26.11.2025 à 15:59
Le crypto-mercantilisme américain ou comment prolonger l’hégémonie du dollar par les stablecoins
Texte intégral (1782 mots)
Pour les mercantilistes, la puissance d’un État se mesurait à sa capacité à contrôler la monnaie et les flux qu’elle génère. Avec le Genius Act, Donald Trump a semble-t-il trouvé l’occasion d’étendre l’« exorbitant privilège » du dollar à la crypto-économie.
En juillet 2025, le Congrès américain a adopté le Genius Act, première loi fédérale encadrant l’usage des stablecoins, ces crypto-actifs indexés sur le dollar. Contrairement au bitcoin, dont le cours est très volatil, ces « jetons stables » sont conçus pour maintenir en permanence une parité de 1 pour 1 avec le dollar. Le plus important d’entre eux, Tether (USDT), représente aujourd’hui plus de 160 milliards de jetons en circulation, et son principal concurrent, USD Coin (USDC), environ 60 milliards, soit un encours total de stablecoins en dollar de l’ordre de 250 milliards à 260 milliards de dollars (entre 215 milliards et 224,5 milliards d’euros).
Donald Trump a qualifié ce texte de « formidable », car loin d’être un simple ajustement technique, il marque un tournant dans la stratégie monétaire américaine. Après avoir utilisé massivement les droits de douane comme arme économique, Trump lance désormais une nouvelle étape que l’économiste français Éric Monnet qualifie de crypto-mercantilisme : la diffusion de stablecoins adossés au dollar pour renforcer la puissance monétaire américaine.
Du mercantilisme au crypto-mercantilisme
Historiquement, le mercantilisme désigne un ensemble de pratiques économiques visant à enrichir l’État par l’accumulation de métaux précieux et la maîtrise du commerce extérieur. En France, la controverse Bodin–Malestroit au XVIe siècle, illustre ce lien entre monnaie et pouvoir. Malestroit attribuait la hausse des prix à l’altération monétaire, issue de la réduction du poids en métal des pièces. Jean Bodin y voyait surtout la conséquence de l’afflux d’or et d’argent en provenance des Amériques. Pour Bodin, père du mercantilisme et précurseur de la théorie quantitative de la monnaie, l’abondance de liquidités accroît le pouvoir des États qui les contrôlent mais engendre l’inflation.
Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Angleterre, la France ou l’Espagne créèrent des compagnies de commerce monopolistiques, imposèrent des barrières douanières et cherchèrent à maximiser leurs exportations pour accumuler métaux et devises. Si le mercantilisme permit le financement des armées, la construction de flottes marchandes, il généra aussi l’expansion coloniale, des tensions commerciales et des guerres…
Le crypto-mercantilisme transpose ce raisonnement dans l’univers numérique par l’émission d’instruments financiers et monétaires digitaux.
Le Genius Act
Le Genius Act définit le stablecoin de paiement comme un jeton numérique adossé au dollar (par exemple, 1 stablecoin pour 1 dollar), intégralement garanti par des actifs liquides (dépôts bancaires, bons du Trésor). Seules des institutions agréées (banques, coopératives de crédit ou entreprises supervisées) peuvent en émettre. Ce cadre légal ouvre la voie à une diffusion massive des stablecoins. Les banques américaines se préparent à lancer leurs propres jetons. Les GAFAM, comme Meta, sont également en première ligne pour intégrer ces instruments sur leurs plates-formes. Mastercard collabore, depuis 2021, avec Circle, l’émetteur de l’USDC. Un premier accord a permis d’utiliser ce stablecoin pour régler certaines transactions sur le réseau Mastercard, coopération qui a depuis été progressivement étendue et continue de monter en puissance.
La stratégie repose sur l’effet réseau. Les flux de stablecoins internationaux se concentrent fortement hors des États-Unis, en particulier en Asie et en Amérique du sud, reflétant une demande globale pour le dollar numérique dans les paiements transfrontaliers. Ces transactions sont souvent plus rapides et moins coûteuses que les circuits bancaires classiques. En encourageant leur expansion, Washington étend la zone d’influence du dollar bien au-delà de son système bancaire national. Cette dynamique pourrait contraindre les grandes plates-formes étrangères à s’aligner sur ce modèle si elles veulent rester compétitives sur les marchés mondiaux des paiements. Lors de l’émission, les émetteurs de stablecoins achètent massivement des bons du Trésor pour garantir leurs réserves. Ainsi, un nouveau canal privé de financement de la dette publique américaine apparaît.
