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10.08.2025 à 12:04
Chantier de l’A69 : rendre la nature malléable à notre volonté (humaine)
Texte intégral (1805 mots)

Le chantier de l’A69 représente une énième tentative de « mettre le monde à notre disposition », de le rendre façonnable par la seule volonté humaine. Plus particulièrement deux de ses dimensions : l’espace, par l’ingénierie, et le temps, par la gestion de projet.
Le chantier controversé de l’A69, visant à créer une liaison autoroutière Toulouse-Castres, a repris ce mois de juillet. Le chantier avait été interrompu en février par le tribunal administratif de Toulouse qui avait annulé son autorisation environnementale. Le tribunal ne reconnaissait pas la « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM) qui permettait à cette opération de déroger à la réglementation relative aux espèces protégées.
En mars, la Cour d’appel administrative de Toulouse a décidé, à la suite de la saisine de l’État, de suspendre temporairement l’exécution de la décision de première instance. Le chantier pourra être finalisé avant que l’affaire ne trouve son dénouement juridique. En parallèle, un groupe de sénateurs de centre droit, mêlant l’Union centriste, Les Républicains (LR) et quelques indépendants, a déposé un projet de loi au Sénat. Celle-ci vise à valider les autorisations environnementales auparavant annulées. Ce texte retravaillé en commission mixte paritaire reste à voter.
En quelques chiffres, ce chantier vise à créer une autoroute 2x2 voies de 53 kilomètres et 200 ouvrages d’art pour un montant total estimé à 513 millions d’euros. L’autoroute sera ensuite exploitée dans le cadre d’une concession de cinquante-cinq ans. Les détracteurs de ce projet ont attiré l’attention du public sur son impact environnemental qui s’étendra sur 400 hectares et affectera 150 espèces protégées.
Mise à disposition du monde
L’enjeu ici n’est pas de juger de la pertinence de ce projet, sujet qui a déjà fait l’objet d’une multitude d’articles et de prises de parole. Mais plutôt de souligner en quoi celui-ci est révélateur de notre « rapport au monde » pour reprendre les termes du sociologue Hartmut Rosa. Dans son essai Rendre le monde indisponible, Rosa définit notre rapport au monde comme cherchant toujours la « mise à disposition » de ce dernier. Chacune de nos actions peut se comprendre comme une manière de « connaître », d’ atteindre », de « conquérir », de « dominer » ou d’« utiliser » le monde.
Le chantier de l’A69 illustre cette volonté de « mise à disposition », de rendre façonnable, malléable, la nature telle que l’être humain le souhaite. Dans le cadre du projet de loi visant à relancer les travaux de l’A69, le sénateur de Haute-Garonne Pierre Médevielle (groupe Les Indépendants, Républiques et Territoires, LIRT) a fustigé devant ses pairs les raisonnements « hors-sol » des détracteurs de l’A69. L’usage de cette expression dans ce contexte paraît surprenant, car ces derniers ont souligné les importants mouvements de terre que ce projet nécessitera : de l’ordre de 5 850 000 m3 de déblais et 5 330 000 m3 de remblais.
Ces raisonnements hors-sol attirent paradoxalement notre attention sur l’une des nombreuses mises à disposition opérées par ces travaux : celle du sol.
Mise à disposition des espaces
L’économiste et mathématicien Nelo Magalhães a montré, même s’il n’use pas ces concepts, dans Accumuler du béton, tracer des routes, une histoire environnementale des grandes infrastructures, comment l’A69 pouvait être appréhendée comme un projet de « mise à disposition » des espaces.
La mécanisation des travaux d’infrastructure a permis aux ingénieurs et projeteurs de réaliser des tracés faisant fi des reliefs qui doivent s’adapter aux infrastructures souhaitées. La stabilisation mécanique (c’est-à-dire, adjonction de matériaux de carrière) et chimique (c’est-à-dire, adjonction d’un liant hydraulique) ont permis la mise à disposition des sols. À cette mécanisation s’est ajoutée une « abstraction des sols ». La construction des autoroutes est pensée indépendamment de la qualité de ces derniers.
Cette volonté de « mettre à disposition » des reliefs, des sols et in fine des territoires (en les désenclavant) n’est pas sans conséquence. Hartmut Rosa parle du monde rendu disponible comme un monde qui se « dérobe » devient « illisible », « muet », à la fois « menacé et menaçant », et donc au bout du compte « constitutivement indisponible ».
Mise à disposition du temps
Les chantiers de construction, non seulement ceux de grandes infrastructures, mais aussi d’ouvrages beaucoup plus ordinaires comme des centres commerciaux, des bureaux ou des hôtels, ne dérogent pas à ce rapport au monde. Et la « mise à disposition » qu’ils opèrent ne se limite pas aux espaces. Elle se décline sur le temps.
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Cette mise à disposition s’opère au travers des principes de la gestion de projet, définie comme une discipline destinée à agir sur le temps. L’acteur projet se doit de veiller scrupuleusement au triptyque coût, qualité, délai, de Roger Atkinson. C’est bien la notion de délai qui fait du temps un élément central de cette pratique. Elle est a fortiori d’autant plus importante que la vitesse est considérée comme un atout déterminant dans un environnement économique toujours plus concurrentiel. L’évaluation de l’avancement dans le temps est une manière de surveiller ses marges.
La bonne gestion du temps est rendue possible par sa transformation en quantité, autrement appelée sa « fongibilisation » – qui se consomme par l’usage. La recherche s’accorde sur l’idée que la gestion de projet, comme discipline reposant sur des standards, comme ceux du PMBOK, s’appuie sur une conception « quantitative et objective du temps », selon la chercheuse Julie Delisle. Cette conception rend possibles d’innombrables pratiques très concrètes concourant à l’optimisation de son usage. Parmi les plus connues, on peut citer la réalisation de diagrammes de Gantt.
