URL du flux RSS

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

11.06.2025 à 17:38

TikTok et la santé mentale des adolescents : les alertes de la recherche

Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
Que fait TikTok à la santé mentale des jeunes ? Après l’assassinat d’une surveillante à Nogent (Haute-Marne) par un adolescent de 14 ans, Emmanuel Macron souhaite interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans.
Texte intégral (1778 mots)
Sur TikTok, les utilisateurs vulnérables reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.). Ici, de jeunes Ukrainiennes sur TikTok en 2020. Iryna Imago

TikTok est l'un des réseaux sociaux les plus populaires chez les adolescents. Selon les études des chercheurs, la plateforme reconfigure leurs repères attentionnels, affectifs et cognitifs, avec un impact important sur leur santé mentale et leur construction personnelle.


Les témoignages de familles endeuillés ont démontré les conséquences parfois tragiques d’une exposition non encadrée. En novembre 2024, par exemple, sept familles françaises ont assigné TikTok en justice, accusant l’application de promouvoir des contenus favorisant les troubles alimentaires, l’automutilation et le suicide, ciblant particulièrement les jeunes utilisateurs. Parmi ces cas, deux adolescentes de 15 ans se sont suicidées, et quatre ont tenté de le faire. Ces affaires illustrent les risques d’une exposition prolongée à des contenus nocifs, d’autant que les utilisateurs fragiles reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.).

En mars 2025, une commission d’enquête parlementaire – à laquelle nous avons remis un rapport scientifique dans le cadre d’une contribution citoyenne – s’est penchée sur les effets sur les effets psychologiques de la plateforme sur les mineurs. Elle a offert une reconnaissance institutionnelle des constats jusque là cantonnés aux cercles académiques.

Au-delà de sa portée symbolique, la commission d’enquête permet de faire émerger plusieurs nouveaux éléments dans le débat public. Elle a mis en lumière le rôle central de l’algorithme dans la fabrique des vulnérabilités psychiques des mineurs.

Elle porte également la discussion sur des propositions concrètes opérationnelles : renforcement du contrôle parental, paramétrage horaire des usages, meilleure éducation à la critique des environnements numériques, tout en faisant émerger certaines réflexions déjà connues du monde académique comme les normes identitaires, genrées et antisémites véhiculés par la plateforme.

Mais au-delà des constats admis – trouble de l’attention, fatigue mentale, perte d’estime de soi – une question persiste : que savons-nous réellement de ce que TikTok fait aux adolescents ? Et que reste-t-il à comprendre ?

Comment TikTok capte l’attention et façonne l’identité des jeunes

Comme le montrent de récentes études, l’anxiété croissante chez les jeunes est nourrie par l’exposition à des contenus violents, sexualisés ou humiliants mais aussi par une dynamique de comparaison sociale continue. Cette exposition engendre un narcissisme fragile fondé sur le paraître au détriment de l’être et alimente des formes d’addictions comportementales.

Il est désormais clairement mis en évidence qu’en enfermant les jeunes dans des boucles de contenus anxiogènes ou stéréotypés, la logique de personnalisation devient elle-même un facteur de risque. L’algorithme ne se contente pas de recommander : il structure les parcours attentionnels en fonction des interactions de chacun, enfermant les jeunes dans une spirale de répétition émotionnelle.

Mais certains travaux de recherche invitent à approfondir l’analyse de TikTok au-delà des seuls contenus diffusés, en l’abordant comme un dispositif structurant. Des notions comme la désintermédiation éducative, le panoptique inversé ou la souveraineté cognitive permettent de penser les plates-formes comme des environnements qui modulent les repères attentionnels, identitaires et sociaux, souvent à l’insu des utilisateurs.

Les travaux en psychologie cognitive et sociale de Serge Tisseron et Adam Alter, montrent que les technologies reposant sur le défilement infini et la récompense immédiate perturbent l’attention et modifient le rapport à l’émotion. En l’espèce, TikTok agit comme un raccourci affectif remplaçant la réflexion par l’impulsion.

De plus, les normes implicites de visibilité, de beauté, de viralité imposent une esthétique de la reconnaissance qui façonne les représentations de soi. La recherche montre qu’elles accentuent la comparaison sociale, l’anxiété et une estime de soi conditionnée à la validation numérique, notamment chez les adolescentes surexposées à des modèles filtrés bien souvent irréalistes.

Sur TikTok, les contenus émotionnels, pseudo-scientifiques ou anxiogènes circulent sans hiérarchie ni médiation éducative. Cette désintermédiation cognitive, bien documentée dans la recherche sur les réseaux sociaux, fragilise les capacités critiques des jeunes, où l’influenceur tend à remplacer l’enseignant.

Cette logique est analysée dans la lignée évolutive des travaux de Jeremy Betham sur le panoptique, par le concept de panoptique assisté par ordinateur de Laetitia Schweitzer et de panoptique inversé de Borel, dont on comprend qu’en l’espèce, les jeunes se surveillent eux-mêmes pour exister dans l’espace numérique.

Quand TikTok remplace l’école : une crise invisible du savoir

L’attention est souvent abordée comme un simple mécanisme cognitif, mais elle est aussi – comme l’ont montré Yves Citton, Dominique Boullier ou Bernard Stiegler – une ressource stratégique captée et exploitée par les plateformes numériques. En sciences de l’information et de la communication (SIC), elle est analysée comme un rapport social structurant, façonné par des logiques de captation continue. Ce n’est donc pas seulement la concentration des jeunes qui est en jeu, mais leur rapport au temps, à la présence et à la possibilité d’une pensée critique.