Le crypto-mercantilisme américain s’analyse donc comme un double mouvement. D’une part, la consolidation de la suprématie du dollar dans les échanges mondiaux. D’autre part, la captation de nouveaux flux financiers privés pour soutenir le marché des bons du Trésor.
Les risques internes et externes
Sur le plan interne, l’essor des stablecoins peut affaiblir la transmission de la politique monétaire. Si les agents privilégient les jetons numériques pour leurs paiements et leur épargne, la demande de dépôts bancaires diminue, réduisant ainsi la capacité des banques à financer l’économie réelle. Le risque d’un digital bank run, c’est-à-dire une ruée numérique vers un remboursement en dollar est bien réel. En effet, au moindre doute sur la solvabilité d’un émetteur, des millions d’utilisateurs peuvent, en quelques clics, demander le rachat de leurs stablecoins contre des dollars. L’émetteur doit alors liquider les bons du Trésor en réserve pour faire face aux demandes, ce qui peut transformer une inquiétude ponctuelle en crise de liquidité. Or, la confiance, est au cœur de la stabilité financière. Tirole alerte sur le fait que des renflouements massifs pourraient reposer sur les contribuables. Gorton et Zhang dressent un parallèle avec le free banking du XIXe siècle, où des banques privées émettaient leurs propres billets, souvent au prix d’une instabilité chronique. La Réserve Fédérale américaine, créée en 1913, fut la réponse gouvernementale à cette instabilité.
Sur le plan externe, le risque est la perte de souveraineté monétaire des États, déjà fortement dépendants des infrastructures de paiement américaines (Apple Pay, Google Pay, Mastercard, Visa…). La BCE a exprimé ses inquiétudes. Si les Européens utilisent massivement des stablecoins en dollar, elle perd la totale maîtrise de sa politique monétaire car leur usage rompt le lien de convertibilité directe entre la monnaie scripturale et la monnaie centrale. À ce stade, les tentatives de créer des stablecoins en euro restent marginales. L’EURC, stablecoin en euro émis par Circle, représente aujourd’hui un encours de l’ordre de 170 millions à 200 millions d’euros, quand l’USDC pèse près de 60 milliards de dollars (51,8 milliards d’euros) et l’USDT plus de 160 milliards de dollars (plus de 138 milliards d’euros). L’écart de taille est donc spectaculaire et illustre le risque de « dollarisation numérique » de fait si aucune alternative crédible libellée en euro n’est proposée.
L’euro numérique est présenté comme une réponse pour limiter cette dépendance. La BCE insiste sur la nécessité d’un instrument public capable d’offrir une alternative sûre, liquide et universellement accessible. L’euro numérique contribue à la stabilité monétaire, lutte contre les monopoles privés de paiement et incarne un symbole de l’unité européenne. À la différence d’un stablecoin, l’euro numérique sera une nouvelle forme de monnaie de banque centrale, c’est-à-dire une créance directe sur la puissance publique, au même titre que les billets, et non un jeton géré par des acteurs privés.
Un ordre monétaire international en recomposition
Le mercantilisme classique s’appuie sur les métaux précieux et le commerce maritime. Son avatar numérique combine la réglementation publique et l’innovation privée pour prolonger l’hégémonie du dollar. Mais ce renforcement s’accompagne d’une fragmentation accrue car l’émergence de stablecoins, de monnaies numériques de banque centrale ou d’initiatives concurrentes, ici et ailleurs, dessine un ordre monétaire international plus instable et conflictuel. La révolution monétaire est en marche.
Pour les États-Unis, la stratégie est claire : maintenir l’« exorbitant privilège » du dollar, même au prix d’une désintermédiation du rôle de la Réserve Fédérale. La domination du dollar repose sur un équilibre fragile entre confiance internationale et capacité d’innovation financière. Le crypto-mercantilisme peut prolonger cet avantage, mais en l’exposant à de nouvelles vulnérabilités.
Pour l’Europe, et le reste du monde, le défi est désormais de ne pas subir cette dollarisation numérique, mais d’y répondre. L’euro numérique illustre cette volonté de bâtir un contrepoids crédible, à la fois pour protéger la souveraineté monétaire et pour offrir une alternative de confiance dans les paiements du futur.
Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics.
26.11.2025 à 11:26
Les champignons d’Ötzi, l’homme des glaces du Néolithique
Texte intégral (1976 mots)

On l’oublie trop souvent mais les champignons ont accompagné l’histoire de l’humanité : médecine, géopolitique, psychologie, architecture, gastronomie, ils s’invitent dans de nombreux champs de nos vie depuis le Néolithique.
