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15.12.2025 à 11:41

Cinq proverbes qui façonnent notre vision du management

Benoît Meyronin, Professeur senior à Grenoble Ecole de Management, Grenoble École de Management (GEM)
« À chaque jour suffit sa peine », « Rendre à César ce qui est à César » ou « Aide-toi et le ciel t’aidera », ces proverbes illustrent notre rapport au travail.
Texte intégral (2480 mots)
_Le Tribut à César_, du peintre Bartolomeo Manfredi (1582-1622), illustre le proverbe « Rendre à César ce qui est à César ». Wikimédia Commons

« À chaque jour suffit sa peine », « Rendre à César ce qui est à César », « Que chacun balaie devant sa porte », « À l’impossible nul n’est tenu », « Aide-toi et le ciel t’aidera », ces cinq proverbes irriguent notre quotidien et notre vie au travail. Que disent-ils de notre façon de concevoir le management ?


« À chaque jour suffit sa peine »

Le proverbe trouve son origine dans l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu.

Bien sûr, le manager qui ne chercherait pas à anticiper ne remplirait pas totalement son rôle. Mais réaffirmer que chaque journée est en soi une fin, qu’il ne faille pas empiler les difficultés probables ou à venir, est aussi une manière de les traiter dans l’ordre, sans s’y perdre et sans perdre son équipe. Pour le dire autrement, il y a une gestion des temporalités qui nous invite à qualifier et requalifier, sans cesse et avec exigence, les urgences, en les distinguant de ce qui est important – comme nous invite la matrice d’Eisenhower.

Par exemple, la gestion inadaptée des courriels, qui sont pourtant, comme le rappelle la chercheuse en sciences de l’information et de la communication Suzy Canivenc, des outils de communication asynchrone (en dehors du temps réel), illustre notre incapacité à bien gérer notre temps.

Le rôle d’un manager n’est pas nécessairement de tout traiter, de tout lire, d’apporter à toute demande une réponse, de décider de tout. Un temps de germination peut être le bienvenu pour, tout à la fois, laisser se dissoudre d’elles-mêmes certaines requêtes (l’émetteur ayant trouvé la réponse par lui-même ou par une autre voie), voire, qu’une posture managériale souhaitable est précisément de ne pas donner réponse ou audience à tout.

Laisser « reposer à feu doux » un sujet problématique est une façon de ne pas traiter dans l’urgence, et de s’ôter le stress associé. S’en remettre au lendemain, c’est alors faire confiance à cette part de nous-mêmes qui, même au repos, fait que notre cerveau continue à œuvrer.

« Rendre à César ce qui est à César »

Affiche française de 1788 illustrant le proverbe « Il faut rendre à César ce qui est à César et à la nation ce qui est à la nation ». Wikimedia

Cet emprunt à l’Évangile selon saint Luc pourrait nous inspirer cette réflexion : que chacun se contente de s’attirer les louanges qu’il mérite, sans éprouver le besoin de s’approprier celles d’autrui.

Si la reconnaissance est un enjeu majeur, il semble hélas que nombre d’organisations ont « la mémoire courte ». Elles oublient d’où elles viennent, ce qu’elles ont entrepris, et à qui elles le doivent. Les inspirateurs, les pionniers, les innovateurs ou les transformateurs n’ont pas toujours la reconnaissance qu’ils méritent. Prendre le temps de remercier, aussi, le concours d’un service support (l’informatique, les achats ou la communication), sans lequel un projet n’aurait pu être mené à bien, peut figurer ici.

Si l’on admet avec Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux et Axel Honneth dans la la Lutte pour la reconnaissance, que la reconnaissance est l’un des moteurs de nos vies, alors il convient de garder la trace, de n’oublier aucune contribution dans une réussite qui ne peut, jamais, être le fruit d’une seule entité et d’une seule personne.

