces précédents, ainsi que des prestations très travaillées de Laurence Parisot (remarquée en 2007 à Bercy ou en 2008 au Parlement européen), et aurait été nécessairement jaugé en fonction des performances passées.

Ses organisateurs avaient tenté d’en formuler la réception :

« Une forme républicaine, pacifique, qui rassemblera le patronat au-delà du Medef. On ne descendra pas dans la rue. On réunira massivement, comme ce fut le cas par le passé, sous forme de meeting, des milliers de chefs d’entreprise de tout profil (…) Pour bien signifier que nous refusons d’être la variable d’ajustement de politiques qui nous paraissent contraires à la bonne marche de l’économie et à l’intérêt du pays », expliquait ainsi Patrick Martin, l’actuel président du Medef.

Il s’agissait pour ce dernier de mettre en scène les récentes propositions issues du « Front économique » dont le dirigeant a pris l’initiative. Mais aussi de proposer ce que l’on pourrait qualifier de « business pride » (marche patronale des fiertés). On ne saurait en effet oublier que cette volonté de mobilisation exprime une cristallisation d’un vieux mal-être patronal français.

En effet, depuis de très nombreuses années, les porte-paroles du patronat et certains grands patrons développent un discours de victimisation, d’incompréhension face à ce qu’ils estiment être la surdité et l’incompétence de l’ensemble des politiques. Il s’agissait donc – non seulement d’interpeller le gouvernement et l’ensemble des partis politiques –, mais aussi d’affirmer la fierté d’être entrepreneur.

(Re)faire entendre la voix des patrons

Les précédentes grandes mobilisations avaient eu lieu sous des gouvernements de gauche. Celle de 2025 a éclos dans une autre conjoncture politique, peu lisible et incertaine. Elle fait écho aux prises de parole répétée des organisations patronales et de patrons médiatiques, dans l’espace public depuis la dissolution (MM. Arnault, Trappier, Pouyanné, Niel, ou encore Leclerc et Pigasse).

Avec la victoire de Donald Trump, les analyses relatives à la « trumpisation des patrons français » se sont multipliées, soulignant l’acceptation latente ou la cooptation de Jordan Bardella, président du Rassemblement national, comme moindre mal face à la menace de La France insoumise (LFI) ou du Nouveau Front populaire (NPF), ou encore face à la taxe Zucman (dont l’auteur a été vilipendé par Patrick Martin et Bernard Arnault) imposant les ultrariches.

Il y a sans doute plusieurs colères patronales, puisque leurs intérêts et leurs quotidiens sont incomparables et plusieurs anticipations de l’avenir (la catégorie patronale est la plus hétérogène de toutes les professions et catégories socioprofessionnelles). Tous les patrons ne peuvent pas se faire entendre de la même manière.

L'ombre du RN sur le meeting

Les déclarations de Michel Picon (président de l’U2P), fréquemment sollicité par les médias, sonnent comme une rupture de l’unité patronale (la « finance » contre « le travail »). La crainte d’une salle peu garnie et atone a sans doute pesé sur cette décision de report, mais la possibilité d’un cavalier seul des petites et moyennes entreprises dans les relations sociales à venir apparaît comme l’une des « peurs » du Medef, dont la représentativité tient plus au bon plaisir de l’État qu’à un rapport des forces militantes.

Il est vraisemblable que certains grands patrons ont rappelé à l’ordre leur « commis » et que certaines fédérations ont donné de la voix au sein du Medef.

L’explication officielle de Patrick Martin, expliquant le report du meeting par sa volonté de contribuer à « l’apaisement du pays » après la démission de Sébastien Lecornu n’est donc pas la seule explication à ce retournement.

L’ombre du RN planait aussi sur le meeting de Bercy. Les petits et tout petits patrons peuvent s’y retrouver, et les grands anticipent de possibles accommodements comparables à ceux de Giorgia Meloni et du patronat italien, quand d’autres radicalisent leur discours par l’acquisition de médias (Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, voire le raidissement de Bernard Arnault, également propriétaire de journaux).

Reporter le meeting de Bercy, c’est aussi se donner le temps de voir venir. Car les patrons sont suspendus à une conjoncture politique où ils vont devoir choisir : considérer l’arrivée possible au pouvoir du RN comme un danger, ou cultiver la politique du moindre mal.


Michel Offerlé est l’auteur de Ce qu’un patron peut faire, (Gallimard, 2021), et de Patron (Anamosa, 2024).

The Conversation

Michel Offerlé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.10.2025 à 15:31

Le genre sous algorithmes : pourquoi tant de sexisme sur TikTok et sur les plateformes ?

Hélène Bourdeloie, Sociologue, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Paris Nord; Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Le rapport parlementaire sur TikTok pointe la prolifération de contenus sexistes sur la plateforme. L’occasion de s’interroger sur la manière dont le monde numérique renforce les stéréotypes de genre.
Texte intégral (2631 mots)
Le rapport de la commission parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs montre notamment que la plateforme laisse proliférer des contenus aggravant les stéréotypes de genre.

Au-delà de ses effets délétères sur la santé mentale des jeunes, le récent rapport de la commission parlementaire sur TikTok montre que la plateforme laisse proliférer des contenus sexistes, valorisant le masculin et dénigrant le féminin. Une occasion de s’interroger sur les mécanismes qui, au cœur des plateformes numériques, amplifient les stéréotypes de genre, bien loin des promesses émancipatrices portées par l’essor de l’Internet grand public des années 1990.