Dans cet extrait de son ouvrage Dix champignons qui ont changé la vie des hommes (éditions Actes Sud, 2025), le mycologue Hubert Voiry nous parle des deux champignons retrouvés par les archéologues dans la besace d’Ötzi, l’homme préhistorique découvert fortuitement en 1991 à 3 200 mètres d’altitude, dans les Alpes italiennes. Il tâche de comprendre pourquoi cet homme avait, avec lui des amadous et des polypores du bouleau.
Ötzi portait un petit sac en cuir rempli de matière noire. Dans ce sac, il y avait aussi trois outils en silex et un os en forme de poinçon. Au début, on a pensé que la matière noire était de la résine et que ce sac était une sorte de « kit » de réparation d’outils. Or, la substance, une fois séchée, a montré une teinte virant au brun. L’examen microscopique de cet objet a révélé qu’il s’agissait de la chair d’un champignon, l’amadouvier (Fomes fomentarius). Cette chair brune que l’on trouve sous la croûte (la face supérieure) du champignon avait été travaillée manuellement pour obtenir un produit de consistance fibreuse que l’on appelle l’amadou. Mélangées à cette matière, on a détecté aussi des traces de pyrite. Silex, pyrite et amadou ainsi réunis permettent d’allumer le feu et de le conserver.
Ce n’est pas le témoignage le plus ancien de l’usage de l’amadou pour le feu. Celui-ci a en effet été retrouvé en grande quantité associé à des nodules de pyrite sur le site archéologique de Star Carr en Angleterre qui date de près de 10 000 ans. On a fait les mêmes observations dans les fouilles archéologiques de Maglemose au Danemark, site qui remonte à 8 000 ans. Il existe aussi des témoignages plus récents datant de l’âge du bronze en Suisse, dans les sites préhistoriques d’anciens villages lacustres. L’amadou a donc la propriété de produire et de transporter le feu. Contrairement à une idée reçue, les humains de cette époque ne frappaient pas deux silex l’un contre l’autre pour allumer un feu, car les étincelles résultant de leur percussion sont trop éphémères pour enflammer un combustible. Ils avaient recours essentiellement à deux techniques : celle de la friction avec du bois et celle de la percussion, vraisemblablement utilisée par Ötzi. Dans la première, on dispose un morceau de bois à la verticale d’un autre placé au sol. On frotte le morceau de bois sur l’autre en lui donnant un mouvement de rotation avec les mains. Cela produit de la sciure échauffée qui va donner quelques braises. Ensuite, il faudra les mettre en contact avec des brindilles sèches. Ce procédé n’a pas laissé de traces archéologiques. L’autre méthode consiste à utiliser, comme Ötzi, pyrite, silex et amadou. La percussion d’un morceau de disulfure de fer (pyrite ou marcassite) contre une roche dure comme le silex produit des étincelles. L’amadou au contact de l’étincelle est capable de s’embraser facilement du fait de sa structure fibreuse, et le feu peut couver longtemps, ce qui facilite son transport. Il reste à produire des flammes en mettant par exemple en contact l’amadou incandescent avec des herbes très sèches ou des fibres d’écorce.
Pour faciliter l’embrasement, on a perfectionné la technique. L’amadou est débité en tranches fines qui sont amollies à coups de maillet puis qui sont mises à sécher. Au cours des siècles, des traitements au salpêtre ou aux cendres ont été mis au point pour qu’il s’enflamme plus facilement. Le célèbre mycologue Christiaan Hendrik Persoon en donne la description dans son ouvrage Traité sur les champignons comestibles, contenant l’indication des espèces nuisibles paru en 1818. Il précise que les bûcherons des Vosges avaient une technique moins recommandable pour traiter l’amadou : ils enterraient les tranches du “bolet” et les arrosaient pendant un certain temps avec de l’urine.
À partir de l’âge du fer, les morceaux de disulfure sont remplacés par des briquets, petits objets en acier qui au Moyen Âge avaient une forme de crochet aplati. Actuellement, on peut se procurer, dans le commerce, ce type de briquet appelé aussi briquet à silex et ainsi reproduire les gestes de nos ancêtres en frappant l’acier sur un silex aiguisé. On recueille les étincelles avec un morceau d’amadou ou à défaut avec un morceau de coton carbonisé. Les briquets “à amadou” qui apparaissent vers 1840 ne contiennent curieusement pas d’amadou. Le nom a été repris, mais c’est une mèche de coton trempée dans une solution chimique qui joue le rôle de l’amadou.