« Que chacun balaie devant sa porte et les rues seront nettes »

L’exemplarité, comme le précise la professeure en comportement organisationnel Tessa Melkonian, invite à la congruence. Soit cet alignement entre ce que je dis, ce que je fais et ce que je communique de façon explicite et implicite. Un manager est reconnu pour sa capacité à incarner les valeurs et les postures attendues de chacun, à montrer la voie quand une décision nouvelle doit s’appliquer au collectif de travail.

De même, avant de prononcer une critique, il doit veiller à ce que sa propre pratique ne puisse faire l’objet d’une semblable observation. Devoir être exemplaire en tout requiert de l’énergie, de l’attention, de la constance. C’est une discipline, sans laquelle l’exigence devient un vœu pieux. Mais elle fonctionne dans une logique de réciprocité : ses collaborateurs doivent pouvoir eux-mêmes démontrer leur exemplarité avant de l’exposer à leurs propres critiques.

« À l’impossible nul n’est tenu »

Planche illustrant le proverbe, en 1815–1825. Wikimedia

Certaines missions, certaines tâches, excèdent les capacités d’une personne ou d’un collectif. Il est essentiel de le rappeler, dans une époque marquée par la quête de l’exploit et les logiques de « performance ».

Dans ce contexte, oser dire que l’échéance n’est pas tenable, sauf à dégrader la qualité des tâches (ce qui, dans certaines circonstances, peut parfaitement être audible), témoigne plutôt d’une forme de courage. Cette posture implique des contre-propositions, une voie de sortie, et non seulement une fin de non-recevoir.

Le droit à l’erreur prend ici toute sa place. Reconnaître aux équipes et se reconnaître ce même droit en tant que leader, comme nous y invite Tessa Melkonian, c’est l’un des marqueurs de l’époque. Comment rassurer une équipe sur ce droit si le manager lui-même ne sait pas évoquer ses propres échecs et ne s’autorise par des essais-erreurs ?

Il s’agit bien d’oser dire que l’on s’est trompé, que l’on a le droit de se tromper, mais le devoir de réparer, et, surtout, de ne pas reproduire la même erreur. Ici, plus qu’ailleurs peut-être, l’exemplarité managériale aurait un impact fort : entendre un dirigeant reconnaître publiquement une erreur pourrait faire beaucoup. L’ouvrage Un pilote dans la tempête, paru récemment, de Carlos Tavares, l’ancien PDG de Stellantis, constitue un témoignage éloquent de cette absence de remise en question – notamment pour ce qui concerne les décès dus aux dysfonctionnements de certains airbags.

« Aide-toi, le ciel t’aidera »

Ce proverbe popularisé par Jean de La Fontaine dans le Chartier embourbé introduit la notion de care en management. Issue des travaux pionniers de la psychologue Carol Gilligan, cette forme d’éthique nous invite à considérer les relations entre humains à travers le prisme de la vulnérabilité, de facto du soin, reçu et prodigué.

Comme nous le dit le philosophe Éric Delassus :

« L’incapacité à assumer sa vulnérabilité est la cause d’un grand nombre de difficultés dans le monde du travail, tant pour les managers que pour les managés. […] Qu’il s’agisse de difficulté propre au travail ou concernant la compatibilité entre vie professionnelle et vie personnelle ou familiale, on n’ose en parler ni à ses pairs ni à ses supérieurs de peur de passer pour incompétent, pour faible ou incapable. […] Alors, qu’en revanche, si chacun percevait sa propre vulnérabilité et celle des autres avec une plus grande sollicitude, personne n’hésiterait à demander de l’aide et à aider les autres. »

Il s’agit bien d’oser, simplement, requérir l’aide d’un collègue. En entreprise, demander un soutien demeure complexe. L’éthique du care nous ouvre une perspective inédite et bienvenue : aide ton prochain et réciproquement, sollicite son aide. Car l’autre ne m’aidera que si je lui permets de le faire, si j’accepte donc de me révéler dans toute ma vulnérabilité.