Mais de même que la « mise à disposition » des sols prétendument permise par leur stabilisation conduit à leur imperméabilisation et les rend finalement indisponibles pour des milliers d’années, la mise à disposition du temps « participe à l’accélération et à la pénurie de ce dernier », explique Julie Delisle. Quand bien même la gestion de projet n’a jamais été aussi raffinée dans les chantiers, ces derniers n’ont jamais connu autant de retards. Songeons notamment au chantier de l’EPR de Flamanville et à tant d’autres qui sont autant de preuves de l’inefficacité d’un rapport au temps de l’ordre de la « mise à disposition ».
De la « mise à disposition » au « faire avec »
Pour Nelo Magalhães dont nous évoquions les travaux plus haut, l’une des solutions les plus viables dans une optique environnementale est « l’écologie du démantèlement », c’est-à-dire « apprendre à hériter et à fermer ».
Pour notre part, il nous semble essentiel de porter attention à l’échelle micro, celle des acteurs, de leurs pratiques et de leurs interactions quotidiennes. Cette attention pourrait permettre non pas de « mettre à disposition », mais de « faire avec », c’est-à-dire d’« accepter certaines limites qui contraignent la satisfaction de nos désirs individuels de liberté ou de consommation », selon le professeur en littérature Yves Citton.
Il s’agirait non de s’imposer, mais de tenir compte de la multiplicité des temporalités dans un projet, ou de la multiplicité des acteurs, possiblement non humains, au sein d’un écosystème. Cette attention micro pourrait être le point de départ d’élaboration de pratiques relevant du « faire avec » aux conséquences à terme macro (à l'échelle de la société, des normes).
Certaines initiatives comme le Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, dite la comptabilité CARE, relèvent selon nous d’une telle démarche. En tant que système comptable, cet outil influe sur les pratiques quotidiennes, dont les implications peuvent devenir à terme macro-économiques si son usage se diffuse. Ce qui rendrait impossibles certaines activités économiques ne tenant pas compte des enjeux environnementaux.

CONCHE Rémy est maître d'œuvre et responsable de la recherche au sein de l'entreprise CICAD, filiale du groupe INGEROP, un cabinet d'ingénierie du secteur de la construction.
09.08.2025 à 08:59
Rousseau, penser le peuple souverain
Texte intégral (2458 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Quatrième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Pour Rousseau, la légitimité du pouvoir ne se trouve pas dans la religion ou dans la tradition, mais dans le consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale.
Jean-Jacques Rousseau fut le grand penseur moderne de la République, et, par un glissement de sens auquel il n’aurait peut-être pas souscrit, de la démocratie moderne, si l’on considère qu’elle se définit avant tout par la souveraineté du peuple et l’égalité des individus. Il faut en effet distinguer la démocratie comme type de gouvernement (au même titre que la monarchie ou l’aristocratie), de la démocratie comme forme de société. C’est ce qui distingue la notion antique de la notion moderne de démocratie.
Rousseau est à la croisée des chemins. Il parle encore de « démocratie » au sens antique du terme, mais sa révolution conceptuelle se loge dans le « contrat social », qui, pour nous, est au principe de la démocratie moderne alors qu’au XVIIIe siècle, il fondait plutôt la République.
En effet, c’est le philosophe qui – après Hobbes – rompt radicalement avec toute hétérogénéité de la source de légitimité du pouvoir : elle ne se trouve ni dans la religion, ni dans la tradition, ni même dans la nature. Chez Rousseau, la seule légitimité est celle qui naît du consentement de chacun à former un corps social soumis à la loi, expression de la volonté générale. La forme du gouvernement lui importe moins (il peut être démocratique, monarchique ou aristocratique), dès lors que le contrat social fonde les institutions politiques.
Néanmoins, si l’on considère avec Tocqueville que la démocratie n’est plus seulement une forme de gouvernement, mais un mouvement profond de l’histoire qui tend vers l’égalité des droits et des statuts et si l’on définit a minima la démocratie moderne comme reposant avant tout sur l’égalité civile, alors on peut affirmer, nonobstant l’anachronisme, que Rousseau en est en quelque sorte le père fondateur.
Qu’est-ce qui légitime le pouvoir ?
Rousseau n’est ni historien ni sociologue, il est philosophe : ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les faits mais le droit. Au nom de quoi un pouvoir est-il légitime sans relever d’un principe transcendant ? Dès lors que le pouvoir ne s’appuie plus sur la tradition, sur la filiation, sur Dieu ou sur la nature comme pour les penseurs du droit naturel, sur quoi peut-il reposer ? Qu’est-ce qui légitime l’obéissance que je lui dois, moi ou tout autre, puisque nous sommes égaux à l’état de nature ?
Cette question radicale trouvera son chemin jusqu’à la Révolution française qui abolira les ordres et les anciennes hiérarchies, et substituera à la souveraineté du roi, celle de la nation – traduction par Sieyès de l’idée ambivalente de « peuple ».
À la question de la souveraineté (Qui détient le pouvoir auquel j’obéis ?), s’ajoute celle de la raison supérieure pour laquelle je consens à obéir. Or deux raisons constituent la dialectique permanente de la démocratie moderne : la sécurité et la liberté. Je peux obéir pour être protégé, c’est un échange de bons procédés, un calcul rationnel inhérent à tout contrat, je donne quelque chose contre autre chose. Ce sera la solution de Hobbes : démocratique en son principe, puisque ce sont les individus qui contractent, mais autocratique en son fonctionnement, le Léviathan étant un souverain tout-puissant, les individus lui ayant aliéné leur liberté.