De nos jours, l’amadou est encore utilisé de façon traditionnelle pour le transport du feu, comme en Autriche lors du Weihfeuertragen, littéralement “le transport de feu consacré”. Le samedi de Pâques, le prêtre catholique réunit les familles de paroissiens autour d’un feu qu’il bénit au cours d’une cérémonie. Ensuite, les enfants récupèrent les braises à l’aide de bidons métalliques et passent dans les maisons du village apporter le feu béni. Pour faciliter le transport, ils ajoutent aux braises des morceaux d’amadou. En plus d’être le polypore le plus efficace pour la fabrication et le transport du feu, grâce à sa chair, l’amadouvier a aussi des vertus médicinales et artisanales, voire spirituelles. Un peuple de l’île d’Hokkaidō au Japon, les Aïnous, procédait, en cas de maladie ou d’épidémie, à un rituel de fumée autour des habitations. Ils faisaient brûler toute la nuit des fructifications de F. fomentarius pour éloigner les démons. Un rite analogue était pratiqué en Sibérie chez les Khantys et en Amérique du Nord dans des tribus amérindiennes.[…]
Le deuxième champignon retrouvé dans les affaires d’Ötzi est le polypore du bouleau, en latin : Fomitopsis betulina. Il se présentait sous forme de deux fragments enfilés sur une lanière de cuir. L’un de forme sphérique et l’autre de forme conique. Le polypore du bouleau, une fois séché, s’enflamme rapidement mais le feu ne couve pas. Ötzi ne l’a pas probablement pas utilisé pour le transport du feu, d’autant qu’il possédait déjà de l’amadou. Quel usage faisait-il donc des morceaux de ce polypore ?
Cette question a naturellement suscité des débats, dont sont ressorties deux grandes hypothèses. La première a été avancée par l’anthropologue italien Luigi Capasso : il suggère que l’Homme des Glaces était conscient de la présence de ses parasites intestinaux et les combattait avec des doses adaptées de Fomitopsis betulina. Ce champignon, qui est comestible – nous en reparlerons plus loin –, était probablement le seul vermifuge disponible à l’époque. L’autre hypothèse est défendue par la biologiste autrichienne Ursula Peintner : elle a fait le rapprochement avec certaines coutumes d’Amérindiens, rapportées par le biologiste américain Robert Blanchette. Ils possédaient des objets décorés avec des morceaux de forme ronde ou ovale d’Haploporus odorus, polypore à l’odeur très suave. Ces fragments étaient enfilés sur des lacets en cuir puis attachés aux tuniques sacrées ou aux colliers des guérisseurs. Ce polypore était aussi considéré comme ayant des vertus médicinales : on le faisait brûler pour produire une fumée agréable pour les personnes malades. Comme souvent dans les traditions, les aspects spirituel et médical sont mêlés. Concernant l’Homme des Glaces, nous avons bien noté que les bouts de F. betulina étaient enfilés sur une lanière de cuir de façon élaborée. S’il s’était agi d’un simple transport, ils auraient été placés sans perforation dans un récipient. On peut donc penser que les morceaux de F. betulina jouaient un rôle spirituel et médicinal. Robert Blanchette évoque aussi l’importance d’un autre champignon, Fomitopsis officinalis, aux propriétés médicinales pour les Amérindiens et leurs chamanes qui l’appellent “le pain des fantômes”. Les chamanes utilisaient des masques sculptés dans ces polypores pour effectuer des rites destinés à guérir certaines maladies. À leur mort, les masques étaient placés à la tête de la tombe et protégeaient l’esprit des chamanes. En Autriche, des fructifications de polypore du bouleau étaient sculptées pour protéger les animaux de ferme de la malchance. Le fragment conique du polypore d’Ötzi pourrait évoquer une sculpture qui n’aurait pas été très bien conservée. On pourrait donc considérer qu’Ötzi était un chamane qui portait sur lui, comme un talisman, ces deux fragments d’un champignon aux vertus médicinales et spirituelles. Rappelons que les affaires d’Ötzi n’ont pas été pillées, ce qui laisse supposer qu’on ne voulait pas s’approprier ses objets : c’était peut-être un personnage important.
Hubert Voiry est l'auteur de l'ouvrage « 10 champignons qui ont changé la vie des hommes », publié aux éditions Actes Sud dont ce texte est tiré.