Alex Hitchens est un influenceur masculiniste, coach en séduction, actuellement fort de 719 000 abonnés sur TikTok. Son effarant succès est emblématique du rôle des algorithmes de recommandation dans l’amplification des discours réactionnaires. La récente commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok a donc logiquement convoqué l’influenceur star – parmi plusieurs autres aux discours tout aussi douteux – pour l’entendre en audition. Et le 11 septembre 2025, elle a rendu son rapport. Celui-ci met clairement en cause la responsabilité des algorithmes des plateformes dans la diffusion de contenus problématiques aggravant les stéréotypes de genre


À lire aussi : TikTok et les jeunes : rentabilité et fabrique du mal-être


Cette réalité s’inscrit dans un contexte plus large renvoyant à l’état du sexisme et des inégalités entre les hommes et les femmes dans toutes les sphères de la société. Ainsi, le Baromètre sexisme 2023 du Haut conseil à l’égalité (HCE) signale la présence d’une nouvelle vague d’antiféminisme. On y apprend que 33 % des hommes considèrent que le féminisme menace leur place et rôle dans la société, et 29 % d’entre eux estiment être en train de perdre leur pouvoir.

L’Internet émancipateur, une promesse déçue

De telles données ne sont pas sans interroger la promesse émancipatrice des débuts de l’Internet. Loin d’être un espace neutre, à l’intersection du technique et du social, l’Internet est en effet sans cesse modelé par des décisions humaines, des choix politiques et des logiques économiques. Celles-ci influencent nos usages et nos comportements, qu’il s’agisse de nos manières de construire notre identité de genre (selfies, filtres, mise en scène de la féminité/masculinité), de nos pratiques relationnelles et amoureuses (applications de rencontre, codes de séduction numérique), ou encore de notre rapport au corps et à l’intimité.

Alors qu’il était censé nous libérer de normes contraignantes, l’Internet semble finalement renforcer l’ordre patriarcal en laissant proliférer des stéréotypes qui valorisent le masculin et dénigrent le féminin. En favorisant la circulation de discours qui présentent des caractéristiques prétendument féminines comme biologiques, l’Internet peut contribuer à confondre sexe et genre, à naturaliser les différences de genre, et par conséquent à essentialiser les femmes et à les inférioriser.

Les chiffres du rapport du HCE sur l’invisibilité des femmes dans le numérique sont à ce titre plus qu’éloquents. A partir de l’analyse des 100 contenus les plus vus sur YouTube, TikTok et Instagram, il établit que sur Instagram, plus des deux tiers de ces contenus (68 %) véhiculent des stéréotypes de genre, tandis qu’un quart (27 %) comprend des propos à caractère sexuel et près d’un cinquième (22 %) des propos sexistes. TikTok n’échappe pas à cette tendance avec 61 % de vidéos exposant des comportements masculins stéréotypés et 42,5 % des contenus humoristiques et de divertissement proposant des représentations dégradantes des femmes.

Fin de l’utopie cyberféministe

Aux débuts de l’Internet grand public des années 1990, héritier de l’utopie technoculturelle des années 1960-1970, on pouvait penser que cette technologie redistribuerait les cartes en matière de genre, classe ou race. Le numérique promettait plus d’horizontalité, de fluidité, d’anonymat et d’émancipation.

Dans une perspective cyberféministe, ces espaces numériques étaient vus comme des moyens de dépasser les normes établies et d’expérimenter des identités plus libres, l’anonymat permettant de se dissocier du sexe assigné à la naissance.

Si plusieurs travaux ont confirmé cette vision émancipatrice de l’Internet – visibilité des minorités, expression des paroles dominées, levier de mobilisation – une autre face de l’Internet est venue ternir sa promesse rédemptrice.

Dans les années 2000, avec la montée en puissance des logiques marchandes, les Big Tech de la Silicon Valley – et en particulier les Gafam (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft) – ont pris le contrôle du réseau et cet espace décentralisé, ouvert et commun, est devenu la propriété économique de quelques entreprises. L’Internet a pris une autre forme : oligopolistique, verticale et néolibérale.

Banalisation des discours sexistes

Aujourd’hui, les plateformes numériques, à commencer par les réseaux sociaux, cherchent à capter et retenir l’attention des internautes pour la convertir en revenus publicitaires ciblés. Cette logique est notamment poussée par des plateformes, comme TikTok, qui, en personnalisant les fils d’actualité des utilisateurs, tendent à valoriser les contenus sensationnalistes ou viraux, qui suscitent un temps de visionnage accru, à l’exemple des contenus hypersexualisés.

Dès lors, si le sexisme n’est pas né avec le numérique, les algorithmes des plateformes offrent néanmoins un terreau favorable à sa prolifération.

Les plateformes (avec leurs filtres, formats courts, mécanismes de partage, systèmes de recommandation… – à l’exemple du filtre « Bold Glamour » de TikTok, censé embellir les visages sur la base de standards irréalistes et genrés) contribuent à perpétuer et amplifier les biais de genre et sexistes, voire à favoriser la haine et la misogynie chez les jeunes.

Une étude universitaire de 2024 illustre bien la manière dont les utilisateurs de TikTok sont surexposés aux contenus sexistes. Pour observer cela, des chercheuses et chercheurs ont créé des profils fictifs de garçons adolescents. Après seulement cinq jours, ils ont constaté que le niveau de contenus misogynes présentés sur les fils « Pour toi » de ces profils avait été multiplié par quatre, révélant un biais structurel dans le système de recommandation de TikTok.

La plateforme n’est dès lors pas seulement le miroir de clivages de sexe, mais aussi le symptôme du pullulement et de la banalisation des discours sexistes. Cette idéologie, enracinée dans les sous-cultures numériques phallocrates rassemblée sous le nom de « manosphère » et passant désormais des écrans aux cours de récréation, n’a pas de frontière.