Mais je peux également choisir d’être libre. L’équation devient plus compliquée : comment être libre en obéissant ?
Rousseau est critique du pouvoir établi, quel qu’il soit. Aussi faut-il trouver
« une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et le bien de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (Du contrat social).
Voilà la martingale qui va conduire sa construction politique.
Soigner la société par un renouvellement des principes mêmes de l’association sur laquelle elle repose. Renouveler le lien social, puisque c’est le lien social qui engendre tous les maux, ce lien social dont on dit aujourd’hui qu’il est disloqué. Le rôle des institutions politiques est donc de contenir l’homme et de favoriser les bonnes passions (la culture, les échanges et les arts) plutôt que les mauvaises (le désir de gloire, la compétition, l’égoïsme).
Sans égalité des individus, pas de démocratie
Le premier enseignement que l’on pourrait tirer de ces éléments introductifs est l’articulation de deux principes sans lesquels il n’y a pas de démocratie. Tout d’abord, l’égalité des individus est la condition fondamentale pour penser une démocratie. Puisqu’on ne la rencontre jamais, on est donc contraint de la fictionner : c’est le sens de la fameuse fiction de l’état de nature. L’égalité est le principe qui permet de penser l’idée d’un contrat social qui ne soit pas la reconduction d’anciennes formes de domination. Si les individus sont égaux à l’état de nature, ils ne peuvent vouloir l’inégalité. Contraints par la raréfaction des ressources naturelles et l’accroissement démographique (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes), ils doivent vivre ensemble. Mais il n’y a qu’une façon de vivre ensemble sans abandonner ni l’égalité ni la liberté, c’est le contrat social, qui permet de demeurer libre en intégrant la liberté d’autrui.
On peut alors en conclure que pour continuer à être libre, il faut continuer à être égal et que pour continuer à être égal, il faut des institutions qui le garantissent. C’est à cette seule condition que le contrat peut garder le nom de contrat.
Si l’on ose une traduction contemporaine de ce principe de Rousseau (le droit du plus fort n’est pas un droit mais « un galimatias »), en considérant, de façon parfaitement anachronique, que les réseaux sociaux sont devenus l’espace où s’expriment les individus, on pourrait dire qu’accepter les conditions d’utilisation décidées par une multinationale pour participer au « public » n’est pas un contrat au vrai sens du terme : le rapport de force en présence est clairement inégal et, pourtant, il est invisible puisque s’exprimer sur les réseaux semble être une liberté individuelle. Si l’on s’en tient au principe d’égalité comme condition de la démocratie, cet espace privé-public que sont les réseaux sociaux n’est pas démocratique (au sens de républicain, res publica, la chose publique). Rétablir la démocratie consisterait en premier lieu à créer une technologie compatible avec ses impératifs : égalité, consentement, réglementation qui vaille pour tous, règne de la loi et non de la jungle, éducation. La condamnation du « droit du plus fort » comme contradiction dans les termes permet d’être attentif à toutes les conditions d’inégalités rendues invisibles sous couvert de consentement.
Le second enseignement, c’est précisément que le contrat social est la première forme politique qui repose sur le consentement. Avant de devenir un mot fondateur et normatif des relations hommes-femmes, le consentement est au principe de la démocratie rousseauiste. C’est la clé du contrat, on l’a vu, au rebours de ces contrats biaisés construits sur un rapport de force. Les individus libres et égaux contractent tous ensemble pour constituer un corps politique qui les oblige. Les conditions de départ se retrouvent à l’arrivée, bien que transformées, et c’est l’unique critère d’un contrat véritable : nul n’est lésé.
« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède », écrit Rousseau dans Du contrat social, I, 8.
Voici la troisième leçon rousseauiste : la liberté politique, c’est obéir à la loi, expression de la volonté générale. Autrement dit, la liberté est une contrainte que je me donne. Et cette contrainte est inhérente au concept même de liberté. Dans l’usage courant, on dirait que ma liberté s’arrête là où celle de l’autre commence. L’autre n’est pas une limite extérieure, il fait partie de ma liberté, elle n’a de sens que par rapport à lui. On est loin du « droit illimité », cher aux libertariens américains représentés par le président Trump et qui n’est pas compatible avec la démocratie.
Où est le peuple dans les sociétés contemporaines ?
Pour autant, le contrat social qui irrigue l’imaginaire collectif de la démocratie n’est pas sans poser de problèmes. Pierre Rosanvallon les a parfaitement décrits dans le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) :
« Si la démocratie présuppose qu’il y a un sujet que l’on peut appeler “peuple” et que ce peuple est susceptible d’exprimer sa volonté, comment, alors, le définir et comment le reconnaître ? Toute la difficulté réside dans l’écart entre un principe politique – l’affirmation de la suprématie de la volonté générale – et une réalité sociologique. Le principe politique consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité. »
C’est sans doute cette tension que le contrat social ne permet pas de résoudre : le pacte que les individus passent entre eux crée le « peuple ». Celui-ci ne lui préexiste pas. Il est constitué. Le problème est alors celui de la diversité et de la conflictualité inhérentes aux démocraties modernes fondées sur la pluralité d’opinions, et qui constituent ce que Karl Popper appelle des « sociétés ouvertes ». Comment, dès lors, penser ensemble l’unité du peuple et la pluralité ?