26.11.2025 à 11:25
L’Univers a-t-il un début ? Le Big Bang contre la théorie de l’état stationnaire
Texte intégral (2374 mots)
La question de l’évolution de l’Univers a attisé de nombreux débats au cours de l’histoire de la physique. Au début du XXe siècle, deux camps de scientifiques s’affrontèrent : d’un côté, les tenants d’un Univers stable et ayant toujours existé, de l’autre, les physiciens qui adhèrent au modèle d’un atome primitif, ancêtre de notre théorie du Big Bang.
Au cours du XXe siècle, la cosmologie a été bouleversée par deux visions concurrentes du Cosmos. D’un côté, Georges Lemaître proposait l’hypothèse d’un « atome primitif », précurseur du Big Bang, selon laquelle l’Univers a une histoire et un commencement. De l’autre, Fred Hoyle, Thomas Gold et Hermann Bondi défendaient en 1948 une alternative : l’état stationnaire, un modèle où l’Univers, en expansion, reste inchangé à grande échelle grâce à une création continue de matière.
Cette théorie séduisait par son élégance : elle évitait l’idée d’un début absolu et renouait avec de vieilles intuitions philosophiques – puisqu’elles remontent à la Grèce antique – selon lesquelles le Cosmos était éternel et immuable. Mais elle allait bientôt se heurter à l’épreuve des observations. Le déclin de cette théorie fascinante s’inscrit dans une querelle scientifique majeure, au terme de laquelle le modèle de l’atome primitif de Georges Lemaître s’est imposé.
Le modèle de l’état stationnaire : un Univers éternel et immuable
En 1948, Fred Hoyle, Thomas Gold et Hermann Bondi introduisent le modèle cosmologique de l’état stationnaire. Leur approche repose sur deux principes fondamentaux. D’une part, le principe cosmologique parfait : non seulement l’Univers est homogène et isotrope dans l’espace – cela signifie qu’à grande échelle, l’Univers présente les mêmes propriétés en tout point et dans toutes les directions d’observation, aucun lieu ni direction n’est privilégiés – mais il l’est aussi dans le temps – ses propriétés sont globalement les mêmes à toutes les époques. D’autre part, ils postulent la création continue de matière pour compenser l’expansion observée de l’Univers mise en évidence par Hubble, de la matière est continuellement créée à un rythme très faible (de l’ordre d’un atome d’hydrogène par mètre cube tous les milliards d’années).
Ce modèle évite un commencement à l’Univers, et par conséquent la question philosophique et scientifique de la création de quelque chose à partir du néant. Il offre un cadre élégant, statique à grande échelle, dans lequel l’Univers n’a ni origine ni fin. D’un point de vue philosophique, il s’inscrit dans la continuité d’une vision éternelle du Cosmos, une position qui était majoritaire parmi les savants de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, une idée déjà défendue par les stoïciens ou Aristote. À noter qu’Aristote s’interroge sur les limites de l’Univers et rejette l’idée d’un Univers infini, qu’il juge physiquement insoutenable.
Pourquoi le modèle de l’état stationnaire a-t-il séduit ?
Le modèle de l’état stationnaire a longtemps bénéficié d’un certain prestige pour plusieurs raisons. D’abord, sa simplicité philosophique, que l’on vient de décrire, mais aussi sa stabilité mathématique, puisqu’il repose sur des solutions simples des équations cosmologiques formulées par Einstein dans le cadre de sa relativité générale. Enfin, il séduit aussi du fait de son esthétique scientifique : un Univers inchangé dans le temps apparaît comme harmonieux et prévisible.
Le modèle de l’état stationnaire avait donc tout pour plaire. Sûr de sa théorie, c’est Fred Hoyle, en voulant se moquer et tourner en dérision le modèle concurrent de l’atome primitif qu’il considérait comme absurde, qui forge le terme de Big Bang lors d’une émission de radio sur la BBC en 1949. Et pourtant…
Le modèle de l’atome primitif de Lemaître : un précurseur du Big Bang
Avant même la formulation du Big Bang moderne tel que nous le concevons aujourd’hui, le prêtre et physicien belge Georges Lemaître avait développé en 1931 une hypothèse audacieuse : le modèle de l’atome primitif. Selon lui, l’Univers aurait été créé à partir de la désintégration d’un « atome cosmique », un point originel dense et chaud, à l’origine de l’expansion de l’espace. Il complète ainsi un modèle qu’il avait commencé à formuler dès 1927, dans lequel il proposait déjà un Univers en expansion.