Affiche de la fable le Charretier embourbé, de Jean de La Fontaine. Wikimedia
The Conversation

Benoît Meyronin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.12.2025 à 11:40

Il n’est pas possible de gérer un club sportif professionnel comme une entreprise : voici pourquoi !

Patrice Bouvet, Maitre de conférences HDR en économie et management du sport, Université de Poitiers
Les clubs de sport ne sont pas des entreprises comme les autres. Soumise à des contraintes particulières, leur gestion a ses spécificités. Voici pourquoi.
Texte intégral (1863 mots)

Même si l’argent joue un rôle important dans le sport de haut niveau, la gestion d’un club sportif, ni vraiment différent ni vraiment semblable à une autre entreprise, obéit à des contraintes particulières. Les raisons ne manquent pas pour expliquer pourquoi leur management ne peut être identique.


Du fait de la professionnalisation de l’univers du sport, la gestion d’un club sportif professionnel (CSP) semble tout à fait comparable à celle d’une entreprise. En France, dans les années 1990-2000, Anny Courtade, à la fois PDG de Locasud (la centrale d’achat des magasins Leclerc dans le sud-est de la France) et du Racing Club de Cannes (volley-ball féminin) a par exemple souvent été présentée comme un brillant exemple de réussite combinée.

Au vu de cet exemple, le transfert de compétences semble assez simple : il faut s’inspirer des facteurs clés de succès existants dans le monde des affaires, en s’adaptant à l’environnement du sport. Et pourtant… Nombreux sont, à l’inverse, les chefs d’entreprise (Laurent Tapie, Laurent Platini, Peter Lim…) qui ont brillamment réussi dans leurs activités professionnelles mais qui ont échoué dans le domaine sportif. Un argument souvent avancé pour expliquer ces échecs est l’aveuglement qui serait lié à la passion conduisant à des problèmes de gouvernance. Notre vision des choses est quelque peu différente pour les sports collectifs.

Des contraintes différentes

Si le management d’un club sportif professionnel (CSP) ne peut pas emprunter les mêmes voies qu’une entreprise classique, c’est d’abord parce que ces deux types d’organisation ne se ressemblent pas autant qu’il pourrait sembler de premier abord.

Les contraintes à gérer sont très différentes, à commencer par le cadre juridique. Si, comme toutes les entreprises, les CSP peuvent choisir des statuts juridiques (SASP ou SARL sportives), ils doivent aussi créer une association sportive pour être affiliés à leur fédération de tutelle. Un lien de dépendance en résulte, notamment en cas de conflit entre l’association et la société commerciale. Cette délégation obligatoire de l’activité professionnelle leur est imposée par le Code du sport (article 2 122-1 et suivants) qui diffère du code de commerce sur de nombreux points. Les modes de régulation sont aussi différents.

Une action scrutée par les supporters

Une autre divergence cruciale concerne l’exposition médiatique : faible pour la majorité des chefs d’entreprise, elle est très forte pour les dirigeants des CSP. Cela produit des obligations très éloignées. À la différence d’un chef d’entreprise qui communique rarement auprès d’un large public mais plutôt auprès d’acteurs ciblés (collaborateurs, actionnaires, fournisseurs, clients…), les décisions, les déclarations, les réactions d’un président de CSP sont scrutées en permanence et peuvent générer de nombreuses crises (médiatiques, avec les supporters, les partenaires…).


À lire aussi : Pernod Ricard et le PSG : quand le territoire se rappelle à l’entreprise


Par répercussion, les horizons temporels de l’action s’opposent : de très court-terme pour un président de CSP, plus lointain pour un chef d’entreprise. Ces différences influent sur leur notoriété, leur popularité, leurs relations avec les parties prenantes et donc leurs motivations. Souvent inconnues du grand public, celles-ci finissent souvent par transparaître et donc par avoir des conséquences sur la légitimité des uns et des autres. Les chefs d’entreprise tirent leur légitimité de leur efficacité économique et de la confiance inspirée aux investisseurs. Celle des présidents de CSP repose sur une combinaison beaucoup plus fragile entre légitimité institutionnelle, populaire, sportive et même souvent symbolique.