La construction de soi sur TikTok se fait à travers des codes viraux, des filtres esthétiques, des modèles performatifs. Mais quelle est la nature exacte de cette exposition ? Que signifie se montrer pour exister, se conformer pour être visible ? Peu d’analyses saisissent TikTok comme un dispositif d’injonction identitaire où l’individu devient le principal agent mais aussi le principal produit de sa propre visibilité.

C’est là que l’on comprend que l’adolescent est profilé, influencé à son insu. Il devient, dans cette dynamique algorithmique, à la fois le spectateur, le producteur et la marchandise.

Cette logique relève d’un état de souveillance : une forme de surveillance douce et invisible. L’environnement numérique n’impose rien frontalement, mais oriente subtilement ce qu’il faut être, montrer, ressentir. Un point qui reste à documenter finement chez les publics mineurs.

Par ailleurs, TikTok ne hiérarchise pas les discours. Les témoignages, émotions, faits, récits, discours politique… tous coexistent dans un même flux. Cette indifférenciation des régimes de discours produit une confusion cognitive permanente persistante que les jeunes finissent par intégrer comme norme. La question de la véracité de l’information n’est plus aux premières loges. On est désormais plus dans de la fonctionnalité, dans le nombre de vues, de like.

Or, la délégitimation progressive du savoir structuré au profit de la viralité affective pose un enjeu démocratique de premier ordre : c’est la capacité des jeunes à discerner, argumenter, contester – bref, à exercer leur citoyenneté – qui s’en trouve fragilisé.

Enfin, une autre dimension rarement abordée concerne la territorialisation des algorithmes. TikTok ne propose pas les mêmes contenus ni les mêmes logiques de personnalisation selon les pays ou les contextes culturels. L’algorithme reflète, et parfois accentue, des inégalités d’accès à l’information ou des priorités idéologiques. Cela invite à s’interroger : qui décide de ce que les jeunes voient, ressentent ou pensent ? Et depuis où ces choix sont-ils pilotés ?

Ce que TikTok révèle de nos vulnérabilités numériques

TikTok concentre les logiques les plus puissantes du numérique contemporain : captation algorithmique, personnalisation affective, exposition identitaire et désintermédiation éducative. Il est désormais important de comprendre comment il agit, ce qu’il transforme et ce que ces transformations révèlent de nos propres vulnérabilités affectives.

Loin des approches moralisantes ou strictement réglementaires, une lecture interdisciplinaire invite à repenser la question autrement : comment armer les jeunes cognitivement, socialement et symboliquement face à ces environnements ?

Les premiers diagnostics sont posés. Les effets sont visibles. Mais les concepts pour penser TikTok à sa juste mesure restent encore à construire.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

11.06.2025 à 17:21

Unoc 2025 : en France, de l’exploitation économique des grands fonds marins à leur maîtrise militaire

Virginie Saliou, Titulaire de la chaire 4M, Sciences Po Rennes
Alors que la France envisageait l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins en 2013, elle plaide depuis 2022 pour son moratoire. Comment expliquer cet apparent renoncement ?
Texte intégral (2281 mots)
Les eaux de Polynésie recèlent, selon les estimations, environ 50 millions de tonnes de cobalt, soit l’équivalent de 600 ans de consommation mondiale. Gualtieroboffi/Shutterstock

Avec 10,6 millions de km2 d’espaces maritimes, la France est le second espace maritime mondial. Alors qu’elle envisageait l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins en 2013, elle plaide depuis 2022 pour leur moratoire. Comment expliquer cet apparent renoncement ? Ces ressources sont-elles des richesses en sommeil ? Ou la maîtrise des fonds marins ne devient-elle pas une question militaire et de compétition entre les puissances?


En mars 2025, à l’occasion de l’évènement « SOS Océan » en préparation de la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), Emmanuel Macron déclare que nous ne connaissons pas suffisamment les grands fonds marins pour endosser un code minier. Il réaffirme son souhait d’un moratoire pour l’exploitation des grands fonds marins dans les eaux internationales.

Dans un contexte de tensions internationales pour l’approvisionnement en métaux critiques, indispensables à nos nouvelles technologies – téléphones, ordinateurs –, à la transition énergétique – éolienne, batterie de voitures électriques – mais aussi à nos industries d’armement – radars, satellites –, les ressources minérales non énergétiques des grands fonds marins apparaissent comme un nouvel eldorado.

La France, qui dispose du deuxième espace maritime mondial réparti sur plusieurs océans, bénéficie de fait d’un potentiel géologique important. Alors qu’elle envisageait l’exploitation de ces ressources en 2013, la France plaide depuis 2022 pour un moratoire sur l’exploitation des ressources minières des grands fonds marins. Comment expliquer cet apparent renoncement ?

Plus de 10 millions de km² de richesses maritimes

Alors que la France s’est lancée dans la course à la connaissance des profondeurs marines dans les années 1960-1970, son intérêt pour les grands fonds marins s’est manifesté sans équivoque en 2013 en faveur d’une exploration et d’une exploitation des ressources minières de ces espaces maritimes. Le rapport d’Anne Lauvergeon « Innovation 2030 » classait, parmi les sept ambitions stratégiques de la France, la valorisation des métaux contenus dans les grands fonds marins.

La stratégie interministérielle d’octobre 2015 affichait l’ambition de « permettre à la France de valoriser ses atouts dans le domaine de l’exploration et de l’exploitation minières des grands fonds marins » afin d’assurer son indépendance stratégique en métaux. Avec ses 10,6 millions de km² d’espaces maritimes sous souveraineté, ainsi que de nouveaux droits obtenus sur l’extension de son plateau continental, la France dispose d’un fort potentiel de ressources minières.