À lire aussi : « Manosphère » : ce que les parents doivent savoir pour en parler avec leurs enfants


TikTok et les attentes genrées

Concernant TikTok, le rapport de 2023 du HCE sur l’invisibilité des femmes dans le numérique est on ne peut plus clair. Il montre que la plateforme privilégie structurellement les contenus correspondant aux attentes genrées les plus convenues. Les corps féminins normés, les performances de genre ou représentations stéréotypées, comme celle de la femme réservée, hystérique ou séductrice, y sont ainsi surreprésentées. En fait, les grandes plateformes les représentent sous un angle qui les disqualifie. Cantonnées à l’espace domestique ou intime, elles incarnent des rôles stéréotypés et passifs liés à la maternité ou l’apparence. Leurs contenus sont perçus comme superficiels face à ceux des hommes jugés plus légitimes, établissant une hiérarchie qui reproduit celle des sexes.

On se souvient ainsi du compte TikTok « @abregefrere ». Sous couvert de dénoncer le temps perdu sur les réseaux sociaux, ce compte s’amusait à résumer en une phrase le propos de créateurs et créatrices de contenus, le plus souvent issus de femmes. Créant la polémique, son succès a entraîné une vague de cyberharcèlement sexiste, révélateur d’une certaine emprise du masculinisme.


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De telles représentations exacerbent les divisions genrées et les clivages entre communautés en ligne. Sur TikTok, est ainsi né Tanaland, un espace virtuel exclusivement féminin, pensé comme un renversement du stigmate associé à l’insulte misogyne « tana » (contraction de l’espagnol « putana »), et destiné à se protéger du cybersexisme. En miroir, a été créé Charoland, pays virtuel peuplé de femmes nues destinées à satisfaire le désir masculin ; une polarisation qui opère non seulement au détriment des femmes, mais aussi des hommes qui contestent le patriarcat.

Des effets délétères en termes d’inégalités et d’image de soi

Comme en témoigne le rapport 2025 du HCE, ce contexte peut conduire à polariser les enjeux d’égalité de genre et, ce faisant, à renforcer les inégalités et violences.

Ce sont ainsi les femmes et les minorités qui restent les plus exposées à la cyberviolence et au cyberharcèlement. Selon l’ONU, 73 % des femmes dans le monde ont déjà été confrontées à des formes de violence en ligne. Et selon l’enquête « Cyberviolence et cyberharcèlement », de 2022, en cours de renouvellement, les cyberviolences visent surtout les personnes les plus vulnérables comme les jeunes (87 % des 18-24 ans en ont ainsi subi), les personnes LGBTQI+ (85 %), les personnes racisées (71 %) et les femmes de moins de 35 ans (65 %).

Ces violences affectent particulièrement la santé mentale et l’image de soi des jeunes filles, soumises à une pression permanente à la performance esthétique et constamment enjointes à réfléchir à leur exposition en ligne. De fait, leurs corps et leurs sexualités sont plus strictement régulés par un ordre moral – contrairement aux hommes souvent perçus comme naturellement prédatoires. En conséquence, elles subissent davantage le body-shaming (« humiliation du corps »), le slut-shaming ou le revenge porn, stigmatisations fondées sur des comportements sexuels prétendus déviants.


À lire aussi : Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?


Reflet de la société, le numérique n’a certes pas créé la misogynie mais il en constitue une caisse de résonance. Pharmakon, le numérique est donc remède et poison. Remède car il a ouvert la voie à l’expression de paroles minoritaires et contestatrices, et poison car il favorise l’exclusion et fortifie les mécanismes de domination, en particulier lorsqu’il est sous le joug de logiques capitalistes.


Un grand merci à Charline Zeitoun pour les précieux commentaires apportés à ce texte.

The Conversation

Hélène Bourdeloie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

08.10.2025 à 16:33

Les Français face à la peine de mort, une histoire passionnelle

Nicolas Picard, Chercheur associé au centre d'histoire du XIXème siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Robert Badinter, grand défenseur de l’abolition de la peine de mort, entre au Panthéon, le 9 octobre 2025. La prise en compte d’une opinion publique fluctuante a beaucoup pesé sur les débats politiques au cours du XXᵉ siècle.
Texte intégral (2112 mots)

Robert Badinter entre au Panthéon ce 9 octobre. Il fut la grande figure du combat contre la peine de mort au moment de son abolition en 1981. À l’époque, 62 % des Français y étaient pourtant favorables. Quel rôle l’opinion publique a-t-elle joué dans les débats relatifs à la peine capitale au cours du XXe siècle ? Quels ont été les déterminants – notamment médiatiques – de son évolution en faveur ou contre l’abolition ?


Ce jeudi 9 octobre, Robert Badinter entre au Panthéon, en hommage à son rôle dans l’abolition de la peine de mort, et, en juin 2026, Paris accueillera le 9e Congrès mondial contre la peine de mort. Cette abolition est inscrite dans la Constitution depuis 2007, après un vote quasi unanime des parlementaires (828 pour, 26 contre). Tout concourt à en faire aujourd’hui l’une des « valeurs de la République » les plus consensuelles, enseignée dans les manuels scolaires et défendue par la diplomatie française. L’abolition n’apparaît guère menacée, y compris à l’extrême droite : les partis politiques ne font plus figurer le rétablissement de la peine capitale dans leur programme, malgré les déclarations de certaines personnalités.

Pourtant, la peine de mort a suscité des débats particulièrement vifs dans notre pays. Indépendamment des arguments philosophiques et scientifiques sur sa légitimité et sur son efficacité dissuasive, ses partisans ont longtemps pu s’appuyer sur le « sentiment public » de la population, auquel la répression pénale devait nécessairement s’accorder. Les opposants ont, à l’inverse, souligné à quel point ce sentiment était versatile, superficiel, et difficilement évaluable. La question de l’adhésion populaire à la peine capitale s’est ainsi reconfigurée à plusieurs reprises au cours du siècle dernier.