La majorité des CSP ambitionnent de maximiser leurs résultats sportifs (se maintenir dans la division dans laquelle ils évoluent, participer aux compétitions européennes) sous contrainte économique (du fait de leur budget ou des décisions des instances de régulation. Les entreprises cherchent à maximiser leurs résultats économiques en prenant en compte les contraintes réglementaires des pays où ils sont implantés.

Un rapport différent à l’incertitude

Indirectement, cela produit un rapport différent à l’incertitude. Les chefs d’entreprise mobilisent des techniques pour la limiter. Les présidents de CSP font de même dans leur gestion courante mais souhaitent la voir perdurer au niveau sportif – on parle même de la glorieuse incertitude du sport- pour maintenir l’intérêt des compétitions et donc des spectacles sportifs.

Autre différence : les marchés sur lesquels interviennent les entreprises sont le plus souvent libres et ouverts, les marchés sur lesquels évoluent les CSP sont davantage encadrés. L’existence de ces réglementations résulte en partie de la nature de la production : elle est jointe. Un CSP ne peut pas produire seul une rencontre sportive, il faut a minima deux équipes pour un match. Cela implique, obligatoirement, une forme de coopération entre les concurrents alors que les entreprises peuvent librement décider de leur stratégie.

La pression des résultats

Ces différences induisent que le management des unes et des autres ne peut pas être le même. Au niveau stratégique, la première différence, concerne la temporalité. Pour les chefs d’entreprise, l’horizon est le moyen ou long terme ; pour les présidents de CSP la saison sportive, soit plus qu’un trimestre. Dans ce domaine, la nature même de l’activité impose une gestion temporelle réactive avec de fréquents ajustements en fonction des blessures, des résultats, de l’évolution de l’effectif.

À l’inverse, dans de nombreuses entreprises, la notion de planification conserve un intérêt. Plus précisément, dans les CSP la diversification, est la seule option envisageable, la stratégie volume/coût étant hors de portée puisqu’il n’est pas possible d’augmenter de façon importante le nombre de matchs joués, ni de réduire drastiquement les coûts de fonctionnement, la majorité d’entre eux étant fixes.

En ce qui concerne le marketing et la gestion commerciale, si la majorité des entreprises définissent et choisissent un positionnement, peu de CSP le font. Les déterminants de l’image de marque diffèrent sur de nombreux points. Il en va de même des déterminants de la valeur perçue et donc indirectement de l’attractivité.

Le poids de l’histoire

Beaucoup plus que dans les entreprises, l’histoire du club joue un rôle dans la perception de la valeur de la marque par les « clients-fans », valeur difficile à apprécier. Les « expériences client » divergent également : elles sont « classiques » dans les entreprises ; dans les CSP « immersives ». Les interactions qui apparaissent entre les fans d’un club (simples spectateurs, supporters, partenaires, élus..) sont primordiales. Ces interactions n’existent quasiment pas dans les entreprises.

Du fait du caractère aléatoire de l’activité de « spectacle sportif », les CSP ont des difficultés pour obtenir d’importants concours bancaires. D’autres sources de financement doivent être recherchées. Trois se dégagent clairement :

  • la commercialisation de nombreux droits (entrés, TV, image, exposition, appellation, numériques) ;

  • l’apport en compte courant d’actionnaires ;

  • à cela s’ajoute pour le football, le trading joueurs soit la pratique consistant à vendre une partie des actifs immatériels détenus par les clubs, c’est-à-dire, certains joueurs « sous contrat ».

En dépit du recours à ces possibilités, l’équilibre budgétaire n’est pas toujours atteint en fin de saison dans les CSP. L’une des causes principales, qui distingue fondamentalement ce secteur de la majorité des autres, réside à la fois dans l’importance des coûts salariaux et dans leur caractère quasiment incompressibles.

France Travail 2024.

Des RH sous contraintes

Pour ce qui est des ressources humaines, les mutations reposent sur des principes différents. Tout d’abord en ce qui concerne l’agenda : possible à tout moment dans l’entreprise, limitées à des périodes précises (mercato) dans les CSP. Les sommes engagées diffèrent également. Dans les entreprises, elles sont plus ou moins explicitement déterminées par des « grilles », dans les CSP elles sont le fruit d’âpres négociations.

Par ailleurs, dans les premières, le plus souvent la décision est prise par l’employeur. Elle l’est fréquemment par les joueurs dans les CSP, ce qui confronte les présidents de club à un dilemme spécifique : faut-il « laisser filer » le joueur au risque d’affaiblir l’équipe ou, au contraire, faut-il le conserver dans l’effectif contre sa volonté, au risque qu’il soit moins performant ?

La question des rémunérations se pose également dans des termes distincts, les possibilités de mesure de la productivité, l’influence de la médiatisation et le rôle des agents de joueurs en étant les principales explications.

The Conversation

Patrice Bouvet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.12.2025 à 17:59

Airbus : D’où vient la panne qui a conduit l’entreprise à immobiliser des milliers d’avions ?

David Monniaux, Chercheur en informatique, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Université Grenoble Alpes (UGA)
Les radiations solaires peuvent-elles mettre en danger un avion ? Les mesures de sécurité existantes devraient pourtant prévenir ces incidents.
Texte intégral (2103 mots)

Fin octobre, Airbus demande aux compagnies aériennes de maintenir au sol 6 000 A320, à la suite d’un incident survenu en vol. L’entreprise l’explique par une mise à jour logicielle qui serait plus sensible aux rayonnements cosmiques. Si ce genre de problèmes existe, ils sont cependant détectés immédiatement en temps normal.


Le 30 octobre dernier, un vol de Cancún vers le New Jersey de la compagnie JetBlue a rapidement chuté en plein vol, avant que les pilotes puissent rétablir sa trajectoire, au bout de quelques secondes. Après un atterrissage en urgence en Floride, quelques passagers ont reçu des soins. À la suite de cet incident, Airbus a dû changer en urgence un logiciel de pilotage dans 6000 appareils de la famille A320. On a évoqué une « perturbation par une particule isolée » et le rôle des éruptions solaires. Qu’en est-il ?

Le palliatif proposé par Airbus est de faire revenir la version de certains logiciels de pilotage à une version antérieure. Sur les forums spécialisés, on spécule sur les causes techniques de ce dysfonctionnement, sur d’éventuelles fonctionnalités ajoutées entre ces deux versions, qui seraient insuffisamment protégées contre les effets que des rayonnements cosmiques peuvent avoir dans les composants informatiques. Il vaut mieux, toutefois, attendre le rapport officiel de l’enquête sur l’incident. En attendant, nous pouvons revenir sur l’explication invoquée et en quoi elle peut surprendre.

Les rayons cosmiques, ennemis de nos systèmes électroniques

La Terre est en permanence bombardée par des particules venant de l’espace – du Soleil ou de corps plus lointains. La plupart de ces particules sont déviées par le champ magnétique terrestre, une autre partie est absorbée ou transformée par l’atmosphère, mais certaines d’entre elles peuvent atteindre la surface terrestre. Elles forment une partie de la radioactivité naturelle, et sont plus abondantes en périodes d’éruption solaire.