La zone de Clarion-Clipperton où la France possède des espaces maritimes est connue pour ses nodules polymétalliques, ou nodules de manganèse, entre 4 000 m et 6 000 m de profondeur. Constitués en majorité de manganèse et de fer, contenant du silicium ou de l’aluminium, du cobalt, du nickel ou du cuivre, ils sont scrutés de près par les industriels. Les eaux de Polynésie recèlent, selon les estimations, environ 50 millions de tonnes de cobalt, soit l’équivalent de 600 ans de consommation mondiale. La zone de Wallis et Futuna a pour sa part été explorée avant de rencontrer l’opposition des autorités locales, réaffirmées en 2015 et 2018.

Code minier sous-marin

La France peut théoriquement exploiter les fonds marins dans ses eaux. La Convention de Montego Bay sur le droit de la mer précise en son article 56 que les États disposent de droits souverains sur les ressources des eaux et des fonds marins dans leur zone économique exclusive (ZEE), ainsi que des droits de juridiction leur conférant par exemple une exclusivité de la recherche dans ces espaces. Parallèlement, la France dispose d’un code minier encadrant les activités d’exploration et d’exploitation des ressources minérales marines. Pour pouvoir éventuellement exploiter, il est nécessaire d’obtenir un titre minier ainsi qu’une autorisation d’ouverture de travaux après étude d’impact et, si besoin, une autorisation d’occupation du domaine public.

Exploitation minière des grands fonds marins dans le monde. Parlement canadien

Si le cadre légal existe, la France, sans l’interdire, n’a encore jamais donné d’autorisation pour exploiter ses ressources minières marines.

Dans les eaux internationales, régies par le droit de la mer et l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), la France dispose depuis 2001 de deux permis d’exploration sur la zone de fracture de Clarion-Clipperton et sur la dorsale médio-atlantique. À l’occasion de la COP 27 en 2022, le président de la République française annonçait, presque à rebours, que la France soutenait l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins. Elle plaiderait pour un moratoire dans les enceintes internationales auprès d’autres pays tels que l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, le Panama, ou encore le Costa Rica, le Chili, et certains États insulaires du Pacifique.

La sensibilité écologique de la question, les oppositions des populations locales et le manque de données environnementales ont alors conduit à une évolution de la posture française en faveur d’une pause de précaution sur les exploitations et d’une priorité à l’exploration scientifique.

Maîtrise militaire des fonds marins

En amont de cette demande de moratoire, la France avait réorienté sa stratégie pour les grands fonds marins dans une perspective plus militaire. En février 2022, le ministère des Armées s’était en effet doté d’une stratégie ministérielle visant à la maîtrise des grands fonds marins. Cette stratégie élargit les perspectives. Les grands fonds marins n’y sont plus abordés uniquement du point de vue de leurs ressources potentielles, mais également d’un point de vue sécuritaire.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Dans cette optique, ils sont perçus comme de potentiels espaces de conflictualités entre États, en raison de leur potentiel minier, mais aussi de l’avantage stratégique qu’ils confèrent. L’intérêt pour ces espaces est également lié aux enjeux de lutte informationnelle et énergétique. Près de 99 % des communications mondiales passent par des câbles sous-marins gisant sur le fond des océans tandis que croissent les câbles énergétiques et autres « tubes » gaziers et pétroliers. Surtout, les profondeurs marines, bien avant les éventuels projets d’exploitation, sont l’apanage des grandes marines militaires océaniques où elles mettent en œuvre la dissuasion. Dissuasion, sécurité des flux et sécurité énergétique – autant d’enjeux de souveraineté des États qui accroissent l’intérêt pour les fonds marins.

Chine et États-Unis en course

L’évolution de la position française est de fait symptomatique d’un changement de perspective sur l’intérêt mondial pour les grands fonds marins. Elle passe

d’un eldorado minier potentiel, patrimoine commun de l’humanité, à un nouvel espace de conflictualité tel que décrit dans la loi de programmation militaire de 2024. Au niveau français, ce changement de posture s’explique certes par la nécessité environnementale. Mais il trouve également des motifs dans le besoin de se repositionner dans la compétition pour la maîtrise des grands fonds marins face à des puissances qui investissent beaucoup et rapidement.

L’entreprise canadienne, The Metals company, avec laquelle l’administration Trump vient de conclure un accord d’exploitation des ressources dans les eaux américaines, annonçait, suite à des essais fructueux en 2022, sa capacité à commencer l’exploitation industrielle des nodules polymétalliques pour 2025. La Chine pour sa part annonçait dès novembre 2018 le lancement du projet Hadès, visant à installer un avant-poste sous-marin à 5500 m de profondeur dans la fosse de Manille pour la surveillance des tremblements de terre et l’exploration scientifique à grand renfort de drones et d’intelligence artificielle.

Vision de long terme

L’exploitation des grands fonds marins, l’augmentation des acteurs et des capacités en mer sont susceptibles de fragiliser la dissuasion. Tempérer pour s’adapter à ces nouvelles contraintes s’avère dès lors nécessaire. D’un point de vue industriel, les revirements successifs des gouvernements français n’ont pas permis de dessiner une vision politique de long terme dont ont besoin les investissements privés afin de développer des technologies rentables.

Connaître, explorer et maîtriser les fonds marins a un prix. Les coûts engendrés par le développement de capacités dans un milieu méconnu et extrême nécessitent une visibilité et une stabilité du cadre juridique et politique. La dualité des technologies sous-marines offre ici une solution intéressante pour le développement des capacités dans les grands fonds. Les enjeux militaires donnent en effet au secteur industriel une option de long terme via le développement de technologie à double usage civil et militaire.