Lemaître s’appuie sur les solutions dynamiques des équations d’Einstein et sur les observations de Edwin Hubble, astronome américain ayant découvert que les galaxies s’éloignent des unes des autres. Il conçoit un Univers en expansion, mais doté d’un passé à la fois physique et avec un commencement. Lemaître imaginait l’atome primitif comme un noyau contenant toute la matière de l’Univers dont la fission aurait déclenché l’expansion cosmique. Il interprétait les rayons cosmiques, récemment découverts, comme des résidus de cette désintégration initiale. Cette hypothèse s’est avérée inexacte puisqu’ils proviennent en réalité de phénomènes astrophysiques situés dans notre environnement cosmique proche.
Contrairement à Hoyle, il accepte la notion de début sans lien avec une quelconque création religieuse, qu’il considère en tant qu’ecclésiaste comme une notion philosophique et non pas comme un événement particulier. Le modèle de l’atome primitif est le précurseur direct de ce que l’on appellera par découvertes successives le modèle du Big Bang, qui s’imposera plus tard, notamment grâce à ses prédictions observables.
Les preuves observationnelles contre l’état stationnaire
Malgré son attrait initial, le modèle de l’état stationnaire a commencé à vaciller face à des données de plus en plus précises. Le coup le plus dur arrive en 1964, quand Arno Penzias et Robert Wilson détectent par hasard un signal radio bruité provenant de toutes les directions d’observation. Ce bruit, appelé rayonnement cosmologique, est en fait la lueur fossile laissée par l’Univers très jeune, exactement comme l’avaient prédit les partisans du Big Bang. Le modèle stationnaire, lui, n’a aucun moyen d’expliquer un tel vestige. Le fond diffus cosmologique, découvert en 1965, est le témoin le plus direct du Big Bang. Ses détails ont ensuite été étudiés par les satellites COBE (1992), WMAP (2003) et Planck (2009).
D’autres indices vont dans le même sens : les galaxies lointaines – dont l’image qui nous parvient d’elle date du moment où elles étaient encore jeunes – n’ont pas la même apparence que les galaxies actuelles. De plus, les quasars, sortes de noyaux galactiques hyperactifs, étaient bien plus nombreux dans le passé qu’aujourd’hui. Ces différences montrent que l’Univers évolue au fil du temps, contrairement à ce qu’affirmait l’état stationnaire.
Enfin, le Big Bang prédit avec une grande précision les proportions des éléments légers (hélium, deutérium, lithium) formés durant les toutes premières minutes. Les mesures des éléments fossiles qui sont parvenus jusqu’à nous confirment ces valeurs. Le modèle stationnaire, qui n’inclut pas de phase chaude et dense initiale, est incapable de les expliquer.
L’évolution de la cosmologie moderne
Face à ces observations, la communauté scientifique adopte progressivement le modèle du Big Bang comme modèle standard. Pourtant, Fred Hoyle, dans les années 1990, refusant d’abandonner son hypothèse, propose un modèle dit quasi stationnaire, mais il reste marginal.
Aujourd’hui, le modèle ΛCDM (Lambda Cold Dark Matter), une version étendue du Big Bang qui intègre la constante cosmologique, l’idée selon laquelle il existe une minuscule énergie du vide, identique partout, exerçant une pression qui accélère l’expansion de l’Univers, est considéré comme le cadre le plus complet pour décrire l’évolution de l’univers. Introduite par Einstein en 1917 pour contrecarrer l’effet de la gravité dans un Univers qu’il pensait lui-même statique, elle a été réhabilitée sous le nom d’énergie sombre pour expliquer l’accélération observée, est considéré comme le cadre le plus complet pour décrire l’évolution de l’Univers.
Le modèle de l’état stationnaire illustre un cas typique d’élégance théorique confrontée à la rigueur de l’expérimentation. Cette controverse a stimulé les débats, inspiré des développements mathématiques et permis une meilleure compréhension de ce qu’est une bonne théorie scientifique : cohérente, testable, et surtout, réfutable.
Elle rappelle aussi que la science avance non par dogme, mais par confrontation avec la réalité du cosmos. Et si certaines théories comme celle de la simulation ou du multivers flirtent aujourd’hui avec la frontière de ce que l’on est capable de tester, elles perpétuent une tradition millénaire : tenter de comprendre ce qui, depuis toujours, nous dépasse.
Waleed Mouhali ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.