Ces particules arrivant de l’espace ont des effets variés. Dans les régions polaires, moins protégées par le champ magnétique terrestre, elles provoquent de magnifiques aurores dans le ciel de nuit. On leur attribue également les flashes lumineux que les astronautes perçoivent dans leurs yeux. Comme il s’agit de rayonnements ionisants, les particules reçues peuvent avoir des effets sur la santé. Ainsi, Thomas Pesquet, en six mois de séjour dans la station spatiale internationale, a bien dépassé le quota annuel maximum d’exposition aux radiations permis pour un travailleur français.

Les particules issues de l’espace peuvent provoquer des dysfonctionnements dans les circuits électroniques. Par exemple, dans les années 1990, des composants électroniques de puissance, notamment conçus pour des trains, grillaient pour des raisons mystérieuses. Pour trier parmi les diverses hypothèses envisagées, on a essayé ces composants à la surface et dans une mine de sel, sous 140 mètres de roche : les problèmes ne se produisaient pas dans la mine ! Une fois le problème identifié, on a pu concevoir des composants et des modes d’utilisation beaucoup moins vulnérables.

Qu’est-ce qu’une perturbation par une particule isolée ?

Il est plus courant que, plutôt que de griller un composant, les particules modifient une donnée qui y est stockée. Les ordinateurs retiennent les informations sous forme de 0 et de 1, et une particule peut provoquer le basculement d’un 0 en 1 ou l’inverse, ce qu’on appelle une « perturbation par une particule isolée », ou single event upset en anglais.

En 2003, dans la commune belge de Schaerbeek, une liste a obtenu lors d’une élection un excès de précisément 4 096 voix, ce qui correspond exactement au basculement d’un 0 en 1 à l’intérieur d’un nombre écrit en binaire. Un tel basculement s’expliquerait par un single event upset.

Bien évidemment, et notamment pour les applications aérospatiales, particulièrement exposées, on a développé des parades. Certaines parades sont matérielles : par exemple, les mémoires vives peuvent être munies de codes correcteurs d’erreurs fondés sur du matériel spécifique pour coder et décoder très rapidement. C’est habituellement le cas de la mémoire vive des serveurs, les machines qui stockent des données dans les data centers, mais pas des ordinateurs de bureau ou des portables, du fait de leur coût. Ces codes permettent de corriger à coup sûr certaines erreurs et, dans d’autres cas, d’au moins signaler qu’il s’est passé quelque chose d’incorrect.

D’autres parades sont logicielles : procéder régulièrement à certaines vérifications, dupliquer des données à conserver sur de longues durées, éviter de garder trop longtemps des données dans des mémoires vulnérables, enregistrer certaines informations importantes d’une façon telle que le basculement d’un chiffre fournit une valeur absurde, donc détectable… Les possibilités sont nombreuses. Il y a par ailleurs des protocoles de test, y compris consistant à placer les circuits dans le faisceau d’un accélérateur de particules (grand instrument de sciences physiques).

Des commandes de vol électriques touchées par une panne

Voyons maintenant les implications pour l’aviation. La transmission des ordres des pilotes de ligne à leurs gouvernes, les parties mobiles de l’avion qui permettent de contrôler sa trajectoire, se faisait historiquement par des systèmes de câbles, de poulies ou de circuits hydrauliques assez compliqués. Il faut en plus assurer la redondance, c’est-à-dire prévoir plusieurs modes de transmission en cas de panne. Depuis les années 1980, les nouveaux modèles d’avions utilisent des commandes de vol électriques, c’est-à-dire que ces transmissions mécaniques sont remplacées par des câblages et des calculateurs électroniques.

Ces calculateurs diminuent la charge de pilotage (ils automatisent des actions que les pilotes devraient sinon faire manuellement) et augmentent ainsi la sécurité. Ils peuvent vérifier si les pilotes commandent une manœuvre qui sortirait l’avion du domaine des manœuvres qu’il peut faire en sécurité, et peuvent par exemple prévenir le décrochage. La panne qui a valu le rappel des avions Airbus concerne un calculateur appelé ELAC, qui commande les élévateurs et les ailerons, qui sont respectivement des gouvernes situées sur le stabilisateur arrière de l’avion et sur l’arrière du bout des ailes.