L’échec de l’abolition en 1908 : une opinion publique manipulée ?

L’idée qu’une écrasante majorité de citoyens serait en faveur de la peine de mort est largement répandue au début du XXe siècle, ce qui pourtant n’allait pas de soi au XIXe. Victor Hugo, lors de son discours à l’Assemblée nationale en 1848, affirme que, lors de la révolution de février, « le peuple […] voulut brûler l’échafaud » et regrette que l’on n’ait pas été « à la hauteur de son grand cœur ».

En 1871, la guillotine est d’ailleurs effectivement incendiée par un groupe de gardes nationaux pendant la Commune. Ce sont des partis progressistes, se présentant comme des défenseurs des intérêts populaires, qui poussent le thème de l’abolition dans leurs programmes, des socialistes aux radicaux. Ces derniers mettent l’abolition à l’ordre du jour parlementaire en 1906. Le président Fallières commence alors à gracier systématiquement les condamnés à mort en attendant l’examen du projet.

L’échec des [abolitionnistes] en 1908, témoigne d’un revirement spectaculaire, dans lequel l’évocation, ou la fabrication, de l’opinion publique joue le rôle principal. En pleine crise sécuritaire, alors que la presse déborde de faits divers sanglants et s’inquiète de la menace croissante des « apaches », ces jeunes voyous des faubourgs prêts à tous les crimes, l’abolition et les grâces présidentielles sont prises pour cible. De grands titres de la presse populaire n’hésitent pas à susciter l’engagement de leurs lecteurs, selon une logique réclamiste (visant à créer un évènement destiné à attirer l’attention du plus grand nombre).

À l’occasion d’une sordide affaire de meurtre d’enfant, l’affaire Soleilland, le Petit Parisien organise un « référendum »-concours rassemblant 1 412 347 réponses, avec un résultat sans appel : 77 % sont contre l’abolition. La mobilisation « populaire » s’observe également dans les pétitions des jurys s’élevant contre l’abolition, et dans la recrudescence des condamnations capitales. Dans l’Hémicycle, les députés opposés au projet évoquent cet état d’esprit d’une population inquiète. Cette popularité de la peine de mort semble vérifiée par les « retrouvailles » enthousiastes du public avec le bourreau, lors de la quadruple exécution de Béthune (Pas-de-Calais), en 1909, qui met un terme au « moratoire » décidé par Fallières.

Ces campagnes de presse et de pétitions des jurys reflètent-elles bien l’état de l’opinion publique ? Les principaux quotidiens sont ici juges et parties, prenant fait et cause pour la peine de mort et appelant leurs lecteurs à appuyer leur démarche. Le choix de faire campagne sur ce thème est un moyen pour les patrons conservateurs de ces titres, comme Jean Dupuy, de mettre en difficulté le gouvernement Clemenceau. De même, les pétitions des jurys sont en grande partie inspirées par une magistrature traditionnellement conservatrice. Il est certain que l’« opinion publique » a été influencée, mais l’écho rencontré par ces entreprises dans la population suppose une certaine réceptivité de celle-ci. En tous les cas, cette crainte de l’opinion a suffi à modifier les positions de nombreux députés radicaux, ralliés aux « morticoles ».

Retournement de l’opinion à partir des années 1950

La période s’étendant de l’échec abolitionniste de 1908 à l’après-Seconde Guerre mondiale, marquée par les violences de masse, n’est guère propice à une reprise du débat. La Libération et l’épuration représentent sans doute le point d’acmé dans l’adhésion de la population au principe de la mise à mort. La haine contre les collaborateurs conduit, dans les premiers mois, à des lynchages et à une sévérité extrême des tribunaux chargés de l’épuration, mais aussi des cours d’assises ordinaires.

Néanmoins, passée cette vague vindicative, la peine de mort perd rapidement du terrain (du moins en France hexagonale). Au début des années 1950, le nombre de condamnations capitales s’effondre, passant de plusieurs dizaines à quelques unités par an, des propositions de loi en faveur de l’abolition sont régulièrement déposées, à gauche comme à droite, des comités militants se forment. Surtout, les Français ne semblent plus aussi réceptifs aux campagnes de presse prônant la sévérité. Alors que le journal Combat s’engage en avril 1950 pour élargir la peine capitale aux parents dont les maltraitances ont entraîné la mort de leurs enfants, les courriers des lecteurs poussent le quotidien à réorienter son propos pour dénoncer les « causes profondes du mal » : taudis, misère et alcoolisme.

C’est à cette époque que les sondages, nouvel outil venu des États-Unis, permettent d’objectiver l’opinion publique et posent régulièrement la question de la peine de mort. La courbe du soutien à l’abolition s’élève à partir du milieu des années 1950 : de 19 % en 1956, elle passe à 58 % en 1969, à la faveur de la prospérité économique retrouvée et de la contestation croissante des valeurs autoritaires. Nombre d’intellectuels s’engagent et influencent l’opinion par leurs œuvres, qu’il s’agisse des écrivains Albert Camus ou Marcel Aymé, du cinéaste André Cayatte ou de l’avocat Albert Naud. Avec le concile Vatican II (1962-1965), la diffusion d’un christianisme plus social et réformateur permet de rallier une partie des catholiques.

C’est à partir du début des années 1970, notamment après l’affaire de Clairvaux, pour laquelle Claude Buffet et Roger Bontems sont guillotinés, après trois ans sans exécution capitale, que la peine de mort regagne des partisans : 53 % sont en sa faveur en 1972, 62 % en septembre 1981, à la veille du vote de la loi d’abolition. Cette poussée s’observe alors même que de plus en plus d’autorités religieuses, d’associations et de personnalités publiques s’engagent contre la peine de mort.