Et ce, a fortiori dans ce que les philosophes libéraux Walter Lippmann ou John Dewey ont nommé la « grande société ». Non seulement il est difficile de penser l’unité sous la diversité, mais, encore, la complexité du monde sous l’effet de la mondialisation a transformé le « public » en public « fantôme », autrement dit en spectateurs incapables de prendre position de manière éclairée y compris pour eux-mêmes. Derrière cela, c’est la question de la souveraineté qui est en cause. Qui est souverain si le peuple est traversé par des enjeux qui le dépassent et qui dépassent également ses moyens d’action ? Qui est le peuple, si la société s’affranchit des frontières et des communautés ?
Rousseau peut néanmoins nous indiquer la voie : si le contrat social ne répond plus aux conditions politiques actuelles, il rappelle pourtant que le local est sans doute la bonne échelle du politique et la condition même d’une participation active de ce qui se constitue alors comme « peuple », étant entendu que le local n’est pas hermétique au global qui s’y manifeste nécessairement.
D’autre part, la solution rousseauiste résiste à la tentation qui séduit Lippmann, à savoir celle d’un gouvernement technocratique, seul à même d’appréhender la complexité des interdépendances. À la crise démocratique, Rousseau enjoindrait sans doute de répondre par plus de démocratie, là où le retrait hors de la démocratie semble être le chemin majoritairement emprunté.

Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.08.2025 à 16:05
Plongée dans les « microcamps », étape sur la route migratoire entre Calais et le Royaume-Uni
Texte intégral (2649 mots)
Sur la côte du Nord-Pas-de-Calais, un nouveau type de campements apparaît depuis à peu près un an : ces « microcamps » sont une réponse à la multiplication des traversées vers le Royaume-Uni, aux conditions de vie difficiles dans les plus grands camps informels, mais aussi aux mesures policières de plus en plus agressives visant les migrants, dans les campements comme au cours de leurs tentatives de passage de la Manche.
Dans le cadre d’un projet de recherche sur les frontières, j’ai passé les deux dernières années à constater les conditions de vie dans les camps de réfugiés informels dispersés le long de la Côte d’Opale (Nord-Pas-de-Calais). Ces sites sont des lieux de rassemblement pour celles et ceux qui s’apprêtent à tenter la traversée de la Manche vers le Royaume-Uni.
Le gouvernement britannique a récemment validé un projet d’accord de renvoi de personnes migrantes vers la France, visant à décourager les tentatives de traversée. Des sanctions financières contre les passeurs ont également été décidées : elles suivent de près une augmentation des crédits consacrés à la surveillance des frontières britanniques. Les forces de l’ordre qui en sont chargées appliqueront dans le cadre de leur mission des tactiques issues de la lutte contre le terrorisme, dans le but affiché par les autorités d’« écraser les gangs ».
Mais, d’après mes observations, ces politiques ne semblent guère dissuader les départs. À l’inverse, plus la répression policière s’intensifie, plus les réseaux de passeurs prennent de risques pour contourner les obstacles qui entravent leurs activités.
Mon travail de terrain s’est principalement appuyé sur du bénévolat au sein de l’association Salam, une organisation qui distribue des repas chauds et des vêtements dans les principaux camps informels de Calais et de Dunkerque. J’ai également collaboré avec d’autres organisations, comme Alors on aide, qui s’occupe des « microcamps » au sud de Calais, et Opal’Exil, chargée des maraudes littorales.
Ces dernières années, les réseaux de passeurs ont modifié leurs méthodes pour échapper à la surveillance policière. Alors qu’ils gonflaient auparavant les embarcations directement sur les plages entre Calais et Dunkerque, ils utilisent désormais surtout des « bateaux-taxis ». Ces embarcations partent de plus au nord ou de plus au sud, parfois d’aussi loin que de la ville côtière du Touquet, à près de 70 kilomètres de Calais. Elles viennent ensuite récupérer des groupes de personnes exilées déjà à l’eau, réparties le long du littoral, pour éviter toute intervention des forces de l’ordre.

Pour tirer parti de ce nouveau système, et multiplier les traversées, des « microcamps » ont vu le jour. Il s’agit de petits campements temporaires plus proches de la mer, situés le long de la côte entre Hardelot et Calais. Ces « microcamps » servent de points d’étape entre les grands camps informels, où vivent les exilés, et les lieux de départ sur le littoral, où les bateaux-taxis viennent les récupérer. Ils permettent également de tenter la traversée à plusieurs reprises sans avoir à retourner dans les grands camps, où les conditions de vie sont plus difficiles.
Les grands camps informels, comme ceux de Loon-Plage (Nord) ou de Calais, sont le véritable centre névralgique des activités des passeurs. Ils font l’objet d’expulsions au moins une fois par semaine – toutes les 24 heures à Calais – en vertu de la politique des autorités françaises dite du « zéro point de fixation ». Cette doctrine, qui empêche les exilés de s’installer durablement, a été mise en place après le démantèlement du camp dit de la « jungle de Calais » , en octobre 2016.
Dans les camps, des conditions de vie extrêmement difficiles
Les opérations des forces de l’ordre visant à faire respecter cette politique du « zéro point de fixation » entraînent des expulsions fréquentes, des restrictions d’accès à l’aide humanitaire, ainsi que la destruction régulière des lieux de vie. À Loon-Plage, j’ai ainsi pu constater que l’unique point d’accès à l’eau des habitants était un abreuvoir pour le bétail.
Selon les directives officielles du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), les personnes vivant dans ces campements, quel que soit leur degré d’informalité, doivent pourtant avoir accès à l’eau, à des infrastructures d’hygiène et à un abri.

L’ONG Human Rights Observers a par ailleurs documenté des cas fréquents de violences policières, ainsi que la saisie systématique d’effets personnels et de tentes dans les camps.