La stratégie nationale de 2020 conditionnait l’exploitation des ressources minérales marines à un faible impact environnemental, dont les conditions d’acceptabilité demeuraient floues. Dans ce contexte, les investissements nécessaires à la connaissance préalable des fonds marins ne rimaient pas nécessairement avec retour sur investissement par une exploitation future de ces ressources.

La stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des Armées, en revanche, ouvre des perspectives de plus long terme. Elle offre des possibilités variées de valorisation de l’exploration. De quoi permettre une protection de l’environnement marin, tout en maîtrisant son environnement stratégique…

The Conversation

Virginie Saliou a travaillé pour le ministère des Armées de 2014 à 2018 puis pour le Secrétariat général de la mer.

11.06.2025 à 16:27

Nouvelle-Calédonie : qu’est-ce que l’« indépendance-association » au cœur des débats sur l’avenir de l’archipel ?

Léa Havard, Maître de conférences en droit public, Directrice adjointe du Laboratoire de Recherches Juridique & Économique, Université de Nouvelle Calédonie
L’indépendance-association entre deux nations est une forme reconnue par l’ONU dans le cadre des processus de décolonisation. Serait-elle pertinente en Nouvelle-Calédonie ?
Texte intégral (2091 mots)

L’« indépendance-association » est une forme institutionnelle reconnue par l’ONU dans le cadre des processus de décolonisation. Si la quasi-totalité des anciennes colonies a privilégié l’indépendance totale, quelques territoires liés à la Nouvelle-Zélande (les îles Cook) et aux États-Unis (Micronésie et les îles Marshall) ont choisi ce modèle qui permet l’indépendance dans le cadre d’une association forte entre deux nations. Cette option serait-elle pertinente pour l’archipel néo-calédonien ? Le projet proposé par le ministre des outre-mer Manuel Valls n’est pas sans rappeler l’indépendance-association, ce que lui reproche le camp loyaliste. Les discussions entre indépendantistes, loyalistes et gouvernement français reprendront à Paris, à la mi-juin, à l’invitation du président Macron, alors que Christian Tein, le leader indépendantiste, incarcéré depuis les émeutes, vient d'être remis en liberté le jeudi 12 juin.


Pour tenter de sortir la Nouvelle-Calédonie de l’impasse politique dans laquelle elle est plongée depuis des mois, voire des années, le ministre des outre-mer propose un projet de « souveraineté avec la France ». Cette actualité place la notion d’« indépendance-association » au cœur du débat public. Source de crispations et d’inquiétudes aggravées par de forts a priori, la notion doit être déconstruite pour participer à des échanges éclairés sur l’avenir institutionnel de l’archipel.

Longtemps taboue, parfois fantasmée, souvent source d’inquiétudes, l’indépendance-association a toujours suscité de fortes crispations en Nouvelle-Calédonie, tant auprès des politiques que de la population.

C’était vrai en janvier 1985 quand l’État a proposé pour la première fois un projet portant cette dénomination pour faire évoluer le statut de l’archipel. Tout juste présenté, le « plan Pisani » (du nom du haut-commissaire de l’époque) avait immédiatement été rejeté et l’idée d’indépendance-association remisée aux oubliettes.

Quarante ans plus tard, elle semble pourtant exhumée, de nouveau placée au cœur de l’actualité. Dans un contexte marqué par l’impasse politique qui a résulté de la tenue contestée du 3ᵉ référendum de 2021, auquel s’est ajoutée la grave crise politique, économique et sociale provoquée par les émeutes débutées le 13 mai 2024, le ministre des outre-mer Manuel Valls a réuni plusieurs fois les représentants politiques calédoniens ces dernières semaines pour tenter de trouver une issue à l’inextricable question de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

Lors de sa conférence de presse du 8 mai 2025, le ministre a révélé le contenu des discussions qui se sont déroulées pendant les trois jours du « conclave » de Deva (Bourail, sud de la Nouvelle-Calédonie). Bien qu’elles n’aient pas abouti (elles devraient reprendre à Paris mi-juin à l’invitation du président de la République), elles ont le mérite d’avoir relancé un débat de fond, à l’arrêt depuis plus de quatre ans. Deux projets ont été discutés : le premier, porté par une partie des loyalistes, promeut une forme de fédéralisme au sein de la République française ; le second, défendu par le ministre des outre-mer, repose sur une « souveraineté avec la France ».

À peine ces mots étaient-ils prononcés qu’ils ont été assimilés à la notion d’indépendance-association dont on n’osait plus parler, suscitant l’enthousiasme des uns, la crainte des autres et créant une confusion générale.

Confusion autour de l’indépendance-association

Confusion des mots, d’abord : « État associé », « indépendance-association », « souveraineté partagée », « plan Pisani », « souveraineté avec la France »… autant de notions connexes mobilisées dans le débat public calédonien sans être définies.

Confusion des postures politiques, également : pour les non-indépendantistes, l’indépendance-association est souvent synonyme d’un abandon camouflé par la France. Pour leur part, les indépendantistes dénonçaient dans les années 1980 un statut néocolonial, un ersatz d’indépendance permettant à la France de maintenir son emprise sur le Caillou, quand, aujourd’hui, ils saluent la perspective d’une évolution vers un tel statut.

Alors de quoi parle-t-on vraiment ? À quoi renvoie réellement l’indépendance-association ? Pour démêler cet imbroglio, éloignons-nous de l’actualité pour revenir au sens premier de la notion.