1981 : de quelle opinion parle-t-on ?

Paradoxalement, l’abolition est ainsi votée dans un contexte de remontée des préoccupations sécuritaires. Mais que valent vraiment ces sondages ? Outre les traditionnelles critiques adressées à cet outil, les abolitionnistes soulignent l’écart existant entre ces chiffres et les réticences certaines des jurés à condamner à mort. Les condamnations capitales restent en effet exceptionnelles. Comme l’affirme Robert Badinter, la véritable abolition serait déjà en large partie à l’œuvre dans les prétoires : 16 condamnations pour l’ensemble des années 1970, et « seulement » 6 exécutions, alors que le thème de l’insécurité prospère dans les médias.

L’abolition est aussi tacitement acceptée par les électeurs, qui portent au pouvoir en 1981 un homme, François Mitterrand, et une majorité politique, qui n’ont pas fait mystère de leurs intentions en la matière. Certes, la peine de mort n’a sans doute pas été le déterminant majeur du vote, mais lors de l’émission télévisée « Cartes sur table », le candidat socialiste ne s’est pas dérobé, en affirmant clairement sa position. Durant la campagne des législatives de 1981 consécutive à la dissolution, le ministre de la justice Maurice Faure présente l’abolition comme un chantier prioritaire, ce qui ne nuit en rien à l’écrasante victoire socialiste. Fort de cette onction démocratique, son successeur, Robert Badinter, a cependant conscience qu’il faut saisir le moment. L’Assemblée nationale, et de manière plus étonnante le Sénat pourtant acquis à la droite, votent l’abolition à la fin du mois de septembre 1981.

Il faudra attendre 1998 pour voir, dans les sondages, la courbe du soutien à la peine de mort croiser celle du soutien à l’abolition. Dans le même temps, cependant, le thème du rétablissement de la peine capitale ne fait plus recette chez les parlementaires, malgré le dépôt de quelques propositions de loi. Sur le long terme, les bénéfices politiques d’une prise de position abolitionniste semblent largement l’emporter sur un engagement inverse. Les associations abolitionnistes mobilisent bien davantage et sont plus structurées que les partisans de la peine de mort. Ce paradoxe est-il la preuve de la superficialité de l’adhésion à la peine capitale, voire de la dissonance cognitive de citoyens qui affirment la soutenir mais qui admirent les responsables qui s’y opposent ?

Dans les dernières enquêtes, le soutien à la peine capitale progresse, passant d’un minimum de 32 % en 2009 à 49 % lors de la dernière mesure de ce type, en février 2025. Comparer les sondages de 1981, alors que des exécutions étaient encore possibles, et ceux de 2025, alors que la peine de mort s’enfonce dans un passé de plus en plus lointain et que la probabilité d’un rétablissement apparaît illusoire, n’a cependant guère de sens. On peut y voir surtout un corollaire du succès actuel des thèses sécuritaires, qui trouvent à s’épanouir dans d’autres dispositifs.

The Conversation

Nicolas Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

08.10.2025 à 12:03

Pionnières de la parité politique : qui étaient les députées de 1945 ?

Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Chercheuse associée au laboratoire HISTEME (Histoire, Territoires, Mémoires), Université de Caen Normandie
En octobre 1945, en France, 33 femmes font leur entrée à l’Assemblée nationale. Retour sur le parcours de ces pionnières à l’heure du vingt-cinquième anniversaire de la loi pour la parité politique.
Texte intégral (2107 mots)

En octobre 1945, en France, 33 femmes font leur entrée sur les bancs de l’Assemblée nationale. Qui sont-elles ? Dans quelle mesure leur entrée au Parlement bouscule-t-elle un imaginaire républicain très masculin ? Retour sur le parcours de ces pionnières alors qu’on célèbre également les 25 ans de la loi pour la parité politique.


Le 21 octobre 1945, des élections législatives sont organisées en France. Elles doivent permettre de nommer une assemblée constituante pour la IVe République. La France n’a plus connu d’élections législatives depuis neuf ans – les dernières avaient amené le Front populaire au pouvoir, en 1936.

Mais ce n’est pas la seule particularité de cette échéance de l’immédiat après-guerre. Pour la première fois dans son histoire, l’Assemblée nationale peut accueillir des femmes, non plus dans les balcons, mais bien au cœur de l’hémicycle. La réforme du 21 avril 1944, accordant aux femmes les mêmes droits politiques qu’aux hommes, leur permet en effet non seulement de devenir électrices, mais aussi de se porter candidates aux suffrages de leurs concitoyens.

C’est la deuxième fois, en 1945, que les Françaises peuvent prendre part au jeu politique, après les élections municipales des 29 avril et 13 mai. Mais l’enjeu est différent. Le mandat municipal est celui de la proximité, de la bonne gestion familiale que l’on associe sans trop de difficulté à l’image des femmes. Le mandat parlementaire incarne lui le peuple, la République ; il est aussi réputé plus violent.

Le Parlement est un monde d’hommes. Comment les femmes y ont-elles fait leur entrée ? Qui étaient-elles, ces grandes inconnues qui ont été les premières à représenter une démocratie enfin posée sur ses deux pieds ?

Avant 1945, des préjugés et des expériences locales

En 1945, la question de l’éligibilité des femmes n’est pas nouvelle dans la société française. Nombreuses sont les féministes à avoir utilisé leur candidature à diverses élections pour populariser la cause suffragiste. La première d’entre elles est Jeanne Deroin, en 1849 ! Le processus a été repris ensuite à de multiples reprises, comme par Louise Barberousse ou Eliska Vincent, dans les années 1880 et 1890, et très régulièrement au XXe siècle. On se souvient particulièrement de la candidature de la journaliste Jeanne Laloë, aux élections municipales de 1908 à Paris, ou de la campagne de Louise Weiss et de l’association la Femme nouvelle en 1935.