Au-delà des opérations régulières d’expulsions visant les grands camps informels, les « microcamps » font désormais l’objet d’interventions policières de plus en plus brutales. Des témoignages racontent l’usage de gaz lacrymogène, la lacération de gilets de sauvetage et de tentes, contribuant à rendre les conditions de vie intenables. Des violences et des fusillades entre réseaux de passeurs ont également été signalées dans le camp de Loon-Plage.
Des faits observés sur le terrain témoignent de cette situation. Lors d’une mission avec l’association Alors on aide et le photographe Laurent Prum, nous avons rencontré dans un « microcamp » à la lisière de la forêt d’Écault (Pas-de-Calais) environ 50 personnes, dont sept enfants (âgés de douze mois à 17 ans). Nous avons immédiatement constaté une tension entre le groupe et les gendarmes qui surveillaient les lieux.
La plupart de ces personnes avaient passé plusieurs années en Allemagne, avant de voir leur demande d’asile refusée. Elles m’ont expliqué avoir été contraintes de revenir en France par crainte des mesures d’expulsion actuellement mises en œuvre par le gouvernement allemand.
Quelques-unes m’ont confié qu’il s’agissait de leur cinquième et ultime essai de traversée de la Manche. Pour rentabiliser plus rapidement leurs opérations, les réseaux de passeurs imposent désormais une limite au nombre de traversées qu’une personne peut tenter avant de devoir repayer. Avec les plus gros réseaux de passeurs, les exilés pouvaient auparavant tenter leur chance autant de fois qu’il était nécessaire.
La veille, ce groupe nous a raconté avoir été chassé d’un autre campement qu’ils avaient établi dans la forêt. Sur le lieu décrit, nous avons retrouvé plusieurs cartouches de gaz lacrymogène vides – ce qui corrobore plusieurs récits selon lesquels la police française en ferait usage lors d’interventions contre des camps informels.
Ce groupe souhaitait rester dans ce campement qu’il occupait, car un abri délabré leur permettait à eux et à leurs enfants de se protéger de la pluie. Les gendarmes les ont finalement expulsés, les forçant ainsi à passer la nuit dehors, sous la pluie. Du fumier a ensuite été épandu par le propriétaire du champ occupé afin d’empêcher le groupe de revenir.
Un jeune Soudanais nous a montré des vidéos de l’altercation entre les exilés et les gendarmes, au cours de laquelle cinq personnes ont été arrêtées. Les images témoignent d’un moment violent : les enfants y apparaissent terrorisés et du gaz lacrymogène, utilisé contre le groupe par les gendarmes, y est visible. Une mère palestinienne a été arrêtée et placée en garde à vue lors de cette intervention, la contraignant à laisser ses deux jeunes filles derrière elle. Lors de nos échanges, son mari m’a demandé :
« Pourquoi l’ont-ils arrêtée alors qu’ils voyaient bien qu’elle avait deux enfants avec elle ? »
L’association Alors on aide a mobilisé plusieurs de ses membres pour apporter des vêtements, des couvertures et de la nourriture au groupe, et a récupéré la jeune femme palestinienne après sa garde à vue, aucune charge n’ayant été retenue contre elle.
Des bateaux détériorés par les gendarmes alors qu’ils sont encore à l’eau
Alors que les conditions de vie dans les camps et la faible capacité d’accueil de demandeurs d’asile compliquent le séjour en France des personnes migrantes, la police renforce ses actions contre les bateaux tentant la traversée, les empêchant ainsi de quitter le territoire.
Le 4 juillet, lors d’une maraude littorale destinée à aider des personnes migrantes après l’échec d’une tentative de traversée, nous sommes ainsi arrivés sur la plage d’Équihen (Pas-de-Calais) vers 7 heures du matin pour constater que la gendarmerie française venait de crever un bateau dans l’eau.
Le gouvernement britannique a félicité les forces de l’ordre françaises pour cette intervention, réalisée devant les caméras des médias internationaux. Le Royaume-Uni et la France ont également évoqué la possibilité de permettre aux garde-côtes français d’intercepter les bateaux-taxis jusqu’à 300 mètres des côtes.
Cela représenterait un changement significatif par rapport à la réglementation actuelle, qui interdit aux forces de l’ordre françaises d’intervenir en mer, sauf en cas de détresse des passagers. Même la police aux frontières française émet des doutes sur la base légale de cette potentielle nouvelle mesure et sur ses implications pratiques en mer, compte tenu du risque accru d’accidents qu’elle engendrerait.
Piégés entre les opérations policières sur les plages et les évacuations incessantes des campements informels, les exilés n’ont en réalité d’autre choix que de tenter de traverser la Manche à tout prix. Quatre-vingt-neuf réfugiés sont ainsi morts à la frontière franco-britannique en 2024 – un sinistre record. Quatorze décès en mer ont déjà été recensés en 2025.
Les mesures franco-britanniques récemment annoncées pour intensifier le contrôle aux frontières ne dissuaderont pas, selon moi, les réfugiés présents sur le littoral français de tenter la dangereuse traversée de la Manche. Elles inciteront, en revanche, les réseaux de passeurs à adopter des tactiques encore plus risquées, mettant davantage de vies en péril et violant au passage les droits des personnes migrantes.
Tout accord visant à les renvoyer du territoire britannique, à restreindre leur accès à l’asile ou à forcer leur retour de l’autre côté de la Manche ne fera qu’aggraver les violences déjà subies par celles et ceux qui cherchent à trouver refuge au Royaume-Uni.

Sophie Watt a reçu des financements de l'université de Sheffield et de la British Academy / Leverhulme Small Research Grants.