Une voie de décolonisation consacrée par l’ONU

En 1960, alors que les peuples du monde entier se libéraient du joug colonial, les Nations unies ont identifié dans leur résolution 1541 (XV) les trois hypothèses permettant de considérer un territoire comme décolonisé :

« a) quand il est devenu un État indépendant et souverain ; b) quand il s’est librement associé à un État indépendant ; ou c) quand il s’est intégré à un État indépendant. »

Entre l’intégration et l’indépendance totale, les Nations unies ont imaginé de toutes pièces une troisième voie de décolonisation : la libre association, aussi appelée « indépendance-association ».


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


À rebours de la quasi-totalité des colonies qui a privilégié l’indépendance totale, les îles Cook ont été les premières à emprunter cette voie inédite. En 1965, elles sont devenues un État associé à la Nouvelle-Zélande et, ce faisant, ont conservé des liens étroits avec leur ancienne puissance administrante tout en établissant des rapports nouveaux, fondés sur une égalité souveraine et non sur une domination coloniale.

Niue a fait de même en 1974, toujours avec la Nouvelle-Zélande. Enfin, les États fédérés de Micronésie et les îles Marshall se sont associés aux États-Unis en 1990, avant que les Palaos ne les imitent en 1994, portant à cinq seulement le nombre de territoires décolonisés dans le monde via l’indépendance-association.

L’expérience des États associés du Pacifique

Plus qu’un statut transitoire de décolonisation, l’indépendance-association est devenue une forme d’organisation politique pérenne.

Elle caractérise aujourd’hui encore ces cinq territoires que la doctrine juridique appelle couramment « État associé ». Mais quelles caractéristiques font de lui un État si singulier ?

L’État associé est une communauté politique souveraine caractérisée par des liens si resserrés avec un État partenaire que cette association lui est consubstantielle. L’association fait partie de son ADN à tel point qu’elle est inscrite dans sa Constitution, tout comme dans celle de son État partenaire. S’il n’est pas immuable (rien ne l’est dans le monde du droit !), ce lien gravé dans le marbre constitutionnel bénéficie de la garantie juridique suprême, assurant ainsi sa stabilité.

En outre, l’État associé se distingue par sa « souveraineté déléguée » pour reprendre les termes du professeur de droit Guy Agniel. En concertation avec son partenaire, l’État associé décide de ne pas exercer toutes ses compétences et de lui en confier certaines. Ce type de délégation est, par exemple, pratiquée en matière de nationalité aux îles Cook et à Niue où les habitants ont la nationalité néo-zélandaise, ou encore dans le domaine de la défense et des relations extérieures, les États fédérés de Micronésie confiant ainsi leur protection militaire aux États-Unis. L’État associé et son État partenaire sont donc étroitement imbriqués dans un subtil équilibre qui vise à valoriser leur identité commune tout en préservant leur existence propre.

La « fausse » indépendance-association du plan Pisani

Dans le contexte néo-calédonien, la notion d’indépendance-association ne renvoie pas nécessairement aux statuts des voisins du Pacifique et peut revêtir un sens différent, créant par là même un profond quiproquo. En effet, elle est souvent assimilée au très critiqué plan Pisani de 1985 qui avait vocation à endiguer l’escalade de la violence entre indépendantistes et non-indépendantistes en créant une Nouvelle-Calédonie en indépendance‑association.

Les quelques orientations dudit plan rendues publiques suggèrent toutefois que de l’indépendance-association, il n’avait que le nom. La lecture des débats parlementaires à son sujet dénote l’incompréhension de la classe politique envers un projet réalisé hâtivement dont le contenu était confus (par exemple, il est fait référence à la fois à un traité de coopération et à un traité d’association, les deux étant pourtant à distinguer).

Aussi, et surtout, ce projet avait été élaboré par le seul gouvernement français, sans concertation avec les principaux intéressés, ce qui s’opposait frontalement à la vraie indépendance-association dont l’essence même repose sur le consensus entre les deux parties. L’inscription de l’association dans le cadre de l’article 88 de la Constitution française était d’ailleurs équivoque, ce dernier étant empreint de l’esprit colonialiste des années 1950.

« Mort‑né », le plan Pisani a disparu cinq jours seulement après avoir été présenté. Il n’en a pas moins durablement marqué les esprits comme un repoussoir, et son assimilation fréquente à la notion générique d’indépendance-association brouille, aujourd’hui encore, les discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

Quid de l’actuel projet de « souveraineté avec la France » ?

Dans un courrier en date du 16 mai dernier, Manuel Valls explique que son projet de « souveraineté avec la France » a vocation à « conjuguer les aspirations divergentes à la pleine émancipation et au lien structurant avec la France ». Les grandes lignes sont posées : transfert des compétences régaliennes à la Nouvelle-Calédonie assorti d’une délégation à la France, instauration d’une double nationalité française et néo-calédonienne, accès à un statut international, lien constitutionnellement garanti… Autant d’éléments qui ne sont évidemment pas sans rappeler l’indépendance-association.

Il faut toutefois se garder de toute conclusion hâtive. À ce stade, en l’absence d’informations publiques détaillées quant au contenu du projet, mieux vaut éviter de le faire entrer dans une case théorique qui risquerait de limiter le champ des possibles à un moment où la Nouvelle-Calédonie a plus que jamais besoin d’ouvrir pleinement la réflexion.

The Conversation

Léa Havard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.06.2025 à 15:58

Quand les mouvements paysans européens radicaux formaient des partis populistes et des républiques séparatistes

Jakub Beneš, Associate Professor in Central European History, UCL
Au début du XXᵉ siècle, des mouvements paysans européens ont nourri une haine des villes et développé des projets imaginatifs de réforme sociale et économique.
Texte intégral (1546 mots)

Au début du XXᵉ siècle, des mouvements paysans européens ont nourri une haine des villes et développé des projets imaginatifs de réforme sociale et économique. Récit d'une histoire politique méconnue.