Des femmes ont d’ailleurs été élues à plusieurs reprises. Aux élections municipales de 1925, les communistes positionnent des femmes en haut de liste, rendant presque automatique leur élection en cas de succès. Elles sont une dizaine à être élues, et plusieurs à siéger plusieurs mois, jusqu’à l’invalidation de leurs élections. On peut citer Joséphine Pencalet, sardinière de Douarnenez (Finistère), Émilie Joly et Adèle Métivier à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Mme Tesson à Bobigny (alors dans le département de la Seine)…

D’autres expériences sont menées par des maires sensibles au suffragisme et souhaitant contourner la loi, tout en restant dans la légalité : ils nomment de conseillères municipales officieuses, siégeant au Conseil mais avec des droits restreints. Trois villes – Villeurbanne (Rhône), Dax (Landes) et Louviers (Eure) – organisent même des élections pour donner davantage de légitimité à ces conseillères.

Histoire du vote des femmes (INA Politique, 2012).

Les préjugés sur l’immixtion des femmes en politique étaient encore tenaces, à la fin de la IIIe République. Certains, notamment des sénateurs, avancent que les hommes perdront leur énergie virile au contact des femmes dans l’hémicycle, tandis que d’autres estiment que la nature faible, nerveuse, impressionnable des femmes est trop risquée. Soit les femmes en pâtiraient gravement, soit elles se transformeraient en hommes, soit elles provoqueraient un coup d’État en se laissant emporter par le plus fort.

Malgré tout, à l’automne 1945, les femmes sont bien appelées à devenir députées : un changement majeur pour permettre à la démocratie française de se déployer pleinement, mais dont les conséquences restent minimes.

Des élues aux profils variés

Les élections municipales de 1945 sont difficiles à décrypter. Les mauvaises conditions administratives font qu’on ignore le nombre de candidates tout comme le nombre d’élues réelles. Tout au plus pouvons-nous proposer des estimations : moins de 1 % de femmes maires et sans doute environ 3 % de conseillères municipales.

Il est plus facile d’observer l’élection du 21 octobre 1945. Elle est organisée au scrutin de liste, car il s’agit d’une élection à la proportionnelle. 310 femmes sont officiellement candidates. Au soir de l’élection, 33 d’entre elles sont élues. Elles représentent alors 5,6 % de l’Assemblée nationale : un chiffre bas, mais qui reste indépassé jusqu’en 1986.

La plupart de ces femmes ont été oubliées. Seuls quelques noms sont encore familiers, comme ceux de Germaine Poinso-Chapuis et de Marie-Madeleine Dienesch, toutes deux ministres, ou de Jeannette Vermeersch-Thorez, compagne du secrétaire général des communistes.

Les profils des élues sont très variés. Beaucoup ont une profession à une époque où être femme au foyer n’est pas rare. Elles sont ouvrières, avocates, institutrices, agrégées, employées, journalistes, infirmières… Elles ont entre 29 ans (Denise Bastide) et 56 ans (Marie Texier-Lahoulle). Elles sont élues dans toute la France, de la Guadeloupe à la Nièvre, même si elles sont relativement plus nombreuses à être élues dans la Seine.

Leurs appartenances politiques sont bien représentatives du spectre politique qui se dessine au début de cette nouvelle république : elles sont 17 communistes, 6 socialistes, 9 MRP et une de droite. Il est intéressant de constater que, alors que les opposants du vote agitaient le cléricalisme féminin et leur conservatisme, la majorité des femmes élues sont de gauche. C’est le fruit d’une politique de ces partis longtemps en faveur de l’émancipation des femmes. L’Union des femmes françaises (UFF), association émanant du Parti communiste français, créée en 1943, rassemble environ 600 000 adhérentes en 1945 : un vivier d’électrices autant que de candidates.

Des femmes engagées dans la Résistance

Le point commun qui unit la majorité de ces élues est leur rôle dans la Résistance. Femmes engagées pendant la guerre, elles se sont créées une aura politique qui a pu encourager certaines à se présenter… ou à être repérées par les partis en place lors de la constitution des listes de candidats. Ainsi, 27 d’entre elles ont mené des actions diverses de renseignement, de sabotage, d’accueil… Quelques-unes ont d’ailleurs été déportées. Plusieurs sont décorées de la Croix de guerre ou de la médaille française de la Résistance.


À lire aussi : Adolescentes et résistantes pendant la Seconde Guerre mondiale : naissance d’un engagement


On trouve parmi ces 33 députées quelques épouses d’hommes politiques ou de résistants. Il faut noter que cela n’est pas l’unique raison pour laquelle elles se sont présentées. Leur mérite personnel ne doit pas être diminué du fait de leurs connexions.

D’ailleurs, la plupart des élues de 1945 sont actives au Parlement. Ni potiches ni marionnettes, elles agissent avec les moyens qui sont les leurs sur des sujets qui leur tiennent à cœur. Par exemple, Émilienne Galicier, communiste résistante, est l’autrice de propositions de loi pour l’amélioration de la condition ouvrière, pour l’égalité des salaires femmes/hommes, la semaine de travail à quarante heures ou encore deux jours consécutifs de repos pour les femmes.

Francine Lefebvre, résistante catholique et membre du Mouvement républicain populaire (MRP), travaille au statut des délégués du personnel au sein des entreprises, elle réussit à obtenir les congés payés pour les femmes de vieux travailleurs, deux jours de congés payés supplémentaires pour les vendeuses des grands magasins condamnées à la station debout, ainsi que le relogement de familles nombreuses entassées dans des taudis.