06.08.2025 à 16:17
Rétention des mineurs à Mayotte : la loi qui inquiète juristes et associations
Texte intégral (2089 mots)
Le 10 juillet dernier, la loi de programmation pour la refondation de Mayotte a été définitivement adoptée par le Sénat. Si ce texte comprend un volet social, l’un de ses articles organise la création de lieux où pourront être enfermés des mineurs étrangers. Une pratique pourtant en principe interdite par le droit français.
Adopté définitivement par le Sénat le jeudi 10 juillet 2025, le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte s’inscrit dans le processus législatif engagé à la suite des dommages causés par le cyclone Chido, qui avait ravagé l’île dans la nuit du 13 au 14 décembre 2024. Ce nouveau texte affirme « l’ambition de la France pour le développement de Mayotte », à travers une série de mesures structurelles.
La loi couvre des domaines variés, comme l’encadrement de l’habitat illégal, la convergence accélérée vers le droit commun des prestations sociales, ou encore la modification du mode de scrutin applicable à Mayotte. Mais ce texte approfondit également la dérogation au droit commun en matière d’immigration, inscrit dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) – pourtant en vigueur à Mayotte depuis 2014.
Le titre II de la loi, intitulé « Lutter contre l’immigration clandestine et l’habitat illégal », introduit ainsi une série de dispositions qui durcissent substantiellement les conditions de séjour des personnes étrangères à Mayotte. Deux titres de séjour « vie privée et familiale » se voient fortement limités : ils étaient jusqu’ici perçus comme permettant la régularisation d’un trop grand nombre d’étrangers. Désormais, l’accès à ces titres de séjour sera soumis à la condition d’être entré régulièrement sur le territoire et à une résidence à Mayotte depuis au moins sept ans pour les titres délivrés en raison des « liens personnels et familiaux ».
Le texte prévoit en outre des dispositions relatives à la lutte contre les reconnaissances frauduleuses de paternité et de maternité, ainsi qu’un chapitre sur la lutte contre l’immigration irrégulière. C’est au sein de ce dernier que se trouve une disposition significative de cette loi. Inscrite à l’article 14, elle porte sur la création de lieux de rétention « spécialement adaptés à la prise en charge des besoins de l’unité familiale ».
À l’instar des autres dispositions relatives aux droits des étrangers, la perspective de création de nouveaux centres de rétention « familiaux » a suscité de vives critiques dès la présentation du projet de loi. De nombreuses voix, notamment associatives, ont souligné la violation par cette mesure du principe d’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agit pourtant d’un pilier du régime juridique de protection des droits de l’enfant, depuis sa consécration par la Convention internationale sur le sujet, en 1989.
Pour Unicef France,
« la création prévue d’unités familiales […] ne (fait) que perpétuer une logique d’enfermement des familles avec enfants, alors que la fin de l’enfermement administratif des enfants était initialement prévue en 2027. »
La « zone d’attente », une fiction juridique qui permet l’enfermement des mineurs
Pour comprendre la réaction d’Unicef France, il convient de rappeler le cadre juridique actuel en matière de privation de liberté des personnes étrangères.
Le droit français distingue deux régimes : la rétention administrative concerne les étrangers déjà présents sur le territoire français et permet à l’administration d’exécuter une décision d’éloignement ; la « zone d’attente », quant à elle, ne s’applique qu’aux étrangers non admis sur le territoire français, arrivés par voie ferroviaire, maritime ou aérienne.
Cette « zone d’attente » s’apparente à une fiction juridique. Elle permet en effet de considérer qu’un étranger physiquement sur le territoire français n’y est pas juridiquement présent. Une telle fiction comporte des conséquences majeures pour les mineurs étrangers, car s’il n’est pas possible d’édicter une mesure d’éloignement à leur encontre. Il est en revanche tout à fait autorisé de leur interdire l’entrée sur le territoire, les contraignant ainsi à retourner dans leur pays d’origine ou dans le dernier pays par lequel ils ont transité.
Les zones d’attente sont donc des sas permettant de mettre en œuvre ces mesures. Celles-ci sont non seulement susceptibles de concerner les mineurs accompagnants – souhaitant entrer en France avec leur famille ou un adulte référent –, mais également les mineurs non accompagnés.
La loi n°2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration a enregistré une avancée significative par rapport à cette situation en consacrant l’interdiction générale de placer les mineurs en rétention, y compris lorsqu’ils accompagnent un adulte. L’article L.741-5 du Ceseda, inséré par la loi de janvier 2024, dispose désormais expressément que
« l’étranger mineur de 18 ans ne peut faire l’objet d’une décision de placement en rétention ».
Toutefois, l’entrée en vigueur de cette disposition a été repoussée pour Mayotte au 1er janvier 2027 en raison, selon le ministre de l’intérieur, « des spécificités de ce territoire – les mineurs rest(ant) moins de quarante-huit heures en moyenne dans le centre de rétention administrative de Mayotte, voire moins d’une journée » et, plus généralement, en raison des « difficultés particulières qui se posent sur ce territoire ».
La première justification ne convainc guère, si l’on constate que la durée de maintien en rétention n’est pas spécifiquement courte à Mayotte : elle est même souvent moindre dans l’Hexagone. Pour ce qui est des conditions spécifiques à Mayotte, s’il est indéniable que l’île connaît un contexte migratoire particulier, rien ne permet d’assurer que déroger au droit commun en enfermant des mineurs en migration y apportera une quelconque solution.