De la Pologne et de la France aux États-Unis, les partis populistes de droite dominent les zones rurales et postindustrielles, tandis que les votes libéraux centristes se concentrent dans les villes. Cette fracture entre les zones urbaines et rurales est sans doute la principale ligne de fracture politique en Europe et en Amérique du Nord aujourd’hui.

Il semble que la réaction contre le capitalisme mondialisé soit la plus forte lorsqu’elle est associée au conservatisme rural et à la xénophobie envers les migrants. Mais le populisme anti-urbain n’a pas toujours été – et n’est peut-être plus aujourd’hui – une simple réaction contre les forces de la modernité.


Tous les quinze jours, nos auteurs plongent dans le passé pour y trouver de quoi décrypter le présent. Et préparer l’avenir. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Dans mon nouveau livre, The Last Peasant War : Violence and Revolution in Twentieth-Century Eastern Europe, j’explore comment les mouvements paysans en Europe de l’Est pendant la première moitié du XXe siècle ont souvent combiné un profond ressentiment envers les villes avec des aspirations à un changement social et économique radical. Ces mouvements visaient à créer une campagne plus égalitaire tout en renforçant son influence et sa prospérité.

La Première Guerre mondiale a été le principal catalyseur. Les pays belligérants d’Europe centrale et orientale ont mis en place des contrôles stricts de l’économie rurale afin d’assurer l’approvisionnement en nourriture des armées et de la main-d’œuvre urbaine. Les villageois qui travaillaient de petites parcelles de terre ont ressenti du ressentiment à l’égard de ces mesures et des villes qui en dictaient les conditions.

Confrontés à la pénurie chez eux et à la mort au front, des centaines de milliers de paysans désertèrent les armées mal dirigées de l’Autriche-Hongrie et de la Russie. En Autriche-Hongrie, puis pendant la guerre civile russe, des dizaines de milliers de paysans déserteurs armés se regroupèrent pour former des forces « vertes » hétéroclites basées dans les forêts et les régions vallonnées.

Ces hommes, accompagnés de soldats récemment démobilisés, ont été à l’origine d’une vague de violence sanglante dans de nombreuses régions rurales d’Europe de l’Est alors que les anciens empires se désintégraient. Les grands domaines ont été pillés, les fonctionnaires chassés et les marchands juifs volés et humiliés. Les foules paysannes ont souvent pris pour cible les villes, considérées comme les lieux qui semblaient orchestrer et tirer profit de leur exploitation.

Dans la plupart des endroits, les troubles ne durèrent pas longtemps. Pourtant, les mouvements de déserteurs et d’autres formes de résistance rurale en temps de guerre galvanisèrent la politique agraire de l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire la politique relative à la culture et à la distribution des terres, à une échelle jamais vue auparavant ni depuis.

Les paysans réclamaient le démantèlement et la redistribution des grandes propriétés foncières, la fin des guerres menées par les villes parasites, une représentation des paysans au sein des gouvernements nationaux proportionnelle à leur nombre, ainsi que l’autonomie locale.

Il s’agissait là d’objectifs indéniablement révolutionnaires. Le leader bolchevique russe Vladimir Lénine et ses partisans ont été contraints de réviser la vision marxiste dominante d’une paysannerie arriérée. Son gouvernement a légalisé les saisies de terres par les paysans en vertu d’un décret de 1917, avant de réintroduire l’économie de guerre tant décriée et de conclure plus tard une trêve difficile avec les campagnes dans les années 1920. La guerre contre la paysannerie soviétique a finalement été gagnée lors de la brutale campagne de collectivisation menée par Staline au début des années 1930.

De nombreuses initiatives paysannes ambitieuses sont restées isolées les unes des autres : des républiques villageoises ont vu le jour dans certaines parties des anciens empires Habsbourg et Romanov, avec pour objectif principal la redistribution des grandes propriétés foncières.

Alors que les nouveaux pays d’Europe centrale et orientale consolidaient leur pouvoir, ils ont dû faire face à la concurrence de micro-États dans certaines parties de la Croatie, de la Slovénie et de la Pologne. De nombreuses républiques éphémères ont été signalées en Ukraine et en Russie européenne.

Les partis populistes ruraux, qui sont devenus une caractéristique déterminante de la politique est-européenne, ont été plus durables. De 1919 à 1923, la Bulgarie a été dirigée par l’Union nationale agraire bulgare sous la direction d’Aleksandar Stamboliyski, qui a introduit des réformes de grande envergure pour valoriser et récompenser le travail agricole avant d’être assassiné lors d’un coup d’État.

Dans les anciens territoires des Habsbourg, la politique agraire s’est développée rapidement après la Première Guerre mondiale, influençant la politique nationale jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les masses paysannes se sont tournées vers le Parti populaire polonais, le Parti paysan croate et d’autres pour les guider vers une « troisième voie » vers la modernité, évitant les écueils du libéralisme impitoyable et du communisme tyrannique.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Les gouvernements d’Europe de l’Est ont mis en œuvre une réforme agraire au profit des villageois avides de terres, mais celle-ci n’a pas répondu aux attentes. Plus tard, la montée des régimes autoritaires dans une grande partie de la région au début des années 1930 a contraint de nombreux mouvements paysans à se retirer de la politique parlementaire. Marginalisés politiquement, sous le choc de la Grande Dépression, des millions de villageois ont embrassé des politiques extrémistes, y compris le fascisme.