Des pionnières à réinscrire dans l’imaginaire républicain

Si les premières élections de 1945 sont plutôt favorables aux femmes (elles font une entrée timide, mais remarquée), leur nombre décroît dans toutes les instances représentatives dès les années 1950, amorçant une rapide décrue et une stagnation au plus bas pendant les quinze premières années de la Ve République. Ainsi, 25 des 33 élues de 1945 siègent ainsi pendant les deux assemblées constituantes, de 1945 à 1946. Et 11 d’entre elles siègent pendant toute la IVe République, de 1946 à 1958 – un nombre important quand on sait que la deuxième législature, de juin 1951 à janvier 1956, ne comprend que 22 députées.

Seules trois siègent pendant au moins un mandat de la Ve République, démontrant une vraie longévité politique. Germaine Poinso-Chapuis marque l’histoire en étant la première femme ministre de plein exercice. Elle est nommée par Robert Schuman, ministre de la santé publique et de la population en 1947. Marie-Madeleine Dienesch est la deuxième femme occupant un poste gouvernemental sous la Ve République, entre 1968 et 1974, en tant que secrétaire d’État à l’éducation nationale, puis aux affaires sociales, puis à l’action sociale et à la réadaptation.

Elles étaient 33 en 1945, elles sont 208 en 2025. En quatre-vingts ans, l’accession des femmes aux fonctions électives a beaucoup progressé, en particulier depuis la loi sur la parité qui célèbre, en 2025, son quart de siècle. Alors que l’histoire des femmes a elle aussi vivement avancé ces dernières années, il semble important de redonner à ces 33 pionnières toute leur place dans l’imaginaire républicain, alors que celui-ci peut encore être considéré comme teinté de masculinité.

Peu connues, ces femmes devraient faire l’objet de davantage de recherches pour mieux connaître leur parcours et approfondir, peut-être, les difficultés auxquelles elles ont pu être confrontées. Leur rendre cette justice serait aussi une manière de compléter notre connaissance de l’histoire de la République, tout en célébrant leur audace.

The Conversation

Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Démocrates et Progressistes.

07.10.2025 à 17:34

Lecornu, Bayrou, Barnier: how the resignation of three French prime ministers signals a profound crisis in democracy

Rémi Lefebvre, Professeur de science politique université Lille 2, Université de Lille
Prime Minister Sébastien Lecornu’s decision to step down follows decades of disruption to politics in France.
Texte intégral (2497 mots)

France has been experiencing an unprecedented political crisis since President Emmanuel Macron dissolved parliament in June 2024. For political scientist Rémi Lefebvre, this deadlock is not only institutional: it reveals a crisis of representative governance fuelled by mistrust, social fragmentation and the erosion of majority rule.

Following the dissolution and the legislative elections that followed it, the governments of prime ministers Michel Barnier, François Bayrou and Sébastien Lecornu have all been unable to govern. Many commentators have suggested that this deadlock could be linked to a lack of compromise among political parties, or to unhelpful institutional rules. On the contrary, it seems that the disruption runs much deeper. The relationship with politics in France has changed in recent decades, and the current crisis is merely a symptom of the erosion and breakdown of the link between voter and representative itself.

A disrupted political routine

In France, particularly since the 1970s, we have become accustomed to the “majority system”: the president was elected by direct universal suffrage and needed a majority in parliament, which he generally obtained. Political life had a routine rhythm of alternating majorities. Then this system gradually broke down.

The lack of alternatives to this rhythm has led to a proliferation of political parties, creating chronic disillusionment in each political camp. The rise of the far right, which claims to embody a new path, is associated with the blurring of the left-right divide. In 2017, the arrival of Macron was seen as the result of the exhaustion of this divide and a response to the democratic crisis, driven by a rhetoric of “transcendence”.

But the president has exacerbated the crisis by pushing the margins to extremes and, ultimately, polarising political life while shifting his own position to the right. Macron has fuelled the far right, and he has weakened the left. While there are strong calls for compromise, on the left, the Socialist Party (PS) is under the thumb of La France Insoumise (France Unbowed or LFI) and constantly exposed to accusations of “treason”. The difficulty in building majorities, linked to the tripartite nature of political life, is exacerbated by internal fragmentation within each bloc.

However, this crisis cannot be understood solely in terms of political manoeuvring. We must also take into account changes in the relationship between voters and politics. Since the early 2000s, the very mechanism of elections has been called into question. The legitimacy given to those in power by elections is increasingly weak, as explained by historian Pierre Rosanvallon. This is reinforced by the widespread development of strategic voting: people are increasingly voting “usefully” in order to eliminate candidates, but voters are no longer really expressing their preferences, which weakens their commitment to the appointment of a representative and the legitimacy of that representative. Thus, the electoral process is fundamentally flawed: this is referred to as “negative” democracy. We eliminate more than we choose.

Fragmentation of society

Furthermore, the fragmentation of political identities partly reflects the fragmentation of society itself. The crisis of governance or governability is linked to a more individualised and fragmented society, exacerbated by inequalities and a form of separatism. Identities and divisions are more complex and less structured by homogeneous class identities, as explained by sociologist Gérard Mauger.

If political parties are unwilling to compromise, it is also because they do not want to disappoint the divided social groups that still support them and because they fear “betraying” distrustful voters and increasingly volatile and narrow electoral constituencies. Society is more polarised (the emotional polarisation caused by social media is undeniable), which also makes political compromises more difficult. We could add that the fragmentation and splintering of voters’ political identities is exacerbated by the weakness of the parties and their large number – there are now 11 parliamentary groups in the National Assembly, which is a record. One of the major consequences is that political parties are no longer able to organise public debate around a few coherent and simple visions.