La France a déjà été condamnée pour l’enfermement de mineurs par la justice européenne
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’article 14 de la loi de programmation pour la refondation de Mayotte. Il déroge à l’interdiction de placer en rétention un étranger mineur en introduisant de nouveaux lieux : des unités familiales « spécialement aménagées et adaptées », qui devront garantir « aux membres de la famille une intimité adéquate, dans des conditions qui tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ».
Le gouvernement justifie la mesure par le fait qu’elle permettrait de « maintenir les capacités opérationnelles d’éloignement de ce public », c’est-à-dire les familles avec enfants.
Malgré les précautions terminologiques, ces « unités familiales » constituent bien des lieux de rétention administrative, ainsi qu’il ressort expressément de l’exposé des motifs de la loi, dans lequel le ministre des outre-mer évoque « une [unité familiale pour la rétention des mineurs] ». Leur création va donc à rebours des engagements pris par le gouvernement dans la loi de janvier 2024, qui en consacrait une interdiction générale. Ces engagements visaient à aligner le droit français avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), laquelle a déjà condamné à 11 reprises la France pour des situations de privation de liberté de mineurs en migration.
Le gouvernement a pris des mesures pour éviter que ce texte ne lui vaille de nouvelles condamnations par la CEDH. À la suite de l’avis du Conseil d’État relatif au projet de loi, il a été précisé que le placement en rétention des mineurs ne pouvait excéder une durée de 48 heures. Il est en effet connu que la CEDH retient la durée de la rétention parmi les critères pris en compte afin de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants.
Elle s’appuie cependant également sur l’âge des personnes enfermées, et les conditions du maintien en centre de rétention administrative (CRA), où sont retenues les personnes migrantes en situation irrégulière. Or, dans un rapport remis en 2023, le contrôleur général des lieux de privation de liberté dénonçait les conditions qui prévalent dans le CRA de Mayotte – situé à Pamandzi –, notamment les difficultés d’accès à l’eau, le maintien des lumières allumées toute la nuit, l’état et l’insuffisance des sanitaires ou l’impossibilité de changer de vêtements.
Une mesure en contradiction avec toutes les recommandations des associations et des organisations internationales
La création de ces nouveaux lieux d’enfermement entre, par ailleurs, en totale contradiction avec les avis de différentes institutions et autorités indépendantes, comme le défenseur des droits, la commission nationale consultative des droits de l’homme, ou encore le contrôleur général des lieux de privation de liberté, toutes ayant rappelé que la rétention – même temporaire et aménagée – compromet le développement psychique et affectif de l’enfant.
Le défenseur des droits a ainsi mis en avant que « la place d’un enfant n’est pas dans un lieu d’enfermement, fût-il conçu pour accueillir des familles ».
La France va également à l’encontre des recommandations du Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui l’a appelée à réexaminer les régimes dérogatoires en matière d’immigration dans les territoires ultramarins et à « accélérer l’extension de l’interdiction de la rétention administrative des mineurs à Mayotte ».
Saisi le 16 juillet 2025 par le premier ministre et plus de soixante députés, le Conseil constitutionnel devra se prononcer dans un délai d’un mois sur la conformité de ces dispositions avec les droits fondamentaux garantis par la Constitution.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
05.08.2025 à 19:41
La pauvreté de masse : symptôme d’une crise de la cohésion sociale
Texte intégral (1662 mots)
En 2023, le taux de pauvreté a dépassé 15 % en France. Cela n’est pas tant le résultat d’une conjoncture économique défavorable que la conséquence de changements structurels emportant des mutations de long terme. Le sujet mérite d’autant plus d’être observé car, au-delà de la situation des personnes concernées, il remet en cause la stabilité des institutions politiques.
En 2023, la France a enregistré un taux de pauvreté monétaire record, atteignant 15,4 %, soit un niveau inédit depuis 1996. La question de la soutenabilité du modèle socio-économique des démocraties occidentales revient au premier plan. Cette progression de la pauvreté ne relève pas uniquement d’un choc conjoncturel, mais témoigne d’une mutation plus profonde du rapport entre croissance, redistribution et cohésion sociale. Le retour de la pauvreté de masse, y compris dans des catégories jusqu’ici intégrées au salariat protégé, signale une possible rupture de régime dans la promesse implicite d’ascension sociale et de protection des plus vulnérables.
La conjoncture n’explique pas tout
Le taux de pauvreté monétaire a atteint 15,4 % en France en 2023, soit le niveau le plus élevé depuis 1996. Cette progression significative (+0,9 point en un an, soit environ 650 000 personnes supplémentaires) interroge profondément les fondements socio-économiques des pays développés. Loin d’un simple effet de conjoncture (inflation, crise énergétique ou guerre en Ukraine), cette inflexion marque une tendance structurelle : la multiplication des zones de précarité latente – vulnérabilité économique persistante, souvent masquée par l’emploi ou des ressources instables, mais exposée au moindre choc – dans les segments inférieurs et médians de la distribution des revenus.
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Les déterminants structurels de l’augmentation de la pauvreté sont multiples : montée des emplois atypiques (et ubérisation), stagnation des salaires réels pour les déciles médians, dualisation du marché du travail, déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du facteur travail et réduction de l’investissement public dans certains services collectifs essentiels. À cela s’ajoutent des dynamiques territoriales inégalitaires où les zones rurales, périurbaines et certains centres urbains dégradés cumulent désindustrialisation, isolement social et sous-dotation en infrastructures publiques comme privées.
Figure – Évolution comparée des niveaux de vie (D1, D5, D9) en France, 1996–2023, avant et après redistribution. – Source : Insee
Lecture : les courbes montrent l’évolution des revenus des 1er, 5e et 9e déciles, en euros constants (base 100 en 2008). Avant redistribution, les écarts sont beaucoup plus prononcés, notamment entre D1 et D9. L’effet redistributif réduit significativement ces écarts, mais ne suffit pas à inverser les dynamiques inégalitaires de long terme. La stagnation du bas de l’échelle (D1) reste visible même après transferts sociaux, alors que le haut (D9) progresse nettement.
Des amortisseurs sociaux de moins en moins opérants
Si les transferts sociaux jouent encore un rôle crucial dans la réduction de la pauvreté (le taux brut atteindrait 21,7 % sans redistribution), leur efficacité relative diminue. Non seulement ils ne parviennent plus à enrayer la montée tendancielle de la pauvreté, mais ils peinent aussi à répondre à la complexité des situations contemporaines : travailleurs pauvres, jeunes diplômés sous-employés, femmes seules avec enfants ou encore retraités vivant sous le seuil de pauvreté (1288 euros).
Ce glissement progressif traduit une rupture dans le compromis fordiste sur lequel reposait la cohésion des économies occidentales : emploi stable, protection sociale contributive et croissance redistributive. Il met également en tension la soutenabilité politique du modèle social à mesure que les classes moyennes perçoivent ces transferts comme moins universels et plus segmentés.
Ce phénomène n’est pas propre à la France : les économies occidentales dans leur ensemble connaissent une montée d’une pauvreté dite « intégrée », c’est-à-dire présente au sein même du salariat. Dans les pays de l’OCDE, plus de 7 % des travailleurs sont aujourd’hui pauvres, signe que l’emploi ne protège plus systématiquement du besoin. Cette évolution remet en cause le postulat selon lequel le marché du travail constitue un vecteur naturel d’intégration économique et sociale. En parallèle, les écarts de niveau de vie entre les déciles extrêmes s’élargissent, accentuant la fragmentation du tissu social.
Les classes moyennes déstabilisées
Au-delà de la pauvreté en tant que phénomène statistique, c’est l’évolution relative des positions sociales qui alimente un sentiment profond de déclassement. Les classes moyennes, longtemps considérées comme les piliers de la stabilité démocratique et de la croissance domestique, sont désormais prises en étau. D’un côté, la paupérisation des actifs précaires et la fragilité de l’emploi fragmenté ; de l’autre, l’accumulation exponentielle de capital chez les 10 % les plus riches et plus encore chez les 1 % supérieurs. Il est ici essentiel de distinguer les flux de revenus (salaires, prestations) des stocks patrimoniaux, dont la concentration alimente des écarts croissants sur le long terme, indépendamment des efforts individuels.
Cette polarisation résulte de dynamiques économiques profondes : concentration du capital immobilier et financier, désindexation salariale, évolution défavorable du capital humain dans les secteurs intermédiaires et fiscalité régressive dans certains segments. Les gains de productivité ne se traduisent plus par des hausses de salaire ; la fonction d’utilité des agents tend à se contracter dans les déciles intermédiaires et les effets de seuils fiscaux, sociaux ou réglementaires amplifient les discontinuités dans les trajectoires de vie.
Perte de foi dans la promesse méritocratique
On assiste ainsi à une recomposition en sablier de la structure sociale : précarité durable en bas, enrichissement du haut, et effritement du centre. Dans ce contexte, la perception d’une mobilité sociale bloquée, ou, pire, inversée renforce le désengagement civique, la frustration relative et la radicalisation des préférences politiques. Ce que révèlent les indicateurs de pauvreté ne relève donc pas uniquement d’un appauvrissement objectif mais bien d’une perte d’espérance en la promesse méritocratique au cœur de la légitimation démocratique.
La situation est d’autant plus préoccupante que les variables d’ajustement traditionnelles comme l’éducation, le travail qualifié ou l’accession à la propriété ne jouent plus leur rôle d’ascenseur. L’immobilité relative des positions intergénérationnelles, combinée à l’explosion du coût de l’entrée dans la classe moyenne (logement, études, santé), tend à enfermer les individus dans leur position initiale. Autrement dit, la pauvreté s’ancre dans des dynamiques d’exclusion durables plus difficilement réversibles que par le passé.
Une crise de soutenabilité du contrat social démocratique
L’universalité du filet de sécurité et la promesse de mobilité sociale ascendante constituaient les deux piliers implicites du contrat social des économies libérales avancées, or ces deux fondements sont aujourd’hui ébranlés. L’universalité tend à se fragmenter sous l’effet de ciblages budgétaires croissants et d’un tri social plus restrictif dans l’accès aux droits sociaux. La mobilité, quant à elle, est de moins en moins portée par les fonctions traditionnelles de l’école, de l’emploi et du logement.
La question centrale devient donc : nos démocraties disposent-elles encore des moyens économiques et politiques pour corriger les déséquilibres que leur propre trajectoire historique a produits ? Plusieurs options sont sur la table : réforme de la fiscalité sur les hauts patrimoines, réinvestissement dans les infrastructures sociales, redéfinition des politiques d’emploi, expérimentation de mécanismes de revenu minimum garanti, remise à zéro du modèle social. Mais leur mise en œuvre se heurte à une contrainte majeure : le consentement fiscal des classes moyennes, précisément celles dont la position socio-économique est la plus fragilisée.
Le taux de pauvreté à 15,4 % est plus qu’un indicateur social. Il traduit une perte d’efficacité du modèle redistributif, une fragmentation des trajectoires individuelles et une mise en tension du pacte démocratique. Le défi est donc double : restaurer une forme d’égalité réelle tout en reconstruisant les conditions d’un consentement collectif à la solidarité.

Hugo Spring-Ragain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.