Mais l’occupation d’une grande partie de l’Europe de l’Est par Hitler n’a trouvé que peu de soutien parmi eux. Un grand nombre de paysans ont rejoint ou soutenu les mouvements de résistance, faisant pencher la balance contre les forces de l’Axe en Yougoslavie. En Pologne, les populistes ruraux disposaient de leur propre résistance armée, forte de plusieurs centaines de milliers de membres : les bataillons paysans.

Vers 1950, la révolution paysanne s’éteignit en Europe. La collectivisation à l’Est et la mécanisation à travers le continent modifièrent le tissu de la vie rurale. Des dizaines de millions de personnes quittèrent la campagne pour les villes, pour ne plus jamais revenir.

La politique qu’ils soutenaient à l’époque des guerres mondiales n’est plus qu’un lointain souvenir. À l’époque, les citadins les regardaient avec un mélange de crainte et d’incompréhension. Comment, se demandaient-ils, des hommes comme Stamboliyski et Stjepan Radić, du Parti paysan croate, pouvaient-ils dénoncer la vie urbaine tout en affirmant vouloir rendre leurs sociétés plus égalitaires et plus prospères ?

À l’époque comme aujourd’hui, le monde en dehors des métropoles nourrissait des sentiments bien plus radicaux que nous ne le supposons souvent.

The Conversation

Jakub Beneš ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.06.2025 à 17:05

Congrès socialiste : « Une primaire à gauche est la seule perspective pour éviter la domination de Mélenchon »

Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Réélu premier secrétaire du PS sur un fil, Olivier Faure veut rassembler la gauche et les écologistes à travers une primaire sans Jean-Luc Mélenchon.
Texte intégral (2070 mots)

Réélu premier secrétaire avec 50,9 % des voix par les adhérents du PS, Olivier Faure veut désormais rassembler la gauche et les écologistes, notamment à travers une primaire sans Jean-Luc Mélenchon. Il devra d’abord convaincre son concurrent Nicolas Mayer-Rossignol ou encore Raphaël Glucksmann qui s’y opposent. Reste aussi à trancher une stratégie d’alliance claire en vue des municipales en 2026. Analyse des enjeux et perspectives avec le politiste Frédéric Sawicki.


Olivier Faure a été réélu premier secrétaire du PS sur un fil. Nicolas Mayer-Rossignol et Boris Vallaud, ses concurrents, réclament plus de pouvoir au sein du parti. Quelles seront les conséquences de ce vote sur la gouvernance et l’orientation stratégique du PS, notamment vis-à-vis de La France insoumise (LFI), mais aussi sur le fond du projet socialiste ?

Frédéric Sawicki : C’est une courte victoire pour Olivier Faure, mais une victoire quand même, alors que le front de ses opposants s’est élargi par rapport au congrès précédent. Les 42 % obtenus par sa motion l’obligent à intégrer des représentants des autres courants au sein de la direction, à se plier à l’exercice de la synthèse si caractéristique du Parti socialiste. Historiquement, tous les premiers secrétaires du PS, à commencer par François Mitterrand, ont dû passer des accords avec d’autres courants que le leur.

Derrière les débats sur la stratégie électorale, notamment vis-à-vis de LFI, il y a bien deux lignes politiques qui s’opposent et qui rendent la synthèse délicate : d’un côté, une ligne qui considère que le PS ne doit pas renier tout ce qui a été réalisé durant le quinquennat de François Hollande et qui assume le « socialisme de marché », de l’autre, une ligne critique et révisionniste, qui plaide pour un réancrage à gauche et une orientation résolument social-écologiste. Les tenants de la première ligne défendent « l’esprit de responsabilité » et la « gauche de gouvernement » ; ils se montrent peu prompts à critiquer la politique de l’offre et très prudents vis-à-vis de toute hausse d’impôts et de dépenses sociales. L’autre ligne, défendue par Olivier Faure, mais aussi par Boris Vallaud, critique les cadeaux aux entreprises sans contrepartie, la position trop timorée vis-à-vis des traités européens, la nécessité de « démarchandiser » certains services (crèches, enseignement supérieur, Ehpad…), de réformer le système fiscal pour le rendre plus équitable ou encore de décarbonner plus rapidement l’économie.

On a beaucoup entendu que les questions stratégiques et les conflits de clans étaient au premier plan et que les débats d’idées étaient peu présents dans ce congrès. Qu’en pensez-vous ?

F. S. : Tout dépend de ce qu’on appelle débat d’idées. Si, par idées, on entend propositions de réforme, on ne peut pas dire qu’elles fassent défaut. En 2023, Olivier Faure a ainsi proposé le versement à chaque jeune débutant dans la vie d’un « chèque républicain » inversement proportionnel au nombre d’années d’études suivies. Dans sa motion Nicolas Mayer-Rossignol entend pour sa part renouer avec l’idée de « grande Sécu », en instaurant une complémentaire obligatoire d’assurance maladie directement adossée au régime général. En revanche, quand on lit les textes des motions, force est de constater que les discussions sur le projet de société que portent les socialistes et les moyens d’y parvenir font défaut. Il ne suffit pas de se dire « social-démocrate », « social-écologiste » ou « républicain » ou d’affirmer l’attachement à des valeurs (justice sociale, laïcité, respect de la planète…) pour définir un cap et dessiner un chemin. Mais on peut aussi constater que c’est aussi le cas dans les autres partis de gauche.

Comment le comprendre ? Dans un contexte de faiblesse historique de la gauche, tous les partis essaient de sauver les meubles, l’appareil, leur petit milieu militant. Les congrès se gagnent avec les voix des militants, pas celles du grand public : on parle essentiellement à soi ou à ses proches et on perd parfois de vue les grands enjeux pour se concentrer sur la stratégie visant à regagner des batailles. Quand vous devez survivre, avec des troupes de moins en moins nombreuses, c’est un peu le radeau de la Méduse, vous bricolez une embarcation comme vous pouvez, en espérant accoster sur une île quelque part où vous pourrez bâtir un nouveau navire.