Could the current political impasse be resolved by dissolution, negotiations, new parliamentary elections or even a presidential election? It is doubtful. Ultimately, it is possible that the carte blanche given to a French president, which comes via legislative elections that follow presidential polls, will no longer exist in the future. Political majorities are nowhere to be found, but perhaps neither are social and electoral majorities (ie alliances of social groups large enough to support political majorities).

Mistrust and disillusionment

The economic crisis we have been experiencing for the past year is part of an even broader trend, namely a considerable increase in mistrust of politics.

According to the 2025 barometer of political trust published by the Centre of Political Research at Sciences Po (CEVIPOF), around 20% of French people trust politicians. The French therefore consider the political class incapable of solving problems. They even consider it unworthy. It must be said that the spectacle on offer is rather unattractive, and it can be argued that the calibre of politicians is declining. Political scientist Luc Rouban has shown that this phenomenon fuels a desire to retreat into the private sphere along the lines of “leave us alone, we don’t care about politics”. The current crisis is therefore the product of this mistrust, and the political class’s inability to resolve it reinforces the phenomenon.

Disappointment and disillusionment have been building up for decades. The weakening of the left-right alternation that used to punctuate political life runs deep. Former president Nicolas Sarkozy served only one term, as did his successor François Hollande: both campaigned on volontarisme (the idea that the human will is capable of imposing change), but quickly disappointed. They pursued liberal economic policies that undermined the idea that politics could change things. Macron, who was re-elected, also disappointed. He fuelled the anti-elite sentiment that manifested itself powerfully during the “yellow vest” protests.

Ultimately, each camp is marked by disenchantment and produces mechanisms of polarisation. Thus, the Socialists produced LFI, which was the result of disappointment with the left in power. The far right is also, to a large extent, the result of political disillusionment. These two forces, LFI and Rassemblement National (the far-right National Rally), are hostile to any compromise.

Unavoidable challenges

This mistrust of politics is not specific to France, as political scientist Pierre Martin has shown in his analysis of the crisis facing governing parties. These mechanisms are present everywhere, in Europe and the US. Since the work of Colin Crouch, political scientists have even begun to talk about “post-democratic” regimes, where decisions are increasingly beyond the control of political power.

Globalisation, Europeanisation, and the power of large financial groups and lobbies have devalued political power and reduced its room for manoeuvre. However, politics raises expectations, and politicians attempt to re-enchant the electoral process by making promises at every election.

This situation is particularly difficult to accept in France, where there is a culture of very high expectations of the state. This crisis of volontarisme politique (which sees political leaders saying they will be capable of imposing change, but then failing to do so) is causing repeated disappointment. The latest CEVIPOF survey shows that mistrust is growing and is associated with a feeling of governmental and electoral impotence. The French believe that politics no longer serves any purpose: the sterile game of politics is spinning its wheels, with no impact on reality.

The current situation plays into the hands of the far right, as mistrust of politics fuels anti-parliamentarianism and also reinforces the idea that a political force that has not held office can be a solution.

In addition, a part of society finds itself aligned with right-wing issues: immigration, security, rejection of environmentalism, etc. In this context, the victory of the far right may seem inevitable. It has happened in the US, and it is difficult to imagine France escaping it, given the great fragmentation of the left, its pitfalls and its dead ends. However, if the far right comes to power – which would be a dramatic turn of events – it will also face the test of power and will certainly disappoint, without resolving the political crisis we are currently experiencing. Its electorate, which is very interclass (working class in the north, more middle class in the southeast), has contradictory expectations and it will be difficult to satisfy them.

Rebalancing democracy?

It would be naïve to believe in an “institutional solutionism” that would resolve this political crisis. Democracy cannot be reduced to electoral rules and institutional mechanisms. It is underpinned by values, culture, practices and behaviours.

Given this, a change to proportional representation would encourage voters to vote according to their convictions and marginalise “tactical voting”. The aim would be to better reflect voters’ political preferences through the voting system and to re-legitimise the electoral process.

A Sixth Republic would certainly help to regenerate institutions linked to an exhausted presidential system, as demonstrated by political scientist Bastien François. Nowadays, the verticality of power no longer works in a society shaped by horizontal dynamics. The image associated with the French president accentuates disappointment by creating a providential figure who cannot keep his promises. While the French are not in favour of abolishing direct universal suffrage for presidential elections, it is possible to limit the powers of the president – just as it is possible to reverse the calendar with legislative elections preceding presidential ones.

Many works, such as those by political scientist Loïc Blondiaux, also propose ways of thinking about a new balance between representative democracy and participatory democracy, a more continuous democracy that is less focused on elections. For a long time, elections were sufficient to ensure democracy, but that cycle is now over. This means tinkering and experimenting – with referendums, citizens’ conventions, etc. – in order to find a new balance between participation and representation. However, these solutions are complex to implement, whereas democracy through voting alone was very simple. Finally, democracy is a culture, and it is necessary to encourage participation at all levels by promoting a more inclusive, less competitive society, particularly in schools and businesses.

Another issue is that of political parties: citizens no longer join them because they are perceived as unattractive. Some studies suggest that they should be reformed and that their public funding, for example, should be rethought, with funding being made conditional on the diversity of elected representatives.

Democracy and the economy

Finally, a major democratic challenge is to regain control over the economic sphere. The debate on the Zucman tax highlights the political barrier that needs to be broken down: the power of the financial oligarchy. As long as political power has to bow down to finance, the deceptive logic of post-democracy will continue. However, inequalities have increased to such an extent that societies could demand a rebalancing. In this sense, post-democracy is not inevitable.

Economic forces will attempt to protect their positions and power, but, as political sociologist Vincent Tibérj shows, there is a very strong commitment to social justice and redistribution in France, even among the far right. Under pressure, the elites could therefore be forced to give in.


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