Les commandes de vol sont particulièrement sécurisées

Un point qui peut tout d’abord nous rassurer est que les problèmes de particules venues de l’espace se produisent plutôt à haute altitude, lorsqu’il y a moins d’atmosphère protectrice, alors que les étapes les plus dangereuses dans un vol sont plutôt le décollage et l’atterrissage. Ceci n’excuse cependant pas le dysfonctionnement constaté. Voyons un peu pourquoi ce problème n’aurait pas dû se produire.

Les calculateurs informatisés d’aviation civile sont classés, suivant les standards internationaux de l’aviation civile, en cinq niveaux de criticité, selon la sévérité des conséquences possibles d’un dysfonctionnement : du niveau A, où un dysfonctionnement peut provoquer une catastrophe aérienne, au niveau E, où il n’y aurait pas de conséquences pour la sécurité de l’aéronef. Les commandes de vol électriques sont du niveau A, elles sont donc soumises aux normes les plus sévères. On peut donc raisonnablement supposer que les commandes de vol des A320 sont équipées de mécanismes de détection et/ou de remédiation de dysfonctionnements, y compris dus aux radiations.

Sur les Airbus A330/A340, par exemple, il existe deux niveaux de commande de vol, primaires et secondaires. Il y a trois boîtiers de commandes primaires, et lorsqu’un boîtier a subi un problème, il est temporairement désactivé – ce n’est pas grave, car il en a deux autres pour le relayer. S’il y avait un problème générique sur les commandes primaires, on pourrait fonctionner avec les commandes secondaires, qui utilisent d’autres types de composants.

Chaque boîtier de commande de vol primaire consiste en deux calculateurs, l’un qui commande les gouvernes, l’autre qui surveille celui qui commande – ils doivent produire environ les mêmes résultats, sinon le système détecte que quelque chose ne va pas. Normalement, sur un tel système, en cas de dysfonctionnement d’un des calculateurs, le problème est rapidement détecté, le boîtier est désactivé, on passe sur un autre et une chute comme celle qui s’est passée en octobre est impossible.

Pourquoi les systèmes n’ont-ils pas détecté le problème ?

J’ai personnellement travaillé sur l’analyseur statique Astrée, un outil destiné à vérifier que des logiciels de contrôle ne se mettent jamais dans des situations d’erreur. Il a notamment été utilisé par Airbus sur ses commandes de vol électriques. J’ai eu l’occasion, au fil des années, d’apprécier le sérieux et la volonté de cette société de se doter d’approches à la pointe de l’état de l’art en matière de technologies logicielles, notamment de vérification formelle.

Plus récemment, j’ai également travaillé sur des contre-mesures à des erreurs de fonctionnement informatique provoquées volontairement à l’aide de rayonnements électromagnétiques. Il existe en effet la possibilité que des personnes induisent volontairement des pannes afin de les exploiter dans un but frauduleux, c’est donc nécessaire de travailler à prévenir ces tentatives pour des cartes à puce et d’autres équipements sécurisés.

L’hypothèse qu’il s’agisse bien d’une perturbation par une particule isolée reste plausible, mais il est surprenant qu’il ait fallu plusieurs secondes pour traiter le problème. Le système de sécurité du boîtier de commande affecté par l’irradiation aurait dû détecter l’incident, le boîtier touché aurait dû être automatiquement désactivé et l’avion basculé sur un autre, en secours. Il faut donc attendre d’autres éléments pour déterminer si c’est la bonne explication, et comment cela a pu alors se produire, ou si d’autres scénarios sont à envisager.

The Conversation

David Monniaux a reçu des financements de l'ANR (PEPR Cybersécurité). En tant que co-développeur de l'analyseur Astrée, il touche une prime d'intéressement à la valorisation de ce logiciel, donc à ses ventes.

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