Les municipales arrivent très vite, en 2026. Quelle est la situation du PS pour aborder ces échéances majeures avec ses partenaires de gauche ?

F. S. : Lors des précédentes municipales, en 2020, le paysage électoral est resté assez stable. Les écologistes ont certes gagné des villes importantes, mais, globalement, au-delà des métropoles, les sortants ont été reconduits : les socialistes ont limité la casse et la droite a plutôt progressé. La particularité de ces élections de 2020 fut que les deux grands partis émergents au moment de la présidentielle, La République En Marche et LFI, ont totalement échoué à s’implanter localement.

Or, LFI a changé de stratégie. En 2020, le parti de Jean-Luc Mélenchon avait suscité des listes citoyennes dans lesquels ses militants se sont dilués. Mélenchon considérait qu’investir des candidats localement, c’était créer des notables et risquer de pervertir la ligne en favorisant des compromis bancals avec le PS ou le PCF. Désormais, LFI a décidé de faire de ces municipales un enjeu très fort et vise à s’implanter dans les territoires en menaçant de présenter des candidats face aux socialistes, aux communistes et aux écologistes.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Jusqu’où ira l’affrontement ? Est-ce que les socialistes vont refuser de s’allier à LFI au risque de perdre des villes ? Olivier Faure acte la rupture avec Mélenchon mais annonce qu’ils pourront négocier au cas par cas. Nicolas Mayer-Rossignol a dit « pas d’alliance même au second tour » avant de dire qu’il pourrait y avoir des exceptions ! Le scrutin majoritaire à deux tours, tel qu’il fonctionne, pousse aux alliances, c’est inévitable. Malgré les grandes déclarations martiales, socialistes ou celles de Jean-Luc Mélenchon, des alliances auront probablement lieu entre les deux tours au risque de faire basculer certaines villes à droite ou à l’extrême droite.

L’un des enjeux du congrès du PS était la question de la primaire. Olivier Faure défend l’idée d’une primaire qui irait « de Glucksmann à Ruffin » excluant Jean-Luc Mélenchon, qui est déjà candidat. Or, Glucksmann ne veut pas de cette primaire, pas plus que Mayer-Rossignol. Quelle est finalement la crédibilité de cette hypothèse ? Plus largement, quelle est la crédibilité de la gauche à la présidentielle en l’état actuel des choses ?

F. S. : La primaire est revenue fortement dans le débat, portée par ceux qui, à gauche, considèrent que Jean-Luc Mélenchon, qui a d’ores et déjà annoncé sa candidature, n’est pas en situation de l’emporter face au RN ou à une candidature du centre-droit. De fait, il y a plus de Français aujourd’hui qui rejettent Mélenchon que de Français qui rejettent Marine Le Pen. Sans une candidature commune des socialistes, des écologistes, de Place publique, des insoumis en rupture de ban, voire des communistes, tout porte à penser que la gauche, comme en 2017 et en 2022, fera de la figuration.

Aux yeux de ceux qui défendent la primaire, cette dernière a l’avantage de donner une légitimité démocratique forte au candidat élu. Elle peut également être l’occasion de débattre des idées, des programmes, des personnalités, et de trancher. C’est la seule voie crédible pour que la gauche non mélenchonniste puisse jouer les trouble-fête en 2027.

Certains opposants à la primaire répliquent qu’« il faut d’abord trancher les différends programmatiques », voire idéologiques. Le pourra-t-on jamais ? La primaire ne serait-elle pas précisément l’occasion de les trancher, en demandant aux électeurs de gauche ce qu’ils souhaitent comme orientation, au-delà des personnes.

Les débats portent évidemment sur le champ de la primaire : peut-on prendre le risque de voir un représentant de la gauche radicale François Ruffin l’emporter ? Les partisans de Nicolas Mayer-Rossignol ou de Raphaël Glucksmann considèrent que cela empêcherait de récupérer les voix des électeurs de centristes séduits par Emmanuel Macron. Se pose donc ici une autre question, symétrique, évacuée pour le moment, avec qui gouverner à l’avenir ? Qui sont les macronistes ou les centristes prêts à une alliance, au-delà de Bernard Cazeneuve ? Je n’en connais pas beaucoup. François Hollande rêverait de ce scénario, mais qui voudrait de François Hollande chez les macronistes ou même chez les Français ?

Comment comprendre la position de Raphaël Glucksmann qui a annoncé refuser la primaire ?

F. S. : C’était une façon d’imposer sa candidature avant le congrès du PS. Raphaël Glucksmann est fort de son score de 13 % aux européennes et d’une bonne popularité. Mais ce score est tout de même lié au soutien du Parti socialiste alors que Place publique, son parti, demeure groupusculaire. Glucksmann a peut-être parié sur une défaite d’Olivier Faure, mais avec la victoire de ce dernier, il semble peu probable qu’il s’impose comme le « candidat naturel » et incontournable du PS. Sa stratégie de passage en force n’a pas fonctionné avec les militants PS et il se retrouve maintenant dans une situation délicate. Ni les socialistes, ni les écologistes, ni les communistes ne se rallieront naturellement à lui. En partant seul, il pourrait favoriser les répliques des écologistes, des communistes, de Ruffin. Cet émiettement des candidatures conduirait à une myriade de scores sous les 5 % et à une domination probable de Jean-Luc Mélenchon. Retour à la case départ.


Entretien réalisé par David Bornstein.

The Conversation

Frédéric Sawicki ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20 / 25

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌞